Le brouillon comme fait pictural

Résumé

Les peintures de Julie Mehretu et de Benoît Maire exposent le travail préparatoire invisible et qui précède l’acte de peindre ou reste après lui. Ces deux artistes montrent différemment comment pensée, esquisse, brouillon, déchet et gribouillage sont des formes qui se définissent en tant qu’œuvre. À travers des gestes décisifs, les artistes exposent l’éparpillement et le possible à travers une peinture en devenir. Le devenir brouillon de la peinture se définit chez Julie Mehretu et Benoît Maire à travers le geste de la superposition et de la saturation formelle et matérielle et à travers également la trace d’une activité théorique et critique de la peinture. Cette pratique de la peinture devient ainsi une réalité isolée, lui donnant le statut d’un fait pictural.

Plan

Texte intégral

On les appelle images de pensée, esquisse, brouillon, schéma, gribouillage ou diagramme, ces formes permettent d’enregistrer le premier jet de la pensée, l’éparpillement de celle-ci. Elles exposent le possible en suspens, où la main est guidée par la pensée et par l’intuition. Usant d’instruments variés, par le dessin, la peinture, l’objet ou l’image-document, ces formes surgissent hors du corps, dans l’urgence et dans la contrainte de ce qui se trouve là, sous la main.

Spontanéité du geste et de la pensée 

« Les images de pensée ne sont ni a priori ni a posteriori, elles sont contemporaines de ce qu’elles saisissent. C’est une tentative sauvage, où il s’agit de conserver ce qui par essence est fugace et incertain. Pour autant, cet ensemble disparate exprime la pensée même : ici l’éruption de l’idée, là la tentative de calmer son agitation, ici celle d’extraire quelque chose de tangible de la confusion, ailleurs la volonté sourde de faire entrer le monde dans le fini de la figure. La liberté de cette pratique est sans commune mesure avec la linéarité et l’abstraction de l’écrit [1]. » Bien que différentes de celles de Walter Benjamin, titre éponyme d’ouvrage qui rassemble ses écrits entre 1925 et 1935, les images de pensée rassemblent toutes les techniques pour « apprivoiser ce que le langage est incapable de saisir : le surgissement de la pensée dans son effervescence secrète [2]. » Dans ses écrits, Benjamin pense par l’image, notamment Melancolia d’Albrecht Dürer qui lui sert d’exemple pour penser une nouvelle théorie de l’art ou encore l’Angelus Novus de Paul Klee qui interroge le concept d’histoire. Ces images sélectionnées parmi tant d’autres par le philosophe représentent une particularité, celle qui active la pensée. Ce sont des objets théoriques, à l’image de L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg. Aussi, dans Le brouillon général, Novalis écrit : « Si mon entreprise devait se révéler trop grande pour être menée à bien — je ne donnerai que la méthode et le procédé — et des exemples — la partie la plus générale et des fragments tirés des parties particulières [3]. » D’après Olivier Schefer, Novalis veut le « Tout », mais il le veut à travers des fragments, ou en convoquant une multitude de formes qui sont aussi bien l’expression moléculaire de la totalité que sa dispersion et son éparpillement en d’autres directions, souvent inconnues. Par ailleurs, Lizzie Boubli explique à propos des brouillons et esquisses des peintres du XVème siècle que « cette démarche permettrait d’appréhender à vif une présence marquée d’abord par la spontanéité et l’immédiateté des gestes et par la disparité du champ de la feuille ou de toute autre surface, puisqu’il ne s’agit pas d’ordonner une série d’idées déjà développées, mais au contraire de les opposer pour une toute première fois, sans ordre préétabli [4]. » Lizzie Boubli ajoute que dans la période de la Renaissance, vers 1470-1480, les processus dessinés commencent à être visibles et deviennent plus ou moins codifiés à travers les pratiques de Léonard, Michel-Ange, Raphaël, etc. Afin de s’affranchir du dessin académique, ces artistes s’adonnent à des formes graphiques libres, instinctives et gestuelles qui évoquent les dessins rudimentaires.

Le primo pensiero ou première pensée est un dessin spontané. Il se différencie de l’écriture automatique telle qu’elle a été pratiquée par le mouvement des surréalistes. C’est également l’irruption, sur un même support, de motifs sans liens thématiques ni formels entre eux. Les premières pensées jetées sur le papier ou sur la toile, qui résultent souvent du caractère disparate d’association d’idées et de processus de réflexion, sont très proches génétiquement du statut de brouillon en littérature. Sur la toile ou sur le papier, ces premières jetées de pensée sont des agencements architectoniques et témoignent d’une grande spontanéité. Ces esquisses dessinées ou annotées contiennent — pour celles et ceux qui sauront les lire — l’historique d’un processus de genèse de l’œuvre en devenir. « Le primo pensiero ne serait pas concevable au seuil de la dernière phase de travail au cours de la mise en œuvre, mais, au contraire, dans les arcanes de l’atelier, au cœur même des fonctions les plus utilitaires, essentielles à l’émergence des premières idées. Il appartiendrait soit à la phase originelle du processus de création, soit à une phase intermédiaire ou encore postérieure si l’artiste modifie la conception de son projet ou bien s’il cherche à introduire des modifications radicales. Aussi la spontanéité et la disparité des motifs sont-elles la marque d’un phénomène en devenir et en constituent même la spécificité [5]. » Enfin, ouvrir le brouillon permet de lire une histoire de la métamorphose et du mélange sans se soucier de hiérarchiser et de finaliser les formes et les objets. Ici, le travail de Julie Mehretu et celui de Benoît Maire éclairent sur cette pratique à travers le dessin et la théorie dans et avec la peinture.

De la charpente à la charpie

Julie Mehretu, Fever graph (algorithm for serendipity), 2013,

Julie Mehretu, Fever graph (algorithm for serendipity), 2013,

Graphite, ink and acrylic on canvas, 96 x 120 in. (243.84 x 304.8 cm). Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery.
Copyright : Julie Mehretu.

Photo credit : Tom Powel Imaging

Les traits libres, spontanés et accidentels que trace la main de Julie Mehretu, agissent comme une lutte dans la toile entre le peintre et les données architecturales qui la tapissent. Telles des charpentes, ces structures se présentent comme un lieu, construit pour contenir et supporter le mouvement du geste et les formes de couleurs et de textures variées. Dans ce sens, Jean Clay parle « d’un triomphe du dessin sur la peinture, du dessin dans la peinture, triomphe non du délinéé sur le coloré, mais de l’épaisseur sur le plan [6] ». Lorsque l’on regarde de près ses toiles, on aperçoit des plans urbains et des figures architecturales qui tapissent le fond d’un maelström de lignes, de traits et de tâches qui flottent par-dessus. Viennent s’y superposer des motifs, tantôt géométriques tantôt libres et maladroits, qui vibrent par leur matérialité. L’encre et la peinture à l’aérosol se mélangent pour former une atmosphère dense et chargée en couleurs et en traits. Malgré l’inexistence de lignes d’horizon, les peintures all-over de Julie Mehretu font apparaître une profondeur grâce à une superposition de plans juxtaposés jusqu’à la saturation, voire l’occultation. Ce processus de création par accumulation enrichit l’œuvre de toutes les potentialités ouvertes par la pensée en mouvement où « chaque accumulation définit une zone d’indiscernabilité propre au devenir [7]. » Ces plans imprimés sur la toile organisent l’espace du tableau, souvent de dimensions monumentales, dans lesquels des lignes spontanées horizontales, verticales et obliques s’entrecroisent donnant lieu à une confusion entre fond et forme, ordre et chaos. Car ce sont principalement des lignes et des traits qui composent les tableaux de Julie Mehretu. Telles des charpentes, les lignes surmontent les formes colorées. Le support architecturé remonte à la surface comme pour dialoguer de sa texture orthonormée avec les lignes intuitives et organiques déposées par la main de l’artiste. Cet enchevêtrement sans fin entre le fond et la surface de la toile, dessine une nébuleuse temporelle à l’œuvre.

Le dessin prend ici une place importante et donne à la peinture une atmosphère d’un brouillon élargi. « On dira que l’art moderne est l’irruption du dessin dans la peinture si l’on apporte à la rubrique dessin le retour critique qui s’opère aujourd’hui du champ d’inscription sur l’inscrit et sur le scripteur [8]. » Ainsi, les dessins flottent sur des pigments imprimés au laser sur la surface de la toile ou minutieusement tracés suivant un modèle projeté. Ils permettent de créer une atmosphère chargée et d’accueillir par-dessus des motifs, carrés, rectangles, cercles et triangles, minutieusement organisés en aplats de couleurs primaires et vives, ainsi que des lignes et des traits donnant à voir des gestes spontanés et une chorégraphie dynamique de la main de l’artiste. Ce qui rend l’ensemble particulièrement mouvant, c’est la cohabitation dans un même espace de l’ordre et du chaos. Ses peintures murales vacillent entre des compositions picto-architecturales quasi arithmétiques, qui font écho avec, d’un côté le travail de l’artiste conceptuel Charles Gaines et celle plus protocolaire de Sol LeWitt, et d’un autre côté avec les peintures expressionnistes comme celle par exemple de Joan Mitchell. Ces deux univers cohabitent sans hiérarchie faisant de cette pratique l’expression d’une époque prônant le pluriversel et la multiplicité. Ses peintures paraissent comme des lignes agrippées, soulignant et structurant les images. Elles désignent des tracés en flèches. Mais en même temps, il y apparaît une déstructuration, un mélange chaotique et mouvant qui témoigne d’un élan intuitif et spontané qui donne à voir des esquisses plutôt qu’une construction finie. Cette esthétique de l’esquisse du présent, qui caractérise le travail de Julie Mehretu, témoigne d’une approche sensible vis-à-vis du caractère insaisissable du monde qui l’entoure.

Face à la monumentalité et la saturation des peintures de Julie Mehretu, le spectateur est à la fois distrait et contemplatif. Il est dans cet espace entre distraction et recueillement que décrit Walter Benjamin : « celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle. Les édifices en sont les exemples les plus évidents. De tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective. Les lois de la réception dont elle a fait l’objet sont les plus instructives [9]. » Les gestes picturaux de Julie Mehretu sont d’un côté précis et maîtrisés et d’un autre côté, expressifs et à fleur de peau. Face à la masse de données médiatiques et à la quantité d’informations saisissantes, l’artiste est incapable de com-prendre tout ce qui l’a saisi au quotidien. Elle exprime ce vertige par ce brouillard figural soutenu par l’ordre architectural, par la construction et par la mesure. Cet environnement est une architecture que nous traversons d’une façon distraite. Il n’y a plus de hiérarchie entre distraction et recueillement, entre distance et contemplation. Telle une « architecture du possible [10] », désormais les deux appartiennent en même temps au présent et cohabitent dans un espace commun et étendu. Les esquisses picturales de Julie Mehretu témoignent de ces effets d’époque.

Peinture sagittale

Julie Mehretu, Iridium over Aleppo, 2012-2018

Julie Mehretu, Iridium over Aleppo, 2012-2018

Ink and acrylic on linen, 108 x 144 in. (274.3 x 365.8 cm), Collection Hood Museum, Hannover, NH, USA. Copyright : Julie Mehretu.

Photo credit : Tom Powel Imaging

Dans les peintures de Julie Mehretu, telles des flèches, les lignes et les formes sont orientées dans toutes les directions. « Père de la flèche est la pensée [11] », affirme Paul Klee dans ses légendes d’esquisses pédagogiques. Pour l’artiste, l’homme est réduit à sa condition d’impuissance physique qui l’empêche d’embrasser par la pensée les domaines de l’univers. La flèche est la pensée, la médiation entre terre et univers. Elle signifie la rectitude tout aérienne de sa trajectoire qui, défiant la pesanteur, réalise symboliquement un affranchissement des conditions terrestres. Il s’agit ici de l’éloge de la pensée de l’artiste et de l’art par l’art et par la philosophie. L’artiste ouvre à la pensée la liberté, même si celle-ci n’induit pas systématiquement une cible. Paul Klee distingue entre la flèche réelle qui consiste en « fût + tête + empennage » et la flèche symbolique « trajectoire + tête + empennage unis en tête-gouvernail » qui par variation d’égalité de longueur détermine sa direction. Ainsi, il associe la tête de la flèche à l’instrument de direction d’un navire. La flèche doit être dirigée et dirigeable et non pas d’une façon unidirectionnelle. Elle se doit de naviguer et d’orienter la pensée, en tant qu’outil ou instrument, et non plus seulement en tant que signe. Elle est principalement un symbole d’intuition fulgurante. La flèche, sagitta en latin, est de même racine que le verbe sagire qui signifie « percevoir rapidement » ; ainsi est-elle le symbole du savoir rapide, de la visualisation. Ce n’est donc pas un schéma, une image ou encore une figure géométrique, mais un dispositif fonctionnel qui se manifeste dans différentes formes et récits. D’après Bachelard, la flèche n’est pas simplement un dessin elle : « doit trouver le moyen d’intégrer les hésitations, les ambiguïtés qui, seules, peuvent nous libérer du réalisme, nous permettre de rêver [12]. »

Par ailleurs, l’échelle monumentale des peintures de Julie Mehretu accentue le caractère insaisissable de la masse d’informations et du flux d’actualités, comme un fragment sans début ni fin, un et cætera visuel pour paraphraser Umberto Eco [13], où le début et la fin sont des possibilités. À cause de sa densité, mais aussi et surtout de sa monumentalité, sa peinture ne se comprend pas à l’échelle du corps, il faut de la distance et du recul pour la saisir dans sa totalité. Les gestes formels se font impérieux, la figure se forme, une réalité potentielle surgit. Pour arriver à saisir cela, il faut se regarder soi-même pensant [14]. » C’est généralement par segment et par détail que ses peintures accrochent le regard. Saisir dans le sens de comprendre, du latin comprendere et comprehendere, qui signifie « saisir ensemble », et « saisir par la pensée ». Dans comprendre il y a la notion de point de vue : « Ce n’est pas un point de vue de nulle part, ce n’est pas le point de vue divin, depuis partout. Ce n’est pas même une vue d’oiseau… Seulement une hauteur, une proéminence qui lui permettrait temporairement d’échapper à sa situation afin de se situer, justement, et d’avoir une vision, même approximative, de toutes les autres positions [15]. » Julie Mehretu saisit une base de données qui, une fois collectées et rassemblées, se prête au traitement, à la traduction et à la transformation livrant ainsi d’autres points de vue sur les choses. Dans certaines de ses œuvres sur papier, les dessins semblent similaires à ceux réalisés par Henri Michaux en 1979. Dans ces dessins, illustrant des extraits du texte intitulé Saisir, Henri Michaux développe un geste de ponctuation et une écriture illisible. Il écrit : « Saisir. Voulant saisir, saisir m’accapare. Je n’étais plus que ça, je l’étais trop. L’esprit saisit, l’être saisi. Agrippé, envahi. Saisir et que ce soit saisissant. Avec le style même du saisir. Saisir : traduire. Et tout est traduction à tout niveau, en toute direction [16]. » Les vertiges mescaliniens du poète et artiste génèrent des protocoles de notations linéaires proches de l’écriture. Bien qu’ils soient différents par la méthode, les dessins de Michaux et les peintures de Mehretu sont aussi l’expression d’une volonté de saisir ce qui échappe à la compréhension et aux sens.

De ce qui est insaisissable, Georges Didi-Huberman nous dit que « l’apparition d’une image, pour autant qu’elle soit puissante, efficace, nous saisit, donc nous dessaisit. C’est tout notre langage qui est alors, non pas supprimé par la dimension visuelle de l’image, mais remis en question, interloqué, suspendu. Il faut ensuite de la pensée, et même du savoir — beaucoup de savoir —, pour que cette remise en question devienne remise en jeu : pour que, devant l’étrangeté de l’image, notre langage s’enrichisse de nouvelles combinaisons, et notre pensée de nouvelles catégories [17]. » Cela s’adresse au point de vue de la réception d’une image insaisissable. Ici, « saisir » est synonyme de traduction dans le sens où ce verbe renvoie à une transformation de ce qui est saisi. Chez Julie Mehretu, une fois saisie, la chose est déplacée, elle se déplace au-delà des frontières d’un format clos ; aussitôt saisie, la chose est devenue propriété de son saisisseur et objet d’un changement ou d’une translation de lieu, de nature et de sens. Et c’est dans ce sens que ses peintures interrogent le brouillon comme lieu de l’inscription de la force du geste ainsi que l’errance, jusqu’à devenir aussi illisibles que des tâches, génératrices d’images potentielles.

Peinture théorique 

Benoît Maire, "Peinture de nuages", 2018

Benoît Maire, "Peinture de nuages", 2018

Huile sur toile, 205×305 cm. Courtesy of the artist and Meessen De Clercq, Brussels

Insaisissable. Ainsi pourrait-on qualifier la Peinture de nuages de Benoît Maire. Elle l’est non pas dans ce qui différencie le figuratif de l’abstrait, mais dans ce qui échappe à la définition même des choses. Elle est insaisissable, car elle se définit comme un questionnement sans réponse, comme un problème mathématique posé sur un tableau noir qui attend d’être résolu, mais qui ne le sera peut-être jamais. C’est une théorie, une peinture théorique, un objet théorique. Théorie, du latin theoria signifie spéculation et du grec theôría qui signifie contemplation ou regard, examiner, regarder et considérer les choses. La théorie est alors affaire de visuel et c’est sans doute dans cette lignée de pensée que s’exprime Benoît Maire. C’est une pensée formelle qui caractérise son procédé de recherche et de création. La théorie est dans ce sens une visualisation de l’activité même de la pensée en train de se faire. Spéculative, elle cherche par les formes nébuleuses une direction parmi tant d’autres et accouche sur le support de toutes les possibilités de cette réflexion. D’après l’artiste, il n’y a peinture que si le peintre reconnaît qu’il y en a une : ceci est une peinture. Il s’agit là d’une pensée abstraite de la pratique de la peinture, mais elle permet de changer le point de vue sur la définition ontologique de celle-ci. [18] Il s’agit pour Benoît Maire de peindre l’objet d’étude de la peinture et de reconnaître qu’elle en est une, il « la théorise visuellement [19] ». C’est en ce sens que les Peintures de nuages de Benoît Maire questionnent le brouillon, comme des zones nébuleuses sur un plan sémantique, artistique et performatif, ce qui caractérise la peinture en général.

D’après Hubert Damisch, le nuage, « dans la variété toujours changeante de ses formes, peut apparaître comme le support, sinon comme le modèle de toute métamorphose [20] ». Benoît Maire part de l’énoncé suivant pour peindre : faire des peintures de nuages. Ce n’est pas qu’un simple énoncé et des règles et protocoles rigides et stricts, mais bel et bien une pratique quasi classique de la peinture. Mais Benoît Maire fait une définition de la peinture qui énonce que toute peinture est une peinture de nuages, dans le sens de la métamorphose et de la transformation de la forme et de la matière qui définit la peinture. Il tient à cet axiome et le met à l’épreuve de sa pratique. Ici se pose une question d’ordre ontologique : quand sait-on qu’une peinture est finie ? Benoît Maire se pose plutôt la question non pas de l’achèvement d’une peinture, mais de son être : est-elle une peinture ? Cela change le point de vue définitionnel de la peinture. Selon Benoit Maire, ce n’est pas l’acte de peindre qui définit la peinture, mais le fait de la considérer en tant que telle. Le nuage est une allégorie de la peinture elle-même, prise de forme qui se déforme sans cesse et se montre du doigt en y indexant ce que l’on voit comme figure. D’après Hubert Damisch, « sur le registre conceptuel, le nuage est cette formalisation instable, sans contour, mais aussi sans couleur définie, et qui cependant participe des puissances d’une matière où toute figure vient au jour et s’abolit, substance sans forme ni consistance où le peintre, comme déjà Léonard dans les tâches d’un mur, imprime les emblèmes de son désir [21]. » De ce point de vue, une peinture est une peinture de nuages, car on y voit ce que l’on veut y voir. Dans le brouillard abstrait et informel de la peinture, le spectateur reconnaît des figures et des formes exactement comme on reconnaît des formes dans les nuages qui se déforment constamment. Ainsi, comme un éloge de l’ambiguïté et du différent les peintures de nuages sont une oscillation entre voir et interpréter. D’après Benoît Maire, la peinture est le lieu d’apparition des formes que l’on reconnaît dans les nuages des projections fantasmatiques.

Les peintures de Benoît Maire laissent entrevoir des tâches et des traces comme s’ils témoignaient d’une activité qui a été réalisée sur la toile servie comme support, comme une table de travail, et non pas le fond d’une peinture construite comme telle. Des traits, des nuées de couleurs mélangées, des débuts de formes inachevées, sont autant de figures visibles sur la toile. Ces toiles semblent inachevées et rendent visible une activité du dehors, peut-être cérébrale, réflexive, brouillon. La toile devient à ce titre une palette, un appareil de mélange de couleurs et de matière. Ce qui nous renvoie à la notion d’appareil, du latin apparatus, qui signifie ce qui vient préparer un événement, ici celui de peindre. Les peintures de Benoît Maire sont une forme de brouillon, dans le sens où elles sont une manière de préparer une figure, et aussi de rendre pareil, de faire apparaître une activité du dehors du support. La peinture devient en ce sens ce qui donne de l’apparat et qui rend visible les gestes de la pensée de l’artiste. Les Peintures de nuages sont le brouillon de ce qui constitue un regard sur la peinture et de ce qu’elle pourrait être ontologiquement, c’est-à-dire une peinture en devenir.

Le déchet comme brouillon

Par ailleurs, dans le travail de Benoît Maire, le déchet occupe une place très particulière. Cet élément peut être défini au regard du brouillon, comme ce qui prépare la formation d’une œuvre et ce qui témoigne de l’activité de l’artiste. En 2014, dans une exposition organisée par Guillaume Désanges à la Fondation Hermès à Bruxelles, Benoît Maire réalise une installation intitulée Letre. Il s’agit d’un agencement au sol d’objets, mobiliers, sculptures, et une multitude de choses qui n’ont a priori rien en commun hormis la décision de l’artiste de les réunir. Parmi ces différents objets, il y a des déchets. D’après Lizzie Boubli, « le caractère utilitaire, réservé à un usage interne des pratiques d’atelier, nous met face à un phénomène vivant qu’est l’exposition des premières pensées [22]. » L’artiste les voit comme des chutes dont il décide de les considérer comme œuvres en les nommant et en les exposant. « Le déchet c’est ce qui va quitter le visible par l’acte du choix. L’exposition la plus explicite, à ce sujet, c’était Letre. C’est à ce moment-là que j’ai donné un cadre théorique à ce que j’ai nommé “ l’objet décidé ”, qui se sépare du déchet. Le déchet qui quitte d’ordinaire le visible (via les égouts, les poubelles, etc.) était néanmoins sauvé par l’indexation, qui est une opération créant un sol ontologique de sauvegarde, que j’ai baptisé Letre. La galerie était le lieu où les déchets étaient reconnus, comme la peinture, par le système de l’art [23]. »

Benoît Maire, "tas de déchets", 2015

Benoît Maire, "tas de déchets", 2015

Divers matériaux, 50 x 120 X 70 cm

Isolé et exposé, le déchet devient ainsi une œuvre et permet par la décision de l’artiste de brouiller l’espace de l’exposition et place le spectateur face au doute. Lors d’un entretien réalisé avec l’artiste, Benoît Maire explique sa démarche : « On pourrait penser que les déchets restent, c’est-à-dire que les peintures ratées sont recouvertes jusqu’à ce qu’une couche finale arrive et soit reconnue ontologiquement peinture. Mais il y a une production matérielle de déchets qui sont aussi extérieurs au tableau. Le plus connu est bien sûr la palette, et parfois l’enjeu de la peinture est d’être aussi forte que la palette, car cette dernière répond à une nécessité matérielle qui est tout autre que l’organisation de la peinture sur le tableau, qui se définit comme la peinture finie. Outre la palette, il y a les chiffons et les pinceaux usagers par exemple, ou tous les outils et instruments utilisés par le peintre lors de son travail. Pour peindre, je fais quelques dessins brouillons pour l’organisation de la composition, puis quand j’ai commencé la peinture, je fais quelques essais de composition avec Photoshop, mais le brouillon reste en général dans ma tête, je pense à la peinture, je l’imagine, je cherche à comprendre où elle doit aller, et c’est ça le brouillon. Il peut être l’idée approximative de la peinture quand le déchet est ce qui délimite le dehors de la peinture. Il faut aussi penser à la notion de gribouillage. Il faut distinguer brouillon, gribouillage et déchets. Le brouillon se jette souvent, et, on peut le penser, est comparable aux déchets. Comme il est exécuté rapidement, on peut le considérer comme un gribouillage. Mais je pense que le brouillon a une valeur eidétique. Il est ontologiquement le plus fort des trois, il possède l’idée de la peinture et l’exprime en ses traits principaux [24]. » À ce titre, une récente exposition intitulée Gribouillage / Scrabocchio. De Léonard de Vinci à Cy Twombly [25], met en lumière ces aspects refoulés de la pratique du dessin et de la peinture, en abordant les multiples facettes du gribouillage, du croquis barbouillé au revers des tableaux au griffonnage faisant œuvre.

Si le déchet est le résultat d’une décision, d’une coupe dans le réel, le brouillon est peut-être le lieu de la non-décidabilité des choses, là où il est possible de mélanger, superposer, associer, rater, tenter et cohabiter tout ça dans un même espace pictural. L’artiste décide de compter dans le champ de l’œuvre exposée au spectateur, ce qui tombe de l’activité de faire une œuvre. Ce qui est destiné à rester sur le sol de l’atelier ou dans l’imaginaire de l’artiste devient dans ce cas l’œuvre elle-même. Bien qu’il soit imaginaire chez Benoît Maire, le brouillon constitue le résultat de son œuvre à travers la décision de ce qu’il en fait : un élément concret dans l’espace de l’exposition à travers le déchet.

 

Notes

[1Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu, Images de pensée, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Flammarion, Paris, 2011, p. 9. Les auteurs ont parfois tenté de nommer cette production : « escargot mental » ou « cycle fermé » d’activité dans les textes de Paul Valéry, « dessin d’écriture » chez Lacan, « esprit difforme (et splendide) » de Victor Hugo, « diagramme » chez Gille Deleuze et Félix Guattari ou Gilles Châtelet, « formes pures de l’intuition » selon Kant, etc.

[2Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu, ville à ajouter, Images de pensée, Id., p. 8.

[3Novalis, Le Brouillon général, éd. Allia, 2015, p. 147.

[4Lizzie Boubli, « Entre esquisse et brouillon, le primo pensiero », Genesis [En ligne], 37 | 2013, mis en ligne le 21 mars 2016, consulté le 21 janvier 2012. URL : http://journals.openedition.org/genesis/1248, p. 183.

[5Lizzie Boubli, Id., p. 183-184.

[6Jean Clay, « La peinture en charpie », Macula n° 5-6, 1979, p. 170

[7Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, éd. De Minuit, 1980, p. 609.

[8Jean Clay, « La peinture en charpie », Id., p. 168.

[9Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939), Folio plus, 2015, p. 48-49

[10Tristan Garcia, Jean-Marie Durand, L’architecture du possible, PUF, 2021.

[11Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Paris, Folio Essai, 2008, p. 128-129.

[12Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Folio Essai, 2005, p. 186.

[13Umberto Eco, « La langue imparfaite des images », in L’expérience des images, Umberto Eco, Marc Augé, Georges Didi-Huberman, Paris, INA, Les entretiens de Médiamorphoses, 2011, p. 44.

[14Marie-Haude Caraës et Nicole Marchand-Zanartu, Images de pensée, op. cit., p. 14.

[15Tristan Garcia, Jean-Marie Durand, L’architecture du possible, op. cit., p. 94-95.

[16Henri Michaux, Saisir, Fata Morgana, 1979.

[17Georges Didi-Huberman, « La condition des images », op. cit., p. 83.

[18Benoît Maire, « Peinture : nuages indexés », in Christophe Viart (dir.), La peinture sans titre, EESAB, Rennes, Les presses du réel, 2019, p. 52.

[19Mieke Bal, « Insaisissable : Les peintures de nuages de Benoît Maire », in Benoît Maire, Monographie, CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux, 2018, p. 34.

[20Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Le Seuil, 1972, p. 38.

[21Hubert Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, op. cit., p. 42.

[22Lizzie Boubli, Op. cit., p. 183-184.

[23Benoît Maire en conversation avec Rahma Khazam, op. cit., p. 68.

[24Entretien réalisé avec l’artiste en novembre 2022.

[25Gribouillage, Scarabocchio. De Léonard de Vinci à Cy Twombly, du 3 mars au 22 mai 2022, organisée par l’Académie de France à la Villa Médicis à Rome. Puis aux Beaux-Arts de Paris du 8 février au 30 avril 2023.

Mots-clés

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Pour citer cet article

, « Le brouillon comme fait pictural ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.

http://pratiques-picturales.net/article79.html