Stratégies figuratives de la peinture contemporaine

Numéro 05/2018

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Stratégies figuratives de la peinture contemporaine.

Un certain sens commun veut que la peinture soit « figurative » lorsqu’elle active notre capacité de reconnaissance d’une certaine réalité. De l’imitation la plus fidèle d’un modèle à sa déformation la plus transgressive, la figure apparaît toujours, en peinture, comme une représentation de quelque chose. Ce même sens commun emploie la terminologie de la « figuration » par opposition à celle de la peinture « abstraite » qui, de son côté, ne chercherait pas à représenter les objets du monde.

Si cette manière d’aborder les problèmes de la peinture apparaît aujourd’hui comme dépassée et vide de sens à de nombreux artistes — y compris ceux qui se voient qualifiées d’abstraits ou de figuratifs par la critique —, c’est que, pour eux, toute œuvre picturale est un exercice d’abstraction conduisant à terme à l’élaboration d’une « figure ». Par cette revendication, ils témoignent d’une nouvelle situation picturale où se dessine une manière inédite d’aborder les questionnements figuratifs. Ce faisant, ils nous placent face à un paradigme nouveau où se fait jour la tentative de dépassement des anciens clivages de l’art.

L’affaire n’est pourtant pas évidente, vu que lorsqu’on tente de dégager les différences entre la figuration et l’abstraction — ou leurs similitudes, ou leur dépassement en peinture —, on réalise que, loin des sens communs préalablement cités, il y a des enjeux politiques et historiques fondamentaux qui caractérisent chaque démarche ; et que, d’un point de vue théorique, il n’est pas très rigoureux de simplifier cette polarité par une dissolution de la dialectique qui confronte les deux termes, tout en les reliant.

Cette journée d’étude se présente ainsi comme une tentative de clarification des nouvelles données — ce que nous avons nommé stratégies figuratives — de la peinture contemporaine : à quoi se rapporte aujourd’hui la peinture lorsqu’elle se laisse prendre au jeu de la figure ? Comment l’aborde-t-elle ? S’agit-il, ainsi qu’Alain Berland le note d’un rapport patient de découverte, d’un office radicalement caractérisé par la lenteur ? Existe-t-il encore un lien de dépendance par rapport à la véracité de la reconnaissance ? La peinture figurative est-elle toujours dépendante ontologiquement de la réalité dont elle est le signe ? Et ce rapprochement constituerait-il la base du métier figuratif, somme des tâtonnements, comme l’affirme Damien Cadio ? Toutes ces questions, puis tant d’autres, réactualisées par de nombreux artistes contemporains ayant recours à la figure, semblent indiquer une étonnante vitalité de la peinture actuelle.

Les galeries fourmillent à nouveau des tableaux : des tableaux qui, comme de « solides instables », pour employer l’expression d’Eva Nielsen, fourmillent d’images. Et ce retour par l’image picturale à la figure — et à ce qu’elle engage de réel ou de fictionnel, voire même d’« expérience extatique », si l’on suit Romain Bernini — est sans doute un phénomène important après plus d’un quart de siècle de silence. Toutefois, malgré l’euphorie du moment, la situation contemporaine de la peinture ne va pas de soi. Elle apparaît d’ailleurs à de nombreux spectateurs et critiques comme un dernier chant du cygne : dans les faits, la peinture contemporaine est marquée par ce temps de pause et de crise des années post-modernes, ainsi que par la notion, toujours ambivalente, de « retour » dans un contexte où « la mort de la peinture » est devenue une problématique supplémentaire. Mais la figure n’est-elle pas depuis l’origine une affaire de résurrection ?

Employé dans les domaines les plus divers — littérature, philosophie, rhétorique, musique... —, le mot figure apparaît toujours comme une notion ouverte, chargée d’une énorme puissance signifiante. Sa polysémie dérive des ambivalences de son étymologie ; les concepts de structure, d’image, d’aspect ou d’apparence étant tous à la base de l’usage de ce mot que l’on trouve déjà du temps de Lucrèce ou Cicéron. En peinture, la question de la figure traverse l’histoire (son histoire particulière) comme un fil rouge : elle agglutine, et clive, la possibilité d’un discours visuel, la pensée éventuelle de l’image et, bien entendu, le pouvoir de la représentation.

Conflictuel, le terme « figure » s’est vu encore complexifié par l’apport d’une substantivation relativement récente : le « figural », proposé par le philosophe Jean-François Lyotard ; notion dont il s’est servi dans son livre Discours, figure pour tenter de réactiver la dimension propre à la figure au-delà de tout discours — de tout discours compris dans le sens d’un récit.

Il faut dire que la période à laquelle Lyotard rédigea son ouvrage (1971) était un moment de crise pour la peinture et, surtout, pour la peinture figurative, que l’on considérait alors comme périmée. La peinture a toujours vécu (et survécu) sous l’influence de ces condamnations. Or, nous vivons actuellement dans un monde où l’iconosphère environnante renforce chaque jour par une somme incommensurable d’images l’idée d’une déperdition du réel et, avec elle, une certaine idiotie (Vincent Bizien). Face à ce dilemme, une multitude d’artistes peintres proposent aujourd’hui de reprendre la figure en main et d’interroger son sens (ses sens) avec patience ; de sorte que leurs œuvres se donnent à voir, avant tout, comme un approfondissement du jeu. Il ne s’agit plus de faire coïncider la visibilité de la peinture avec sa lisibilité, de sorte que la représentation soit transparente et parfaitement compréhensible. Il s’agit plutôt (du moins en apparence) de renforcer l’incertitude et l’énigme. Surgit ainsi la possibilité d’une figuration nouvelle, que l’on peut ressentir, si l’on accepte de jouer son jeu, comme rechargée par son antique énergie, c’est-à-dire par sa dimension oraculaire.

Juan Porrero

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