La peinture à la poubelle !
ou Martin Kippenberger et la critique de la valeur
Résumé
Martin Kippenberger met le feu à la peinture. Son œuvre protéiforme met en crise les fétiches de la valeur de l’œuvre et du travail de l’artiste. La peinture est hystérique et contre-historique. Elle devient le lieu théâtral de la fusion du désir et de sa conversion en argent : le marché des images. Une critique de la valeur contre l’immémorial.
Plan
Texte intégral
Dans un angle, mise au coin les mains dans le dos, une sculpture avec tête, mains et pieds moulés dans de la résine, est intitulée Martin, ab in die Ecke und Shäm dich (1989) (Martin, au coin, tu devrais avoir honte). Ça ne commence pas très bien. « À une certaine époque, l’artiste fut mis au banc de la société du fait de ses déclarations jugées misogynes voire racistes. Cette sculpture en coin est donc comme une expiation pour cette période peu glorieuse » ; elle nous informerait d’un repentir de l’artiste Martin Kippenberger [1], dit la critique. Kippenberger, boulimique, maladroit expert, met le feu à la peinture, remplit de liberté insolente et violente les rouages artistiques. La mise au coin de l’artiste n’a rien d’un « vrai » repentir. Kippenberger n’est pas dans une posture morale avec l’art. S’il fait comme s’il tournait le dos au monde de l’art, s’il s’amuse à faire le pitre, le faux puni, c’est qu’il va s’attaquer à ses bêtes noires : le statut de l’artiste maître, le génie et sa maîtrise du geste et des outils. Bref, il va s’attaquer au fétichisme de la valeur de la peinture en mettant en crise dans toute son œuvre la valeur du travail, de l’œuvre d’art comme marchandise.
Un art heureux.
Son art est heureux. Kippenberger ne s’embarrasse pas. Il est peintre, performer, participe à des quantités d’expositions, publie des centaines de livres, réalisent des tas de disques également. Fils de Picabia, il se vautre dans la figure du mauvais garçon de l’art. Ceux qui dérangent, parce qu’on ne sait pas où les ranger, ni quoi vraiment en dire. Car c’est quand même moche, pense-t-on. Il peint mal, c’est dégoûtant.
Kippenberger prend un plaisir démesuré, une jouissance à ne pas respecter les ordres. Ses pères, il va se les faire. De Géricault, Picasso à Richter. Ne pas respecter les ordres.
Kippenberger crée un style. Celui de la prolifération et des peintures comme « dessus-de-canapés-peintures ». Pas de psychologie dans son travail, mais les manières fortes. Il porte au-dehors tous les mouvements souterrains de hiérarchies protégés dans le monde de l’art : les bons sujets, la bonne façon de peindre, les bons tons, les bonnes manières en général. Kippenberger présente un effondrement symbolique de la fonction de l’artiste, enlève les masques pour mieux les montrer : les chiures de peinture, le mauvais latex, les images réalistes soviétiques, le porno, la poubelle, … Il mine tout ce qui est poli dans l’art : tout ce qui trompe l’œil et la notion d’auteur.
Contre le fétiche de l’original, la copie.
Contre l’original, contre l’idée d’authenticité, du respect du travail comme morale, le maître copie, fait copier, fait travailler des secondes mains, met l’apprentissage en défaut. Kippenberger fait peindre ses toiles par un peintre d’affiches berlinois, Herr Werner. Il pourrait s’agir d’une méthode « à la Papa », de la reprise de la bonne cuisine à l’ancienne. Non, cette entreprise dérangeante dans la série Lieber Maler, male mir (Cher peintre, peins pour moi) (1981) signe le refus de la signature comme reconnaissance du talent. Tout comme Gasiorowski créait son Académie des refusés, Kippenberger engage la dimension économique de l’art à l’intérieur des médiatisations. Il cèdera les tableaux en 1978 à Michel Würthle, propriétaire du Paris-Bar à Berlin, où il pourra manger et boire à volonté en échange. Stothjohann, qui fut l’un de ses principaux assistants, décrit son mode de travail ainsi : « La plupart des assistants exécutent le travail demandé par l’artiste, tendre des toiles, créer des modèles de sculptures. Kippenberger n’utilisait jamais ses assistants de la sorte. Il se servait de leurs techniques propres pour ensuite l’incorporer à son oeuvre. Il les invitait dans son travail. En ce qui me concerne il me donnait l’idée et me laissait libre d’interpréter à ma guise à partir de ses motifs et de ses vieilles peintures. » [2] Kippenberger saborde le système propre à l’art qui a déjà vacillé avec Duchamp : le travail de l’artiste comme valeur n’est plus fétichisé. Le fétichisme de la marchandise, de la valeur, pensée par Marx est lu par Kippenberger dans toute son œuvre. Le fétiche, c’est l’idole adorée par le sauvage, c’est la projection de l’homme sur elle de son propre pouvoir, c’est le propre de toute religion, mais aussi de la logique de la valorisation dans l’art. Ainsi, pour penser autrement et réorganiser autrement le système structurel autour de l’œuvre et de l’artiste, il pense la critique de la valeur comme une explosion historique : jeter les œuvres, déléguer, rompre avec la logique de la valorisation.
Sehr gut !(très bien !)
Dans une pièce blanche à la Tate Modern de Londres en 2006, il y a dix toiles qui sont enchâssées dans les murs. Les toiles sont blanches et des mots y sont peints avec de la peinture laquée blanche. Blanc sur blanc, la lecture se fera selon l’angle de vue. On y lit des bribes de phrase, en allemand ou en anglais. La plus grande toile, dont les autres sont des extraits, reprend le texte d’un enfant de neuf ans qui décrit - avec fautes d’orthographe - des tableaux de Kippenberger qu’il qualifie chacun de Sehr gut - « Très bien ». Dans cette Installation des tableaux blancs (1991), Kippenberger ironise l’art conceptuel, son utilisation du langage et le cube blanc des galeries mais surtout raille le lecteur négatif contenu dans la critique. Le bon et le mauvais. Un enfant pur, sans idée préconçue, voilà, le spectateur idéal : Sehr gut ! Nous sommes face à l’effondrement des ressorts du capitalisme comme logique de désir naturel, dans une sorte de mutation anthropologique. Kippenberger crée l’utopie d’une vie nouvelle et différente en pointant la crise la valeur. Sur une autre scène du réel, dans Heavy Burschi (Gros mec, 1991), il jette tout : une petite benne à ordures est remplie de toiles déchirées violemment lacérées et de châssis cassés, anéantissant ainsi le travail de l’assistant. Cette théâtralisation du système de production et du pouvoir du maître sur l’employé, Kippenberger le met en scène dans la violence de l’exécution. « Une sorte de kitsch au carré » dit-il.
Chez Martin Kippenberger, c’est l’attitude, cette façon de prouver les choses en les niant. Kippenberger est une machine à interroger la subjectivité, en retraitant les éléments disparates d’une culture commune créant une sorte d’autoportrait exogène. Grand admirateur de Richter, « Richter était une sorte d’exemple pour moi. Il m’a piégé. Quand on est jeune, on est toujours séduit par les dons que l’on ne possède pas et qui bluffent tout le monde. Ses tableaux de bergers allemands étaient aussi attirants pour leur contenu et j’ai été piégé. En outre, il était classe et habillé avec goût... » [3]. Ainsi il adhère à cette pensée de travailler médium contre médium, à la pensée de Richter (« Je ne veux pas copier des photos, je veux en faire », « Je fais des photos avec d’autres moyens, et non des tableaux qui ressemblent à une photographie » [4]). Comme lui, il travaille ce rapport photographie-peinture en l’ouvrant à tous les médiums. Mais si pour Richter, « la peinture est un acte moral », ce critère n’existe pas pour Kippenberger. Il joue et déjoue les rapports moraux pour affirmer le scandale du réalisme moderne. Pas de nostalgie chez Kippenberger, le débordement de la vie s’incarne dans la forme de ses projets et réalisations. L’action picturale sert à « faire craquer » la « forme-spectacle » [5] dans l’art.
La peinture est hystérique.
Kippenberger est pour la pagaille générale des valeurs. Dominateur, il sème le désordre et pose l’acte hystérique défini par Deleuze comme « trop de présence » [6] en pure perte et au cœur de son œuvre. Contre toute idolâtrie formelle, il laisse l’œuvre ouverte dans l’admiration de Deleuze. « L’hystérique, c’est à la fois celui qui impose sa présence, mais aussi celui pour qui les choses et les êtres sont présents, trop présents, et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence.(…) Avec la peinture, l’hystérie devient art. Ou plutôt avec le peintre, l’hystérie devient peinture. Ce que l’hystérique est tellement incapable de faire, un peu d’art, la peinture le fait. (…) La peinture est hystérie, ou convertit l’hystérie, parce qu’elle donne à voir la présence, directement. » [7] La surface de la peinture est comme cette « peau à la surface du lait » qui peut nous dégoûter, nous lever le cœur. [8] Sa peinture est minable. On ne saisit pas sa relation au motif. Est-ce une blague, un gag burlesque ?
Cette présence déplait. Jouant du dédoublement de media, dédoublement identitaire, il ne présente pas une œuvre nihiliste mais ambiguë. Ce qui révulse c’est cette iconographie faible, ce rapport au réel que l’on ne comprend pas, les matières visqueuses, humorales qu’il affectionne, ça dégouline, c’est comme si on avait jeté un fruit, il reste des morceaux, ça dégueule, ça bave, ça coule, ça s’empâte, le motif s’en trouve mari et dispersé. Ça se déséquilibre, ça bascule, ça déraille chromatiquement, se contredit spatialement dans les constructions. Kippenberger ne lisse rien : voilà des faits réels de peinture ! Sexe, savoir et pouvoir sont transportés dans les actes artistiques (picturaux, sculpturaux ou photographiques). Le « moche » de Kippenberger est une contre-image. « (...) Bien peindre signifie qu’il n’y a pas de tableaux véritablement bons ni mauvais. Il y a seulement une régularité, une haute qualité. Ce n’est pas très excitant. Pour cette raison, je préfère intégrer deux mauvais tableaux par exposition. Les bons tableaux mettent en valeur les mauvais, on peut les reconnaître, y trouver quelque chose pour soi. (...) Ce genre de procédure est plus orienté vers l’expérience. L’art devrait être aussi cela. Pour revenir au bon et au mauvais, ... Ce ne sont que des concepts. » [9]
« N’abandonne jamais avant qu’il soit trop tard »
Kippenberger a toujours une histoire à raconter, où l’irrésolution n’est jamais revendiquée, mais latente. L’hystérie picturale dont parle Deleuze redonne sens à cette abondance. Kippenberger se fout bien d’être novateur, il reste dans un espace mou, ivre. « En peinture, il faut chercher ce qui reste à peindre, ce qui n’a pas été peint. Il est évident que ni l’œuf ni l’œuf sur le plat n’ont trouvé leur mesure. La banane, elle, a au moins trouvé son Warhol. (...) À partir d’un œuf blanc et fade, comment peut-on faire un tableau en couleur ? En le tournant, et le retournant, on en découvre à chaque fois un nouvel aspect. Parfois cela concerne des faits politiques ou des blagues. » Kippenberger choisit la bonne humeur en faisant de l’œuf son emblème et « […] espère que ses tableaux seront profondément mal compris : Avant qu’on ne pende mes tableaux dans les musées, on y aura plutôt pendu les conservateurs. Cela n’arrivera jamais. » [10] Là, il se sera quand même bien trompé là-dessus ! Il meurt à Vienne en 1997, distingué par le Kaethe-Kollwitz-Preis. Et la même année, son Metro-Net est présenté à la Documenta X à Kassel.
« N’abandonne jamais avant qu’il soit trop tard »
« Ceux de la Muse typique poème d’artiste
CEUX QUI NOUS FONT ATTENDRE LES ÉTERNELS NOSTALGIQUES DE L’AVANT-GARDE LES LIBRAIRES QUI SE LAMENTENT LES FRIMEURS « J’AI TOUS LES LIVRES » UNE CIRRHOSE DU FOIE N’EST PAS UNE EXCUSE POUR DU MAUVAIS ART CEUX QUI NE SONT PAS NÉS ARTISTES LES PROFESSEURS A VIE (...) TCHAO MEGA ART BABY ! » [11]
Kippenberger fait de l’humour noir sur la mort possible de la peinture. La destruction de la peinture, la négation identitaire de l’auteur, voilà des éléments de forclusion de la subjectivité. Dans une comédie d’inversion, la valeur se déplace métonymiquement. L’humour noir épargne l’affect au lieu de le libérer. On change de régime, on passe de l’humour à l’absurde.
L’absurde repose sur l’effacement de la parole, c’est pour Lacan un système symbolique qui fonctionne tout seul broyant le sujet. Le rapport à la vérité est inexistant. On est au-delà du vrai, du faux, du mensonge. Le sujet passe à la trappe. Dans la compulsion de la répétition. La cacophonie dans l’œuvre de Kippenberger rejoint le déni absurde, les rigolades sur les images de tyrannie : le pouvoir, la faute, l’art officiel ou dominant, le motif comme sujet majeur, dans un double mind, le jeu de rôles s’installe entre déréalisation du monde et régression. Toute la mécanique de l’artiste tient dans la négation du sujet dans une grande condensation rêvée. Une forme de pulsion de mort entre en jeu.
La critique de la valeur contre l’immémorial [12]
Un geste contre et pour un autre. Contre le geste accompli du peintre, contre toute cette rhétorique qu’il faut sentir la chair pour la représenter, « la rendre », comme on dit. Contre le fait qu’on est transpercé d’une émotion vraie. Contre le plaisir, le déplaisir, ces jugements de goût.
« Il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. » [13] Comme Glauber Rocha, le cinéaste brésilien, Kippenberger « ensauvage » l’art. Construit sur les pères de l’art. Ses prédécesseurs. Hors morale, dans une convulsion qui casse. Le rôle a remplacé l’identité, des autres remplacent l’auteur, la peinture se prend pour un autre medium, abime le réel et le motif. La peinture est hystérique et contre-historique. Contre l’historia, la construction du temps et contre le plaisir esthétique, Kippenberger s’adosse à la jouissance ontologique comme intensité vitale. Il inscrit la peinture ambiguë dans une comédie au présent, à travers les semblants farcesques du pouvoir de l’image et des auteurs. Pas de nostalgie, de tragédie, de mélancolie du pouvoir dans son œuvre. C’est la comédie des images qui se joue devant nous. La peinture est le lieu théâtral de la fusion du désir et de sa conversion en argent : le marché des images. « Désimaginer », « désimager » [14] semblent être les deux credo de Kippenberger pour sortir l’art du fétichisme. Kippenberger fait tout éclater, la vérité de la peinture nichée par touches, met au rebut la peinture qui est en décomposition comme la société pour interroger la question historique du travail et de sa valeur dans l’art. Il commet un acte de pensée, transforme un acte en pensée. Dans une force proche de la carnavalisation, il met le monde à l’envers.
Conclusion 1 - Pasolini disait que son film Salo traitait de « l’anarchie du pouvoir et de l’inexistence de l’histoire (bouffonnerie, spectacle) ».
Conclusion 2 - Kippenberger fonde en 1993 le Museum Of Modern Art Syros (MOMAS) sur l’île de Syros, en proclamant musée, les ruines d’un abattoir inachevé. Il en est le Directeur et propose à différents artistes (Christopher Wool, Michel Majerus, Stephen Prina, Hubert Kiecol, ...) d’exposer, à condition de ne montrer aucune œuvre dans le bâtiment (cela s’accorde avec le fait que Kippenberger n’avait demandé à personne l’autorisation de convertir le bâtiment).
Diane Watteau, 2014.
Notes
[1] A Angles vifs, exposition CAPC/ musée Bordeaux, Isabelle THEVENON, Professeur missionnée DAAC.
[2] Entretien de Pierre Bauman avec Ulrich Strothjohann, assistant de MK, 2004
[3] Martin Kippenberger, Kippenberger Sans Peine (Conversations) [« Kippenberger leicht gemacht mit Erkennungsphotos »], Genève, Musée d’art moderne et contemporain, coll. « ECRIT D’ARTISTE », 1997, p. 15.
[4] Entretien avec E. Lebeer, « Gerhard Richter ou la réalité de l’image », Chroniques de l’art vivant, n° 36, fév 1975, p.15 ; I. Lebeer, L’art ? C’est une meilleure idée ! Entretiens 1972-84, Nîmes, J. Chambon, 1997, p.247.
[5] Merleau-Ponty, L’Oeil et l’esprit, Art de France, n°1, 1961, p. 187-208
[6] G. Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 36-37
[7] G. Deleuze, op. cit. , p. 36-37
[8] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur essai sur l’abjection, éd. Seuil, Paris, 1980, p. 10. « Lorsque cette peau à la surface du lait, inoffensive, mince comme une feuille de papier à cigarettes, minable comme une rognure d’ongles, se présente aux yeux, ou touche les lèvres, un spasme de la glotte et plus bas encore, de l’estomac, du ventre, de tous les viscères, crispe le corps, presse les larmes et la bile, fait battre le cœur, perler le front et les mains. »
[9] M. Kippenberger, op. cit., p. 69
[10] M. Kippenberger, Kippenberger sans peine, p. 51-53
[11] M. Kippenberger, N’abandonne jamais avant qu’il soit trop tard, éd. MAMCO Genève, Genève, 1997.(non paginé)
[12] M. Guerin, Origine de la peinture, sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial, Les Belles lettres, « Encre marine », 2013
[13] op.cit., p.57
[14] A. Badiou, Pornographie du temps présent, Paris, Fayard, 2013
Documents
Pour citer cet article
Diane Watteau, « La peinture à la poubelle ! , ou Martin Kippenberger et la critique de la valeur ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.