En dedans, en dehors de

Résumé

Le fil conducteur de mon travail est une interrogation sur la manière dont nous sommes amenés à regarder, à voir. Et cela vient certainement d’une remise en cause très simple de l’image photographique. En amont de l’atelier, je réalise et collecte des photographies – repérage sur des sites, vacances, archives…

À l’atelier, je travaille par modes opératoires ou gestes. Des règles du jeu, des espaces ou des situations de jeu, pour pouvoir en jouer, bien ou mal, peut-être même pour être mauvais joueur ou encore parfois tricher pour ne pas laisser ces règles se poser comme système. Ce terrain de jeu m’apparaît comme un champ opératoire : c’est à la fois le tableau, les volumes, mais aussi l’atelier, et bien sûr les lieux d’exposition.

Plan

Texte intégral

Suite à l’invitation à participer au colloque « Stratégies abstraites de la peinture contemporaine », je me suis d’abord senti étranger à cette question. Parce que je ne me considère pas comme un peintre abstrait et parce que j’ai toujours pensé mon travail en dehors des catégories. Si les pratiques de l’abstraction, et particulièrement celle de l’abstraction géométrique, ont influencé mon travail, je me suis toujours senti libre d’y associer des formes liées à l’image et à la figuration. Je travaille une œuvre qui se nourrit de l’image et qui se concrétise dans des pièces où l’image est mise à mal par une pratique d’atelier autoréflexive. Je ne me situe donc pas de façon catégorique dans l’abstraction, mais je reconnais bien volontiers faire appel à certaines de ses stratégies : je ne fais pas stricto sensu d’abstraction mais j’abstrais, l’abstraction est une opération à l’œuvre dans mon travail.

Les génériques

Voici une série de tableaux photographiques.

Des images de vacances sont éditées et imprimées. Le format – le standard du 16/9ème –, l’ajout du mot fin en surimpression participent à requalifier l’image en photogramme de film. Ce cut ultime, la fin de l’histoire et de la bobine, constitue la seule image visible sur l’écran. Il induit un invu du film, un insu, l’aboutissement d’un déroulement que la fixité de l’image photogramme ne donne pas.

délai (...ou de se cogner contre les arbres), 2005
impressions jet d’encre sur papier baryta Hahnemühle, montées sur aluminium, 120 x 76 cm

L’idée d’un film, concrétisée par la simple impression d’une image fixe, calibrée et tamponnée. Ou encore, un fragment qui reste et qui implique une perte, un fragment qui donne à comprendre une somme que l’on ne peut pas voir. Soit quelque chose qui pour moi correspond déjà à une forme d’abstraction ; pas une abstraction non figurative mais plutôt une abstraction opérée. C’est à dire un geste qui consiste à extraire un morceau d’un ensemble, pour simplification. Ou encore à tirer quelque chose en dehors de son contexte, à l’isoler, le découper ou le séparer d’un tout et le prendre pour ce tout. La condition pour que ce fragment dise le tout serait alors qu’il contienne les qualités du tout : le calibrage au standard du format 16/9e et l’application du mot générique – « fin ». Ici, les caractéristique d’un genre sont attribuées à une image-fragment qui est alors indexée à la catégorie « cinéma ». Le générique de film comme abstraction du cinéma.

Quelque chose de très proche de la définition qu’Alain donne de l’abstraction : « C’est une simplification, en présence de l’objet concret infiniment complexe et perpétuellement changeant, simplification qui nous est imposée, soit par les nécessités de l’action, soit par les exigences de l’entendement, et qui consiste à considérer un élément de l’objet comme isolé, alors que rien n’est isolable, et comme constant alors que rien n’est au repos. » [1]

Au delà de l’idée de simplification et d’isolement de l’objet, ce qui m’intéresse dans cette formulation c’est le fait qu’Alain pointe que l’abstraction renvoie aussi à quelque chose de constant, par extension fixe ou fini. Au delà de mes photogrammes de fin, cette définition de l’abstraction – une simplification qui isole et qui fixe –, m’a amené à une certaine conception ou du moins à un usage particulier de la photographie dans mon travail.

Paradoxalement, la photographie comme abstraction

Une des explications souvent avancées du retrait de la figuration dans la peinture est l’apparition de la photographie – avec l’hypothèse que celle-ci fera mieux que la peinture. Cette doxa attribue à la photographie une toute puissance mimétique, des qualités de précision et une prétendue neutralité dans son rapport au réel. Dans cette volonté positiviste, la photographie se présente ainsi comme une sorte de langage universel : puisqu’elle reproduit ce que l’on voit, tout le monde peut alors regarder et voir. La photographie, transparente [2]. Elle serait donc une sorte de langage accessible à tous. Une image vaudrait alors pour identité et définition de ce qui est re-présenté. En conséquence, la photographie vaudrait par l’application au monde d’une classification, d’une pensée du monde par catégorisation, impliquant alors un ordre, du particulier photographié à sa ressemblance au générique.

La photographie configure un espace de représentation qui finalement renvoie peut-être en premier lieu à l’histoire de la peinture, comme si l’espace pictural de la perspective linéaire avait glissé vers la photographie tout en gardant son régime de composition et ses genres [3] : le paysage, le portrait… Finalement, ce qui a eu lieu serait plutôt la persistance du pictural dans le photographique que sa disparition par l’arrivée de la photographie. C’est bien le prolongement d’une pensée de la vision du sujet qui a construit une pratique de la photographie autour de la réalisation d’images, avec une mythologie toute positiviste de l’accès au savoir par l’image.

Mais la photographie est bien un dispositif complexe (optico-chimique) qui articule une surface photosensible - la possibilité de la reproduction - et un appareil, la camera obscura. Si l’on se détache de la question de l’image, le photographique présente dans son processus une prédisposition à l’abstraction, par la découpe, la fixation et l’isolement d’une portion d’un ensemble. Et finalement, s’il y a image, cela n’arrive que par la coïncidence de l’optique et de son usage définitoire pour faire image. Car, après tout, la photographie est aussi une technique qui produit dans ses aberrations optiques, ces flous que l’on qualifie de « ratages », des traces de lumière qui apparaissent comme autant de non-figuration.

Non-figurative ou pas, la photographie est un extrait du monde sensible, une empreinte abstraite de la lumière, soit une forme de simplification isolée et fixée. L’objet concrétisé, la photographie, se trouve alors dans le double rapport image/empreinte, représentation et trace. Ce que Roland Barthes [4] appelle « un message sans code » et que Rosalind Krauss qualifie de « présence muette d’un événement non codé  » [5]. C’est finalement ce qui va accompagner la photographie qui va lui donner un usage ou la qualifier. Que ce soit le titre qui embraye à une lecture documentaire ou plastique, que ce soit les autres images alentour, la forme du livre ou encore le support d’accrochage, la photographie est une sorte d’objet flottant qui a besoin d’un texte – non pas au sens strict, mais plutôt au sens d’une mise en relation [6].

C’est ce caractère flottant, cette mobilité qui va d’abord m’intéresser et que je vais considérer comme relevant de l’abstraction. Avec, en creux, l’idée que toutes ces images qui semblent nous donner à voir le monde dans un accès direct et en toute transparence ne nous montrent en définitive rien d’autre que le dispositif de captation, d’annexion et de validation d’une idée. Dans mes productions, je travaille cela non par une mise en relation de l’image avec un texte, mais plutôt en considérant l’outil de la découpe : le cadre, le support, le format, et, par extension, l’exposition ou le site d’exposition.

Mille feuilles, pour la cheminée

À l’atelier, à partir de la série les génériques, je continuais à travailler avec un grand nombre d’images, mes images propres ou des images issues de revues, entre autres des vieux Paris Match et des magazines Mad.

Je cherchais donc à la fois à isoler des fragments et à rendre visible le geste de découpe inhérent au photographique, je cherchais à rendre lisible ce geste d’abstraction du cut. Alors j’insistais sur le cadre, le format, le standard. J’avais évidemment en tête les travaux de Tony Conrad tels que Yellow Movie 2/23-24 (1973) [7]. Mais aussi ceux de John Baldessari. Car je ne voulais pas non plus aboutir à une forme purement synthétique, je voulais garder l’image — ou plutôt une trace du référent.

J’ai commencé à travailler avec des caches en papier découpé, que je venais poser sur mes images pour chercher les fragments, et très vite ces caches sont devenus des éléments constitutifs des pièces elles-mêmes. Dans les mille feuilles, les caches viennent couvrir l’image qui apparaît en haut de la pile de papier, rejouant la couverture d’un livre ou d’un dossier. Il y avait pour moi quelque chose de similaire aux génériques. D’abord parce qu’une seule image d’un groupe potentiel était visible. Ensuite parce que ce qui était à voir n’était pas tant l’image elle-même que le cadre qui la rendait visible. Passant d’un espace temporel (le film) à un espace physique (le livre), la présence des images que l’on ne pouvait pas voir se trouvait alors matérialisée par la pile de feuilles.

mille feuilles #08, 2014,
photographies, papiers découpés, plexiglas, 45 x 32 x 12 cm
(photographie de Woytek Konarzewski)

Dans les mille feuilles, la découpe du cache cadre des percées circulaires sur des images. La structure de ces caches ne relève pas tant de la forme traditionnelle d’un cadre, rectangulaire, que de celle d’un outil – d’une passoire, d’un emporte-pièce ou encore d’une grille. Une structure pas si éloignée de la fonction même de l’écran – lequel conditionne l’apparition de l’image –, de ces écrans, d’affichage ou de sérigraphie, qui trament l’image point par point, ces écrans-là qui font aussi écran, qui cachent l’image. Dès lors un jeu s’installe : montrer/cacher des images potentielles qui apparaissent par fragments en nappes, faisant surface à l’horizontale au sommet des blocs de feuilles invues.

pour la cheminée, 2013
collage, cadre aluminium, sangle, 150 x 100 x 60 cm, (photographie de Woytek Konarzewski)
pour la cheminée, 2013, mille feuilles #08, 2014

Je voulais aussi induire une relation de valeur dans la spatialisation de ces images-objets. À l’horizontale, les pièces se présentent comme des piles de livres, comme celles situées à coté d’un lit, ou encore posées sur une table de salle d’attente chez le médecin, prêtes à être compulsées. À l’horizontale, ces images se donnent dans un espace relativement intime, elles ne s’affichent pas mais demandent que l’on s’y penche. En regard de ces pièces, j’ai réalisé une série de montages similaires d’images découpées et cachées dans des cadres que j’ai suspendus très haut dans l’espace d’exposition, tel Pour la cheminée , montrée à la Progress Gallery. Inclinées vers le sol pour permettre l’envisagement, ces pièces se donnaient donc à voir d’en bas dans une position d’inconfort induisant une forme d’autorité de la chose exposée – un peu comme un trophée. Métaphores d’un espace de la mise en mémoire exposée, et d’un refoulement caché ou enfoui, ces pièces jouent sur les possibilités de glissement, de permutation er de substitution du sens. Travailler ce qui est coupé, isolé, abstrait, est alors pour moi un territoire constant de re-formation du sens qui nécessite à chaque fois examen.

Biais, flèches

Deux autres séries, les biais et les flèches, prolongent ce jeu avec les modalités d’apparition de l’image.

death in the afternoon, 2014
bois, peinture acrylique, photographies, 120 x 80 x 34 cm
descente, 2014, laque et photographie marouflée sur aluminium, 200 x 28 cm
carillon, 2014, laque et photographie marouflée sur aluminium, 165 x35 cm
soupente, 2013, laque et photographie marouflée sur aluminium, 200 x 47 cm
place, 2014, laque et photographie marouflée sur aluminium, 170 x 47,5 cm

En manipulant les supports d’exposition de la photographie – la plaque d’aluminium et le cadre de bois –, il m’est apparu que ceux-ci pouvaient se prêter à une forme de déconstruction permettant de faire apparaître non pas simplement l’image mais aussi ce qui la cadre, ce qui la porte. J’ai commencé à coller les images sur des plaques d’aluminium trop grandes. Sans châssis, elles venaient alors fléchir et se courber le long du mur, révélant ainsi leurs qualités mécaniques. J’ai ensuite peint les surfaces d’aluminium non couvertes par la photographie, afin de leur conférer une présence picturale. Ces plaques à l’échelle du corps venaient porter les images à hauteur du regard, rendant palpable la présence physique du support et son rôle actif dans la monstration. Là aussi, l’œuvre active, par sa présence, la perception de l’espace, venant induire un déplacement et une adaptation de posture pour le regardeur. Le support et la picturalité de ces flèches ainsi affirmés, le rapport de l’image photographique à la pièce pouvait alors s’inverser : non pas simplement un cadre pour une photographie, mais tout aussi une plaque peinte, pour ne pas dire une peinture, avec dessus une image, presque comme un commentaire sur la peinture.

Une logique poussée dans d’autres pièces, à plat, l’horizon, où la photographie se présente physiquement comme un cartel qui vient commenter le volume accroché ; ou encore cerclage réalisé pour la borne de POCTB où la photographie, déposée sur le volume, embraye à la lecture de celui-ci.

à plat, l’horizon, 2014
impression jet d’encre, laque acrylique sur osb, néon, dimensions variables
Cerclage, 2017
feutre, CP cintrable, photographie, POCTB, La borne à Montlouis-sur-Loire
flèche, barrage #1, 2017
acrylique sur CP, chêne, 250 x 18 x 120 cm

Dans les dernières pièces de la série flèche, l’image photographique disparaît au profit de son évocation indirecte : par la disposition d’une flèche sur le châssis d’une fenêtre qui vient cadrer une vue sur l’espace ou le paysage, ou encore par des surface peintes reportant la position d’une ombre portée sur la pièce elle-même.

Les biais, quant à eux, sont des boîtes en bois plus ou moins grandes qui contiennent et encadrent littéralement une photographie. Comme les flèches, ces boîtes empruntent leur forme à une histoire de l’abstraction – aux objets spécifiques de Donald Judd comme aux curves d’Ellsworth Kelly.

biais #14, 2014 (détail)
CP, peinture acrylique, photographie, dimensions variables

L’important pour les biais était que le désir de voir l’image contenue dans la boite nécessite le déplacement du regardeur. Devenu actif, celui-ci pouvait alors entretenir une relation spatio-temporelle avec l’image, de droite à gauche : je la vois, je ne la vois pas… Comme le Fort-Da.

Pensés comme des formes plastiques synthétiques, ces biais devaient affirmer leur présence dans l’espace en jouant avec les qualités signalétiques de la peinture. Ceci a induit la nécessité de prolonger ensuite la peinture sur les murs pour étendre l’espace de la pièce à l’espace d’exposition ; façon aussi d’activer le/les vide/s contenu/s entre les pièces elles-mêmes.

biais #14, 2014, CP, peinture acrylique, photographie, dimensions variables
biais #20, 2014, CP, peinture acrylique, photographie, 168 x 134 x 25 cm
biais #21, 2019, contreplaqué, acrylique, photographie 502 x 125 x 27 cm (photographie de Laurent Ardouin)

Dans ces biais extended, je voulais pousser la contrainte des conditions de regard sur la photographie à une situation rendant impossible une vue frontale de l’image. Toujours vue de biais, la photographie encadrée venait apparaître comme un tableau dans une peinture, sous la forme d’un trapèze.

biais #21, 2019
contreplaqué, acrylique, photographie, 502 x 125 x 27 cm (photographie de Laurent Ardouin)

Ou encore, comme dans les deux grands biais, sous la forme d’une ligne, d’un dessin. Comme pour les flèches, la présence de l’image photographique devait provoquer un retournement de situation : soit le volume peint devenait trivialement le cadre de l’image, soit l’image était un commentaire sur le volume peint.

En m’intéressant aux artistes articulant photographie et forme abstraite, j’avais remarqué le travail de Christoph Gossweiler qui présente les documents photographiques dont il tire les couleurs de ses monochromes : 15 diapositives de voitures qui accompagnent les 15 monochromes [8], montré en 2008 dans le cadre de l’exposition Abstraction étendue [9]. Pour ma part, je voulais que le rapport picturalité/image se joue dans un dialogue interne aux pièces, sans convoquer une légitimation de la relation, de type inventaire par exemple. C’est plutôt la contiguïté et l’intrication de l’image et de son support qui constituent une pièce conçue à la fois comme une présence picturale et un outil de vision, un objet-dispositif.

Tableau

En parallèle de ces réalisations, j’investissais l’espace du tableau. Je récupérai une série de plaques d’impression offset en aluminium sur lesquelles je me décidai à peindre.

Le tableau m’intéressait parce qu’il condensait plusieurs situations de travail chargées de sens. Fenêtre ouverte sur le monde ou encore espace de figuration narrative, le tableau contenait cette habitude de la représentation. Le tableau était aussi chargé d’autres paradigmes de la pensée moderniste : objet concret, arène, terrain de jeu, mur, écran. Ma lecture de Rosalind Krauss m’avait sensibilisé au jeu de basculement entre la verticalité et l’horizontalité, et aux jeux de polarisation du regard découlant de la Gestalt. Ces enjeux, travaillés dans mes volumes, pouvaient alors trouver un espace de mise en œuvre dans le tableau lui-même.

Projections

Cette séquence de travail m’a amené à la réalisation d’une série qui appartient a priori à la catégorie de la non-figuration : les projections .

fig15 16 17 18 19
projection #15, 2013, laque sur aluminium, 2 plaques de 200 x 38 cm
projection #17, 2016, laque sur aluminium, 2 plaques de 200 x 38 cm
projection #18, 2014, laque sur aluminium, 2 plaques de 100 x 80 cm
projection #25, 2016, laque sur laiton, 21 x 29,7 cm
projection #22 à #26, 2016, laque sur laiton, 21 x 29,7 cm (Photographie R. Kriegel)

Sur le tableau, une surface géométrique peinte tente d’occuper le terrain dans un rapport d’inadéquation au support. Limitée, arrêtée, contrainte par le support, la peinture ne peut déborder ; tout comme la surface, non orthogonale, ne peut recouvrir l’intégralité du support-tableau rectangulaire, laissant une partie de celui-ci vide. J’avais choisi l’aluminium, le métal, comme support, entre autres, pour son caractère industriel et sa forte présence, son caractère concret ou objectal. Mais sa capacité à refléter, générant ainsi une surface dynamique, instable et en permanente modularité, m’a aussi et surtout beaucoup intéressé. Les parties non peintes des projections venaient alors accueillir des reflets de la salle d’exposition et des regardeurs. Reflets au caractère plus ou moins flou selon le métal. La partie peinte, comme la forme d’un phare de voiture ou d’une flaque venant se répandre, occulte ce reflet et vient pousser celui-ci sur sa périphérie – la surface de métal se trouvant cadrée dans ses bords extérieurs par les limites du matériau, et de l’intérieur par la surface de peinture. Le tableau est travaillé comme un espace paradoxal. À la fois clos, fini dans sa matérialité puisque rien ne déborde, ni le métal ni la peinture, et en même temps mobile, instable lorsque le regard s’enfonce dans l’arrière-plan à la forme peinte, profondeur où apparaissent les reflets de l’environnement du tableau lui-même. Je me nourris là des formes déductibles des Shaped Canvas de Franck Stella ou encore des cibles de Kenneth Noland.

What you see is what you see. Ce fameux statement de Franck Stella est une invitation à la littéralité : il n’y a rien hormis ce que l’on voit, pas de métaphore. Ces éléments plastiques ne sont pas proposés comme le véhicule d’une idée, d’un propos. Il n’y a pas d’intention. Comme le dirait Rosalind Krauss, plutôt une in-tension, c’est à dire une tension interne, une tension de l’œuvre sur elle-même [10]. Une autoréflexivité qui n’avait de sens pour moi que si elle trouvait son pendant dans une tension vers l’extérieur. Les projections opèrent une double polarisation : de l’œuvre sur elle-même, et de l’œuvre sur son environnement. Invitant à une sorte de what you see is seeing : « ce que vous voyez, c’est voir ».

Les projections sont des pièces distribuées en groupe, en diptyque ou en séquence, présentant des états de la même forme, ou du moins du même procès. Dynamique de série qui propose une échappatoire à la forme fixe et constante pour aller chercher l’instabilité, l’enchaînement, soit quelque chose d’inachevé invitant le regardeur à l’activation.

Retenue

Retenue est à la fois une série de tableaux, une exposition et son catalogue éponyme [11]. Retenue dit à la fois l’objet du travail – les retenues d’eau des barrages de Bort-les-Orgues, de l’Aigle et du Chastang – et ce qui en est retenu pour constituer les pièces et particulièrement les tableaux. Pour point de départ, une documentation photographique réalisée et réunie au cours de repérages sur les sites de ces barrages et lors de consultations des archives départementales de la Corrèze.

sans-titre, documentation
double page du catalogue RETENUE, design graphique Atelier trois, édition Chamalot-résidence d’artiste, décembre 2018

Les barrages sont des constructions vertigineuses qui donnent lieu à des points de vue spectaculaires. Ces architectures dessinent le paysage de la vallée dans laquelle ils viennent s’inscrire tout en interrompant le regard comme un écran dressé venant oblitérer le panorama. C’est cette propension du barrage à accuser le paysage alentour qui m’a marqué. À bien des égards, le barrage se présente comme un objet intermédiaire, un objet qui cadre – ce que Derrida appelle un parergon. Le barrage domestique la rivière en la transformant en lac qui engloutit la vallée. Verticales et horizontales, le béton et l’eau sont des surfaces qui recouvrent le site. Engloutis, les reliefs sont oubliés. En bordure des plans imposés au paysage, les reliefs sont au contraire affirmés, suivant le dessin des courbes de niveau que le lac et l’architecture découpent sur les dénivelés. Tout cela faisait directement écho aux opérations en œuvre dans les projections : une surface arbitraire imposée à un plan qui en redessine la mesure, en quelque sorte l’économie. Le barrage, comme moyen de domestication de la vallée, m’invitait directement à travailler mes documents à partir de l’idée du cadre : j’ai cherché à abstraire de ces images ce qui guide le regard, ce qui le limite, ce qui articule les changements de plan, ce qui borde. Je voulais dégager des lignes de mes images en les parcourant comme le barrage redessine un domaine.

De près, les barrages ne donnent d’eux-mêmes qu’une vision fragmentaire. Par exemple, la ligne de rencontre de la voûte du barrage avec le lit de la rivière, ou encore celle où le béton vient s’appuyer sur la roche, la ligne de crête de la voûte du barrage séparant le plan horizontal du lac et celui, vertical, de l’à pic du tablier, aussi le cintre de la voûte qui contre la poussée de la réserve d’eau et les courbes des déversoirs en tremplin de ski…

En pointant ce délinéament, j’ai découpé dans mes documents un dessin que je pouvais alors abstraire. À l’opposé du travail d’observation qui a guidé ma collecte, j’ai alors travaillé par réduction, par retrait, en élaguant de telle façon qu’au final il reste peu à voir. C’est ce reste qui m’intéresse, gageant qu’il contient encore un indice de ce qu’il a été et qu’il me procure pourtant une forme plastique disponible pour mon travail d’atelier. Les lignes et les formes « retenues » se prêtent à la partition de la surface du tableau, du dessin ou du volume par des jeux de plis, de rabattements et de déploiements de parcours de couleurs et de figures.

Je cherche à ce moment-là à provoquer un conflit interne au tableau, entre ce qui est à voir et ce qui ne peut être vu. Comme le théorise Derrida dans Penser à ne pas voir, la perspective définit une zone d’aveuglement : choisir une perspective, c’est se rendre aveugle à tout le reste. Et c’est précisément cela que je cherche, donner à voir et dans le même temps éprouver que l’on ne voit rien, c’est à dire pour moi rendre consciente l’action de voir. Dans le prolongement de la série des projections, je travaillais le tableau de la série retenue comme un espace plan, un espace fini dans lequel je pouvais peindre comme si je déposais les fragments de parcours abstraits, c’est-à-dire ponctionnés des photographies. Parfois inadaptés aux formats des tableaux, ceux-ci devaient alors être pliés comme quand l’on range des vêtements dans un tiroir. Pliés, déposés, comme collés, ces fragments contraints dans les limites du tableau venaient se présenter comme des stickers que l’on appose sur une vitre, et qui semblent flotter sur et dans la surface réfléchissante de l’aluminium.

retenue #03, 2017, huile sur aluminium, 144 x 120 cm
retenue #09, 2018, huile sur aluminium, 100 x 80 cm
retenue #12, 2019, huile sur aluminium, 144 x 120 cm
retenue #15, 2019, huile sur aluminium, 120 x 100 cm

Souvent redoublé par une surface de couleur, le linéament joue comme un opercule qui couvre, répète ou cache le dessin abstrait de l’image peinte. En plus de la dynamique du jeu de reflets instaurés par la surface d’aluminium, je souhaitais installer un autre jeu de mouvements contenu dans la forme peinte. Un jeu permettant au regardeur, au-delà de la vision d’une forme synthétique, de suivre et déduire du dessin une succession de rabattements de surfaces et de lignes. Un jeu somme toute similaire à celui qui nous piège quand l’on regarde un labyrinthe en plan.

Retenue a aussi été l’occasion de réaliser une exposition in situ, situation particulière où les pièces se sont vues exposées dans les/des espaces dont les composantes étaient abstraites. Montrer le travail issu d’un lieu dans ce lieu même. Cela m’intéressait de générer une situation de résonance, de répétition, un jeu de va-et-vient entre l’appréhension physique que l’on a du lieu et sa re-présentation in situ.

Retenue, 2018, Usine de production électrique, salle des turbines, barrage de l’Aigle
Retenue, 2018, Usine de production électrique, salle des turbines, barrage du Chastang

Ce projet a aussi donné lieu à une série de six peintures murales sur les colonnes de la salle des turbines du barrage du Chastang. Ces pièces murales sont déduites des proportions des colonnes, elles procèdent des projections. Ces formes synthétiques ancrées dans un plan renvoient aussi directement à la conception, au dessin en plan et à la façon dont un barrage s’insère dans une vallée – leurs formes issues d’une portion de disque découpe une courbe reprenant la forme de la voûte du barrage.

La somme du projet retenue a ensuite été présentée à La Vitrine à Limoges : une exposition pensée comme un tout où tableaux, pliages, volumes en bois et peinture in situ venaient dialoguer, se commenter. Cette restitution reprenait le titre à plat, l’horizon, dont elle prolongeait la proposition initiale.

à plat, l’horizon, 2019, exposition au LAC&S La vitrine, Limoges

Au sol, une surface peinte et des volumes pliés découpaient un parcours, rejouant ainsi à la fois la domestication du paysage par le barrage et une forme de rabattement des tableaux à l’horizontale, à l’échelle de l’exposition. Manière pour moi de penser l’ensemble de ces pièces comme un jeu de rebonds. L’exposition comme un flipper, où le regardeur est invité à appréhender non plus seulement chaque pièce mais les trajets des unes aux autres.

Notes

[1Alain, « Définitions », in Les Arts et les dieux, Paris, Gallimard, 1961, p. 1028.

[2Allan Sekula, in Sur l’invention du sens dans la photographie, éditions Beaux-Arts de Paris, juin 2013, p. 69.

[3Allan Sekula, in Trafics dans la photographie, éditions Beaux-Arts de Paris, juin 2013, p. 189 : « Après tout, le code spatial dominant dans la tradition figurative occidentale est toujours celui de la perspective linéaire (…). »

[4Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », in Communications, n° 4, 1964, p. 42. Repris dans l’Obvie et l’obtus, Paris, Le Seuil, 1982, p. 28.

[5Rosalind Krauss, « Notes sur l’index », in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Éditions Macula, 1994, p 80.

[6idem, p 189 : « - la photographie est invariablement accompagnée et orientée par un texte explicite ou implicite. Même au niveau de l’image artificiellement « isolée », les significations photographiques s’exercent en termes de conventions picturales qui ne sont jamais « purement » photographiques. »

[9Christoph Gossweiler, in Abstraction étendue, exposition collective, commissariat Christian Besson et Julien Fonsaq, à l’Espace d’Art Concret de Mouans-Sartoux, 2008. https://kunstaspekte.art/event/abst....

[10Rosalind Krauss, « Sens et sensibilité », in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Éditions Macula, 1994, avec notamment page 40 : « (…) l’intention peut-être , comme on l’a dit, assimilée à un événement mental nécessairement privé, interne, s’extériorisant à travers la sélection d’objets, de même les objets qui apparaissent à l’intérieur de l’espace pictural peuvent être vus comme émergeant d’un ensemble de coordonnées intériorisées et préalablement mises en ordre. »

[11Retenue à été réalisé avec le soutien de l’association Chamalot-résidence d’artiste à l’occasion d’une résidence prolongée entre 2016 et 2018.

Mots-clés

Géhanne Benoît

Pour citer cet article

, « En dedans, en dehors de ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.

http://pratiques-picturales.net/article66.html