Au temps des visions, peinture visionnaire et temps
Résumé
Dans le sillage de la rhétorique antique, on s’est beaucoup interrogé dans les arts visuels sur ce qui définit le punctum comme affect dans l’image. Le punctum est défini par Barthes comme une modalité affective de l’attention visuelle. Pourtant s’il définit une qualité affective du regard le punctum désigne d’abord le rapport qui se noue entre vision et temporalité. C’est dans des cultures qui ont fait de la vision le cœur d’une pratique exploratoire du temps qu’il faut aller chercher ce qui peut « ralentir le temps en peinture » pour comprendre l’espérance qui relie vision et temps. L’enfermement dans le présent d’une époque qui a perdu toute espérance d’un futur meilleur, n’est-ce pas ce qui caractérise aussi l’urgence visionnaire dans la peinture actuelle ?
Plan
Texte intégral
Dans le sillage de la rhétorique antique, on s’est beaucoup interrogé dans les arts visuels sur ce qui définit le punctum comme affect dans l’image. Le punctum est défini par Barthes [1] comme une modalité affective de l’attention visuelle, il est ce qui me point, m’émeut, me touche (proche en ceci du fameux movere, de la rhétorique cicéronienne [2]). Pourtant s’il définit une qualité affective du regard le punctum désigne d’abord le rapport qui se noue entre vision et temporalité. C’est dans des cultures qui ont fait de la vision le cœur d’une pratique exploratoire du temps qu’il faut aller chercher ce qui peut « ralentir le temps en peinture » [3]. On disait de Geronimo qu’il avait la capacité d’arrêter l’aurore, afin que ses guerriers puissent se glisser dans le camp des ennemis quand ils dormaient. La puissance visionnaire de Geronimo pouvait arrêter le temps selon la légende. Quand William Blake, le grand génie de l’art visionnaire anglais illustre la Commedia de Dante, c’est parce que « le monde de l’imagination est celui de l’éternité » [4]. N’entrent dans l’enfer de Dante que ceux qui n’ont plus rien à espérer. Aux uns l’absence de devenir, aux autres la possibilité d’une vision béatifique. N’est-ce pas cette espérance qui relie vision et temps ? L’enfermement dans le présent d’une époque qui a perdu toute espérance d’un futur meilleur, n’est-ce pas ce qui caractérise aussi l’urgence visionnaire dans la peinture actuelle [5] ?
L’« hallucination » visionnaire.
C’est au Moyen âge que se noue en Occident le rapport entre vision, écoute et mémoire. Nous voudrions montrer que l’art visionnaire a beaucoup moins à voir dans la culture occidentale avec l’hallucination qu’avec la mémoire et le ralentissement contrôlé du flux de la conscience qui permet l’activité mémorielle.
Les anciens ont certainement vu des choses qu’assurément nous ne sommes plus habitués à percevoir. Pour preuve, voici un petit texte tiré des Dialogues de Grégoire le Grand. C’est un texte édifiant qui fut très populaire dans la culture monastique médiévale. Il est extrait du deuxième livre des Dialogues qui raconte la Vie et miracles de Saint Benoît.
« Un des moines, avait cédé à l’instabilité et ne voulait plus rester au monastère. L’homme de Dieu (Saint Benoît) l’avait repris avec confiance, l’avait exhorté souvent, mais lui s’obstinait à refuser de rester dans la communauté, insistait avec opportunité pour être relâché. Si bien qu’un jour le vénérable père, dégouté de la démesure de son fils, lui enjoignit tout en colère de partir. À peine sorti du monastère, il trouve devant lui sur son chemin, un dragon, la gueule béante. Ce dragon apparu soudain, faisant mine de le dévorer, il se mit à trembler avec palpitation et à hurler « Au secours ! Au secours ! Le dragon va me dévorer ! ». Les frères accoururent ; pas de dragon (draconem minime viderunt). Ils ramenèrent au monastère le moine tremblant et palpitant. Séance tenante, il jure qu’il ne quittera plus le monastère. Dès lors il tint sa promesse, ce moine qui, grâce aux prières du saint, avait pu voir se dresser contre lui un dragon qu’auparavant il suivait sans le voir [6].
On avait donc au Moyen âge la capacité de voir des dragons. Il faut considérer qu’à des époques plus anciennes, les visions étaient un phénomène courant, c’est-à-dire qu’elles étaient un phénomène socialement valorisé. On pouvait donc raconter avoir vu des anges qui vous transpercent le cœur avec un grand dard en or, comme Thérèse d’Avila à l’époque du siècle d’or espagnol [7]. On avait aussi pu voir des anges gravir de haut en bas l’échelle de Jacob à l’époque biblique (Dieu se tenant sur la dernière marche de l’escabeau céleste) [8]. Dieu avait aussi fait visiter par vision interposée son nouveau temple à Ézéchiel, précisant les mesures de toutes les pièces, salle à manger comprise [9]. Plus tardivement, à l’époque évangélique, les Actes de apôtres nous apprennent que l’apôtre Pierre avait pu voir se déployer sur lui une toile gigantesque grouillante de tous les animaux de la création [10]. La question qui se pose à nous est donc celle–ci : comment se fait-il que nous ne soyons plus invités à voir de telles merveilles aujourd’hui ?
Depuis le grand enfermement asilaire et la Madeleine de Janet [11] (1926) une première hypothèse est que les visions sont le fait de sujets extatiques et délirants. Les personnes qui ont des hallucinations peuvent être psychotiques, mais elles peuvent tout aussi bien se droguer, à moins qu’elles n’aient des problèmes d’insuffisances rénales. Il est pourtant fort probable que la proportion de psychotiques et d’insuffisants rénaux varie peu d’une génération à l’autre. C’est la raison pour laquelle l’hypothèse d’une connexion systémique entre vision et délire psychotique pointe sa faiblesse. Il n’y a pas de raison pour penser que les homo sapiens qui nous ont précédé, tous dotés du même bagage neuronal que nous, n’eurent pas des conduites aussi rationnelles que les nôtres, quoi qu’elles fussent comprises dans d’autres systèmes symboliques que le nôtre. C’est la raison pour laquelle nous pensons que l’archéologie du sentiment visionnaire en Occident a quelque chose à nous apprendre sur les rapports qu’entretiennent encore aujourd’hui l’image, la mémoire, l’écriture et le temps.
Revenons au Moyen-âge. Celui qui se rend à l’abbaye de Reichenau, qui fut un immense complexe monastique construit sur une petite île du Rhin, aux abords de Constance à l’époque des Carolingiens, apprendra que cette abbaye fut un haut lieu du monachisme visionnaire à l’époque ottonienne. Le genre de visions qui furent produites là nous en apprend beaucoup sur les liens qui se tissèrent alors en Occident entre pratique visionnaire, exercice de mémorisation par l’image, et image peinte. Tous les monastères de l’époque justinienne en Orient et plus encore les monastères de l’époque carolingienne et ottonienne en Occident ont été des lieux de conservation et de transmission du patrimoine antique et biblique. On retrouve le même phénomène dans le monachisme irlandais. Les moines recopient donc des livres dans des scriptoria. Le scriptorium est l’atelier du copiste qui peut à la fois être scribe et peintre. Pingere désigne en latin médiéval l’acte de tracer des lettres manuscrites, les images sont quant à elle le fait de l’enlumineur, l’illustrator [12]. Le peintre comme nous allons le montrer, c’est celui qui a des visions au scriptorium, c’est-à-dire dans sa cellule qui est l’atelier où se forgent ses visions.
La Vision de Wetii
Un livre de la bibliothèque de l’école de Reichenau retient notre attention. Il s’agit de la Vision de Wetii, composé en 824 par l’abbé bénédictin Heito de Reichenau. C’est un livre qui a été composé pour des moines de chœur, c’est-à-dire pour des religieux lettrés de l’époque et non pour de crédules illettrés. La Vision de Wetii, opuscule peu connu du grand public, est pourtant la matrice de ce que deviendra plus tard la Divine Comédie de Dante, un des chefs d’œuvre de la littérature visionnaire universelle.
Que dit le texte latin [13] ? Un certain frère Wetii se trouva pris de malaise après avoir pris une potion médicinale pourtant inoffensive. Ses frères le ramenèrent à sa cellule, et voici qu’il fut pris de visions. Dans son sommeil, un ange le conduisit effectivement en enfer puis au paradis. Il le mena vers une citadelle située au bout d’un magnifique sentier, et là cet ange lui aurait commenté les divers lieux où résident les âmes des justes et des damnés. Conduit par l’ange, Wetii aurait clairement vu les divers lieux de l’enfer et du paradis, avec l’emplacement réservé à chaque âme selon sa conduite ici-bas. Ce que ramène Wetii de l’au-delà, c’est donc un plan, une sorte de diagramme du monde sacré, une carte destinée à s’orienter dans le monde invisible.
La lecture est un élément important de ce dispositif de vision. Le texte précise que pendant qu’il éprouve ce qui pourrait faire penser à une mort chamanique, ses frères, pour le ramener à la vie du monde d’en bas, lui lisent les psaumes et aussi les Dialogues de Grégoire le Grand, ce fameux livre de préceptes et de récits où l’on rencontre les dragons précédemment évoqués. L’écriture est ici clairement le contre poison qu’emploient les moines afin de ramener Wetii à la vie après son empoisonnement.
À l’époque, l’office principal du moine (en plus de l’office des psaumes) consiste à lire au minimum deux à trois heures par jour dans sa cellule, le dimanche étant tout entier consacré à la lecture [14]. Dans la tradition monastique occidentale, la lecture n’est pas une lecture d’instruction mais une lecture d’édification. Dans le cas de Wetii, elle sert une pratique imageante de médication, la lecture est une thérapie de l’âme. C’est un exercice spirituel à part entière, c’est-à-dire une méthode de mentalisation des textes sacrés qui vise à modifier l’exercitant, le progressant. On nomme cette méthode de lecture méditante lectio divina. Elle consiste en un cycle d’opérations mentales systématisé plus tardivement par Guigues II le chartreux (XIIème siècle). Guigues distingue quatre degrés successifs : lectio, meditatio, contemplatio, oratio. On lit un fragment de texte (lectio), sur lequel on réfléchit (mediatio), afin que s’ouvre le cœur (contemplatio) en vue d’engager un dialogue muet avec la divinité (oratio).
Depuis l’époque biblique [15], la lecture méditante a été comparée à une manducation, une digestion de la parole. Ce n’est donc pas un hasard si la Vision de Wetii commence par un empoisonnement et continue par un apport de nourritures intellectuelles. Sous l’effet du poison, frère Wetii commence donc par vomir et c’est tout naturellement que ses frères lui lisent des psaumes et des textes de Saint Grégoire aussi longtemps que dure son ravissement, son raptus divin. Autrement dit, pour le ramener à la vie, ses frères le nourrissent d’images littéraires qui deviennent les images mentales dont il rêve. Images littéraires et images mentales n’ont pas un statut différencié dans la culture médiévale.
Frère Wetii est donc un lecteur-rêveur, scrutant très matériellement la lettre d’un texte jusqu’à l’hallucination qui convertit l’image littéraire en image mentale : cette image mentale finit par s’imposer à son esprit et c’est en cela que consiste la vision. La vision est une « hallucination artistique » contrôlée par l’image au sens où Flaubert emploie ce mot à propos de sa création littéraire : « Vous me demandez si l’hallucination artistique s’emboite pour moi dans la réalité ambiante ? Non. – La réalité ambiante a disparu. Je ne sais plus ce qu’il y a autour de moi. J’appartiens à cette hallucination exclusivement » [16]. Et de même que Flaubert finit par échapper à ses hallucinations en transcrivant les images qui l’envahissent, à son réveil, Wetii est terrorisé et doit écrire ce qu’il a vu en rêve. À son réveil, Wetii presse ses frères de consigner son récit. Sa vision (les images mentales produites pendant la lecture des psaumes qu’on lui récite pendant son sommeil) est consignée sur des tablettes de cire afin de convertir physiquement des images littéraires dans la lettre d’un texte. Plus tard l’ouvrage sera couché sur un parchemin qui rejoindra la bibliothèque du monastère. On peut voir le résultat de ce genre de processus à la bibliothèque du Trinity College de Dublin. Le manuscrit du livre de Kells déploie des images littéraires qui deviennent à leur tour des images peintes. Les entrelacs du graphisme d’inspiration celtique font ressembler ces pages à des mandalas. Ces images ressemblent à des plans, ce sont les cartes d’un univers mental plus que des illustrations destinées à imager le contenu d’un texte. L’image mentale, littéraire ou picturale est un itinéraire à parcourir. Le parchemin est un chemin et servira à d’autres moines. Ils produiront à leur tour, à partir de ces transcriptions d’images mentales, d’autres rêves, d’autres visions, puis d’autres textes : ce seront autant de sermons, d’homélies, de conseils spirituels, de vies de saints, etc… C’est ici qu’on comprend que la lecture méditante des textes n’a d’autre but que de faire communiquer l’image littéraire et l’image mentale par le biais d’un travail psychique de l’exercitant.
On passe donc dans la lectio divina de la meditatio à l’oratio par conversion inter-sémiotique. C’est une sorte de transcodage qui permet de transformer l’image littéraire en image mentale. C’est ici que la lectio divina diffère de l’exégèse puisqu’elle concerne d’abord l’imagination comme outil de figuration mentale avant de concerner l’étude précise de ses significations.
Meditatio, lectio, enargeia.
Au Moyen âge, comme dans la rhétorique romaine, le nom de cette pratique se nomme compositio. Dans la lecture méditante, on compose et on recompose dans son esprit des images mentales, afin de produire des textes qui génèrent des comportements normés par ces mêmes textes. Imaginer ce n’est pas figurer mais re-figurer, et se reconfigurer éthiquement par exercice de l’imagination. La pratique d’une imagination formative est en soi un exercice spirituel. Cette idée de compositio méditative, sera la matrice de la fameuse historia d’Alberti dont Baxandall a bien compris ce qu’elle devait aux pratiques de rhétorique antique [17]. Peut-être pourrions-nous ajouter que l’art du Quattrocento n’ignorait rien des pratiques de méditation médiévales, elles-mêmes issues des arts de la mémoire antiques [18].
Pour comprendre comment les moines se sont mis à traduire leurs visions en images peintes, il nous faut revenir sur les pratiques concrètes de méditation dans la lectio divina. L’étape de la meditatio est une étape fondamentale puisqu’elle articule le travail de mémoire et le travail de figuration mentale, c’est elle qui se sert de l’image pour temporiser le flux mental en une sorte de montage.
La méditation consiste à resserrer l’esprit sur un fragment de texte afin d’en forcer la compréhension. Il n’est pas rare de voir un frère passer tout un dimanche, voire plusieurs mois sur une sentence, une phrase, voire un mot de l’écriture. À quoi sert la meditatio monastique ? On ralentit l’esprit, en répétant des mots afin de de les intégrer mentalement, de les mémoriser. La méditation monastique est l’art de fabriquer des pensées relatives à Dieu au moyen d’un dispositif de lecture qui permet de pratiquer des agencements d’images par ralentissement du flux de conscience. Ce qu’on nomme « vision » dans le vocabulaire monastique, ce n’est donc pas une simple hallucination au sens moderne du terme. Cela n’a rien à voir non plus avec le narcissisme intégral qu’exprime la dévastation psychotique. La vision est le produit d’une technique d’ascèse qui articule des textes et des images pour les rendre actifs et efficaces. Elle mobilise ce qu’on nommait dans l’antiquité le kaïros de l’orateur : dire et agir de manière juste, au bon moment [19].
Il faut revenir à l’image littéraire pour comprendre comment elle est susceptible de produire des images mentales. Il y a ce qu’on nomme dans la théorie aristotélicienne [20] du discours le concept d’enargeia. Cette expression signifie que tout discours doit d’abord montrer. Pour être efficace les mots de la tragédie ou de l’orateur doivent mettre les choses « sous les yeux » (pro ommaton [21]). De même que les peintures de Zeuxis trompent – selon Pline - les oiseaux qui viennent picorer les raisins peints, le spectateur doit croire qu’il assiste véritablement à la scène qu’un texte met en scène. L’enargeia c’est l’effet de présence visuelle qu’opèrent des images littéraires fortes afin de frapper l’auditeur et emporter sa conviction. L’enargeia construit une évidence de la représentation qui produit une sorte d’hallucination de présence iconique des mots. Au travers de la rhétorique stoïcienne la pratique de l’enageia se rapprochera de plus en plus des pratiques ekphrastiques. Denys d’Halicarnasse [22], Cicéron et Quintilien [23] acclimateront et feront la fortune de ce concept dans les traités de rhétorique romaine. Il s’agit toujours de donner à voir les faits avec un relief particulier pour que les images mentales d’un discours s’imposent avec une certaine saillance. La méditation monastique use de cet artifice hérité de la rhétorique antique [24].
L’ « hypotypose », mot qui veut dire « image » en grec, désigne la figure de rhétorique qui opère les modalités mnémoniques de l’enargeia oratoire. L’energeia d’un discours imprime celui-ci dans la mémoire. Saint Augustin, qui a reçu une formation d’orateur, décrit ainsi les choses dans son De Trinitate ; « quel lecteur, […] quel auditeur des écrits de l’apôtre Paul ne se figure pas en esprit l’image de l’apôtre ? » [25]. Il théorise ainsi les choses dans son Commentaire de la Genèse : « à peine un corps a-t-il été vu qu’une image se forme dans l’esprit de celui qui l’a perçu […] l’esprit ne garderait aucun souvenir s’il ne s’était lui-même formé une image en soi » [26]. Augustin d’Hippone veut dire que non seulement l’impression des images marque l’esprit, mais qu’elle conditionne la mémoire et la possibilité du temps comme succession d’images. On reconnaît dans cette théorie d’une production du temps par l’image une première esquisse de ce qui sera le schématisme kantien. Nous sommes dans le temps parce que nous avons la capacité de produire des images. Sans image, il est impossible d’articuler dans le temps des concepts. L’image conditionne non seulement la conscience d’une temporalité par protension et rétention de d’instants dans l’âme (la fameuse distensio animi du livre XI des Confessions reprise par Husserl dans son Essai sur la conscience intime du temps) mais elle conditionne le fait de penser lui-même. C’est pourquoi il n’y a pas de pensée sans image, et pas de temps sans capacité de composition visionnaire.
Blake écrit en annotant Lavater « Je ne crois pas que l’enfer existe littéralement, mais l’enfer est d’être enfermé dans la possession de désirs charnels qui finissent par ennuyer [27] » Quand on s’ennuie on n’espère plus rien, le temps s’arrête, l’enfer s’ensuit. Cette apocalypse du devenir est le contraire des visions que Blake recherche en peinture. Ne plus avoir de vision, cela signifie quitter le devenir, comme chez Dante ceux qui entrent en enfer quittent toute espérance. Ce que les moines médiévaux de l’abbaye de Reichenau nomment « vision » c’est donc un dispositif de mentalisation issu de la lectio divina qui garantit le devenir des images, afin que celles-ci ne se bloquent pas dans un processus de répétition pathologique qui décompose et annihile le temps.
Souvenons-nous que Bachelard avait déjà défini l’imaginaire contre l’image. « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images » écrit Bachelard. Et c’est ici que Bachelard invoque immédiatement l’héritage de Blake : « L’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L’imagination n’est pas un état, c’est l’existence humaine elle-même ». ». [28] Dans ce contexte, la vision de Wetii témoigne de ce qu’est la pratique visionnaire au Moyen Âge, elle est la matrice d’un entrecroisement de l’image et du texte chez Blake : les images mentales sont le produit d’un dispositif qui conjugue lecture, mentalisation, figuration mentale, mémorisation par l’écriture, production littéraire et invention plastique. On comprend mieux pourquoi les grands artistes visionnaires mêlent souvent peinture et écriture, image littéraire et image plastique : pensons à Redon, Ensor, Arp, Michaux, Klee...
L’image comme diagramme mnémonique.
Il se trouve que Reichenau était aussi un centre de production d’images, on enluminait les textes recopiés. Il s’agit donc maintenant de comprendre quelle est l’efficacité de l’image peinte dans ce dispositif de mentalisation. Il arrive que pendant la lectio, par paresse spirituelle, l’esprit soit distrait, la curiositas fait divaguer l’esprit du moine, c’est ce que Cassien appelle la « fornication mentale » [29]. Le but de la meditatio dans la lectio divina, c’est donc bien de canaliser l’attention d’un lecteur méditant afin qu’il se concentre pour produire et mémoriser activement ses propres images mentales.
Nous avons observé que Wetii ramène de l’au-delà un plan, une sorte de diagramme mental du monde sacré. On sait depuis les travaux de Frances Yates [30] l’importance des diagrammes dans le monde antique. Ceux-ci servaient à mémoriser des textes. Comment l’orateur romain peut-il mémoriser un texte afin d’en mobiliser immédiatement les contenus dans une procédure judiciaire sur le forum ? Depuis Simonide et les palais de la mémoire, depuis la Rhétorique à Herennius (55 av J. C.), on sait qu’une méthode simple consiste à localiser les parties d’un discours dans une architecture imaginaire dont chaque pièce servira de conteneur pour une pensée. Cette mnémotechnique, comparable à la table des matières d’un livre, permet de mémoriser divers contenus qu’on peut localiser rapidement dans l’espace de la mémoire. Il en est ainsi du zodiaque qui consiste par exemple à découper le ciel en différentes figures animales. La combinaison des récits auxquels ces figures renvoient permet de mémoriser les constellations afin de se repérer très rapidement en mer, ou de connaitre avec précision la période favorable pour semer et récolter (lune montante et descendante). Les différents récits mythologiques qui articulent ces figures permettent d’avoir une vue systématique et synthétique de l’ensemble : le zodiaque est un résumé visuel et littéraire du ciel. De même, quand on écrit un texte dans l’antiquité, on le divise en segments facilement mémorisables, c’est ce qu’on nomme la stichométrie.
La mémoire humaine a des capacités limitées, c’est pourquoi l’on ne retient bien que ce qu’on peut diviser. Comment concentrer l’esprit d’un lecteur méditant sur un texte ? En ralentissant la lecture par des images saillantes. C’est ici qu’intervient la notion d’ornement. L’image littéraire est un outil de ralentissement dans le texte. Il se trouve que chez Quintilien, l’energeia, c’est-à-dire la peinture pittoresque et sensuelle, constitue par elle-même l’ornement de base du discours oratoire. Dans la rhétorique romaine l’ornement littéraire vise à ralentir, à concentrer la pensée de l’auditeur, il instaure un temps de méditation en fixant l’attention sur une description pittoresque. L’ornement ralentit le discours. Une comparaison frappante marque l’esprit, frappe l’attention et permet l’élaboration d’images mentales.
C’est pourquoi une des figures les plus remarquables de l’ornement rhétorique médiévale est l’allegoria. L’allégorie se classe parmi les ornements stylistiques obscurs. Elle annonce clairement (energeia signifie « clarté ») et de manière oxymorique que se montre en elle quelque chose de clairement obscur. Ce trope oblige l’esprit à convertir (tropos c’est « tourner ») un sens littéral en sens spirituel. La métaphore excite l’esprit humain à voir l’invisible en le retenant sur une signification difficile à déchiffrer. Toutes les pratiques de double-vue, d’images potentielles et d’anamorphoses de l’art visionnaire depuis la Renaissance (Bosch, Arcimboldo, Herri Met de Bles, Gauguin, Redon, Ensor, Seurat, Ernst, Dali etc… [31]) prennent leur source dans cet entrecroisement de la métaphore textuelle et visuelle.
Quel est le rôle de l’image peinte dans ce processus de segmentation qui permet de mémoriser un texte ? Dans la rhétorique méditative de l’image, l’ornement est lié au punctum. Le punctum c’est très concrètement la scansion d’un texte par des figures peintes. Il peut s’agir d’un bestiaire qui ponctue un texte, comme les animaux du zodiaque divisent les constellations du ciel. Ce bestiaire peut être constitué de formes monstrueuses qui visent à titiller le cerveau. Ensuite il y a les lettres enluminées dont la signalétique colorée permet de se repérer immédiatement dans la page afin de mémoriser un texte comme diagramme. On comprend que lorsque Saint Augustin définit l’extase comme une « attention de l’âme qui se détourne et se coupe complètement des sens corporels […] Alors on ne voit plus rien même les yeux grands ouverts » [32], ceci signifie concrètement que le ravissement monastique ne consiste pas en une évasion magique ou délirante du réel. Ce qui conditionne le ravissement, la vision ce sont des techniques de mémorisations concrètes. Saint Augustin écrit : « on ne voit plus rien même les yeux grands ouverts ». Le spectateur dort éveillé comme chez Turner, Gauguin, Redon ou Matisse [33].
Peinture et mémoire.
Venons-en à la plasticité concrète de l’image peinte. Une représentation de l’enfer du XIIème siècle, tirée de l’ Hortus deliciarum attribué à l’abbesse Herrad de Honhenbourg offre une peinture concrète de ce qu’a pu voir le frère Wetii.
Elle préfigure les cercles, les corniches et les sphères de La Divine Comédie. C’est ainsi que la vision n’est pas simplement transcrite sur des tablettes de cire, elle produit des peintures dont témoignent les innombrables peintures d’apocalypses médiévales. Ce qui fait l’efficacité des arts de la mémoire, c’est non seulement une technique de localisation, qui fait appel à des images mentales et des images peintes, mais c’est aussi le fait de diviser un corpus en petites unités afin qu’elles soient plus aisément mémorisables. C’est pourquoi ces images, qui ressemblent à des labyrinthes, ou des mandalas sont des diagrammes qui servent en fait l’organisation d’un montage mental. Le punctum visionnaire est une forme de concentration au moyen de l’image peinte.
Pour conclure il faut constater que le processus visionnaire est un universel des sociétés humaines car l’attente fait partie du processus d’hominisation. La spiritualité au sens des préhistoriens [34], c’est l’éveil d’une vie qui se distancie de ses besoins de survie immédiats. Ce qui définit l’hominisation, ce n’est pas le langage comme le pensait Aristote, c’est la cuisson des aliments [35]. Elle oblige à attendre en groupe autour d’un feu avant de pouvoir se rassasier [36]. C’est ici que l’humain augmente le temps qu’il consacre au développement de sa plasticité cérébrale. Ainsi s’invente l’activité symbolique. Se concentrer pour rappeler un flux de conscience, sélectionner des images mentales, les recomposer et inventer d’autres mondes possibles, voilà l’essence de l’activité visionnaire en peinture. Ce lointain punctum désigne la capacité à attendre et à espérer quelque chose de l’avenir par un travail de concentration, l’espace clos de la toile ou de la grotte se prête bien à cet exercice.
Notes
[1] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, éditions Gallimard, Paris, 1980.
[2] Cicéron, De oratore, II, 114-216.
[3] Ce texte a été écrit pour une journée de travail intitulée « ralentir, peinture ».
[4] Michael Edwards, « Voir : Blake et Dante », in William Blake, sous la direction de Yves Bonnefoy, éditions Hazan, Paris, 2013, p. 186.
[5] Voir à ce sujet : Olivier Long, « Peintres offshore (qu’est-ce que le métamodernisme en peinture ?) » (à paraître).
[6] Grégoire le Grand, Dialogues, II, 25, 1-19.
[7] Thérèse d’Avila, Vida de Santa Teresa de Jesús, chap. 29.
[8] Gn. 28, 11-19.
[9] Ez. 40.
[10] Act. X, 9-33.
[11] Voir Pierre Janet, De l’Angoisse à l’extase. Études sur les croyances et les sentiments. Vol. 1 : Un délire religieux. La croyance, vol. 2. Les sentiments fondamentaux, éditions Alcan, Paris, 1926 et 1928.
[12] Mary Carruthers, The book of memory, Cambridge University Press, 1990, pp. 224, 226.
[13] Ernest Dümmler (éd), ’Heitonis Visio Wettini’, in Poetae Latini ; Aevi Carolini, book 2, Frankfurt, Monumenta Germaniae Historica, 1884.
[14] « Règle de Saint Benoît », chapitre 48, in Règles des moines, édition de Jean-Pie Lapierre, édition du Seuil, Paris, 1982, p. 112.
[15] Ez, 3, 1-4 et son commentaire par Grégoire le Grand, Homélies sur Ézechiel, homélie X, Éditions du Cerf, Paris, 1990, Tome I, pages 383 ss.
[16] Gustave Flaubert, Lettre à Taine, in Correspondance, éd. Bernard Masson Paris, éditions Gallimard, 1998, p. 499.
[17] Michael Baxandall, Les humanistes a la découverte de la composition en peinture, 1340-1450, Paris, éditions du Seuil, 1989.
[18] Frances Yates, L’art de la mémoire, Paris, éditions Gallimard, 1966.
[19] Voir Cicéron, Premiers académiques, II, 145.
[20] Aristote, Poétique, 17, 1455a24 et Rhétorique, III, 1411b 24.
[21] Aristote, Rhétorique, 3, 11, 1.
[22] Denys d’Halicarnasse, Lysias, 7, 1-2.
[23] Quintilien, Institution oratoire, III, 8 et IX, 2, 40.
[24] C’est ce qu’a montré le travail de Mary Carruthers dans son livre fondamental Machina memorialis, méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen-âge, éditions Gallimard, Paris, 2002.
[25] Saint Augustin, De Trinitate, VIII, IV, 7.
[26] Saint Augustin, Commentaire du livre de la Genèse au sens littéral, XII, XVI.
[27] Cité par Michael Edwards, in art. cit.
[28] Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, éditions José Corti, Paris, 1943, p. 12 et William Blake, Second livre prophétique, traduction Berger, éditions Rieder, 1930, p. 143.
[29] Jean Cassien, Conférences, XIV, 11, et Institutiones, VI.
[30] Frances Yates, Op. Cit.
[31] Voir Dario Gamboni, Potential images, Ambiguity and indeterminacy in Modern art, The University of Chicago Press, 2004, et Dario Gamboni, Paul Gauguin, au « centre mystérieux de la pensée », éditions Les Presses du Réel, Dijon, 2013.
[32] Saint Augustin, Commentaire du livre de la Genèse au sens littéral, XII, XII.
[33] Voir mon article, « peintres Offshore », article cité.
[34] Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ?, éditions Gallimard, Paris, 2011, p. 53.
[35] Voir Claude Levi Strauss, Mythologiques, t. I : Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.
[36] Graham Townsley, La naissance de l’homme : aux origines de l’humanité, documentaire, production Nova/WGBH International, États-Unis, 2009.
Pour citer cet article
Olivier Long, « Au temps des visions, peinture visionnaire et temps ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.