La peinture : train de retard ou actualité en train ?
Résumé
Depuis les années 70, au cours desquelles se sont confortées les nouvelles catégories artistiques de la décennie précédente (entre autres les performances, l’art utilisant la vidéo et l’art conceptuel), des artistes ont continué à peindre bien que, fortement aidés par les critiques d’art de l’époque, ils aient acquis une conscience aiguë de l’aspect « dépassé » de leur technique, déjà ancienne et sans actualité dans un monde où l’accélération prévaut en tous les domaines.
En effet, parmi les peintres qui ont émergé dans les années suivantes, il en est quelques-uns qui ont retourné la valeur négative du handicap supposé de cette technique, pour faire de cet aspect « dépassé » un moteur de création. Les œuvres picturales de François Rouan, Carole Benzaken et Angel Vergara, nourriront ici cette réflexion sur la notion de retard devenant un composant poïétique ou réceptif.
Plan
Texte intégral
Prologue
Il est des évidences qui, à force de se proclamer telles, s’évident elles-mêmes. Le credo, lu ou entendu régulièrement dans les milieux et la presse artistiques : « la peinture est dépassée », pourrait bien être de celles-ci. Il convient avant tout de préciser ce qui alimente cette supposée évidence. En premier lieu, l’impression que tout a déjà été fait : l’innovation ne pourrait venir de la peinture, technique très ancienne, puisque ce terrain a été défriché depuis longtemps et les mille et une manières de peindre déjà explorées selon tous leurs possibles, de l’abstraction à la figuration. Autre évidence : la multiplicité de formes d’expression plastique actuelles (photo, vidéo, installations, performances, …) fait concurrence à la peinture à son détriment, car la précision ou l’animation des images produites par des appareils et la relation directe au spectateur seraient plus attractives pour le spectateur. Par rapport à celles-ci, il faut en effet une durée de fabrication importante pour réaliser des tableaux aux scènes figées, non spectaculaires. Ainsi, la peinture, technique ancienne, subirait triplement un retard réducteur : tous les chemins possibles en ont été parcourus. Elle serait dépassée par rapport à d’autres techniques plus performantes par leur définition, leur réalisme et leur animation. Enfin le rapport temps de fabrication/temps de réception, quoique très variable, donne à penser à la vanité d’un objet trop lentement élaboré qui, se donnant comme unique, a du mal à revendiquer sa singularité au sein d’une somme écrasante de productions visuelles captatrices pour leur spectateur.
Il apparaît cependant que la peinture « résiste ». Depuis les années soixante-dix, les peintres déploient, plus ou moins instinctivement, des parades aux implicites d’une péremption de la peinture. Pour éviter d’être considérés ignorants et béats, béotiens heureux de peindre, incapables d’entrevoir qu’ils sont coincés dans certains types de pratiques éculées, neuves en leur temps, mais maintenant dévitalisées, afin qu’on ne dise pas d’eux qu’ils sont « bêtes comme des peintres [1] », comme le formulait Duchamp dont le refus de peindre aurait constitué un des premiers symptômes de cette crise de la peinture, certains artistes ont intégré à leur œuvre une dimension fictionnelle ou littéraire. En lui accordant un second degré acceptable, Jean Le Gac mettait en scène un peintre héros d’un récit souriant et Gasiorowski une héroïne indienne Kiga, avatar de l’artiste et apprentie-peintre, qui permettait, comme le titre de sa série Croûtes, une délectation pupillaire devant des œuvres picturales, auxquelles elle adjoignait un « dispositif » conceptuel distancé. D’une autre manière, en promouvant l’instantanéité dans la spontanéité, la rapidité d’exécution et la jeunesse des peintres du Néo-expressionnisme, les années 80 ont éliminé temporairement l’idée de la peinture « périmée », sans éviter un plongeon dans la désuétude quand la technique vidéo s’est généralisée au cours des années 90. Les peintres appropriationnistes [2] ont eu une position originale face à cette condamnation de la peinture par ses retards : ils se sont engouffrés dans l’idée que tout avait déjà été fait et ont démontré qu’il était au contraire impossible de ne pas faire du nouveau en peinture, en jouant sur l’écart plus ou moins limite entre l’original et la copie, entre un moment historique et un autre.
Mais des années soixante-dix à nos jours, une autre filiation artistique se fraie une voie moins tapageuse : elle ne se distingue nullement par un style ou des formes semblables, mais par une pratique. Ces peintres affrontent la critique généralisée d’un retard de la peinture, mais sur son terrain même, à la manière taoïste, en se coulant dans cette évidence et en la retournant contre elle-même [3]. Ils connaissent, bien évidemment, leur situation de fabricants désuets utilisant une technique dépréciée par son absence d’actualité, mais au lieu de procéder en répondant directement aux exigences de leur temps, ils s’emparent de cet aspect dépassé pour en faire une des manifestations principales de leur art, développant alors des pratiques éclairées et singulières. Ainsi les œuvres de François Rouan, Carole Benzaken et Angel Vergara revitalisent la peinture par le retournement positif de son aspect désuet.
Retards enlacés
François Rouan, dans les années 70, est conscient du retard dépréciatif de la peinture. Or il y fait face en impliquant le retard dans la fibre même de son travail. Il en élabore une théorie compliquée, dont les méandres font parfaitement écho à son art de tressage. Dans ses entretiens, il insiste surtout sur la lenteur technique, dont il distingue deux aspects, avant et pendant l’acte de peindre. Avant l’acte de peindre proprement dit, la préparation en effet prend du temps, mais est indispensable : les « approches, apprêts, préparations […] tout ce qui la retarde (se retarde) est en ce sens essentiel à la peinture [4]. » Les tressages [5] de François Rouan entrelacent des lanières de toile longuement préparées à l’avance, soit préalablement enduites, soit peintes après-coup. Le subjectile doit ensuite être fortement aplati, ce qui ajoute encore du temps à la durée de fabrication. Couper, tisser, enduire, peindre : ces opérations se révèlent très chronophages, mais un apport psychologique paraît s’en accommoder : « comme si il y avait quelque jeu pervers qui consist(er)ait à repousser le plaisir. » ajoute-t-il. La lenteur des préparatifs, associée à une forme de sensualité, s’assimilerait à un suspens plus ou moins masochiste, si l’on interprète ainsi l’expression « jeu pervers » qui ralentit l’arrivée du plaisir de peindre. Une partie de l’hommage de François Rouan à Balthus propose ouvertement une métaphore sexuelle basée sur un jeu d’homonymes entre le véhicule-peinture et l’objet automobile à forte connotation phallique : « Ta peinture procède du ralentissement de l’attention amoureuse portée aux préliminaires. Le temps de construire le véhicule, l’élément qui te permettra de te glisser devant ou derrière, avec et parmi les divers composants qui entourent ta figure centrale [6]. » Ainsi peut-on comprendre que, pour François Rouan, le corps érotique s’implique puissamment dans le retard lié à la préparation des constituants de la peinture. Mais ce retardement, par et dans le corps, fait place, pour agir, à une menace ou une agression : « En Occident, la peinture, de par ses moyens lourds, subit un retardement dans le corps, une rétention, c’est pourquoi elle parle terriblement du corps, de la façon dont il se porte, dont il est là, dont il attaque la matière [7]. » De plus, l’implication du corps, comme mise en branle de la matière à peindre, retarde par rapport à la semi-conscience instinctive qui la conduit, elle très directe. C’est le deuxième aspect, pour François Rouan négatif, de la lenteur technique. Il la considère comme un frein dans son rapport à ce qu’on pourrait appeler une intention imprécise de peinture, qu’il désigne plus simplement sous le terme d’instinct et qui exigerait, elle, la vélocité : « Je ne sais pas comment se fait un tableau, mais de plus en plus je suis guidé par un instinct. Je manipule, je projette, j’essaie, mais entre ce que je sens, ce que j’ai besoin de faire et les moyens dont je dispose, un écart toujours plus large se creuse, comme si ça avançait plus vite sur le plan de l’instinct que sur celui des moyens issus du travail de tous les jours, et comme si j’étais voué à tout rater parce que les choses vont plus vite sur un plan que sur les autres [8]. » L’intention spontanée apparaît en effet dans la fulgurance, dans un instant-instinct. Mais le risque de manquer le but de cette intention provient de l’affaiblissement de cette dernière dans la durée du travail technique. L’écart entre la brièveté de l’idée et celle, très longue, de la technique, produit chez l’artiste une impatience dommageable, commentée par Denis Hollier : « Il maudirait plutôt le temps que lui prend la peinture. Se débat contre, aimerait pouvoir expédier l’envoi, faire vite, rapide, essaie, cherche comment [9]. » Animé par deux moments poïétiques dont les temporalités se désaccordent, celui de son intention imprécise et de celui de la réalisation, l’artiste les compare aux mêmes étapes dans le processus de l’écriture, rappelant implicitement qu’elles sont quasi-simultanées dans cette dernière : « Peindre, dit-il à nouveau dans le même entretien, c’est entrer dans le retardement, comme si je portais la prémonition d’un texte que mon système d’expression m’oblige à mettre en attente. » Par rapport à l’écrivain qui écrit directement son texte, il doit différer le moment d’accomplir son texte-ile. Les surréalistes, pour d’autres raisons, s’étaient déjà posé le problème, cherchant l’équivalent pictural de l’écriture automatique, en contradiction avec l’exigence de lenteur de la pratique picturale : Masson, qui a plus tard inspiré Pollock, y avait cependant souscrit dans ses Tableaux de sable des années 20 en laissant couler la peinture. Mais au contraire, dans la démarche de François Rouan, la fulgurance de l’inspiration doit accepter le délai de son accomplissement dans un acte pictural particulièrement long. Alors qu’André Masson diminuait au maximum l’intervalle entre l’image intérieure et la main, François Rouan semble obéir à l’exigence de la matière, de la préparation ou de son plaisir à différer l’accomplissement de sa peinture.
Au cours des années 80, il pratique un nouveau type de peinture que l’on peut encore associer à l’idée de retard, mais pour des raisons légèrement différentes : des morceaux d’images, entrelacés selon des trames régulières, proviennent de peintures anciennes, souvent de la Renaissance. Le peintre fait référence à Primatice par exemple, assumant un double retard. L’un se situe dans l’appel à des références culturelles anciennes, l’autre découle de la perception de ces images, dans la persistance de ces images peintes dans la conscience : « Ici je veux tenter d’évoquer ce qui demeure rémanent dans une certaine sensation d’image, celle-là même que j’appelle picturale [10]. » Dans sa peinture, cette « sensation d’image … picturale » concatène les images, en retient des zones et des parties plus que d’autres et recompose des figurations qui se mêlent à des images récentes dans un présent qui rappelle celui de Saint-Augustin [11], « lorsque le présent occupe l’espace de visualisation mentale et mêle le souvenir au fronton du futur. »
Ainsi les retards dans la conscience picturale existent-ils par leur relation au présent et au futur. Ils ne sont pas réactionnaires au sens où ils ne constituent pas un regard purement nostalgique, qui serait un blocage du peintre dans le passé. Retenir le passé, certes, mais par sa réinjection dynamique dans le présent, dans un appel du futur et non dans une tension sourde vers un passé momifié. Les retards de François Rouan commencent par se situer dans les affects, sources de plaisir (les préliminaires) ou générateurs d’angoisses et d’effets négatifs (l’impatience qu’ils produisent, la puissance de l’idée qu’ils affaiblissent). Mais dans l’œuvre même, la concrétisation de ces retards ou leur cause, tressages et combinaisons d’images mémorielles et rémanentes donnent lieu à une inventivité fertile, en constant renouvellement. Ils se situent ainsi à plusieurs niveaux poïétiques, tant existentiels que purement matériels. Cette attention portée aux retards, présente dans les textes et les entretiens de l’artiste, révèle sa conscience d’un rôle qu’il sait être a priori négatif, relié à la désuétude du médium, comme le constate son ami Denis Hollier lorsqu’il explique : « … la peinture, c’est fini. La peinture retarde, soit, elle n’est pas aérodynamique. Elle n’a pas l’instantanéité des immatériaux. Et se laisse distancer […] par les plaisirs vite des précipitations et des courts-circuits. ». Mais générateurs de strates temporelles et spatiales, les retards de François Rouan déterminent une peinture fouillée, singulière et exigeante. Le regard-retard sur ses œuvres, attentif, interrogateur, révèle, découvre et oublie, prend plaisir à s’arrêter pour repartir, se remémorer, combiner, décomposer et recomposer des images éclatées et suggestives. Le retard devient alors le composant indispensable d’un entrelacs spatio-temporel où se rejoue, dans l’actuel d’une recherche incessamment singulière, la mémoire collective aussi bien que l’invention de nouveaux mondes dans le regard du spectateur.
Retard du jet lagged : recette sur avance
Carole Benzaken affiche elle aussi l’omniprésence du retard au cours des nombreux entretiens accordés lors de la réception de son Prix Marcel Duchamp en 2004, mais ne le perçoit jamais comme un repoussoir. En le mettant en évidence, elle semble devancer les critiques potentielles, assumant sa posture de peintre dans son aspect « désuet » : « J’ai une très mauvaise habitude dans la vie, celle d’être toujours en retard. C’est ce que je réponds à ceux qui voudraient me voir arriver à l’heure ou même pire en avance, dans la vie comme dans mon travail ! C’est devenu une position artistique [12]. » L’expression « dans la vie comme dans mon travail » souligne le caractère contaminant du retard de l’œuvre à l’attitude. Comme Duchamp l’avait bien saisi quand il répondait aux questions sur le choix du deuxième sous-titre « Retard en verre » pour son « Grand Verre », le retard fonctionne comme un opérateur si on évite d’entrer dans le détail de ce à quoi il s’applique. Il le commentait ainsi : « Employer « retard » au lieu de tableau ou peinture : tableau sur verre devient retard en verre : mais retard en verre ne veut pas dire tableau sur verre. C’est simplement un moyen d’arriver à ne plus considérer que la chose en question est un tableau — en faire un retard dans tout le général possible, pas tant dans les différents sens dans lesquels retard peut être pris, mais plutôt dans leur réunion indécise [13]. » À l’époque, l’évocation du retard à propos d’une œuvre entraînait nécessairement une provocation par rapport à un impératif moderne implicite dans les milieux cubistes fréquentés par Marcel Duchamp : peindre c’était innover, voire proclamer une avance sur son temps. Mais comme la provocation, dans son aspect libérateur, transgressant les frontières de ce qui se fait ou ne se fait pas, a aussi à voir avec l’avant-garde, l’aspect impertinent de la revendication du retard participait de l’art d’avant-garde. De plus, Duchamp évoquait le retard en tant qu’il participait de la table rase du passé : « ne plus considérer que la chose en question est un tableau », ce qui en ce sens intégrait son œuvre à la modernité de l’époque. Associant des signes de cette dernière à un titre qui aurait pu la contredire, Duchamp déroutait son lecteur avec élégance. Le retard, comme plus tard chez François Rouan et Carole Benzaken, pouvait jouer à tous les niveaux, existentiels aussi bien que dans la fabrication ou la réception. Carole Benzaken utilise le pouvoir évocateur (« poétique [14] » aurait aussi dit Marcel Duchamp) d’un retard sans frontières dont on ne sait exactement à quoi il s’applique.
Lors de son entretien dans le film réalisé pour Creativ-tv en 2004, elle est plus explicite : « Quand on est très pressé » dit-elle, « quand on est dans ce temps de la société d’aujourd’hui, c’est un temps qui ne permet pas l’errance, la douce errance, la rêverie ou tout simplement la compréhension de ce qu’on a vécu, de ce qu’on est là [15] ». Elle traite, comme François Rouan, de la lenteur à peindre, mais en la reliant à la possibilité de rêver, de revenir sur ce qu’on a vécu, et même de vivre plus intensément l’instant, en n’ayant pas seulement en tête ce qui sera fait par la suite. Peuvent s’y déceler implicitement les idées théorisées par Paul Virilio et formalisées ultérieurement par Hartmut Rosa dans De l’accélération [16] sur l’homme du monde actuel, voué à la vitesse permanente et à la performance incessante qui ne permettent pas de vivre l’instant. « Dans cet univers-là » ajoute-t-elle, « l’image en général permet de revenir sur les événements, d’être dans l’événement et je dirais de rester un tout petit peu dans un contretemps, dans un temps qui permet de respirer » [17]. Cette revendication de la lenteur est donc aussi une apologie du temps méditatif, d’un retour sur son expérience qui nécessite un retrait temporel par rapport au monde. Et la peinture concentre en elle tous ces possibles ouverts par la lenteur : « Le vrai secret de la peinture, c’est la lenteur. C’est l’anti-déplacement et pourtant dans cette lenteur moi j’arrive à retrouver la liberté [18]. » Ainsi la lenteur et le retard de la peinture participent d’une résistance face à l’actualité de l’accélération généralisée qui emprisonne les corps et les êtres dans un temps contraint qui les affole. Carole Benzaken réclame la possibilité d’éprouver le temps qui passe, pas celui de l’enfermement. Elle veut avoir le temps de voir passer le temps. Loin de s’offrir à une actualité permanente qui étouffe le rêve, elle pratique la peinture selon le mode d’être d’une conscience se dilatant dans la durée. Ce qui semblerait une anecdote, l’achat d’une voiture de marque Volvo avec son prix Marcel Duchamp, devient l’occasion de relancer sa pratique artistique par une exploration des vitesses. Sa peinture, très fréquemment, traite d’écarts différentiels de lenteurs et rapidités qui se confrontent. Rouleaux d’images successives, paysages en flou de bougé et arbres défilant nous donnent une idée de la vitesse (en voiture, en travelling, …) vue de la lenteur de la peinture. Elle livre au spectateur le point de vue de l’homme fixe face aux choses qui bougent, mais aussi parfois du regard en mouvement face aux choses qui demeurent. Ainsi, avec habileté, elle sait retourner ce qui pourrait apparaître comme un handicap, lenteurs et retards, en sources fertiles. Et elle y ajoute de ce fait ce point, crucial, de son actualité en tant que peintre qui saisit des perceptions liées à de nouvelles techniques de réalisations d’images (photo, vidéo, film…).
Carole Benzaken affiche sa conscience de l’actualité possible du retard : « À force d’être en retard, il se peut que l’on se retrouve, par je ne sais quel mystère ou changement de fuseau horaire, en avance, et sans l’avoir recherché [19] ! » Le retard peut donc se trouver aux avant-postes et non à la traîne. L’artiste nous suggère, par la métaphore des fuseaux horaires, que sa démarche pourrait être anticipatrice. Pour nous, ce retournement serait comparable à celui de Duchamp provoquant implicitement l’avant-garde par le sous-titre Retard en verre, et s’y inscrivant par ce fait même. Carole Benzaken se revendique rebelle face à cette même modernité, dans laquelle elle entre elle aussi paradoxalement par un effet de retournement : « C’est une philosophie de vie, je la dois à mes nombreux voyages, elle me permet de résister à cette nébuleuse obligation de faire de l’art qui devrait être en avance sur son temps [20]. »
Sa série Jet Lagged 2 [21], de peintures tout en longueur, avec des images saisies dans la succession d’un déplacement, témoigne visuellement du décalage physiologique signifié par le titre et des implications nouvelles des grandes vitesses dans la perception des choses. Dans l’installation, deux vidéos offrent, dans une durée réelle, la confrontation entre deux régimes de temporalité ouvertement liés à la différence temporelle d’une pratique manuelle et de la vitesse de nos appareils : dans l’une, une main en gros plan dessine des mains, dans l’autre, un paysage défile derrière la vitre d’un véhicule circulant à grande vitesse. Une même hauteur (12,2 cm) les intègre à ces peintures dont les dimensions étirées produisent un effet de durée, mais par un autre moyen, dans un processus de lecture horizontale [22]. Le titre connote le long voyage, la série transcrit la perception des choses de ceux qui voyagent, des scènes captées dans le monde, tantôt intime, d’une chambre d’hôtel, tantôt extérieure, de paysages dans des pays, plus ou moins lointains. Carole Benzaken elle-même, dans sa posture artistique, se présente implicitement comme appartenant à ce monde des voyageurs de la globalisation. Or actuellement, l’artiste qui sait se faire connaître au niveau international se rend plus facilement maître du monde et des marchés, capable d’aller vivre aux Etats-Unis afin de s’y faire reconnaître ou de se déplacer mentalement et physiquement pour capter des cultures différentes, pour les traduire, les synthétiser ou les hybrider dans ses œuvres [23]. Ainsi Carole Benzaken, habilement, pose d’abord le caractère protéiforme du retard qui s’applique un peu à tout : sa vie et sa posture artistique, sa résistance au monde accéléré. Puis elle le retourne en son contraire, l’avance, et entre dans le présent de l’artiste international, telle que l’a décrite par exemple Nicolas Bourriaud dans son essai Radicant [24]. Il y stipule en effet que les artistes actuels les plus percutants, dans l’œuvre desquels nous reconnaissons notre relation contemporaine avec le monde, sont ouverts à des univers culturels divers, offerts par leurs voyages, leurs résidences, leurs déplacements dans le monde entier. À des niveaux évidents ou subtils, le fait de la globalisation et ses conséquences sont abordés dans leurs démarches.
Dépôts de retards
Dans sa technique picturale, un autre artiste manifeste sa conscience du retard de la peinture sur d’autres médias, particulièrement vis-à-vis de la vidéo et la performance. Angel Vergara a inventé un dispositif : il peint sur des vitres transparentes placées devant des images vidéo sur des moniteurs. Le temps de prendre de la peinture, de l’appliquer sur la vitre pour tenter de capter la ressemblance de ce qu’il y a derrière, l’image-vidéo incessamment s’évanouit. Elle ne peut être fixée bien sûr, seule reste une trace de peinture de l’impossible saisie d’image : quelques touches colorées. Cette démarche repose sur le principe du retard perpétuel de l’acte de peindre des images sur un monde en mouvement qui a toujours un temps d’avance sur lui. La même démarche était à l’origine de sa performance, déclinée en des lieux différents, urbains ou non, Straatman [25]. Caché sous un drap blanc, placé dans une rue ou sur une place parcourues de passants ou de voitures, il tentait de dessiner et peindre ce qui l’entourait. Dans un entretien, il explique : « C’était comme une performance, mais pour moi ce n’était pas une performance. Mon idée était de trouver la meilleure condition pour faire de la peinture aujourd’hui [26]. Vous savez comment fonctionne la photographie… Mon idée était semblable. Sous la toile, mon corps entier était ouvert à la lumière, et je peignais ce qui arrivait autour de moi. Je ne regardais pas vraiment mon sujet ou le paysage. Je ne voyais rien. Tous mes autres sens réagissaient, détectaient, et ma psychologie et mon imagination s’étendaient [27]. » De même, dans la vidéo Milena et le verre [28] la main droite en gros plan, filmée en caméra subjective par celui, semble-t-il, à qui elle appartient, fait le geste de peindre une jeune femme réelle (dans le film) derrière une vitre support, ainsi que d’autres personnes visionnées sur une vidéo en arrière-plan de ce « modèle ». Selon un dispositif semblable, une des pièces de l’installation Feuilleton, les 7 péchés capitaux, présentée à la 54e Biennale de Venise en 2011, se compose de 7 vitres fixées chacune devant un écran où se visionne une vidéo. Recouvertes de touches de peinture matiéristes qui se superposent parfois, elles révèlent l’éclat de leurs couleurs, en même temps qu’elles laissent apparaître l’incapacité du geste du peintre à fixer des images entières. L’artiste a tenté de capter la courbe d’un sourcil, le contour d’un nez, la masse sombre d’une veste, ce avant que personnages, visages et vêtements ne disparaissent pour laisser place à d’autres sujets qu’il a essayé à nouveau de saisir. À Venise, les autres salles du Pavillon belge présentaient des peintures sur vitres, produits de cette fabrication. On songe à cette phrase de Baudelaire : « Il y a dans la vie triviale, dans la métamorphose journalière des choses extérieures, un mouvement rapide qui commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution [29]. » Comme le peintre de la modernité de Baudelaire, Angel Vergara cherche à adapter la prestesse de son geste au rythme du présent : « C’est presque une lutte, c’est très important que la peinture soit dans le mouvement. », explique-t-il dans l’émission « L’Art et la manière », passée sur la chaîne télévisuelle Arte en décembre 2013. Par rapport à ce présent toujours trop rapide, quel que soit le tempo des images, il signe son impuissance. Dans la même émission, il commente le retard par rapport à l’image qui se dérobe : « Peindre sur les images en mouvement, les caresser, les lacérer, il y a un rapport avec le retard qui vient toujours se mettre dans cette faille du signe ». Le corps du peintre toujours en retard, dans une cadence accélérée dérisoire, n’est pas sans rappeler le jeu des acteurs burlesques des grands films des premiers temps du cinéma. À propos du corps burlesque, Alain Fleisher écrit : « un corps vivant s’agite parmi les images, il donne vie aux images qui le regardent vivre, il y a quelque chose comme une contamination réciproque : obligation de bouger, d’aller vite, de venir au monde [30]. » Angel Vergara bouge, s’agite frénétiquement dans un mouvement comique et dérisoire : seules des touches informes se déposent sur la vitre. L’image animée toujours en avance le dépasse et lui, dans sa vaine activité, ne fait que chercher à la suivre sans la rattraper. Sur la vitre, pas d’images constituées, seuls s’entr’aperçoivent des fragments devinés, incertains. Mais comme dans les films burlesques où les entreprises impossibles se muent soudain en réussites improbables, cette « faille du signe » se retourne, inverse son échec en puissance de la peinture et de la couleur : les touches acquièrent une présence en elles-mêmes, suggèrent la couleur pure, affirment les traces délivrées des gestes. Restent avec éclat, avec évidence, la peinture et la liberté de ses couleurs informes. Triomphe de la couleur et de la matière sur le signe, un des aspects de la peinture moderne entre expressionnisme et expressionnisme abstrait se rejoue ici. Mais elle dépasse cette distinction, car les images s’y cherchent en s’imaginant au fil d’une démarche conceptuelle. Dans ces touches de peinture où se captent aussi bien le burlesque d’un geste vain et l’impuissance de la peinture que son irréductible singularité, apparaissent les dépôts d’une pensée visuelle cherchant à réfléchir le cours, sans répit, du temps.
Conclusion
Il se peut que le retard face au cours de l’histoire de l’art, rejeté de la sphère artistique moderne depuis le début du XXe siècle, représente moins un problème actuellement qu’au siècle précédent. En effet, l’intérêt se déplace maintenant de l’artiste novateur à l’artiste nomade et voyageur. Une des marques de l’actualité d’un artiste, c’est sa mobilité mondiale. Sa présence au marché globalisé de l’art entérine sa capacité à se fixer temporairement à un point ou un autre du globe. [31] Jules de Balincourt [32], lors de ses réponses aux questions sur son intervention au colloque de Claudine Tiercelin au Collège de France en décembre 2015, raillait les détracteurs de la peinture prétendument en retard et les circonscrivait à la France, entendant que seuls les Français, fermés à une forme d’évidence que connaissent ceux qui voyagent et voient le monde, pensent que la peinture est un médium dépassé. Il affirmait que la peinture est au contraire une technique prisée actuellement, qu’elle circule en bonne place dans des marchés et les réseaux institutionnels internationaux. Insistant sur son appartenance à deux nationalités, américaine et française, il laissait entendre que cette trans-frontalité était de plus une valeur ajoutée à son travail.
Nos trois artistes seraient-ils dépassés aujourd’hui, si, en tant que commentateurs de leur travail, ils continuaient de considérer le retard de leur propre peinture ? Quoi qu’il en soit, leur conscience du retard, peut-être elle-même obsolète, a été féconde en peinture. Pris à bras-le-corps, le retard a nourri tout un pan de leur œuvre. Pour Santiago Angel Vergara, le retard constitue un principe qui régit un dispositif de mise en relation entre vidéo et peinture. Dans l’œuvre de Carole Benzaken, le retard a motivé un travail pictural intense : motif (au sens de mobile) poïétique, il est autant agent d’une réflexion sur un monde où point de vue et objets se désynchronisent, qu’il ouvre un champ créatif pictural par des flous défilants et des zooms avant et arrière. Quant à François Rouan, le retard moteur de sa peinture l’imprègne, physiquement et psychiquement, dans un combiné savant de délectation et de rage, il se glisse dans le tressage puis dans l’œil du spectateur qui doit longuement décrypter l’image, comme devant les manuscrits décorés d’entrelacs au Moyen-Âge. Tous ces retards sont générés par un constat initial de retard de la peinture, qui, détourné, se ramifie en plusieurs branches-retards : autant de chemins bifurquant créatifs. Affirmation, visibilité, ou déclaration, chez tous il s’agit d’aller au-devant de la critique par une surenchère de retards, de bravades qui se jouent de l’accusation d’obsolescence et impliquent existentiellement leurs auteurs. Ces retards donnent surtout une valeur intrinsèque à leur peinture, qui, intégrant une perception où se confrontent des écarts de vitesse et des déphasages incessants, traitent d’un rapport au monde saisi dans une indubitable actualité.
Claire Labastie, 2015.
Notes
[1] Marcel Duchamp : « This is the direction in which art should turn : to an intellectual expression. I am sick of the expression : « bête comme un peintre — stupid as a painter », (« Voilà la direction que doit prendre l’art : l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale. J’en ai assez de l’expression « bête comme un peintre », trad. Michel Sanouillet), entretien avec James Johnson Sweeney in The Bulletin of the Museum of Modern Art, vol. XIII, no. 4-5, New York, 1946, p. 19–21, in Michel Sanouillet (sous la dir. de), Duchamp du signe. Écrits de Marcel Duchamp, Flammarion, Paris, 1994, pp.173-174.
[2] Voir à ce propos le mince catalogue de l’exposition Seconde Main au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 25 mars-24 octobre 2010.
[3] « Ce qui est usé devient neuf », Lao Tseu, Tao te King (Le Livre de la voie et de la vertu), livre I, chap. XXII, VIe siècle av. JC, trad. Stanislas Julien, Paris, Imp. Royale, 1842, p. 79.
[4] François Rouan, « Entretien de Bernard Noël avec François Rouan. La peinture parle toujours contre l’image », Quinzaine littéraire, juillet 1976, p. 13‑14.
[5] Exemples : François Rouan, Porta Appia , 1971-1975, Huile sur toile, 200 x 170 cm, ou encore Coffret I - Marbre Figure Paysage, (Série Des Coffrets), 1975-1976, technique mixte et tressage sur toile, diptyque.
[6] François Rouan, Notes de Regard, éd. Galilée, 2011, p. 187.
[7] Quinzaine littéraire, juillet 1976, « Entretien de Bernard Noël avec François Rouan. », op. cit.
[8] « Entretien de B. Noël avec François Rouan », Ibid.
[9] Denis Hollier, Rouan - La figure du fond, op. cit., p. 12.
[10] François Rouan, Notes de Regard, éd. Galilée, 2011, p. 147.
[11] « Il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. » Saint-Augustin, Confessions, Livre XI, trad. Péronne et Ecalle remaniée par P. Pellerin, Nathan, 1998.
[12] Carole Benzaken, « Entretien avec Carole Benzaken » de Bernard Marcadé, cat. Exposition « Carole Benzaken » à l’espace 315, Paris, éd. Centre Pompidou, 8 déc. 2004‑7 fév. 2005, p. 12.
[13] Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1975, p. 41.
[14] « Oui. C’était le côté poétique des mots qui me plaisait. Je voulais donner à « retard » un sens poétique que je ne pouvais même pas expliquer. C’est pour éviter de dire un tableau en verre, un dessin en verre, une chose dessinée sur verre », Marcel Duchamp, « Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu » (entretien avec Pierre Cabanne, 1966), Paris, Belfond, 1976, p. 67.
[15] Carole Benzaken, Film sur le Prix Marcel Duchamp réalisé pour Creativ-Tv, 2004.
[16] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010.
[17] Carole Benzaken, Creativ-Tv, Ibid.
[18] Carole Benzaken, Creativ-Tv, Ibid.
[19] Bernard Marcadé, « Entretien avec Carole Benzaken », cat. de l’exposition Carole Benzaken à l’Espace 315, 8 déc. 2004 - 7 fév. 2005, Paris, éd. du Centre Pompidou, 2005, p. 12.
[20] Ibidem.
[21] Carole Benzaken, Jet Lagged 2, 2003, 11 huiles sur panneaux de bois, 2 vidéos de même hauteur.
[22] Le format des différentes peintures donne une idée de cette lecture en extension horizontale : (part 1) 2003, huile/toile, 12,2 x 38,1 cm ; (part 2) 2003, huile/toile, 12,2 x 43,7 cm ; (part 3) 2003, huile/toile, 12,2 x 19,8 cm ; (part 4) 2003, huile/toile, 12,2 x 27,9 cm, (part 5) 2003, huile/toile, 12,2 x 106 cm ; (part 6) 2003, huile/toile, 12,2 x 176,6 cm ; (part 7) 2003, huile/toile, 12,2 x 20 cm ; (part 8) 2003, huile/toile, 12,2 x 62,5 cm ; (part 9) 2003, huile/toile, 12,2 x 27,9 cm ; (part 10) 2003, huile/toile, 12,2 x 43,2 ; (part 11) 2003, huile/toile, 12,2 x 19,5 cm.
[23] Le livre d’Alain Quemin, Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Éditions du CNRS, 2013 met en lumière le premier aspect, et celui de Nicolas Bourriaud, Radicant, éd. Denoël, 2009, le deuxième, valorisant les artistes interrogeant la mondialisation dans leur démarche.
[24] Op.cit.
[25] Angel Vergara, Straatman, 1988, performance, réalisée pour la première fois devant le Pavillon international de la Biennale de Venise en 1988. L’artiste se place sous un drap, une toile et peint ce qu’il perçoit avec d’autres sens que la vue.
[26] Ces mots de l’artiste soulignent sa volonté d’inscrire son œuvre dans l’actualité.
[27] Initiartmagazine, « Interview : Angel Vergara », par Selina Ting, 2011, 20 avril 2016 : « It was like a performance, but for me it was not a performance. My idea was to find the best condition to do paintings today. You know how photography works… my idea was the same. Under the canvas, my whole body was open to light, and I painted what was happening around me. I didn’t really look at my subject or the landscape. I didn’t see anything. All my other senses were reacting, detecting, and my psychology and imagination were expanded. », visible sur le site : http://www.initiartmagazine.com/interview.php?IVarchive=54
[28] Santiago Angel Vergara, Milena et le verre d’eau, 2003, projection vidéo sur DVD, crayon sur panneau MDF peint, 58,5 x 52 cm.
[29] Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, « II - Le Croquis de mœurs », in L’Art romantique, 1863, éd. Calmann-Lévy, 1885, p. 56. Lisible sur le site https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Peintre_de_la_vie_moderne/II.
[30] Alain Fleischer, « Le corps au péril des images, le burlesque dans le cinéma primitif », in Artpress spécial, Le Burlesque, une aventure moderne, n°24, 2003, p. 85.
[31] L’artiste nomade est de toute façon essentiellement de notre temps. La richesse de son art nourri par des cultures différentes fait d’ailleurs l’objet du livre Radicant, de Nicolas Bourriaud et sa présence au marché mondial en dépend, comme l’a montré Alain Quemin (in Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Éditions du CNRS, 2013), néanmoins circonspect sur une véritable internationalité, puisque le passage à New York semble déterminer la carrière d’un artiste actuel.
[32] Jules de Balincourt, « Touriste accidentel », 30 octobre 2014, colloque La Fabrique de la Peinture, organisé par Claudine Tiercelin, Collège de France.
Pour citer cet article
Claire Labastie, « La peinture : train de retard ou actualité en train ? ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.