Figures idiotes

Résumé

Stockées sous forme de constellation, les figures de mes dessins me permettent de reconstituer certains moments de mon « histoire » et de combler un vide, en me permettant de nommer ce qui n’a pas de nom initialement. Parmi toutes ces figures, il y a celle de l’idiot, du grec idiôtès, qui signifie « simple, particulier, unique ». Toute chose, toute personne est idiote dès lors qu’elle n’existe qu’en elle-même. Je fais l’idiot dans mes dessins qui sont eux mêmes peuplés d’idiots.

Texte intégral

L’employé du moi, le plat de lasagne et le cerveau toboggan.
Stratégie du coq à l’âne…ou pas de stratégie du tout.

Les figures idiotes ne le sont pas au sens commun des mortels désignant le sot. Idiot, provenant du grec Idiôtès, signifiant simple, particulier, unique. Mes idiots ont donc un statut marginal qui les rend particuliers et uniques, mais sont capables d’endosser le costume du sot pour embrasser simultanément les formes altérées de l’altérité et leur grâce pour brouiller les pistes. C’est pourquoi, ce qui s’incarne de ces figures idiotes dans mes dessins appartient à une communauté fantomatique au genre et à l’âge incertain et toute ailée de désir. Rien d’angélique pourtant dans l’apparence de ce modèle étrangement humain portant la dérive comme une aube. Le fait qu’il soit malléable et parfois même gazeux tant il se disperse, l’invite à faire de la perte et de l’abandon une force vive.

Il imagine son épitaphe ainsi : « Je ne savais pas qu’on était aujourd’hui. Je ne sais pas où tout cela va aller, mais j’y vais quand même ! ».

Sous des airs d’employé du moi, il a un rang à tenir et il désigne et dessine tout ce qui concourt à l’augmentation d’un capital. Cet enrichissement se fait dans l’acceptation de la défaite qui s’annonce, comme l’écrivit Ernst Cassirer, « au milieu de la tempête et du tourbillon de la vie même », du désastre. Il fait ainsi écho aux mots de Georges Didi-Huberman parlant de Goya : « Échantillonner le chaos, y pratiquer des coupes pour en ramener – comme dans le filet du pêcheur ou comme dans l’exhumation engagée par l’archéologue – des paquets d’images, rendre visible tout cela sur des plans ou des planches de consistance visuelle : voilà qui pourrait s’entendre selon trois manières que Francisco Goya a inscrites, par ses séries gravées, au fronton de toute notre modernité : Disparates, Caprices, Désastres » [1].

Dans la dislocation du monde, il faut marcher dans le dessin comme marcher dans les ruines, pas tant dans la désolation que dans la consolation. Et cette démarche en avant tient davantage de la claudication que d’une chevauchée impériale. Nous sommes pourtant porteurs d’empires dans le vacillement et l’oscillation de ce qui advient.

ZUI QUAN, littéralement le poing ivre, est une technique de kung-fu dont les gestes sont inspirés par une personne ivre. Sa pratique du dessin s’apparente parfois à une forme d’ivresse : ses mimes exagérés, ses brusques changements de rythme, ses déséquilibres et ses chutes volontaires font naître des formes déstabilisantes pour « l’adversaire » regardeur.

Vincent Bizien, La maison du sourd, 2013

Vincent Bizien, La maison du sourd, 2013

encre sur papier, 140 x 100 cm.

De cette pratique du chalut ou chahut, ressort une diversité d’images. Triviales ou apparemment banales, elles témoignent d’une somme de dérèglements. Glanées dans des journaux de toutes sortes ou sur internet, dans des photographies d’anonymes achetées aux Puces ou trouvées dans des poubelles, dans des lectures et au cinéma, mais également celles que ma mémoire charrie, elles disent ce qui fuit de l’humain. Celles également qui naissent dans le chaos des autres et qui s’avéreront être définitivement bouleversantes.

Leur transcription graphique relève d’une déambulation sur un fil pour le moins ténu. Pour ne pas tomber, nous sommes contraints de faire l’effort de lire ces images dans le chaos des nôtres. Notre ivresse se livrant alors, poétique, obscurément comique. Qu’avons-nous comme autres choix devant l’épaisse couche de brume, écran flottant des tragédies dont nous voulons nous tenir à distance ? Pourtant, de ces images naissent des figures permettant une translation de la fragilité ou de l’affaiblissement de la vie à la vitalité du dessin. Des corps dont les visages sont des costumes portés comme les restes d’une splendeur passée, parfois parce qu’ils ne peuvent faire autrement, mais aussi avec la grâce de ceux qui ont oublié ces oripeaux aux vestiaires et qui viennent augmenter la réalité d’un instant. Or, si nous savons le reconnaître, cet essentiel ne disparaîtra pas sur les étals d’une grande surface.

Il faut croire à la possibilité qu’a chacun de nous de savoir lire un jour les mots occultés sur des pages maintes fois tournées. Comme un jour quelque chose se lève dans le fouillis des lignes, savantes, ignorantes, fugaces et chercheuses hésitantes. Laquelle pourrait bien me rassurer ?

Je ne suis pas sûr d’avoir bien vu.

Mais il était là cet instant de grâce dont j’ai feint de ne pas être l’auteur.

Il n’est pas simple de s’abandonner et d’abandonner quelque chose de soi pour qu’enfin de nouveau le poil se hérisse.

De quoi puis-je me délester ?

Qu’est-ce que je suis prêt à perdre ?

Sans être une zone de confort, l’idée d’un dialogue maintient à flot. Car le mot induit la présence de l’autre comme un vecteur essentiel de l’échange enfantin à un commerce beaucoup moins équitable. Entre le corps de l’altérité et mon propre corps, qu’est ce qui est en jeu, dans la palette des représentations possibles du corps, qu’elles soient ancrées dans le réel, tout en conduisant le symbolique, le politique, le poétique, le mythe ?

Flux permanent alimentant déjà le trop d’images auquel je suis soumis et potentiellement présent dans chaque dessin. C’est le moment du choix qui m’intéresse parce qu’il témoigne d’un état conforme à un chaos intérieur, parce qu’il engage, parce que ce sera une décision. Les images retenues ne sont pas des modèles, elles permettent de nommer ce qui n’aurait initialement pas de nom, elles sont disponibles pour faire apparaître et sont stockées à la fois physiquement pour certaines et virtuellement pour les autres pour former une constellation. Ce sont des images persistantes qui vont me permettre de reconstituer ou recomposer les temps du dessin en comblant un vide. Elles en rempliront les surfaces lacunaires.

L’employé du moi rédige une sorte d’autobiographie dessinée sans faire allégeance à une règle en confrontant ce qui fuit de son histoire aux errements du monde. La langue ainsi éclose sort d’elle-même l’écriture dessinée de sa gangue trop intime, elle est équarrie, élaborant un sens commun. Elle libère une énergie qui va mettre en avant des fonctions d’échappement, aux conventions humaines, aux règles, aux lois, à la culture que nous avons définies comme convenables et acceptables. En faire le dessin n’est pas un vain moyen de se débarrasser quotidiennement de ces formes normées comme des scories. C’est, au contraire, accroitre les possibilités de trouver la distance nécessaire pour les rendre malléables. C’est pourquoi, parmi toutes ces images engendrées par les éclats du monde, celles qui me paraissent être les plus essentielles, sont celles qui donnent naissance à la figure marginale, voire dévalorisée de l’idiot. C’est un attachement réel et profond qui me relie à cette figure. Pour sa capacité à être en mouvement, mue par une force centrifuge depuis son centre et à faire un pas de côté, justement pour être un observateur attentif préférant la périphérie. Je fais l’idiot dans mes dessins qui sont eux-mêmes peuplés d’idiots. Il y a un goût certain pour des formes dégénératives ou singulièrement affaiblies, celles qui, par empathie, font éclore des monstres dans une inquiétude vitale et une mélancolie noire. Celles, décrites par Catherine Grenier dans Dépression et Subversion : les racines de l’avant-garde [2], parlant de l’œuvre de Goya comme étant « la terrible lucidité d’un regard dont la déformation ne falsifie pas le réel, mais au contraire l’éclaire en vérité ».

Celles encore qui, au moment du rêve, en fouillant dans les recoins du subconscient échappent à la rationalisation et laissent émerger les désirs, les craintes des visions fantasmagoriques. Dans cette communauté des fantômes dont j’aime la compagnie, cohabitent ceux qui ont émergé pendant l’enfance, et ceux que l’histoire a créé, dont la liturgie comme autant de gestes suspendus, idiots et graves, perfusionnent mes dessins souvent nommés « défaites ». Non pas qu’ils soient définitivement mus par une fascination personnelle morbide ou par une esthétique de la catastrophe, mais les penser en tant qu’espace de projection et de prospective inclut une dimension salutaire qui fait de chaque défaite une victoire. Ils contiennent une mémoire à venir constituée d’échantillons de chaos surgis du présent. Puisqu’il s’agit d’y faire face, l’idiotie me semble être un bon moyen pour y parvenir.

Mais, il y a aussi des images dont la présence s’impose. Je pense à celles révélant les expériences primitives de l’espèce humaine. Que ce soit à travers l’exercice de rituels magiques issus de cultures populaires proches ou lointaines, les contes et les fables, le cirque, les histoires de zombies, la barbarie, le carnaval avec son cortège de masques grotesques et le temps de cette démesure où tout est permis, comme ces moments témoignant d’un bégaiement de l’histoire. La disparation de singularités et de particularités, qu’elles soient liées à une langue, des coutumes, des rites et des cérémonies comme le déplore Pier Paolo Pasolini au fil de son œuvre, sont une négation des biens communs à l’humanité, une négation de l’humanité elle-même.

Pour nous, qui devons faire naître des images, comment cela est-il figurable ? Est-ce que cela l’est tout simplement ? Ainsi se pose toujours la même question de l’incarnation de l’innommable.

Pour autant, je n’ai pas forcément besoin d’images pour savoir que quelque chose s’est passé, mais j’ai plutôt besoin de trouver comment restituer l’impact qui s’est produit lors d’une telle rencontre, puisqu’il en éparpille les fruits en rhizomes. Le langage ne disparaît pas tant que nous savons reconnaître un mot entre les Monster Munch et le Sopalin. Ce mot, c’est celui qu’il te reste quand tu as épuisé toutes les possibilités d’être contre toi-même. Ce mot, c’est aussi celui qu’il te reste quand tu as épuisé toutes les possibilités d’être contre celui qui n’est pas toi.

La disparition de l’altérité programme inévitablement celle de l’empathie. Disparition possible, si le regard fuit, et qu’il ne peut soutenir la communication avec l’objet de son attention. Or, c’est un apprentissage que de savoir évaluer la distance qui sépare mon corps de cet autre qui me fait basculer dans l’inconnu. Pas envie de toucher. Pas envie d’être touché, ma curiosité à des limites. Que sont les corps que l’on croise dans la raideur des costumes ? Et que faire de la beauté habitée dont le visage est défait et refait de mille autres ? Comment est-il possible de faire en sorte qu’une brèche s’ouvre en moi pour me permettre de m’emparer de cette embarrassante carcasse, sans que j’y laisse ma peau ?

Certains visages sont des épreuves.

Je n’ai pas voulu voir, mais cette andouille à fait tellement preuve d’invention pour me sauter à la figure que maintenant je suis bien attrapé, comme ravi, je vais devoir m’y coller, je vais devoir la figurer.

Les transports en commun c’est bien pratique pour commencer à dessiner sans crayon. Juste en parcourant mentalement le visage de l’autre qui ne sait même plus comment son oreille ourle, ni le nombre de pas qu’il est possible de faire en allant du bord de son œil gauche aux commissures de ses lèvres.

Je vais devoir me fabriquer un outil. Un outil de mesure. Un outil de mesure sur mesure. Le dessin commence dans cet espace où le dialogue est rendu possible par un savoir voir et quelques connaissances en « géométrie ». Mais pas que…le costume à son importance.

Vincent Bizien, Demain sera fabriqué en silence, 2019

Vincent Bizien, Demain sera fabriqué en silence, 2019

encre sur papier, 140 x 100 cm.

« Docteur », dit un malade à son médecin de famille, « j’ai une douleur qui part du petit doigt, remonte jusqu’à l’épaule, redescend par le sternum et l’abdomen et s’arrête au niveau de mon genou ; une douleur insupportable » . « Je vois », répond le docteur sans hésitation, « un seul remède, l’ablation des testicules ! » Hésitation du patient évidemment, mais la douleur devenant absolument intolérable, il finit par accepter l’opération. Quelques mois plus tard, un événement important amène notre homme à commander un costume neuf à un tailleur de renom. « Portez-vous à droite ou à gauche ? » demande le tailleur. « Je n’en sais fichtre rien », répond le client atrocement gêné par la situation. « Eh bien, réfléchissez », conseille le tailleur, « car si je taillais votre pantalon en me trompant sur ce point, vous ne tarderiez pas à ressentir une douleur insupportable qui partirait de votre petit doigt, remonterait jusqu’à l’épaule, redescendrait par le sternum et l’abdomen et s’arrêterait au niveau du genou » [3].

Si l’idiot s’incarne souvent en enfant, c’est qu’il continue de jouer seul sur son tas de bois, d’être déjà dans la marge. Dans et hors du monde. Les temps d’enfance des dessins ne sont pas une distraction face aux errements inquiétants du monde. L’enfance a ses propres cruautés. Le recours à une certaine démesure, l’apparition de figures gigantesques et grotesques, les visages disloqués, les représentations d’animaux chimériques et les monstres sont les reliquats des expériences de l’enfance, de ses peurs et de ses dessins. C’est le temps des questions comme dans la « Chanson de l’enfance », poème de Peter Handke « Als das Kind, kind war… ». Quand l’enfant était enfant, il se demandait comment une personne pouvait n’être personne. C’est ainsi que dans une série de dessins toujours en cours, est apparu un personnage énigmatique que j’ai nommé Mister Nobody. Mister Nobody. Il tiendrait tout aussi bien du « Sans-visage » de Miyazaki et pourrait jouer des variations de Bach dans un groupe de Métal et sortir d’un film de Larry Clark. Sans genre déterminé, il a un nez protubérant, des cheveux longs, porte des gants, un short et toujours des tee-shirts sur lesquels sont calligraphiés des mots slogans qui viennent se superposer à la lecture de l’image, comme par exemple, How to believe in your state ? Bien sûr, le dessin n’est pas la réponse, plutôt un détournement supplémentaire. Une façon d’adapter les possibilités du langage dans un système de jeu où seules les questions comptent et mettent en péril les évidences. Il est autant une sorte d’émanation de ce qui est nié de l’humain par la violence du monde, qu’un questionnement sur l’identité depuis l’enfance et les sentiments confus qui peuvent se prolonger à l’adolescence.

Tout l’enjeu consiste à combiner les polyphoniques éclats du monde avec les images préexistantes en moi pour donner une forme vraisemblable à ce que l’imaginaire produit, et de résister à la tentation d’un chaos trop bruyant. Je préfère un bruit sourd ou blanc proche d’un acouphène, qui peut être lancinant et aussi dévastateur qu’un cri muet ou rageur. Les espaces lacunaires dans les dessins renferment cette parole restée inaudible, ou témoignent de l’indicible.

Le monde tel qu’il va me donne envie de silence dans mes dessins. Mais ce silence n’est pas un refuge, puisqu’il fonctionne alternativement avec les ressorts tragi-comiques d’une farce devant laquelle on ne sait plus si l’on doit rire, pleurer ou se taire. Il s’agit d’élaborer des stratégies graphiques, picturales, verbales, transcriptrices du fonctionnement de la pensée, faisant intervenir des processus moteurs, cognitifs et émotionnels. Elles mettent les sujets, le trait, les mots, les espaces à l’épreuve de leur rencontre. C’est une affaire de circulations et de mouvement donc.

Travailler à partir d’une image ne m’intéresse pas si c’est cette image qui définit ce qui surgit du dessin. Une image m’arrête, qu’elle soit physique ou mentale, parce qu’elle contient ce qui va me permettre d’articuler une pensée. C’est en ce sens que j’évoquais le principe d’élaborer une stratégie. Comme je me méfie des idées, je préfère multiplier les dessins, un peu comme des ébauches autonomes, ou des tentatives, d’où les défaites. Ensuite, mon idiot pose des pièges. Mais le territoire à couvrir est si vaste qu’il lui est nécessaire d’avoir recours à des images mentales comme repères possibles dans les dédales d’une pensée disloquée. Si il demeure difficile d’en faire le maillage dans une succession de pas de côtés, l’ensemble des chemins pris s’apparente à une cartographie flottante et fluctuante, évoquant les particularités de mettre en image et de faire apparaître, propres à certains grands mythes fondateurs. C’est dans le même élan que celui de l’arpenteur, que la pensée connecte ces ressources multiples de façon syncrétique, et que je peux fabriquer du dessin à partir des éclats du monde. Cependant, c’est une mesure qui nécessite de s’affranchir de ce qui restreindrait un domaine de vision de façon univoque. Je dois toujours me demander ce que je suis prêt à perdre ou ce dont je dois me délester. Dans cette logique économique et poétique, il est possible de commencer à nommer le monstrueux pour le faire apparaître dans sa dimension grotesque. Puisqu’ils sont assimilables à des rets, il m’appartient ensuite d’insérer, de repérer, de répéter, voire de marteler dans les dessins ce qui a commencé à s’incarner et d’attendre tel un prédateur que passe une proie ad hoc.

Tant que je ne le traverse pas littéralement, ou que je ne me laisse pas traverser par lui, je suis incapable d’entrevoir toute la plasticité du mot visage et d’en restituer la charge par le trait. Nos lignes sont comme nous, elles ont besoin de faire de bons repas, et d’être alimentées par un regard capable de fouiller sa mémoire. Le mot, le nom, et la distance sont définis par cet élastique gradué, dont la mesure est changeante selon la tension. C’est le regard du dessinateur arpenteur qui peut lui permettre de doubler la mise jusqu’au climax de l’attention.

Ainsi, je mets ma bouche en demeure de ne pas faire disparaître le mot en acceptant comme un bienfait ce qui me sépare en poussière de l’autre. Je demande également à mes mains d’être celles qui collecteront pour les réunir ses fragments épars, surtout si son costume est mal taillé.

Faire le choix de la question plutôt que celui de la réponse c’est permettre au dessin de n’avoir ni début ni fin, et de ne pas en faire un outil de revendication ou d’indignation.

Mais fouiller dans la complexité des relations entre les humains, des humains avec l’animalité, des humains avec la mort, des humains avec les choses, et les questions de pouvoir induites par ces relations. De cartographier l’activité de penser, comme pour digérer le flux des images me traversant. Quand mon imaginaire vient se cogner au réel, je ne fais pas des dessins pour dire à ceux qui les regardent « regardez comme le monde va mal ! », ils peuvent s’en rendre compte quotidiennement par eux-mêmes. C’est la densité du vivant qui m’intéresse et la tension dans les relations qu’elle sous-tend et englobe dans sa diversité. De cette friction avec le réel, on peut voir poindre l’ombre d’un doute et ça, c’est une dimension beaucoup plus jouissive. Cela peut produire un dialogue hermétique, mes dessins le sont parfois, mais ils témoignent de ce qu’il y a de fécond dans cette inévitable friction. Étrangement, quand on lit de la poésie, on ne se demande pas pourquoi ce qu’on lit est poétique. C’est souvent sur soi-même que l’on bute devant une image, peut-être parce que l’on pense à tort que le travail est fait. Or, un effort est encore nécessaire devant ce qui achoppe. C’est la raison pour laquelle je n’aime pas les images définitives qui imposeraient d’emblée un sens acceptable par confort. Je préfèrerais toujours celles qui font vaciller quelque chose en moi du fait de leur incomplétude en ouvrant sur ce qui ne se résout pas.

Vincent Bizien

Notes

[1Georges Didi-Huberman, « Échantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre », Études photographiques, n°27, mai 2011. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3173.

[2Catherine Grenier, Dépression et subversion : les racines de l’avant-garde, Paris, Centre Georges Pompidou, 2004.

[3Daniel Pennac, Journal d’un corps, Paris, Gallimard, Collection Folio, 2014.

Pour citer cet article

, « Figures idiotes ». Pratiques picturales : Stratégies figuratives de la peinture contemporaine, Numéro 05, décembre 2018.

http://pratiques-picturales.net/article51.html