Entre chien et loup – quand l’abstraction et la figuration se croisent
Résumé
Abstraction et figuration ne sont jamais si éloignées comme on pourrait le croire – souvent l’abstraction réside dans la figuration et vice-versa - plusieurs artistes connaissent des périodes abstraites en alternance avec des périodes figuratives mais rares sont ceux qui combinent les deux en mêmes temps.
Spécifiquement intéressée par le champ de tension entre les disciplines et styles, j’interrogerai ce qui relie d’une certaine manière l’utilisation du figuratif et de l’abstrait dans l’œuvre de Kurt Schwitters confrontée avec celle de deux jeunes artistes belges, Sara Bomans et Stijn Cole. Comparaison entre des styles très différents mais issus d’une même stratégie.
Plan
Texte intégral
Introduction
L’abstraction et la figuration ne sont jamais aussi éloignées les unes des autres que l’on pourrait le penser. Souvent, l’abstraction réside dans la figuration - et vice versa - tandis que de nombreux artistes alternent le figuratif avec des périodes abstraites de travail. Mais rares sont ceux qui combinent les deux en même temps.
Spécifiquement intéressée par le champ de tension et d’échange entre disciplines et styles, je propose un discours qui relie l’utilisation du figuratif et de l’abstrait dans l’œuvre de Kurt Schwitters et celle de deux jeunes artistes belges, Sara Bomans et Stijn Cole. Une comparaison entre des styles très différents, mais avec une stratégie similaire. Ou peut-être plutôt, une stratégie absente similaire.
Les peintures interdites de Kurt Schwitters
En principe, on pourrait dire que l’art abstrait a toujours fait partie intégrante de l’art figuratif puisque ce dernier est par définition une abstraction de la réalité. Dans les détails de la peinture de la Renaissance, surtout là où la qualité de l’inachevé est célébrée, il devient clair que l’abstraction n’attend que pour percer. [1] Les origines plus claires de l’art abstrait peuvent être datées au XIXe siècle, par exemple dans les peintures et les aquarelles de Turner comme le souligne une prochaine exposition au Musée Jacquemart-André. [2] Pour sa maturation complète, nous devons attendre jusqu’au début du XXe siècle, entre autres à partir de 1917 dans le travail du groupe néerlandais De Stijl fondé par Theo van Doesburg et entre autres Piet Mondrian. Plaider « l’abstraction pure et l’universalité par une réduction à l’essentiel de la forme et de la couleur », tel était leur développement, celui du figuratif vers l’abstrait comme objectif supérieur. La récente exposition Mondrian figurative au Musée Marmottan Monet a montré la transition entre la figuration et l’abstraction qui conduirait finalement à un style minimaliste iconique aux couleurs primaires. Mais De Stijl avait aussi un aspect tout à fait différent, moins connu, par le biais de Van Doesburg qui publiait des poèmes dadaïstes sous le nom d’I.K. Bonset et qui avait de larges liens artistiques dans toute l’Europe. Bien qu’il soit intéressant de discuter plus en détail de Van Doesburg ce qui est important pour le contexte de l’article est son lien avec le dadaïste allemand Kurt Schwitters. En 1922, Schwitters participa à une tournée Dada organisée par Van Doesburg qui, initialement, ne visita que Weimar, Iéna et Hanovre, la ville natale de Schwitters à Hanovre, mais sera prolongée l’année suivante par la Hollande. Tout comme Van Doesburg, Schwitters n’était pas facile à identifier. Graphiste, peintre, poète et interprète, il était considéré comme trop bourgeois pour rejoindre le groupe politique hardcore berlinois Dada qui ignorait le fait qu’il détruisait plus ou moins sa propriété en la transformant en son célèbre Merzbau. En plus d’être un artiste multidisciplinaire, Schwitters ne voulait pas non plus être identifié à un style particulier. Lorsque Van Doesburg a utilisé un alter ego pour publier son œuvre dadaïste, Schwitters a développé son Merzbilder ou ses collages avec des peintures paysagères bien plus classiques et des portraits tous sous son propre nom. Dans son cas, il n’y a pas de développement du figuratif à l’abstrait en tant que statut supérieur — les deux existent à un certain moment simultanément. La rétrospective Schwitters de 1994 au Centre Pompidou a été l’une des premières expositions à ne pas ignorer les peintures paysagères. Comme le souligne Jutta Nestegard, l’énorme quantité de peintures figuratives est en fait frappante. [3] Schwitters est venu en Norvège à partir de 1929, initialement pour des raisons touristiques, et de 1937 à 1940 en exil. Au cours de cette période, il a aussi réalisé cet immense ensemble d’œuvres figuratives que Nestegard divise en deux catégories : celles dans lesquelles le site et le lieu sont reconnaissables et qui ont clairement servi à être vendus, et une catégorie plus intéressante dans laquelle « la nature a été traitée comme un microcosme » et dans laquelle « la structure du paysage était représentée » [4]. Nestegard observe comment cette dernière catégorie se rapproche de l’abstraction pure, bien qu’il s’agisse encore de paysages, dans lesquels Schwitters observe de près la nature et ses transitions, de la neige à la roche, de la neige à la terre, ou encore du passage de la glace à l’eau. Fait intéressant, elle fait le lien avec le Merzbau abstrait de Schwitters qu’il considérait comme une forme de « peinture pénétrable ». [5]
En 2012, le Palais des beaux-arts de Bruxelles a notamment organisé l’exposition Per Kirkeby et les “Peintures interdites” de Kurt Schwitters. Le guide des visiteurs de cette exposition mentionne le livre de Kirkeby consacré à Schwitters dans lequel il
« s’intéresse non pas à l’artiste avant-gardiste connu pour ses collages Merz, mais bien aux paysages réalistes, tout-à-fait méconnus, peints par Schwitters en Norvège dans les années 1930. Kirkeby est fasciné par la liberté que prend Schwitters en peignant ces tableaux considérés comme « interdits » voire « démodés et dénués de style » si l’on tient compte du mainstream moderniste. [Kirkeby] y reconnaît là une posture vis-à-vis de l’art et de la scène artistique qui est proche de la sienne. [6] »
Pas de genre, pas de stratégie
En cherchant des exemples contemporains de jeunes artistes qui, comme Schwitters, mélangent le figuratif et l’abstrait, j’ai dû penser au travail de Sara Bomans, une jeune artiste flamande, qui avait récemment commencé à expérimenter le travail abstrait alors qu’elle était normalement connue pour son travail figuratif.
L’expérience abstraite est née du désir de travailler avec les couleurs, ce qu’elle avait surtout évité dans ses travaux précédents. Bomans, qui publie fréquemment son travail sur facebook et utilise cette plateforme pour discuter ouvertement du travail en cours de développement, a présenté la nouvelle série I used to be afraid, une référence évidente à la série Who’s afraid of Red, Yellow and Blue de Barnett Newman de 1966-1970, avec la déclaration :
« … expérimenter avec mon ennemi lié à l’art le plus redouté : la couleur. Le dicton “Gardez vos amis proches mais vos ennemis encore plus proches” m’a incitée à affronter le démon les yeux dans les yeux et à jouer avec lui. Je ne dis pas que c’est de l’art que je fais, je joue. Ce n’est pas mon intention de copier le travail des autres, excusez-moi si je l’ai fait ou si je le fais. (mais s’il vous plaît, dites-le moi). [7] »
Dans son travail figuratif, on peut distinguer plusieurs styles qui peuvent tous être appelés dessins : dessins animés qui sont soit très délicats, soit les plus volontairement maladroits (Pensées secrètes), combinés avec des déclarations écrites, d’une part, et les soi-disant hair drawings, qui sont littéralement faits avec des cheveux et réunis dans la série I used to be sexy de l’autre. Ceux-ci sont tous en noir et blanc.
Mais, dans ses œuvres abstraites, ses peintures minuscules et autres objets réunis dans des installations murales, la couleur est partout. Il n’y a pas de palette restreinte mais une combinaison presque aléatoire de champs de couleur. En expérimentant avec eux, Bomans a découvert combien il est difficile de mettre une couleur à côté d’une autre et, encore plus, de remplir une toile entière, aussi petite que soi, avec ces champs colorés.
Ce qui est intéressant dans le contexte de cet article, c’est que l’utilisation de l’abstraction n’est pas une voie à sens unique — Bomans passe heureusement entre abstrait et figuratif chaque fois qu’il y a un besoin ou un désir de le faire, alors qu’à sa manière humoristique, elle questionne constamment le statut de sa pratique artistique et de ses produits.
Évidemment, d’autres artistes contemporains plus établis ayant des « stratégies » similaires dans leur utilisation d’un style figuratif et abstrait viennent à l’esprit, comme Gerhard Richter ou Jean-Marc Bustamante. Les dessins en spirale de Louise Bourgeois peuvent aussi être mentionnés comme un intermède abstrait dans une œuvre essentiellement figurative. Mais quand on lui demande qui sont ses soi-disant « modèles », Bomans pointe vers un autre artiste flamand, Stijn Cole [8]. Dans une conversation continue (art historique) avec le travail de peintres de différentes générations, figuratifs et abstraits, tels que Cézanne ou Marthe Wéry, Cole explore l’expérience du paysage qu’il tente d’objectiver de manière semi-scientifique en combinant des photographies à grande échelle [9], des tableaux en couleurs numériques et peints ou des sculptures qui documentent un certain temps et un certain lieu.
Cole travaille donc plus d’une manière plus conceptuelle que Bomans et aussi plus monumentale, mais, dans les deux cas, il semble y avoir une absence de stratégie abstraite. La figuration ou l’abstraction sont utilisées de la même manière qu’un médium ou une couleur, en premier lieu pour exprimer une certaine qualité.
Conclusion
L’abstraction aujourd’hui n’est donc plus une qualité absolue ou supérieure. Ni Bomans ni Cole ne peuvent être épinglés à un médium spécifique. C’est en ce sens dire que la monographie de Cole porte le titre Entre terre et mer, faisant allusion à l’endroit où il positionne beaucoup de ses œuvres d’art, mais aussi comme l’équivalent du titre de cet essai, ni ici, ni là, mais les deux en même temps. Bomans et Cole sont des représentants typiques d’une génération d’artistes multidisciplinaires qui ne remettent plus en question l’utilisation de la figuration ou de l’abstraction au sens moderniste. Leur façon de travailler sans restriction est sans doute le résultat final d’une influence postmoderniste féministe qui peut également expliquer l’aversion générale d’aujourd’hui pour le sexe et donc aussi pour le genre. À la base de cela se trouve entre autres l’idée du Gesamtkunstwerk ou œuvre d’art totale qui a été développée par Schwitters, non seulement dans son Merzbau, mais aussi dans son œuvre complète, incluant à la fois le travail abstrait et figuratif, le graphisme, la sculpture et la poésie. L’idée de l’œuvre d’art totale peut en fait être retracée jusqu’au milieu du XIXe siècle avec le romantisme allemand et Wagner, comme l’a démontré Harald Szeemann dans son exposition de 1983, Der Hang zum Gesamtkunstwerk [10]. Via entre autres Bauhaus, Schwitters, Duchamp et Cage, elle se termine avec Beuys et Kiefer. Entre-temps, l’œuvre d’art totale pourrait rester utopique, ainsi que l’a souligné Szeemann, mais grâce à l’abondance actuelle de données (images), dans lesquelles il n’y a plus de hiérarchie et où tout est simultanément possible, le choix manifeste entre figuratif et abstrait est clairement devenu irrévérencieux. Comme Bomans et Cole le montrent chacun à sa manière.
Notes
[1] Dans son livre Renaissance sauvage. L’art de l’Anthropocène (PUF, 2019) Guillaume Logé évoque spécifiquement Léonard de Vinci et son intérêt pour l’inachevé qui conduit souvent à une certaine forme d’abstraction.
[2] Turner — Peintures et aquarelles de la Tate, 13 mars-20 juillet 2020, https://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/node/2174
[3] Jutta Nestegard, « Les années norvégiennes : l’œuvre figuratif », in catalogue Kurt Schwitters, Centre Georges Pompidou/Réunion des musées nationaux, 1994, p. 262.
[4] Ibid., p. 263.
[5] Ibid., p. 264.
[6] « Per Kirkeby et les “Peintures interdites” de Kurt Schwitters », in Guide du visiteur, bozar, Bruxelles 2012, p. 4
[7] Copié de la page facebook de l’artiste, publié le 29 janvier 2020. Elle a présenté l’œuvre colorée pour la première fois lors de l’exposition « Projection d’une collection » en octobre 2019 — voir https://bureaudoove.com/2019/10/02/sara-bomans-in-screening-a-collection/
[8] Voir http://www.stijncole.eu/
[9] La série photographique à grande échelle Blue Print, Le Tréport (2017) qui photographie les vagues entrantes dans cette station balnéaire normande, pourrait ainsi être reliée à la série peinte de vagues de Courbet, tandis que la sculpture Mont-Sainte Victoire #2 (2017) fait clairement allusion à Cézanne. Voir http://www.stijncole.eu/
[10] Kunsthaus Zürich, Zurich, 11 février-30 avril 1983.
Pour citer cet article
Edith Doove, « Entre chien et loup – quand l’abstraction et la figuration se croisent ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.