La peinture hors de ses gonds

Numéro 01/2014

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Le rapport du peintre à sa toile a été souvent décrit, un peu naïvement ou pour construire un mythe, comme un combat ; combat que le geste et la couleur déposée sur la toile illustreraient. Cependant pour contourner ou échapper à la surface picturale donnée et envisagée comme écran, ou comme surface de réception de ce combat, un certain nombre de peintres contemporains ont subverti le support même de la peinture.

Lacéré, arraché, froissé, roulé en boule, brûlé, brisé, augmenté ou avili par des objets exogènes, soumis à une fragmentation ou au dépaysement, la peinture résiste-t-elle à ce régime de violence et de détournement ? Remettant en jeu la place de l’artiste et son action face au support classique de la peinture, le changement d’outils et de gestes, que l’expression de cette violence oblige, ne provoque-t-il que la réitération de ce combat ? Ou ouvre-t-il une nouvelle incertitude – une démesure ou un dénuement, une affirmation ou une impuissance ?

La peinture se mérite, quitte à se grimer et à flirter avec l’absurde, à devenir tout simplement hystérique (Martin Kippenberger), ou à entrer en guerre contre la représentation en peinture, contre les académismes y compris celui des avant-gardes, pour passer au-delà des « bords et débords », pour déborder les frontières (Gérard Gasiorowski). Elle peut également s’enflammer : elle s’embrase pour mieux embrasser ; le feu fait-il de la peinture un lieu, une scène de sacrifice (Yves Klein) ? Ou encore, elle réaffirme dans une reprise agressive de ses propres codes une nouvelle présence (Steven Parrino).

À ces gestes compulsifs et agressifs, d’autres artistes préfèrent les contournements, les pas de côté et les chemins de traverse. Saturer l’espace même de l’exposition (Katharina Grosse) ou affirmer l’horizontalité de la peinture (Adrian Schiess), c’est glisser du paysement au dépaysement, du tableau à une scénographie picturale. Dépaysement également, quand la couleur n’est plus celle produite spécialement pour les artistes, mais le vert chlorophylle (Guiseppe Penone), le pollen (Wolfang Laib) ou des jus colorés provenant de fleurs écrasées (José Maria Sicilia) : la couleur, non pas toute faite, mais « déjà là », offerte et simultanément prête à s’évanouir. Déplacement encore, ou plus exactement décollement, quand le tableau se marie plus ou moins discrètement à la sculpture et joue avec l’espace du spectateur (Véronique Verstraete). Ou, tout simplement, quand le jeu se produit dans les strates de la peinture, de son geste et de son devenir, un déplacement indécidable naît de la tension d’une abstraction qui « figure » ou d’une figure qui se dérobe à l’abstraction (Willem de Kooning).

Dans toutes ces procédures, où le peintre et son œuvre rivalisent soit dans le détachement, soit dans un surcroît de présence, la peinture comme une porte battante soumise à un va-et-vient incessant sort de ses gonds et rappelle aussi bien à l’artiste qu’au spectateur qu’elle se mérite.

Antoine Perrot

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