Peinture comme témoin oculaire

Réflexion sur l’émergence des époques

Résumé

Ralentir peintures, c’est interroger la temporalité et l’historicité propres à la peinture. Comme le suggère W. Benjamin, ralentir, alors que tout accélère, a quelque chose de révolutionnaire : réfléchir et agir en même temps. On rapproche donc ici la contemplation esthétique et la cognition phénoménologique comme modalité spécifique de la pensée dans l’art, à une différence près : il faut transformer la nature de l’épochè husserlienne afin qu’elle ne prétende pas de mettre au jour des états de fait qui lui préexistent, mais qu’elle tâche de donner sens à des objets inconnus, à des concepts émergents, à des modes de comportement nouveaux, etc. Ralentir peintures pourrait alors aboutir à des expérimentations épistémologiques susceptibles d’éclairer la négociation permanente du sens, sur laquelle s’appuie tout processus de cognition et de réflexion.

Plan

Texte intégral

C’est irrécusable : dans l’histoire de l’Occident, la peinture joue un rôle étonnamment sérieux. Entre Platon, Pline l’Ancien et la patristique, ou encore Merleau-Ponty, entre Léonard de Vinci, Rembrandt et Picasso, entre François Ier, Napoléon et le Mao de Warhol, entre la Bataille de San Romano (Uccello), la Reddition de Breda (Vélasquez) et la Guernica de Picasso, entre Simonetta Vespucci (Botticelli), Saskia van Uylenburgh (Rembrandt) ou Victorine Meurent (Manet), entre Paul Delaroche, Rodtchenko et Duchamp, ou encore Reinhardt, la peinture a partie liée avec l’être et avec l’image, avec le pouvoir politique, avec le fantasme de l’élévation spirituelle et du mal absolu, avec la sensualité érotique, voire avec l’annonce de sa disparition définitive. [1] Que devient de nos jours ce lourd héritage ? Patrimonialisée, la peinture n’est-elle pas coincée par le poids de ses mythes, désormais portés par d’autres supports : scientifiques, technologiques, médiatiques ? A-t-elle donc définitivement succombé – ou va-t-elle succomber – sous l’instantanéité de l’époque numérique, sous la profusion illimitée des images par les médias et sous la « créativité scientifique » ? Pourtant, à des époques encore récentes, elle semble s’être épanouie véritablement sous la menace fatale, tour à tour, de la photographie, poussée qu’elle a été vers des recherches sur la perception, vers le non figuratif ou vers une nouvelle plasticité, sous la pression de l’imagerie populaire, poussée alors vers expressionnisme abstrait et le pop art, et enfin sous le déluge de la société du spectacle, lorsque la peinture migraient vers de nouveaux supports. « Ralentir peintures » sera donc interprété ici comme invitation à interroger sa temporalité et son historicité spécifiques.

Une locomotive qui freine

En marge de l’essai « Sur le concept de l’histoire », sur lequel il travaille peu de temps avant de succomber à la traque des juifs par les nazis, Walter Benjamin réfléchit sur le concept du progrès dans l’histoire. Depuis un moment, il n’y croit plus et constate que le destin de l’humanité conduit à un champ des ruines, comme celui que Paul Klee a représenté dans l’Angelus Novus. Benjamin remarque alors que la révolution ne peut plus être conçue à la manière de Karl Marx, comme une « locomotive de l’histoire universelle », car elle consiste plutôt, au contraire, dans l’« action de l’humanité qui voyage dans ce train, exercée sur le frein [2] ». Étant donné que depuis un demi millénaire, la peinture apparaît, précisément, comme une locomotive qui a tiré le processus historique de l’art, il est tentant d’utiliser la métaphore benjaminienne comme modèle heuristique pour interpréter aujourd’hui la situation historique de la peinture.

Ralentir peintures, alors que tout accélère [3], c’est imprimer d’emblée à cette réflexion un parti pris : tout va trop vite pour que l’on puisse réfléchir sur ce qui, dans cette course folle, est dangereux ou bénéfique, sur ce qui est souhaitable ou non, et pourquoi. Comment la philosophie peut-elle traiter cette question ? La pensée a certes besoin du temps pour se construire et se déployer à travers l’histoire ; mais l’oiseau de Minerve qui prend son envol au crépuscule rend la philosophie de type hégélien inutilisable face à l’accélération des bouleversements que le monde est en train de vivre depuis quelques décennies, et peut-être surtout depuis une décennie. Mais puisque la pensée reste un exercice temporel, et que l’instantanéité annule le temps (le délai), on peut tenter d’analyser sa temporalité dans une perspective éthique, et non pas historique : il faut ralentir, freiner, s’arrêter pour réfléchir. Là, on n’est pas loin de l’impératif catégorique de Kant, si toutefois il peut être ramené à cet avertissement : pense avant d’agir ! Dans ces deux approches philosophiques, on admet que penser doit être quelque chose de commun à tous les êtres qui pensent : est-ce raisonnable ?

Est-ce raisonnable d’admettre que l’histoire de la peinture, résumée ci-dessus à travers ses grands motifs : l’être, l’image, le politique, la sensualité et l’élévation spirituelle, se poursuit au-delà de sa disparition définitive, qui en fait partie ? Ralentir peintures, n’est-ce pas une invitation à réécrire l’histoire des avant-gardes ? En tout cas, ces deux approches philosophiques classiques, l’une historique, l’autre éthique, ne semblent pas s’appliquer spécifiquement à la peinture ; elles pointent en revanche l’horizon général de la civilisation humaine, confrontée aujourd’hui à une avalanche d’innovations technologiques dont la succession les fait sortir de la temporalité dont la pensée a besoin pour s’exercer dans l’espace politique. Chez Hegel, c’est le mouvement même de l’histoire qui est admis comme rationnel – qui peut y croire encore ?! – la philosophie n’a donc qu’à attendre (tranquillement) son accomplissement pour le penser. Aujourd’hui on prête une telle rationalité à l’« innovation » comme un espoir jamais explicité ni fondé en pensée. Kant exigeait en revanche que la pensée soit plus alerte ; cette conception peut rejoindre la métaphore de Benjamin si l’on admet que penser est en soi un acte révolutionnaire, comme la périagogé chez Platon : ralentir pour penser serait alors en soi un acte révolutionnaire !

Il serait cependant difficile de prétendre que la peinture souffre aujourd’hui d’une manière générale d’un déficit particulier de réflexion. Contrairement aux industries culturelles ou aux innovations technologiques, la pratique de la peinture – comme de l’art en général – a réussi à se préserver comme une activité non médiatisée, telle que l’a définie Gilbert Simondon, et elle résiste donc à sa manière à l’emprise idéologique de l’environnement social où tout doit contribuer à une utilité étroitement économique et rentable. L’art est certes fortement sollicité à cause de la mythologie de la création qui l’enveloppe, sommé qu’il est de travailler main dans la main – et ce n’est pas rare – avec les laboratoires scientifiques ! Ralentir peintures n’est donc ni la sagesse de l’histoire ni l’action éthique, mais doit signifier encore une autre chose : il faut resserrer l’horizon.

L’environnement social et culturel n’est toutefois pas sans laisser des traces sur la pratique de la peinture. Après la seconde guerre mondiale, elle fut prise dans les pulsations du monde nouveau, dont le rythme violait déjà ses propres temporalités. Ces pulsations, qui ont « transformé la profession sereine et digne [de peintre] en une course au profit, bruyante et pleine de passions, où “tout passe”… », etc., Ad Reinhardt les ressent dès les années 1950. Mais il refuse de s’y soumettre, et continue (tranquillement ?) à repeindre ses toiles, qui retournaient à l’atelier après des expositions, toiles tachées, marquées, voire abîmées par les doigts qui les ont portées ou explorées. Les peintures ralentissaient alors.

« La peinture quitte l’atelier comme un objet non-objectif d’art [non-objective object of art], puriste et abstrait, y retourne comme l’enregistrement de l’expérience (taches prises “au hasard”, défigurations, marques de doigts, accidents – “happenings”, éraillures) quotidienne (surréaliste, expressionniste), pour être repeinte, restaurée en tant qu’une nouvelle peinture peinte de la même vieille manière (niant la négation de l’art), encore et encore, et encore à nouveau, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau “conforme” [right] » [4].

Comment interpréter cette pratique de repeindre systématiquement ses peintures ? Certes, on peut y voir une conception de l’œuvre comme un objet idéal, mais cette idéalité piège en même temps la conception fétichiste de la création pour proposer l’idée d’un processus créateur à caractère récurrent. Reinhardt ralentit radicalement la peinture en général en refusant de ne jamais la considérer comme un objet achevé. Si l’on admet que l’acte créateur est unique et irremplaçable, il s’ensuit qu’après la disparition de l’artiste, ses peintures ont – en principe – perdu le statut d’œuvres puisqu’elles ne peuvent plus être soutenues par ce processus de renouvellement dont elles avaient besoin pour retrouver leur idéalité… ou que quelqu’un d’autre que l’artiste – un autre artiste ? un copiste ? un restaurateur ? – les repeigne entre deux expositions. Dans les deux cas, le statut de l’œuvre se trouve bouleversé. Reinhardt ironisait sur les évolutions de l’environnement social de son époque en définissant le métier du peintre comme étant celui « de plaire et de vendre », lui-même rejetant toute séduction pittoresque. On peut penser qu’il a choisi le mode de peinture dont la lenteur peut servir d’un modèle heuristique de l’attitude réflexive dans l’art. « “En peinture l’idée doit exister dans la conscience avant que le pinceau ne soit pris en main” », TR 205). Repeindre, c’est méditer en silence (« Pas de bruit. “Le pinceau devrait passer sur la surface légèrement et avec douceur”, et silencieusement », TR 206-207). Repeindre, tout comme copier (Gérard Collin-Thiébaut, Bruno Di Rosa) ou comme compter (Roman Opalka), entraîne selon les témoignages un mélange d’épanouissement, d’enivrement et de réflexivité. C’est comme un temps suspendu : suspendu par rapport à la course environnante et même à toute activité pratique, suspendu par rapport aux modèles de la création et les représentations de l’art et de l’artiste, voire par rapport à la vision du monde moderne.

Une autre épochè

Dans les expériences évoquées ci-dessus (Reinhardt, Opalka, Collin-Thiébaut, Di Rosa, etc.), on peut identifier une piste pour penser la temporalité ralentie de la peinture : un temps suspendu – un retrait ou un ralentissement – qui permet en même temps le retour à des choses élémentaires de l’expérience quotidienne, qui favorise un regard attentif porté sur l’insignifiant : sur un geste sans importance, sur une attente sans objet, sur un mot machinal ou un bruit derrière la fenêtre. Le chemin philosophique conduit donc ici de la métaphore révolutionnaire de Walter Benjamin, à travers l’interrogation éthique chez Kant, vers la question de l’épochè, expérience décrite par Edmund Husserl comme une suspension méthodique de l’attitude naturelle, suspension qui est la condition de possibilité de l’examen critique des données immédiates de la conscience, sa mise en alerte. Mais Husserl situait l’épochè sur un plan « indistinct » de la nature, comme suspension de la croyance en l’existence du monde que l’on perçoit : ainsi l’ordre de conviction ne devait plus troubler l’ordre de cognitions. Certes, Husserl considérait que « le voir phénoménologique est proche parent du voir esthétique [5] », mais il songeait aux expériences picturales propres au tournant du XIXe et du XXe siècles, celles des impressionnistes ou des postimpressionistes, sans doute profondément mystifié. La référence faite ici aux pratiques artistiques récentes suggère que la suspension du jugement, si l’on peut parler ici d’une épochè, porte davantage sur l’attitude « naturelle » (naturelle-avec-les-guillemets), c’est-à-dire sur l’attitude qui paraît naturelle à qui se laissent porter par les rythmes de l’environnement culturel, par ce qui est évident, qui va de soi, qui est dans les habitudes. Il faut donc explorer la possibilité – philosophique et phénoménologique – d’une épochè pratiquée sur le plan de la culture : non pas comme suspension de l’attitude naturelle, mais comme suspension de ce qui, dans nos pratiques sociales, va de soi ; ce qui est admis sans discussion et sans réflexion, ce qui est d’emblée considéré comme une valeur ou comme l’horizon de l’expérience, bref : toute la dimension idéologique de nos activités. Et même si cette vaste interrogation ne pourra pas être approfondie ici, on sent d’emblée qu’elle pourrait rejoindre, précisément l’idée benjaminienne de la révolution comme suspension de la dynamique qui entraîne les individus dans une Histoire qu’ils n’ont pas choisie et dont la rationalité est depuis longtemps mise en doute, si ce n’est mise en cause.

On peut ajouter en marge que la distinction entre nature et culture, Husserl la découvre dans les Idées II, ouvrage qui pourtant s’appuie sur la démarche de la phénoménologie eidétique et non pas sur la phénoménologie transcendantale, et à ce titre encore moins apte à appréhender la réalité dans son mouvement dynamique.

Les pratiques artistiques évoquées ci-dessus ne sont que des exemples ; si elles sont particulièrement intéressantes, c’est parce qu’en elles une telle épochè est induite par la démarche artistique elle-même, mais il ne faut pas les considérer comme exemplaires pour autant, car les chemins pour y parvenir sont infiniment subjectifs. Si elles permettent de pister le quotidien et ses expériences rudimentaires, c’est au sens d’un ordre habituel des choses, cet ordre que nous connaissons tous, sur lequel nous sommes tous d’accord, mais que nous ne percevons pas distinctement : c’est tout ce que nous ne voyons pas vraiment, tout en en étant passivement conscients. Cet ordre, le sens que nous donnons aux objets, aux comportements des personnes, aux conventions sociales, etc., nous le partageons sans le discuter dans un très large pan de nos expériences, mais – précisément – pas dans l’art, dans la mesure où, pour paraphraser Gombrowicz, l’artiste doit changer de trottoir en voyant un autre artiste ; j’ajoute : au propre comme au figuré. Marx se demandait si le monde pourrait être structuré par un autre système de catégories, par exemple une moitié de cheval et un ruisseau, mon oreille et la lune, etc. On peut y répondre que d’une certaine manière, cela se fait couramment lorsque de nouveaux concepts alimentent l’espace public, social, culturel, historique ou artistique, ce qui confirme la nécessité de situer l’épochè phénoménologique sur le plan culturel et non naturel.

Mais comment s’instaure un tel régime intellectuel nouveau et comment il devient objectif ? - telle est la grande question. La phénoménologie husserlienne analysait cet ordre des choses comme le Lebenswelt  : le monde ambiant ou environnant, c’est-à-dire le monde de la vie. C’est ce monde des choses présentes et perceptibles – donc en droit visibles et audibles –, qui reste pourtant silencieux et invu. Il n’est pas rare de voir les phénoménologues dire que la peinture le dévoile dans certaines de ses expériences ; c’est ce que Merleau-Ponty dit de Giacometti, Maldiney de Tal Coat, Michel Henry de Kandinsky, etc. Cette position nécessite toutefois un correctif général, ou du moins un complément. Comme modèle de ces expériences, je prends ici d’une part la démarche d’Antoine Perrot autour de la problématique du readymade color, qui se propose d’élargir le domaine de l’expérience de l’art à ce qui est d’habitude confiné à l’expérience esthétique quotidienne, précisément, à savoir tout le champ des couleurs industrielles qui n’avaient – et n’ont – que difficilement accès non pas tant au champ artistique, car c’est relativement courant, mais à l’expérience esthétique au sein de l’art. D’autre part, je prends comme modèle ce qui, dans les livres de Bernard Villers, mais aussi dans certaines de ses expositions, et tout particulièrement dans la dernière, « Lieu(x) commun(s) », organisée à Bruxelles [6], apparaît comme le désir de donner sens à ce qui, dans le monde environnant, est le plus insignifiant et le plus marginal – un reflet résiduel des lumières, une ombre qui se colore de la présence d’un objet, la texture d’un simple parpaing. L’installation qu’il réalise dévoile l’intérêt pictural, la consistance perceptive, voire tout simplement la beauté de ces niches du quotidien.

Quand la peinture procède de cette manière, elle retrouve la capacité que les Grecs considéraient comme consubstantielle à la philosophie : un étonnement devant les choses familières, thaumazein (Aristote, Métaphysique, 282b, 283a). Cette capacité, l’homme moderne la perd dans l’évidence des choses, dans la banalisation des expériences, dans la compréhension de tout, fût-elle illusoire. Max Weber a donné à ce processus le nom du « désenchantement » du monde, en le liant au recul du religieux et à la montée en puissance des sciences. Edmund Husserl, lui, percevait dans cet éloignement par rapport au quotidien un moment crucial de la crise de l’humanité : un abîme qui s’est ouvert entre les savoirs pratiques du quotidien et les connaissances théoriques et objectives des sciences. Si nous tenons compte de ces deux types d’analyses, la peinture qui cherche à ancrer ses savoirs et ses réflexions dans les expériences quotidiennes, notamment grâce à ce ralentir ou cette suspension, mériteraient déjà d’être considérée comme une position quasi philosophique prise à l’égard de la structure de l’expérience de l’homme moderne.

C’est qu’en effet, cette « suspension » du temps dans l’expérience picturale met entre parenthèses les représentations abstraites concernant l’art, le monde, le « on » de l’ambiance générale, et ce pour penser la situation du sujet face à ce qui est concret et tangible, intuitivement saisissable, ce qui se donne sans aucun préalable. Ainsi la peinture pose – ou impose – cette expérience sensible en plein milieu du monde moderne, ou postmoderne, faisant fi de ses médiations, de ses abstractions, de ses constructions intellectuelles, de ses « allant-de-soi ». Pour qui est capable de s’en rendre compte, elle intervient donc au milieu de cette crise de l’humanité, de cet abîme qui détache nos vies du « monde de la vie », du Lebenswelt. La peinture devient alors un « témoin oculaire » du monde de la vie au milieu d’une vie qui s’en est aliénée.

Mais il y a une différence entre les analyses husserliennes du Lebenswelt et les expériences picturales comme celles que je prends ici comme modèle. Pour Husserl, tout comme pour d’autres phénoménologues, il y a dans l’expérience du quotidien toujours quelque chose de général : ce sont des eidoi  : des généralités non prédicatives, non contradictoires, non exclusives les unes des autres, tels les ressemblances perceptives, les nuances de couleurs, les espèces naturelles, les modes de comportement humain, etc. C’est l’expérience de ces généralités qui apparaît aux yeux de la phénoménologie comme modèle alternatif de la scientificité : comme un autre type possible d’objectivité et comme un archétype de toute forme de connaissance de la réalité, accessible à tous, car donnée à travers la perception. Disciple de Husserl, Alexandre Koyré a déniché chez Paracelse cette belle formule : « La nature est une science visible, la science est une nature invisible ». Elle conviendrait particulièrement au modèle husserlien de l’objectivité scientifique, précisément, comme solidement ancrée dans les intuitions pratiques et sensibles ; mais Husserl considérait que cette prise de conscience était trop tardive et qu’elle ne venait que pour éclairer les sources d’une catastrophe que rien n’allait arrêter.

Or, l’expérience qu’induit la peinture ici analysée diffère, peut-être fondamentalement, des expériences que Husserl décrivait, et ce par le fait qu’elle est d’abord radicalement unique, susceptible de surcroît de contribuer à la transformation du concept de l’art et de la peinture. Une nouvelle expérience picturale n’est pas comme un autre individu d’une espèce déjà connue, mais une expérience absolument singulière, car radicalement nouvelle. Elle ne donne pas accès à un état de fait en soi, car – comme dans toutes les expériences de l’art dignes de ce nom – elle est d’abord quelque chose sans précédent : une position de la réalité, d’une nouvelle réalité. Cette expérience ne se répétera que si un sens lui sera trouvé au préalable ; sinon elle sera oubliée sans avoir fait sens, sans avoir acquis une réalité. En effet, avant que l’on puisse considérer l’expérience proposée par la peinture comme état de fait, comme ayant une réalité, une sorte de négociation se met en place, qui implique une nouvelle façons de voir, une nouvelle sensibilité, de nouvelles formes de vivre ensemble, un nouveau type de discours, etc. Et ce processus constitue même, peut-être le cœur de l’art moderne, ce que l’on pourrait désigner comme l’ultra-contemporain : l’art qui n’est pas encore, mais qui est en train de devenir. Ce que Lefevre Jean Claude désigne comme « travail de l’art au travail ».

Les deux exemples

Autrement dit, le correctif à apporter aux analyses phénoménologiques évoquées ci-dessus – telle est l’inspiration décisive que l’on trouve dans l’essai de Bernhard Waldenfels – consiste à ne pas considérer la peinture comme étant simplement un révélateur d’un état de fait naturel qui lui préexiste objectivement, mais comme générateur d’une situation nouvelle sur le plan de la culture :

– une nouvelle sensibilité permettant de détecter des expériences jusque-là considérées comme étant sans intérêt : effets picturaux du jeu du simultané et du successif dans un livre éponyme de Bernard Villers (Simultané, successif, 2003), valeur picturale des matériaux industriels chez Antoine Perrot ;

– les nouveaux concepts construits par les artistes pour permettre d’en parler : le concept/opération du pli dans un cas, le concept de readymade color dans l’autre ;

– la réalisation d’un nouveau type d’objets : livre d’artiste pour Villers, objets-peintures pour Perrot ;

– de nouveaux lieu pour rencontrer l’art : la bibliothèque pour Villers, ou une nouvelle façon de le présenter dans des lieux traditionnels pour Perrot ;

– de nouveaux types de comportement face à l’art : feuilleter, lire ou tourner autour ou utiliser une œuvre comme objet utilitaire ;

– de nouvelles références culturelles : la tradition et la pratique du livre pour Villers, le design au service du marketing et de l’industrie pour Perrot ;

– etc.

Non seulement, ce n’est pas un dévoilement d’un état de fait qui aurait préexisté à la révélation, mais encore c’est un ordre parfaitement contingent, considéré ensuite comme objectif, qui émerge suite à une négociation sociale.

Expérimentations épistémologiques

Et alors, l’idée implicite dans le mot d’ordre « ralentir peintures » peut être comprise de la manière suivante. Dans la course folle du monde ambiant, qui bouleverse tout dans toutes les civilisations de la planète, il manque cruellement de réflexions, voire de recherches portant sur ce qu’implique l’émergence d’un régime civilisationnel radicalement nouveau dans l’espace public : comment il s’installe ? comment il s’impose ? comment on en négocie le sens ? quelles sensibilités nouvelles il présuppose ? quels types de comportements il suscite ? Et cetera. Toutes ces questions sont noyées sous la puissance du feu de l’économie dont l’idéologie tente d’étouffer les interrogations par le rythme de ses avancées, autant politiques et éthiques qu’artistiques, qui conditionnent pourtant leur assimilation organique dans la culture. Or, c’est précisément à ce genre de questions que nous tâchons de répondre ici, en réfléchissant sur les expériences actuelles de la peinture. Mutatis mutandis, toutes ces questions peuvent et doivent être donc posées par rapport aux nouveautés technologiques, scientifiques, économiques, etc. Mais seul l’art avait l’habitude de s’intéresser à l’émergence de nouveaux régimes du sens en tant que son processus vital. Autrement dit, là, où Husserl voyait simplement un ordre des choses dont il fallait dévoiler le sens objectif, la nouvelle épochè, modelée sur les expériences de l’art, et de la peinture en particulier, s’intéresserait à la création de nouvelles formes de vivre-ensemble, à leur émergence, au jeu des pouvoirs qu’implique l’invention et la mise en place d’un nouveau régime culturel.

La peinture est le témoin oculaire de ce processus où l’on invente un nouveau type d’expériences et une nouvelle réalité qui en résulte. Le « ralentir » est une piste pour construire l’idée de la nouvelle épochè, inspirée par les temporalités propres à la peinture : une suspension du temps, une ouverture à son rythme propre, afin d’observer le processus même de l’émergence et de la construction de ses nouvelles expériences, au lieu de se limiter à considérer le résultat – l’objet – comme expressif d’une réalité objective nouvellement découverte. Telle est le fond des malentendus au sujet de l’art d’Ad Reinhardt [7]. Si la peinture permet, mieux que toute autre pratique artistique, de pister cette épochè, c’est parce qu’elle est considérée comme une sorte d’école du voir, et on oublie trop facilement qu’elle apprend à voir ce qu’elle produit elle-même, en injectant dans la réalité tout un nouveau régime, complet et complexe : sens et sensibilité, objet et objectivité, comportement et modes de partage, signification et pouvoir, etc. Ce régime n’est pas une donnée objective, un état de fait dévoilé, mais le résultat d’une négociation, une forme de création, une modalité d’invention et le résultat d’une construction.

Ralentir peintures a donc quelque chose de l’épochè husserlienne. Elle marque une convergence de l’art et de la philosophie, non seulement dans la mesure où l’art devient un autre moyen de philosopher, mais encore dans la mesure où la philosophie pourrait, par cette voie, sortir de son enfermement académique en explorant les questions de la négociation du sens dans les régimes émergents de la réalité culturelle et sociale. C’est ce que j’ai tenté de faire ici. Le chemin de mes analyses est passé par le concept benjaminien de la révolution (ralentir), puis par celui de l’acte éthique chez Kant (ralentir pour penser avant d’agir), pour aboutir finalement à l’idée d’une nouvelle épochè  : ralentir peintures pour penser la réalité objective comme négociation permanente du sens. De manière plus générale, l’art pourrait être considéré comme lieu d’expérimentations épistémologiques ; ce qu’il a peut-être – secrètement – toujours été.

Notes

[1Les réflexions proposées ici s’inspirent de la lecture de l’essai de Bernhard Waldenfels, « Die verachtete Doxa. Husserl und fortdauernde Krisis der abendländischen Vernunft » (La méprisée doxa. Husserl et la crise durable de la raison occidentale), in Bernhard Waldenfels, In den Netzen der Lebenswelt (dans les filets du monde ambiant), Frankfurt a/Main, 1985, p. 34-55.

[2Walter Benjamin, notices et variantes pour Über den Begriff der Geschichte, in Gesammelte Schriften, édition établie par Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, t. I/3, p. 1232.

[3Cf. le roman Accelerando de Charles Stross, qui vient d’être traduit en français : Paris, Piranha, 2015.

[4Ad Reinhardt, « [The Black-Square Paintings] », 1963, fragment de 1960, in Art-as-Art. The selected writings of Ad Reinhardt, ed. by Barbara Rose, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 83.

[5Edmund Husserl, lettre à Hugo Hofmannsthal du 12 janvier 1907, La Part de l’œil, n° 7, 1991, p. 14, trad. E. Escoubas.

[6Maison des Arts de Schaerbeek, 28 février – 28 mars 2015.

[7Cf. Leszek Brogowski, Ad Reinhardt. Peinture moderne et responsabilité esthétique, Chatou, Éditions de la Transparence, 2011.

Mots-clés

Benjamin Walter Perrot Antoine Reinhardt Ad temps suspendu Villers Bernard

Bibliographie

Walter Benjamin, « Sur le concept de l’histoire », in : Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004, p. 427-443.

Walter Benjamin, notices et variantes pour Über den Begriff der Geschichte, in Gesammelte Schriften, t. I/3, édition établie par Rolf Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991.

Edmund Husserl, Lettre à Hugo Hofmannsthal du 12 janvier 1907, La Part de l’œil, n° 7, 1991, p. 14.

Ad Reinhardt, Art-as-Art. The selected writings of Ad Reinhardt, ed. by Barbara Rose, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 83.

Charles Stross, Accelerando, Paris, Piranha, 2015.

Bernhard Waldenfels, « Die verachtete Doxa. Husserl und fortdauernde Krisis der abendländischen Vernunft », in Bernhard Waldenfels, In den Netzen der, Frankfurt a/Main, 1985, p. 34-55.

Pour citer cet article

, « Peinture comme témoin oculaire, Réflexion sur l’émergence des époques ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.

http://pratiques-picturales.net/article25.html