Peindre n’est (-ce) pas teindre ?

La traversée de la peinture

Journée d’étude, samedi 9 avril 2016, en lien avec l’exposition au Musée de la Toile de Jouy (Jouy-en-Josas).
(voir programme ci-dessous)
Responsable : Sandrine Morsillo

Musée de la Toile de Jouy, 54 rue Charles de Gaulle, 78350 Jouy-en-Josas

La traversée de la peinture

C’est à Jean Dubuffet que nous devons en partie ce titre, il écrit dans Prospectus aux amateurs de tout genre [1] : « peindre n’est pas teindre ». Précisément si l’on se réfère aux définitions de ces deux mots « peindre et teindre » il faut alors bien différencier les actions qui s’y rapportent. Peindre ce serait travailler la matière picturale, manier des outils pour étaler la pâte sur un support tandis que teindre, ce serait changer la couleur d’un support par trempage, imprégnation, diffusion et rien de plus. Mais il suffit qu’une négation soit posée pour qu’aussitôt résonne son contraire. Alors, peindre n’est-ce pas teindre ? Et l’histoire de la peinture nous le prouve. Dans les années soixante, des artistes tels que Dolla, Pincemin, Viallat ont utilisé la teinture pour déconstruire les éléments constitutifs de la peinture. Par ailleurs, la surface du tableau, entre teinture et peinture, se joue de notre perception ouvrant un espace où transparence, opacité, tactilité rivalisent. La peinture nous plonge ainsi au cœur des profondeurs de la couleur. La distinction bachelardienne entre couleur et teinture est ici brouillée, la couleur comme « séduction de la surface » et la teinture comme « vérité des profondeurs » [2] se retrouvent inversées. La peinture pourvue d’une force colorante devient action des profondeurs tandis que le pigment teint est présent en surface.

Le monochrome lui-même ne tient-il pas plus de la teinture que de la peinture autant par son geste que par son rendu ? Précisons que lorsque le champ pictural de la couleur fait oublier le pinceau et ses effets, c’est l’idée de teinture qui émerge. En effet, dans le monochrome l’uniformité du passage de la couleur sur le support joue avec l’idée de la toile colorée au cœur même de celle-ci, comme imprégnation d’une teinte unique.

La peinture monochrome par cette levée d’un unique pan de couleur questionne alors ce qui l’entoure. N’y a-t-il pas, à partir de là, une perspective d’expansion hors du tableau ? La couleur transforme le devant en dedans, abolit l’espace coloré pour nous plonger dans un lieu de la couleur et l’absence de limite. On pense alors à la peinture atmosphérique de James Turrell. Il s’agit alors de rendre à la couleur son poids, sa valeur de lumière qui se présente comme substance visuelle.

Par ailleurs, le peindre/teindre ouvre à la question du lieu et de son exposition. En effet, dès lors que la peinture se fond en teinture, qu’elle joue avec le dessus-dessous, elle ouvre au « comment exposer ? » pour percevoir cette traversée entre espace pictural et espace réel. La peinture ne peut plus être présentée accrochée au mur puisqu’elle joue avec la quasi-transparence de son support. Ainsi la transformation de la peinture, qui de surface opaque de peau devient filtre de couleur, est installée dans l’environnement comme une machine à modifier le paysage. C’est ce qui apparaît avec les Peintures/écrans de Cécile Bart qui inscrivent le spectateur dans l’espace de l’œuvre, au milieu de la peinture. Pour Noël Dolla, le geste de peindre se transforme en geste de teindre dans le manifeste d’un flottement de toiles suspendues à des cordes dans l’espace. Il montre ainsi des peintures-teintures sur des tissus légers, à la limite du visible, alors même qu’elles ne semblent pas se limiter dans l’espace.

On peut alors le constater, dès lors qu’il y a ce regard dans la traversée du support, c’est bien le rapport aux limites qui résonne. La peinture est envisagée hors des limites du tableau. Et hors de ce cadre, la peinture ne se limite plus au médium peinture. Nous nous retrouvons ainsi dans une peinture qui s’enrichit d’autres pratiques (photo, vidéo, lumière, installations) pour faire advenir la visualité de la couleur. Cette abolition des frontières du tableau renvoie à l’abolition entre l’acte de peindre et l’ouverture vers une « peinture absolue ». C’est un « passage de la toile au Specific Object  » en référence aux assemblages de Donald Judd, c’est-à-dire un passage entre le tableau peint et des matériaux colorés assemblés pour parvenir à un dispositif qui réagit dans l’espace. Ni tout à fait peinture, ni vraiment teinture, ne s’agit-il pas alors aussi comme le démontre Pascal Pinaud « de faire de la peinture sans peinture » ?

Ces différentes questions sont abordées par les pratiques artistiques exposées. En effet, l’exposition Peindre n’est (ce) pas teindre ? en ce lieu de la célèbre toile de Jouy, montrera l’importance de la picturalité dans la teinture ( à travers différents médiums) tandis que la parole sera donnée aux artistes et chercheurs qui tenteront d’explorer les processus à l’œuvre entre peinture et teinture pour cerner finalement de ce qu’il en est du déplacement de la peinture aujourd’hui.

Exposition avec : Cécile Bart, Claire Chesnier, Richard Conte, Noël Dolla, Agnès Foiret, Marie-Hélène Guelton, Jean Le Gac, Miguel Angel Molina, Sandrine Morsillo, Antoine Perrot, Pascal Pinaud, Christophe Viart.

Commissaires d’exposition : Sandrine Morsillo et Esclarmonde Monteil.

Programme - Journée d’étude

9h - 9h30 - Ouverture : Esclarmonde Monteil, conservatrice du musée de la toile de Jouy : Présentation des collections.
Richard Conte, Directeur de l’UMR ACTE- Sorbonne-CNRS : La recherche en art.

Discutante : Diane Watteau (Maître de conférences en Arts plastiques Université Paris 1- UMR ACTE)

10h - 10h30 – Sandrine Morsillo, Une traversée de la peinture : peindre et teindre, questions et enjeux.
Partir d’une pratique élargie de la peinture, partir de son exposition pour analyser, comprendre, revenir sur les actes de son élaboration et poursuivre une quête du pictural ailleurs que dans l’action de peindre…Peindre comme teindre implique une traversée du support et cette traversée impose un passage du plan au volume. C’est alors vers une « voluminosité » que ce déplace la peinture et son exposition. En outre, le teindre questionne le geste. En effet, l’outil pinceau ayant disparu que reste-il des effets picturaux et du marquage par la couleur ? Comment considérer alors comme peinture les couleurs seules ?

10h30 - 11h - Knut Ebeling : La peinture profonde comme marque (Benjamin) à partir des œuvres de Cosima Von Bonin et Poul Gernes.
Dans son texte sur Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe et la marque (Über die Malerei oder Zeichen und Mal), Walter Benjamin fait la distinction entre une peinture des signes et une peinture profonde qu’il associe à la marque de la peau – si l’on rougit par exemple. Cette peinture profonde comme marque a été adoptée dans la peinture d’après guerre par des artistes comme Eva Hesse ou plus récemment par Cosima Von Bonin et Poul Gernes qui expérimentent une « peinture-drapeau ». Une peinture qui ne distingue plus la peinture et le fond. Ce serait alors une « profonde transparence » (durchsichtig tief) comme le disait Hegel à propos de la couleur « un obscur existant et un clair donné, posés en même temps par l’entremise de la transparence dans l’unité concrète et individualisée, donnent le phénomène de la couleur ».

Questions

11h15 - Pause

11h30 - 12h - Richard Conte Ni peindre, ni teindre - Pratique du marquage artistique des fruits
Si peindre se définit comme l’onction d’une pâte ductile sur un subjectile qu’elle tend à recouvrir, si teindre consiste à tremper un linge dans un bain coloré pour qu’il s’en imprègne, le marquage des fruits n’est alors ni peinture, ni teinture. Gageons qu’il constituerait même, l’origine de ces deux modes d’empreindre. Avant que Homo sapiens ne trace des figures dans la grotte Chauvet (–36000), les fruits rougissaient depuis toujours au soleil. Peut-on dire néanmoins que le marquage des fruits participe bien à la fois du peindre et du teindre ?

12h - 12h30 - Agnès Foiret, Peindre de travers Aller dedans plutôt que rester sur
Teindre la peinture réalise un rêve d’imprégnation lourd de travers. La teinture est le règne de l’emprise, de l’instruction d’un procès à la surface, face et dos confondus. Entre peindre et teindre, comment affronter la chair du monde et la sienne propre ? Sous le signe de l’empâtement, de la liquidité, de la planche, de la toile, du papier ? Ecouler, baigner, engloutir sont des opérations poignantes pour ce qu’elles présagent de menace et d’épreuve. […] Peindre sans pigments, mettre à nu la peinture en récusant sa fonction de revêtement, n’est-ce pas prendre position en-dessous du seuil à partir duquel elle tire son nom ? Si teindre donne le change à la surface, est-ce feindre la peinture ? Quel est alors le sort réservé à la peinture ?

Questions

12h45 - 14h - Pause repas

Discutante : Élisabeth Amblard (Maître de conférences en Arts plastiques Paris 1 UMR ACTE)

14h - 14h30 – Claire Chesnier, Peindre à contre-courant : une peinture à l’ombre de l’encre
Plus de pâte ni de recouvrement, mais bien plutôt une intrication de transparences dans l’épaisseur même du papier, une imprégnation d’ombres indélébiles au cœur de la fibre. D’un papier qui s’apparente davantage à une étoffe par sa nature (coton) et à une peau par sa texture (le papier mouillé tendu comme une peau de tambour). Peindre à contre-courant, telle une adresse aux aventures de l’encre, matière liquide et fuyante que je travaille littéralement à « contre-courant ».

14h30 - 15h - Noël Dolla entretien avec Béatrice Martin, Flottante, la peinture se déploie dans l’espace.
Les structures-étendoirs (1967), les Torchons (1970) et Les Tarlatanes (1970-71) de Dolla dévoilent le plus possible en montrant aussi peu que possible. Accrochée au plafond ou sur des fils, flottante, la peinture se déploie dans l’espace. C’est le geste de peindre comme teindre dans le manifeste d’un flottement, qui montre des peintures-teintures à la limite du visible. C’est alors l’utilisation de l’espace comme matériau de création et la mise en évidence des rapports entre ESPACES déterminés et des rapports entre ESPACES indéterminés.

15h – 15h30 - Pascal Pinaud, entretien avec Martine Valentin, Pour une transpeinture
Comment faire de la peinture sans peinture ? Qu’est-ce que la peinture au sens large ? Comment réinventer la peinture sans pinceau et sans châssis ? Comment examiner, se réapproprier et reformuler l’histoire de la peinture ?

Questions

15h45 - Pause

16h - 16h30 - Antoine Perrot « Comme une manche retournée demeure une manche » (Aragon)
L’usage de matériaux et couleurs industriels, partagé par un certain nombre d’artistes contemporains, provoque un changement de paradigme pictural qu’il s’agit d’interroger : rupture de la tradition moderniste ou continuité d’une peinture négociant avec le monde ? Que ce soit dans la recherche de l’une ou l’autre de ces intentions, la couleur devient un marqueur qui ébranle aussi bien la perception des œuvres que le rapport classique entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur : retourne-t-elle la peinture, comme une manche, pour en présenter sa réalité ?

16h30 - 17h - Miguel-Angel Molina -MAM entretien avec Martine Valentin (Doctorante en Arts plastiques Université Paris 1) : La peinture comme lieu

17h - 17h30 - Christophe Viart, Reproduction interdite
L’histoire picturale du XXe siècle, c’est l’avènement et la multiplication du tableau monochrome. Comment l’aborder aujourd’hui ? Se pose la distinction entre un monochrome et un autre, quelle que soit sa forme, sa texture, son image. Yves Klein, Ad Reinhardt, Malevitch, Ryman …éventails de monochromes singuliers et irreproductibles car chaque monochrome est marque déposée et signe d’une démarche impliquée et militante.

17h15 - 18h - Conclusion, Sandrine Morsillo

Liste des intervenants :

Cécile Bart (artiste), Claire Chesnier (artiste, doctorante Paris 1), Richard Conte (Artiste, Professeur Université Paris 1-UMR ACTE), Noël Dolla (artiste), Knut Ebeling (Professeur, Kunsthochschule Berlin), Agnès Foiret (artiste, maître de conférences - Université Paris 1, UMR ACTE), Marie-Hélène Guelton (artiste), Béatrice Martin (Enseignante en Arts Plastiques - Université Paris 8-St Denis), Miguel Angel Molina (artiste, Professeur de peinture à l’École Régionale des Beaux-Arts de Rouen), Esclarmonde Monteil (conservatrice musée toile de Jouy), Sandrine Morsillo (artiste, maître de conférences - Université Paris 1, UMR ACTE), Antoine Perrot (artiste, maître de conférences - Université Paris 1, UMR ACTE), Pascal Pinaud (artiste, enseignant École Supérieure des Arts Décoratifs-Villa Arson Nice), Martine Valentin (Doctorante en Arts plastiques, Université Paris 1), Christophe Viart (artiste, Professeur - Université Paris 1 UMR ACTE)

En partenariat avec :

  • la Villa Arson - École supérieure d’arts (participation de Pascal Pinaud Artiste et enseignant) dans le cadre d’accords entre le Ministère de la Culture et Ministère Education nationale
  • la Kunsthochschule de Berlin (participation de Knut Ebeling professeur d’esthétique)

Notes

[1Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris Gallimard, (1967), 1986, p. 71

[2Bachelard, La terre et les rêveries au repos,Paris, Corti, 1948, p. 33

Mots-clés

monochrome peinture teindre

Documents

Pour citer cet article

« Peindre n’est (-ce) pas teindre ? La traversée de la peinture ». Pratiques picturales, 10 février 2016.

http://pratiques-picturales.net/article13.html