Willem de Kooning : le « rien » de la peinture moderne.
Résumé
Willem de Kooning, l’un de représentants majeurs de ce mouvement que l’on appelle l’expressionnisme abstrait, a toujours revendiqué sa peinture en tant que figurative. Selon ses propres mots, les possibilités offertes par la peinture moderne nous permettent de sortir du carcan dialectique figuration/abstraction et d’envisager des nouvelles manières de voir.
Suivant l’évolution du peintre, ce texte propose de déjouer la double aporie conceptuelle soutenue par les termes d’« abstraction » et d’« image » et de faire un pas supplémentaire vers une compréhension plus juste du signifiant pictural.
Plan
Texte intégral
« Apercevez-vous quelque chose ?, demande Poussin à Porbus dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Non. Et vous ? Rien » [1]. Face à la peinture du maître Frenhofer, les jeunes artistes ressentent ce vertige qui, à l’avenir, aura de caractériser la peinture moderne : une poussée vers le rien.
Dans l’élan à la fois destructeur et créateur de sa modernité, la peinture a fini par engendrer (historiquement) tout un système de renvois iconiques vers ses propres contenus plastiques ; au point que le « rien » de la représentation picturale est devenu un contenu possible des œuvres de peinture, un contenu supplémentaire dont l’avantage est dès lors la possibilité de faire de l’abstraction une figuration autre.
Ces deux registres — peinture « abstraite », peinture « figurative » — se mélangent dans l’œuvre de Willem de Kooning dès le début de sa carrière, et fusionnent dans un feedback qui les mène à se dépasser, à revoir leur logique conceptuelle et leurs fonctions plastique et représentative. De Kooning démontre à sa manière que toute peinture est en fin de compte une abstraction figurative.
À la fin de sa vie, l’ambivalence est poussée à l’extrême ; aucune de ses toiles n’est finie. On trouve pourtant dans cette indéfinition la preuve que la peinture a été menée de force au bout d’un processus extraordinairement critique d’où l’iconicité du médium est sortie renforcée.
Le peintre reconnaît qu’il se limite à abandonner la toile quand il se sent expulsé du tableau : « Il y a un moment, dit-il, où je perds de vue ce que je voulais faire, alors je suis dehors » [2]. C’est un effet de surcharge qui provoque l’électrochoc et brise la connexion entre le peintre et sa toile. Fatigue ? Ennui ? Saturation ? Désenchantement ? Désespoir ? Tout cela, sans doute. Et, bien sûr, une certaine mélancolie post-coitum, car l’objet du désir n’est pas entièrement possédé… Mais l’abandon de la toile suppose alors la liberté et l’occasion de désirer à nouveau. Le tableau suivant sera le lieu de cette répétition dont la différence expressive marquera de son empreinte la possibilité d’une nouvelle connaissance, voire d’une reconnaissance.
Cette expulsion de la peinture, ce retour sur soi du peintre et ce transfert entre les toiles permettent à l’artiste de sauvegarder son identité : I paint myself out of the picture — je me peints en dehors du tableau [3]. Comme le note Yves Michaud, la sortie du tableau est en même temps « la découverte et la fabrication de l’identité. Il y a une double opération de production, celle du tableau et celle de l’identité du peintre » [4].
Toutefois, rien n’est vraiment fini au terme de cette opération. Peinture et Sujet restent « ouverts ». Le tableau est simplement abandonné et son inachèvement ne souligne qu’un fait parfois désespérant, à savoir que la peinture finira par sécher, par se stabiliser à l’écart de l’intervention de l’artiste, comme si la forme pouvait encore s’élaborer toute seule de son côté et coaguler à la manière d’une figure cicatricielle en marge des intentions de son créateur. (Précisons à ce sujet que l’huile de carthame que Willem de Kooning emploie pour diluer la peinture retarde le séchage et favorise cette malléabilité déraisonnable.) Après une séance de travail, lorsque le peintre s’arrête, la peinture bouge encore. Aussi, l’inachèvement des toiles renforce cette impression de « rien » ou, plutôt, d’un toujours rien… à venir.
En écho au désespoir absurde d’un Samuel Beckett dans Fin de Partie, la peinture de Willem de Kooning semble dire : « fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ». Et, en effet, quelque chose finira plus tard, autre part, ailleurs. D’où la brutalité iconique d’une plasticité au borderline de l’informe, hors de gonds habituels de la représentation — si l’on accepte la théorie classique du signe...
Le processus est complexe et médité, malgré l’incohérence apparente d’une gestuelle qui, de manière erronée, est fréquemment comparée à l’expression lyrique et irrationnelle d’une subjectivité sans contrôle [5]. Au contraire, cette fausse incohérence révèle la pertinence d’un processus pictural où la limite est établie par l’impossibilité de faire advenir « la réalité de l’image », pour employer la formule de John Ruskin [6], et de glisser, comme le dit Willem de Kooning, dans sa vision fugitive : I’m a slipping glimpser — « je suis un regardeur fugitif qui glisse » [7]. En somme, la difficulté provient de la tentative de faire surgir une figure qui réponde à l’expérience de l’immédiateté de la vision ; non pas l’immédiateté de la chose vue mais celle de l’activité du regard, autrement dit la représentation du présent.
Étant donné que pour le peintre « le contenu de ses peintures est une vision fugitive de quelque chose, une rencontre, comme un éclair » [8], la picturalité se doit d’engendrer la possibilité d’une connexion mentale, d’une résonance, entre les modifications expressives de la deixis matérielle et l’identification hypothétique avec l’instant où le slipping glimpser glisse dans la vision. La peinture doit offrir une image en train de se faire, une figure en train de devenir, fugacement, « vision ».
1. Women : le sourire sans le chat.
En 1950 Willem de Kooning n’est plus un jeune peintre, il a quarante-six ans et possède une ample réputation dans le milieu new-yorkais de la peinture. Il connaît son métier et semble avoir fait ses preuves aux yeux de l’avant-gardisme local. Il entame alors la première de ses grandes séries : Women. Un ensemble de tableaux qui, du fait de sa « figuration » manifeste, revendiquée, sera perçue par les radicaux de l’abstraction comme une « hérésie » au dogme greenbergien. Or l’artiste dira à leur encontre qu’il n’a jamais eu « l’impression d’être un peintre non-figuratif » [9]…
En réalité, sa peinture évolue alors vers une nouvelle possibilité représentative : après avoir réussi à consolider certaines stratégies plastiques synthétisant les trouvailles du cubisme analytique et la portée iconique de l’automatisme pictural dérivé du surréalisme, Willem de Kooning commence à reconstituer la forme humaine à partir des bribes de ses peintures « abstraites ».
Comme le note Irving Sandler, « de Kooning allait développer au maximum les possibilités d’abstraction anatomique » [10]. Ainsi, le processus d’élaboration de Woman I, la toile emblématique de l’ensemble, dura deux ans. Le tableau est le fruit d’une suite de ruptures avec des images que de Kooning considérait stéréotypées et qui élevaient le « repentir » à la catégorie d’image.
Ayant commencé par placer la figure au milieu de la toile pour se débarrasser de toutes les contraintes de composition, le peintre tomba dans une situation presque absurde : il n’arrivait pas à saisir l’anatomie. La picturalité avait pris le dessus sur la description du corps et la forme lui échappait sans cesse. Cette fuite de l’image dans le pictural n’allait pas sans rappeler le constat qu’Alberto Giacometti avait fait pour sa part quelques années auparavant : « Si je veux copier comme je vois, avait-il dit, ça disparaît… En fait, on ne copie jamais que la vision qu’il en reste à chaque instant », c’est-à-dire « le résidu d’une vision » [11].
Cette forme résiduelle était pourtant la donnée représentative de départ de beaucoup d’artistes modernes qui, à la suite de Cézanne, savaient que « tout ce que nous voyons se disperse », et que pour cette même raison l’art doit donner l’apparence du changement [12]. Suivant ce principe, Woman I synthétise l’inévitable échec de la représentation de la vision et l’utopie d’une figure capable de communiquer l’expérience de cette vision comme échec. On peut voir que le fond et la figure se confondent dans le magma pictural empêchant une identification nette de la figure. En dehors de la bouche et des yeux — pastiche de l’héritage picassien — rien n’est reconnaissable. Mais c’est justement ce « rien » qui soutient la figure : en vérité ce sont des marques qui tracent les faux-contours de l’anatomie et les imbrications entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Par exemple, une frange blanche à l’extrême droit du tableau renforce la verticalité du format : au niveau où cette frange touche le bleu de la partie inférieure, on perçoit une couche en glacis qui recouvre les deux tonalités — blanche et bleu — et qui les lie non seulement par un effet de recouvrement global mais aussi par un graphisme accidentel produit par les dégoulinures du glacis. La peinture dégouline en affirmant le plan vertical. Cet exemple montre l’un des aspects techniques de Woman I et la manière dont Willem de Kooning emploie la fragmentation du tableau et la fusion de ces fragments pour faire surgir la forme sans pour autant l’avoir conçue au préalable comme une somme de petits « morceaux ». C’est le traitement local de chaque détail pictural qui met en évidence le plan dans son ensemble. Ce plan, construit selon une suite de corrections et de répétitions qui finissent par bâtir à l’unisson la figure et le tableau, empêche l’identification correcte de l’anatomie et propose en échange — dans l’échange de l’abstraction — une figure dont on ne peut plus saisir les limites spatiales ni temporelles. La peinture devient ainsi, dans l’ambivalence de sa potentialité signifiante, le lieu d’une opération qui n’offre d’autre temporalité que celle de son expression devenant figure.
Cette opération est réitérée dans les women suivantes et offre par sa répétition, précisément, une compréhension plus distincte de ce surgissement de la figure au milieu des bribes de peinture.
À mes yeux, le tableau le plus intéressant de la série est Woman and Bicycle, peint entre 1952 et 1953. Son format est plus étroit que celui des autres tableaux de la série et préfigure les expériences que de Kooning fera dix ans plus tard en peignant sur des portes. La verticalité est ici une donnée préalable à la construction de la figure et permet à l’artiste de supprimer l’affirmation gestuelle dans cette direction, c’est-à-dire qu’elle lui offre une chance de dilater la figure vers les bords du tableau et de l’identifier à la globalité du plan. Figure et tableau constituent la même entité. D’autre part, l’emploi de la couleur semble plus affirmé que dans Woman I, renforçant ainsi l’abandon du cubisme et l’idée que, chez l’artiste, dessin et peinture sont la même chose. Irvin Sandler note à ce propos que Willem de Kooning « dessine les couleurs au pinceau, de sorte que sa ligne est à la fois peinte et dessinée » [13]. L’ambiguïté propre à chaque coup de pinceau est revendiquée à travers une affirmation du plan expressif qui met en relief la « double visibilité » que procure le médium pictural : sa dimension transitive qui, par moments, nous accorde le repos d’une « ressemblance », et sa dimension réflexive.
La figure a l’air de sortir des profondeurs de la peinture sans que l’on puisse accorder au peintre la pleine conscience du processus. « Les constantes modifications que je fais sur une toile, dit-il, je ne les prévois pas. C’est bien souvent un état qui se rapproche de l’hystérie, et c’est involontaire » [14].
En ce sens — c’est-à-dire au sens d’une « accidentalité hystérique » — deux éléments du tableau Woman and Bicycle pourraient illustrer la dichotomie traditionnelle entre la figuration et l’abstraction, entre ce qu’on appelle les « signes plastiques » et les « signes iconiques ». Le premier élément est le dédoublement ironique de la bouche : pastiche d’une reproductibilité de l’archétype « bouche » à deux endroits du tableau — l’un plus ou moins à sa place, l’autre dans un lieu insolite. Paradoxe de la figure, ce dédoublement engendre une équivoque iconique. La bouche inférieure juxtapose (oppose) une bouche à la bouche qui nous permet d’identifier le visage en écartant l’iconicité de la ressemblance pour la guider vers un plan où sa signification se trouve transformée. On pourrait même penser, en jouant avec la symbolique freudienne, que ce « déplacement du vagin denté » représente frontalement l’hystérie de l’image. Le dédoublement de la bouche devient le punctum d’une sexualité agressive qui semble refléter la répétition de l’acte créateur comme une perversion dès lors que l’artiste se complait dans une transgression formelle sans s’accorder la distance suffisante pour contempler l’objet-tableau en marge du processus. Le dédoublement signale ici une répétition qui décale la représentation vers la stratégie « clone » de la reproduction.
Le deuxième élément, que l’on pourrait intégrer à première vue dans la catégorie des « signes plastiques », est un ensemble de taches pouvant représenter la bicyclette dont le titre fait mention. Cet « ensemble bicyclette » n’est pas dépeint comme la bouche, c’est-à-dire qu’il n’est pas à proprement parler un « signe iconique », car rien n’est ici plus éloigné d’une reconnaissance directe. Néanmoins, un graphisme circulaire situé à gauche de la figure — au niveau des « jambes » — établit la connexion mentale avec l’une des roues du vélo et permet d’imaginer le reste de la figure. Tenu par la main gauche de la femme, le guidon pourrait bien se trouver un peu plus haut, au milieu d’un gribouillis de marques. Bien sûr, tout cela n’est pas dépeint : c’est la peinture qui, en tant que peinture, fait image (possible) de bicyclette.
À travers cette reconnaissance ambivalente, la visualité de la « figure-peinture bicyclette » se constitue comme un moment pathique de la représentativité propre au médium pictural. (Rappelons que le « moment pathique » est, selon Erwin Strauss, « la communication immédiate que nous avons avec les choses sur le fond et au ras de leur mode de donation sensible… Le pathique appartient à l’état le plus originel du vécu » [15].) Autrement dit : on voit ce qu’est la peinture en même temps qu’on voit ce que la peinture fait subir à un certain niveau iconique du référent lorsqu’elle montre précisément sa seule existence de « peinture ». L’iconicité du pictural apparaît ici comme le produit d’un renversement de ce qu’on dénomme habituellement « signe iconique », car la peinture — à cause sans doute de l’hystérie implicite à cette fausse « modulation confuse », pour reprendre une autre expression de John Ruskin [16] — peut détruire l’objet de représentation dans la représentation. Elle peut le faire par la force de sa propre réalité « plastique ».
C’est à ce niveau que la peinture pose sa question la plus philosophique, la plus diabolique, à l’ordre du signe et au concept (si confus, si variable) d’image. Lorsque la tension entre le « caractère d’objet » et le « caractère d’image » de la représentation se radicalise comme l’élément constructif de l’œuvre, la peinture figure la critique de sa propre instauration : entre la volonté de faire image et ce qui la nie, surgit la figure insolite d’une sorte d’« anti-image ».
Regardons à nouveau cette inquiétante série de Women : que représentent ces tableaux ? Des femmes ? Vraiment ?
Je dirais qu’il s’agit plutôt de l’explosion de l’icône, de l’antique fantôme (ou fantasme) d’une image faite sans l’intervention de la main. Il n’y a plus d’« image-présence », au sens d’une « réalité [préalable] de l’image » : il n’y a que la présence d’une expression qui revient sur elle-même — et sur la main, sur le geste — pour figurer la fin d’un cycle iconique, l’ancienne divinité en extase… plus souriante, c’est vrai, et moins méchante, au moment de son abandon au plaisir. Projection (pro-jet) d’un être qui n’en finit pas de se constituer et qui restera à jamais indéterminé entre les simagrées de la couleur.
Qu’est-ce qui fait signe dans le tableau ? Qu’est-ce qui fait image ? Rien : « rien »… Un sourire, le sourire sans le chat — the grin without the cat [17]. Pur gribouillis et, néanmoins, « quelque chose », comme dirait le philosophe Charles S. Peirce : l’éclosion d’une image non tamisée, non épurée par des siècles de figuration et de contention du cadre représentationnel. On a l’impression qu’un immense sédiment culturel se révolte à l’intérieur du tableau et détruit l’Ancien Régime de l’Image.
« Vous voulez dire détruire la véritable image ? », demande Willem de Kooning [18]...
2. Ceci n’est pas un paysage.
On aura distingué des bouches, des yeux, la silhouette d’un bras ou d’une jambe, un chapeau, une bicyclette, un presque « quelque chose » : c’est le punctum ironique, frenhoferien, d’une survivance figurative, d’un conditionnement archaïque à l’intérieur d’une peinture qui avale le tout au point de nous faire tomber dans l’« abstraction ».
C’est ce qui arrive à Willem de Kooning vers la fin des années cinquante : le cycle des Women clos, le peintre entame une série de peintures qui évoquent ses promenades en voiture. « Pour la plupart, dit-il, ce sont des paysages, des autoroutes et des impressions qu’on éprouve en entrant ou en sortant de la ville » [19]. Le dessin a disparu, tout comme la figure, pour laisser la place à de vastes étendues de couleur qui, grâce à une dynamique des contrastes, évoquent le proche et le lointain.
Alors que dans la série des figures féminines les vestiges du dessin renforçaient encore l’impression du plan — c’est-à-dire son caractère de surface —, l’absence de délinéament de ces paysages produit l’effet inverse et génère un effet de profondeur qui défie la convention moderniste proscrivant l’illusionnisme, précisément à travers ces mêmes « champs de couleur pure » qui constituent son fondement théorique [20].
Dans Parc Rosenberg, de 1957, la tension visuelle provoquée par la couleur est accentuée par l’arrivée du bleu au premier plan. Le bleu, tonalité froide, devrait pousser le regard vers le lointain et ramener les autres éléments du tableau — du moins ceux à la tonalité chaude — vers le devant. Mais c’est le contraire qui se produit : le pan bleu renvoie les autres couleurs vers l’arrière fond et s’impose sur des parties plus lumineuses, comme celle de l’angle inférieur droit, par exemple — la zone jaune. La logique du bleu répond à une gestuelle qui brasse le milieu du tableau en dilatant l’espace central vers les marges où se concentrent des détails qui évoquent les effets de repentir des toiles précédentes. En même temps, une surcharge de matière nous fait sentir que le bleu agit comme un recouvrement, comme la dernière coulée de peinture du tableau, comme le geste ample et brutal qui met fin à la logique du repentir et qui rend positive la peinture venant du fond. De Kooning radicalise ainsi les effets illusionnistes de la couleur pure et bouleverse la logique de la « présentabilité » : la peinture produit de la profondeur sans décrire l’espace ou, pour le dire avec une légère variation, en proposant la profondeur de l’espace comme surface.
Une toile de l’année suivante, Suburb in Havana, témoigne de la même stratégie dans le rapport tonal à la profondeur. Sauf qu’elle est plus traditionnelle dans la mesure où elle montre le bleu en contraste avec l’ocre jaune pour figurer un paysage semblable à une vaste étendue de blé. Un grand balayage de couleur marron en forme de V encadre une partie sombre et vient trouer la couleur jaune pour nous renvoyer au « lointain » du bleu de la partie supérieure. L’ambivalence spatiale est d’autant plus marquée que le tableau paraît rythmé par de vastes traits déjouant en même temps la planéité de la surface et ses effets de profondeur. Ici, l’évidence d’un ailleurs est indéniable : le peintre réussit à ne faire que de la peinture pour parler très précisément de « quelque chose » qui n’est pas peinture — mais qui ne peut être compris (représenté) que par l’expérience picturale. Les limites sont claires : face à l’aporie de la « pure peinture » rêvée par Clement Greenberg, on tentera de trouver l’image possible du réel dans la résonance expressive du matériau.
« Je ne crois pas avoir cherché à faire quelque chose en particulier, dit le peintre, mais grâce à la peinture moderne, des choses qui n’avaient pas de rapport avec la peinture… en ont un maintenant — ce n’est pas qu’on les peint mais il y a un lien » [21]. En fait, il n’y a pas d’image de la vision — de la vision fugitive — mais une sensation insaisissable qui constitue le moteur du désir (de peindre) et provoque dans la toile la résonance de la peinture et du réel, réciproquement.
L’incertitude de l’image est la seule loi d’un processus formel qui amplifie la « modalité confuse » au point d’abolir tout repère distinct. De loin comme de près, la matière picturale offre sa qualité tactile et organique et nous surprend en train de faire le lien avec le proche et le lointain d’un paysage hypothétique à l’intérieur même du tableau, de sorte que la vision du paysage est transfigurée par le fait de voir le paysage comme peinture. Rien n’est reconstruit par l’œil : il n’y a pas d’impressionnisme. Mais... « rien » ressemble à « quelque chose » : il y a donc une certaine forme de réalisme [22]. La différence réside dans le fait qu’un réalisme spécifiquement pictural déracine les fondements de la figuration et leur identification aux données perceptives (préalables) du réel. Il ne s’agit donc pas d’un abandon de la représentation mais de l’élévation du « caractère d’objet » de l’œuvre au plan de l’image, c’est-à-dire de la reconnaissance d’une représentativité propre au médium et d’une iconicité qui dépasse naturellement la loi de la ressemblance.
Une toile de 1960, Door to the River, témoigne de cette évolution vers une peinture capable de produire, par des effets rétiniens, l’analogie des sensations lumineuses de la nature. C’est le moment où Willem de Kooning quitte New York pour s’installer à la campagne. Il passe sa journée dans l’atelier. Le soir, il sort faire une promenade au bord de la mer. On dit qu’il aime réfléchir sur les reflets de l’eau. Sa peinture devient plus fluide et sa gestuelle plus souple. L’huile de carthame qu’il commence alors à utiliser pour diluer la peinture — au lieu des dissolvants traditionnels — retarde le séchage des tableaux et lui permet de revenir à chaque séance sur l’ensemble de l’image sans avoir à gratter en excès le travail de la veille. Cette technique entraîne une absence presque complète des effets propres au repentir. Les couches successives se mélangent et s’effacent mutuellement jusqu’au moment où l’artiste abandonne le tableau.
Ici, dans cette « porte qui donne sur la rivière », les couches de peinture claire à tonalité chaude — jaune indien, jaune de Naples, rose et gris — recouvrent un arrière-plan dont on perçoit encore un peu de bleu, de noir et de marron. C’est encore une fois ce jeu presque illusionniste qui rend les relations spatiales ambiguës : on pourrait presque croire qu’il ne s’agit en principe que d’une simple articulation de taches dans la surface, d’une simple structuration des possibilités bidimensionnelles du tableau. On a même l’impression que la verticalité et l’horizontalité sont traitées de manière à faire douter de leur stabilité, et que le haut et le bas ne sont que des mesures relatives. La relation à l’espace est transcrite uniquement à travers l’emploi des couleurs et de leur vibrante résonance perceptive, un peu comme si William Turner était de retour parmi les expressionnistes « abstraits » ! Les teintes s’interpénètrent et partagent leur luminosité : le rose et le jaune, par exemple, tendent à se confondre ; le bleu et le marron semblent presque indistincts dans les profondeurs de l’image. On dirait que la palette a été atténuée, de sorte que les couleurs ne se détachent pas vraiment les unes des autres. La fragmentation des toiles précédentes disparaît et avec elle l’influence émotive de leur rythme saccadé.
Malgré la force des coups de pinceau, la fluidité et le repos que dégage l’image montrent que l’artiste atteint un degré de virtuosité technique qui lui permet de respirer et de s’abandonner au pur plaisir de peindre. Curieusement, c’est lorsque la peinture à l’huile est diluée avec l’huile de carthame qu’elle paraît s’étaler naturellement sur la surface.
Willem de Kooning — qui pendant longtemps a lutté contre le médium pour faire advenir l’image — accorde maintenant à la peinture la chance de déployer sa propre représentativité. Guidé par le matériau, il devient plus libre face aux possibilités formelles. En ce sens, la « porte » du tableau semble ouvrir l’accès au « fleuve métaphorique » de la peinture, à sa condition organique et malléable. Elle suggère la relation spatiale que le Sujet entretient avec l’Objet de représentation, avec la représentation qui l’intègre dans son devenir sujet dans la peinture.
Le tableau montre de manière explicite le parcours expressif de l’artiste, il offre l’empreinte indicielle de son mouvement et la cinétique propre au tracé. Le terme d’action painting est juste de ce point de vue, car la performance de l’acte pictural est autant représentative que le tableau final. Le tableau est « fini » dans un stade qui montre justement sa propre gestation. C’est ainsi que le lien avec le « réel » est sauvegardé : comme représentation de l’écart qui place la peinture au niveau d’une réalité semblable à celle du monde et qui nous permet d’y revenir grâce à son expérience différentielle.
3. Réfléchir le reflet.
La femme réapparaît alors, au début des années soixante. Willem de Kooning commence à explorer les possibilités offertes par cette représentativité du médium dont il va désormais affirmer la puissance à travers une synthèse des deux principales stratégies que je viens d’évoquer. Il s’agit de réactiver les « implications émotives » de l’image féminine et de la sexualité mâle de l’artiste tout en utilisant les « découvertes perceptives » des paysages.
La figure femelle jouera maintenant le rôle d’une limite posée sur l’abstraction en même temps qu’elle constitue le seuil vers une identification de l’abstraction à la figure, comme un « reflet » de ce que les femmes des années cinquante représentaient, comme leur reflet se dissolvant dans l’eau.
« Je travaille à une série sur l’eau, dit le peintre, les figures flottent comme des réflexions dans l’eau. La couleur est influencée par la lumière naturelle » [23]. Dans Woman, Sag Harbor, de 1964, cette « réflexion » est d’autant plus explicite que les jambes de la figure sont pour ainsi dire coupées par deux traits horizontaux qui paraissent marquer l’entrée de la femme dans l’eau. À la manière d’une Hendrickje se baignant dans une rivière, de Rembrandt, ou dans la reprise de Soutine, Willem de Kooning représente la « représentation comme réflexion » en se servant de la même découpe qui divise les plans de réalité et de reflet. L’extérieur et l’intérieur de l’eau figurent les deux niveaux de compréhension de l’image : nette ou floue. Sauf que dans le cas de Woman, Sag Harbor, on n’arrive guère à déterminer ce qui est « flou », c’est-à-dire ce qui, en déjouant la « netteté », la « réalité de l’image », pourrait éventuellement produire une illusion d’optique.
C’est la vieille leçon platonicienne, dont l’artiste s’amuse à perturber les critères. Et un entretien de l’artiste avec le critique Harold Rosenberg en témoigne :
- « W. de K. : L’illusion optique n’est pas une illusion d’optique. C’est la façon dont vous la voyez.
- H. R. : La façon dont vous voyez quelque chose ne signifie pas nécessairement que cette chose soit ainsi. C’est comme d’enfoncer un bâton dans l’eau pour qu’il ait l’air d’être cassé.
- W. de K. : Mais il l’est. C’est la façon dont vous le voyez.
- H. R. : Comment ça, cassé ? Si vous le sortez de l’eau, il n’est pas cassé.
- W. de K. : Je sais bien. Mais tant qu’il est dans l’eau, il est cassé.
- H. R. : La cassure est une illusion…
- W. de K. : C’est bien ce que je dis. Toute peinture est illusion. » [24]
Dans cette « optique », Woman, Sag Habor représente le renversement manifeste de la doctrine moderniste à travers le double emploi de la figure comme peinture — qui n’est pas « pure peinture » mais « femme-peinture » — et de la peinture comme « reflet ». Willem de Kooning affirme la netteté de la peinture pour montrer que toute image, au fond, est floue. C’est justement dans la mesure où la peinture consolide son aspect « objectal » que la figure multiplie ses effets d’image, en représentant sa propre potentialité, car la figure éclate dans une métamorphose sans fin.
Ainsi que se concrétise, à travers la parodie, la pulsion foncièrement masculine d’une tradition picturale qui a employé le « nu féminin » pour transcender le désir : l’ambivalence entre le net et le flou, le proche et le lointain, le haut et le bas, figure une flagrante perte de repères quant au système des rôles traditionnellement joués par les genres. Tout devient « peinture », le modèle et l’artiste, le Sujet et son Objet, également « contenus » dans la magie suggestive d’un nouveau type de représentation.
« J’ai voulu peindre une fois une Madone, dit Willem de Kooning, parce que tous les artistes ont fait ça à un moment donné… Alors j’ai commencé à peindre des femmes. Certaines, parmi mes premières, sont violentes. Elles m’effraient, même. Mais je ne suis pas misogyne. Je n’ai pas de mépris ni d’amertume envers les femmes. Les femmes que je peints maintenant sont très sympathiques et pastorales, comme mes paysages… Bien que dans ma peinture on ne peut pas toujours distinguer un homme d’une femme. Ces femmes sont peut-être mon côté féminin, mais avec de larges épaules. Je ne suis pas très grand, mais très masculin, et cette masculinité mélangée à la féminité ressort sur la toile » [25].
Woman Accabonac, The Visit, Woman in Landscape… toutes les peintures des années soixante figurent la désintégration de l’image dans l’acte pictural. Barba Hess commente à ce propos qu’« avec ses contours fluides et en apparence non fixés, elles ont cet aspect brouillé que l’on voit dans les reflets d’une eau agitée » [26], comme si l’indétermination des formes semblables aux reflets permettait de révéler le seul principe adéquat d’une peinture qui tente de sauvegarder son instance cognitive au moyen d’une figuration de la désintégration formelle. L’illusion de la peinture est de l’ordre d’une flaque. Pourtant, c’est grâce à cette liquéfaction formelle que l’informité primordiale prend sens. On pourrait même dire que la représentation retrouve, grâce à cette stratégie plastique, le sens (aristotélicien) de l’acte qui la constitue, c’est-à-dire cette « action mise en œuvre par l’art » et qui, comme l’a justement écrit Catherine Perret, « vise à mobiliser la répétition inhérente à l’action proprement dite et à transformer cette répétition en dispositif d’inscription susceptible de faire socle, de faire fondation » [27]. La destruction de l’image « totémique » de la femme permet de redoubler l’image de la dissolution de l’homme dans le débordement de la peinture et de représenter la pulsion hystérique du pictural, la perte de contrôle qui, pendant l’acte, brouille les repères et les rôles en le faisant sortir de leur gonds. En un mot : la disparition des corps dans l’avènement de la peinture comme « action » permet à Willem de Kooning de peindre son propre « apparaître-disparaître » dans la toile et d’affirmer en acte la réalité de son devenir.
Selon moi, la toile qui représente le mieux cet avènement est The Visit. John McMahon, l’assistant du peintre, proposa ce titre car il voyait dans le tableau une scène médiévale d’Annonciation [28], malgré le renversement des connotations religieuses.
En effet, The Visit ne semble-t-elle pas mettre en lumière une sorte de « sous-texte pervers » des anciennes images, en dévoilant à travers une peinture lubrique et insensée un ancien traumatisme refoulé ? Cette « visite » serait-elle une vierge folle ? Oui et non : en dehors d’une vague silhouette qui nous rappelle la position d’une femme offerte, la peinture ne fait guère de concessions au voyeuriste. Nous ne sommes pas ici devant L’Origine du monde. Aucun « réalisme » au premier degré ne vient satisfaire le regard voyeuriste. Au contraire, c’est la peinture, elle seule, qui nous « rince l’œil »… Et plus l’équivoque est évidente, plus l’imagination s’enflamme. Sauf que la logique du voyeur est pervertie par l’objet. Raison encore plus forte à l’obscénité du tableau : il nous offre l’Annonciation négative d’un « non-accomplissement dans l’image », le mauvais augure de l’infigurable.
4. Le nom de l’eau.
Or l’« infigurable » possède la forme que l’iconicité lui renvoie comme limite. C’est en ce sens que les dernières peintures faites par Willem de Kooning conjurent l’enchantement de l’inachevé : elles sont la figure fulgurante d’une « anti-image » qui traverse l’histoire de la peinture comme son plus grand impensé. Le regardeur a finalement glissé dans son propre tableau. Et si David Sylvester a raison de dire que ces peintures sont des paysages du corps — the landscapes of the body [29] —, c’est que l’artiste approfondit le problème de la représentation à travers une expression dominée par le besoin d’ajuster la vitesse et la mobilité de la perception (fugitive) à l’expérience d’une deixis qui se développe comme pure jouissance, comme si la réalité du monde et la réalité du monde peint étaient indissociables dans l’acte de création. Disons un acte semblable à l’irruption phénoménale d’un monde en train de devenir peinture : l’automimèsis accomplie. D’où la tension engendrée par une expression au sein de laquelle la représentation de la vision se juxtapose à la réalité perçue dans l’instant présent de l’acte pictural. Un moment mimétique où la peinture révèle pleinement sa nature schismatique ; la complémentarité autocritique de sa qualité physique et des images multiples qu’elle fait naître.
Whose name was write in water — Dont le nom a été écrit dans l’eau est le titre d’une toile de 1975 qui cite l’épitaphe du tombeau de John Keats, le poète anglais : « ci-gît quelqu’un dont le nom a été écrit dans l’eau ». La décomposition des formes fait écho à la dilution du langage et à la liquéfaction de l’être auquel ce nom accorde une identité.
L’artiste a soixante-dix ans lorsqu’il peint cette toile. Pourtant, la peinture reflète une gestuelle athlétique : de grands balayages parcourent le tableau avec un graphisme qui se rapproche de la calligraphie orientale et qui, en même temps, esquive la fragmentation « post-cubiste ». La leçon cézannienne est interprétée au pied de la lettre : chaque coup de pinceau possède sa propre perspective et la profondeur de l’image dérive des illusions presque naturelles que le médium provoque, comme des anamorphoses issues de sa malléabilité. Aussi l’évocation de l’eau sert-elle de support iconique au parcours indiciel du peintre sur la surface.
L’espace est devenu absolument homogène, sans rupture des formes, fluide comme une image naturelle, dans une totale continuité. Les traits s’entrechoquent et se renvoient l’énergie, une force qui par endroits comprime et par endroits dilate l’étendue du plan, de sorte que le bord du tableau n’est qu’une limite apparente. Le centre est partout et tout fait image. La peinture semble se montrer dans l’épanouissement de sa nature substantielle accomplie. Le tracé est à la fois la représentation de la deixis, donc du moment où l’action se déroule, et la représentation d’un devenir forme, d’un devenir image : double création du plan d’expression, le tableau affirme son propre processus et celui d’une représentation potentielle, comme celle que l’on trouverait dans la surface de l’eau.
Évoquer les différentes « parties » du tableau n’est plus possible, puisque chaque détail figure une sorte d’expansion qui contamine ce qui l’entoure. Chaque « découpe mentale » que l’on s’efforce d’opérer sur la toile pour jouir de la picturalité nous rappelle la forme voisine et le temps de l’instant où l’on regardait à côté. Le tableau instaure ainsi, d’un coup, la vue d’ensemble de son propre apparaître, comme si le matériau faisait pression dans toutes les directions, de telle manière que la cinétique des coups de pinceau se donne en gestation perpétuelle. Malgré son apparente sérénité, l’inquiétante étrangeté de cette toile provient de cette répétition différentielle qui nous donne l’impression d’assister à une gestation formelle s’auto-produisant sans fin dans une extase illimitée.
Comme l’observe Richard Wollheim, ce type d’image « nous rappelle que, dans leur première apparition, ces expériences formelles supposaient invariablement un danger. Chargées d’excitation, elles menaçaient de désagréger les barrières fragiles de l’esprit les contenant et de dissoudre le moi » [30]. Dont le nom a été écrit dans l’eau figure dans cette optique l’un des plus beaux épitaphes de la peinture : il représente le retour à la sensation primitive des premières connaissances, là où le sujet aurait pu devenir autre chose.
Comme l’entretien du peintre avec Harold Rosenberg est encore précieux sur ce point, je le citerai longuement :
- « On peut faire ce qu’on veut d’un tableau, dit Rosenberg. Un jour, après une réunion avec des professeurs à l’université de Kentucky, nous étions devant un grand tableau représentant, vue de côté, une vache devant une maison. Une femme nous a demandé : dites-moi ce que vous voyez dans le tableau. Histoire de plaisanter, je me suis mis à découvrir toutes sortes d’images peintes dans la vache, de la tête à la queue. C’était devenu un tableau surréaliste. Plus on le regardait, plus on y découvrait quelque chose : ici un bosquet sur le flanc de la vache, là une rivière coulant sur son cou. Toutes ces figures apparaissaient comme si l’artiste les avait vraiment peintes.
- Ce n’était pas le cas ? demande Willem de Kooning.
- Non. C’était des effets accidentels qui apparaissaient lorsque vous regardiez le tableau d’une certaine façon — comme quand on observe les nuages. Un profil d’homme se détache, une cathédrale, un animal…
- Maintenant je comprends ce que vous voulez dire. J’utilise largement cela dans mon travail » [31].
North Atlantic Light, 1977. La toile figure clairement cette ambivalence représentative de la peinture. Encore une fois, nous sommes comme qui dirait en immersion : la dislocation graphique nous offre des bribes de peinture dans un plan qui déjoue ses limites et qui paraît opérer un renvoi de sa picturalité vers l’extérieur, comme si le monde était devenu pictural. En même temps, le contraste entre les tonalités sombres et les tonalités claires renforce l’effet de luminosité que le titre souligne et l’on retrouve une sensation lumineuse qui nous rappelle l’héritage hollandais du peintre : jaune et bleu, comme les peintures de Vermeer ou de Mondrian. Une sensation identique d’immensité dans l’intime.
Au centre, le graphisme nonchalant d’un petit bateau et de son reflet. Bien sûr, ce bateau n’a pas été dépeint — du moins si l’on suit le raisonnement de Rosenberg. Mais il est là. Il pourrait être là. La peinture a produit cette possibilité. La tache est devenue forme et la forme est devenue contenu. Le contenu est une image qui glisse devant le regard … le contenu est une vision fugitive de quelque chose, une rencontre, comme un éclair ... On pourrait même dire qu’on est revenu au point de départ, je veux dire à la question moderniste sur la « pure plasticité ». Au fond, c’est le problème de ce qu’on appelle « signes plastiques » : ils deviennent rapidement les « signes iconiques » de ce qu’on n’avait pas vu auparavant.
Ce que je vois dans cette tache, dans ce « rien plastique », c’est un bateau. Et, au-delà du bateau, les formes d’une bataille navale dont l’action est purement picturale. Son inflorescence centrifuge construit la possibilité iconique d’une connexion entre la peinture et le monde, d’une connexion mentale où la peinture nous prouve sa pensée.
En fin de compte, on aura distingué des bouches, des yeux, la silhouette d’un bras ou d’une jambe, un chapeau, une bicyclette, un presque « quelque chose »… Puis, maintenant, un bateau : c’est le punctum ironique, frenhoferien, d’une survivance figurative, d’un conditionnement archaïque à l’intérieur d’une peinture qui avale le tout au point de nous faire tomber dans l’abstraction...
Juan Porrero, 2014.
Notes
[1] H. Balzac. Le chef d’œuvre inconnu. Gallimard, Folio, nouvelle édition de 2005.
[2] W. de Kooning. Écrits et propos. Textes réunis par M-A Sichère. École nationale supérieure des Beaux- Arts, Paris, 1992, p. 39.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 9. Préface d’Yves Michaud.
[5] Savoir si de Kooning travaille sur l’intuition ou sur l’intellect est la question sans cesse répétée par la critique pour tenter d’expliquer les mécanismes de l’expressionnisme abstrait. Voir S. Yard. Willem de Kooning. Trad. R. Ibero. Poligrafa, Barcelona, 1997, p. 117.
[6] E.T. Cook et A. Wedderbuerd. The Complete Works of John Ruskin. G. Allan and R. Unwin, Londres, 1903, vol. XXXVI, p. 81.
[7] Écrits et propos, ibid., p. 65.
[8] Ibid., p. 106.
[9] Ibid., p. 103.
[10] I. Sandler. Le Triomphe de l’art américain, op. cit., p. 127.
[11] A. Giacometti. Écrits. Hermann, Paris, 1990, pp. 273 et 284.
[12] Conversations avec Cézanne. Macula, édition critique présentée par P.M. Doran, Paris, 1978, p. 109.
[13] I. Sandler, ibid., p. 127.
[14] Écrits et propos, ibid., p. 66.
[15] E. Strauss, cité par Henri Maldiney dans Penser l’homme et la folie. Millon, Paris, 1990, p. 272.
[16] Confused modes of execution — Ibid., vol. VI, p. 84.
[17] L’expression, souvent citée par Francis Bacon et par Willem de Kooning, appartient à l’écrivain Lewis Carroll. Alice au pays des merveilles.
[18] Écrits et propos, ibid., p. 81.
[19] Ibid., p. 108.
[20] I. Sandler, ibid., p. 134.
[21] Écrits et propos, ibid., p. 109.
[22] « L’expressionnisme abstrait produit une forme de réalisme », affirme le peintre — ibid., p. 56.
[23] Ibid., p. 226.
[24] Ibid., p. 138.
[25] Ibid., p. 234.
[26] B. Hess. Willem de Kooning. Les contenus, impressions fugitives. Trad. A. Charrière. Taschen, 2004, p. 59.
[27] C. Perret. Les porteurs d’ombre. Mimesis et modernité. Belin, Paris, 2002, p. 278.
[28] B. Hess, ibid., p. 58.
[29] D. Sylvester. Flesh was the reason, dans Willem de Kooning paintings. Catalogue. Board of trustees, National Gallery of Art, Washington, 1994, p. 30.
[30] R. Wollheim. Painting as an art. Trad. B. Moreno. La balsa de la Medusa, Visor, Madrid, 1997, p. 411. C’est moi qui traduis.
[31] Écrits et propos, op. cit., pp. 138-139.
Documents
Pour citer cet article
Juan Porrero, « Willem de Kooning : le « rien » de la peinture moderne. ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.