Ouvrir l’espace - Pierre Tal Coat, Lucio Fontana - Résonances contemporaines

Résumé

Au milieu du vingtième siècle, Pierre Tal Coat et Lucio Fontana ont tenté, chacun à leur manière, d’ouvrir l’espace de la peinture. Comment cette problématique se rejoue-t-elle dans l’œuvre réalisée par le peintre Humberto Poblete-Bustamante pour la salle Fontana d’une fondation artistique milanaise, la Casa Museo Boschi Di Stefano ? En quoi la réalisation de cette peinture est-elle révélatrice d’un possible positionnement sur la nature de la peinture et sur son inactualité dans les débats qui agitent l’art contemporain ?

Plan

Texte intégral

« Ouvrir l’espace » : les approches différenciées de Lucio Fontana et de Pierre Tal Coat

Sensiblement au même moment de leur processus créatif, au détour de la cinquantaine, Lucio Fontana et Pierre Tal Coat se fixent pour objectif le dépassement de l’espace pictural classique, son ouverture. Le terme « ouvrir l’espace » revient sous la plume de l’un et de l’autre. Le fait de mettre en regard leurs approches respectives permet de marquer la singularité de leurs positionnements. Je précise d’emblée que Raimer-Michael Masson a été le premier historien de l’art à avoir tenté un rapprochement entre Pierre Tal Coat et Lucio Fontana [1]. À ce titre, la première partie du présent texte lui est largement redevable.

Lucio Fontana prend les devants dans cette entreprise de refondation de l’espace pictural en réalisant en 1949 son Ambiente spaziale a luce nera (littéralement « Ambiance spatiale en lumière noire ») à la galerie Naviglio de Milan. Dans un espace tendu de tissus noirs, flottent en hauteur des structures serpentiformes en papier mâché peintes de couleurs phosphorescentes, dans une lumière ultraviolette. Guido Ballo, un des meilleurs interprètes de l’œuvre de l’artiste, évoque une atmosphère de grotte sous-marine, un espace sans centre, dont les frontières et les surfaces sont dissoutes. Immergé dans un environnement dont il ne perçoit pas distinctement les limites, le spectateur fait l’expérience d’une forme d’infinitude. Une expérience que Fontana rapproche de celle que l’on peut vivre dans une grotte ornée de peintures rupestres telle que celle d’Altamira ou dans certaines églises baroques. Il évoque aussi les recherches contemporaines de la phénoménologie, de la physique quantique, de l’astrophysique et autres sciences de la nature qui le passionnaient.

Cet épisode révolutionnaire des ambiente spaziale aura des prolongements ultérieurs dans certains environnements à base de néons, mais, pour l’essentiel, c’est avec les matériaux traditionnels de la peinture, de la céramique et de la sculpture qu’il entend ouvrir sur cet espace illimité aux dimensions « cosmiques ». À compter de 1949, Lucio Fontana réalise ses premiers concetti spaziali, des peintures et des sculptures monochromes criblées de trous (buchi), auxquels il substitue, à compter de 1957, des entailles (tagli).

Un mois et demi avant sa mort, le 19 juillet 1968, portant un regard rétrospectif sur ces années de rupture, Lucio Fontana confie à Tommaso Trini : « Je fais un trou dans la toile pour laisser derrière moi l’ancienne formule picturale, la peinture et la vue traditionnelle de l’art, et je m’évade symboliquement, mais aussi matériellement, de la prison de la surface plane ». Dans d’autres textes, il parle spécifiquement d’ouverture d’un espace infini, au-delà de la surface plate du tableau.

Ces termes rejoignent la quête de Pierre Tal Coat, peintre d’origine bretonne, décédé en 1985, à l’âge de 80 ans. Tout au long de la correspondance qu’il adresse à Françoise Simecek, Tal Coat parle du caractère à la fois résolu et incertain de sa démarche picturale. Et, quand je parle de démarche, ce n’est pas par hasard, tant un principe d’analogie opère entre la sensorialité liée au surgissement d’un événement inattendu lors d’une marche et celle qui émane des dernières peintures de Tal Coat.

Contrastant avec la façon qu’a Tal Coat de se laisser guider par ce qu’il reçoit du monde et de ses œuvres, le geste créatif de Lucio Fontana apparaît plus décidé, plus maîtrisé. Là où le premier attend de la peinture elle-même qu’elle le mette sur la voie de son possible ou impossible achèvement, le second tranche dans la matière pour l’ouvrir, percutant, perforant la surface peinte ou la terre crue. Tous deux sont dans la tactilité, le malléable, le premier d’une manière qui, comme dit Rainer Michael Mason, va « vers le renflement », là où le second tend « vers le creux » [2] . Cette différentiation est révélatrice de la différence d’approche des deux artistes à ce moment de leur parcours créatif. Là où Tal Coat se laisse traverser par l’espace, se tient en coïncidence avec le monde, en sympathie avec lui et est mû par une forme de laisser agir, Fontana fend la terre ou l’espace de la toile d’une manière plus ostentatoire, comme en attestent certaines photographies prises par Ugo Mulas dans l’atelier de Fontana en 1960.

À compter des années 1950, Pierre Tal Coat cherche à disparaître en tant qu’auteur marquant l’œuvre de son intériorité. Il se dessaisit des choses pour mieux répondre à leur appel. Il revient constamment sur l’importance de « faire dans l’instant », de « vivre l’instant ». Tentant de qualifier l’état dans lequel il se met pour peindre, il parle d’une attente sans idée préconçue, « sans souci de bien-faire, mal-faire », dans « la simple écoute du silence de l’instant » [3]. C’est ainsi que s’opèrent des ouvertures. Ces ouvertures, Tal Coat en a longtemps traqué l’advenir à l’avant de ses pas, sur les chemins. Il en attend désormais l’émergence à la surface de ses toiles, dans ce qu’il qualifie tantôt de « tension ouvrante », tantôt de « présence », un terme sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

Tal Coat, "Vert abreuvé", 1981-82
huile sur toile, 1981-82, 54 x 65 cm, collection privée, photographie Illes Sarkantyu.

Tal Coat vit au rythme des pulsations du vivant, il en traque l’émergence à la surface de ses tableaux sous la forme de cette « courbure » de la matière peinte qui tour à tour gonfle, s’étale, se rétracte… Tout entier dans l’accueil de ce qui advient à l’avant de lui, s’en servant pour prolonger d’un geste une toile entamée de longue date. Résolu dans le même temps à une forme d’infinition… Dans les dernières années, Tal Coat avait tellement apprivoisé le broyage des pigments et le processus de formation de ses peintures qu’il lui semblait parfois n’avoir qu’à les suivre. Ses gestes lui semblaient ne plus être initiés par lui mais par l’œuvre elle-même. Ce qui lui fait écrire à Françoise Simecek le 8 mai 1971 : « Part-il de moi ce geste ? (…) Est-il dirigé comme la flèche sur la cible ? Il me vient que le geste est inversé, comme si la cible, c’était moi, (…) comme si, dans le surgissement des choses, il était mon propre surgir » [4].

Tal Coat, "Vertige", 1982
huile sur toile, 46 x 55 cm, collection musée d’art et archéologie de Valence
photographie Éric Caillet.

Conclusion de la première partie

Tandis que Lucio Fontana, par ailleurs pétri de la grande tradition italienne, a construit de son vivant sa propre postérité en inondant le marché de ses concetti spatiale, Tal Coat fait le choix de ne quasiment plus enlever ses peintures du milieu vivant de l’atelier dont il attend qu’il les bonifie et les conduise à un possible ou im-possible achèvement. Il y a, dans l’approche de Tal Coat, une forme d’entropie, une défiance à l’égard du résultat, qui préfigure les modalités d’action artistique de plasticiens qui ont par ailleurs rompu toute attache avec la peinture de chevalet et avec la mythologie qui s’y attache. La singularité de la démarche ultime de Tal Coat tient à sa complexité. Elle rompt avec la représentation classique tout en restant profondément attachée à la concrétude du vivant. Elle prolonge la quête d’un Rembrandt ou d’un Zurbaran d’une matière picturale spiritualisée tout en s’apparentant, par l’accent mis sur le processus plutôt que sur le résultat, à des artistes des avant-gardes américaines ou européennes des années 70 a priori à mille lieux de sa pratique et avec lesquels il n’a entretenu aucun lien [5].

L’attitude résolue avec laquelle Tal Coat a poursuivi sa voie en solitaire dans son atelier de Dormont au milieu de ses peintures atteste du fait qu’il vivait son art comme une sorte de projet d’ensemble qui excède les tableaux eux-mêmes. Au cœur de ce laboratoire, Tal Coat évoluait seul en tutoyant le monde.

L’atelier de Pierre Tal Coat à Dormont
photographie Michel Dieuzaide, juin 1982

Après sa mort, le 11 juin 1985, les peintures y ont vécu une forme de dormance pendant de nombreuses années. Puis bon nombre d’entre elles ont disparu dans un incendie qui s’est déclaré dans les réserves de Dormont en 2006. Mais le remarquable ensemble de photographies réalisées par Michel Dieuzaide restitue le grand œuvre qu’était l’atelier [6]. Elles nous confirment qu’il s’est joué en ce lieu de l’atelier de Dormont une des aventures artistiques les plus passionnées, les plus singulières et les plus radicales de la fin du vingtième siècle [7].

Ouvrir sur un espace infini

Humberto Poblete-Bustamante est un peintre d’origine chilienne. Il s’est récemment installé à Paris après avoir longtemps vécu à Londres.

En 2019, Poblete-Bustamante reçoit une commande de la conservatrice de la Casa Museo Boschi Di Stefano à Milan, en Italie. Une des plus belles peintures de la série des concetti spaziali de Lucio Fontana, de l’ancienne collection Di Stefano conservée à la Casa Museo Boschi, va être prêtée au Metropolitan Museum de New-York. La mission est de la remplacer pendant la durée du prêt.

Pour répondre à cette commande, Humberto Poblete-Bustamante a réalisé en 2019 une peinture de format équivalent à celle de Lucio Fontana. Il l’a intitulée Listen, I have to tell you some things.

Humberto Poblete Bustamante, "Listen, I have to tell you some things", 2019
huile sur toile, 105cm x 145cm.
Accrochage, Casa Boschi Di Stefano, Milan, 2019
Deux photographies de "Listen, I have to tell you some things" dans la salle Lucio Fontana de la Casa Boschi Di Stefano, Milan, 2019.

Si l’on s’en tient à sa matérialité, rien ne la différencie en apparence de « l’ancienne formule picturale » stigmatisée par Lucio Fontana dans les propos à Tommaso Trini rappelés ci-dessus. Et pourtant…

Soixante-dix ans après le premier concetto spaziale de Lucio Fontana, en quoi cette peinture d’Humberto Poblete-Bustamante peut-elle malgré tout s’inscrire dans la continuité du projet de Lucio Fontana, qui était d’ouvrir sur un espace infini, au-delà de la surface plane du tableau ? Quel sens attribuer à l’écart qui se manifeste entre les conceptions picturales de l’un et de l’autre artiste ? En quoi est-il révélateur d’un positionnement sur la nature de la peinture dans les débats qui agitent l’art contemporain ?

Par rapport à d’autres œuvres de la série des concetti spaziali, la spécificité de la peinture de Lucio Fontana prêtée par la Casa Museo Boschi Di Stefano au Metropolitan museum se caractérise par l’incorporation à la surface colorée verte de pâtes de verre de couleurs différentes. La toile de Fontana faisait, avant encadrement, 85cm par 125cm. Humberto Poblete-Bustamante a opté pour le fait de réaliser une peinture sans cadre, d’une taille équivalente à celle de Fontana, cadre compris, soit 105cm par 145cm. Plus homogène dans sa matérialité que celle de Fontana, la surface du tableau d’Humberto P-B. se caractérise toutefois par sa nature grumeleuse et par divers événements qui participent à la vie de l’œuvre : un lit de couleur rose sous le vert pré, une bordure frangée ocre rouge et, arrimés à la bordure latérale droite, un discret carré bleu turquoise ainsi qu’un autre plus grand ocre rouge. Sans oublier le délicat point rose en bas à gauche, posé sur un cercle donnant visuellement accès, par une procédure stratigraphique de grattage, aux couches successives de couleurs par lesquelles est passée la toile.

quatre détails de la peinture

Une sorte de journal photographique tenu par Humberto P-B. dans les premiers jours d’élaboration de sa toile permet de reconstituer plus précisément certaines des étapes par lesquelles est passé son tableau. Le fait de rentrer dans son processus d’élaboration nous fournit de très précieuses informations sur l’état d’esprit dans lequel ce tableau a été peint. Des tracés marron à l’inclinaison marquée se sont tout d’abord inscrits sur la surface blanche du tableau. Des ponctuations rondes ont un moment occupé certains espaces laissés vacants avant que le marron ne recouvre l’intégralité de la surface. Le marron a été lui-même quasi intégralement recouvert d’un sédiment rose, avant de réapparaître partiellement par grattage, puis, in fine, d’être à nouveau enseveli sous l’ultime couche de vert.

14 photographies documentant les étapes de la peinture

Pour qui prend le temps de regarder attentivement cette peinture, divers indices donnent accès aux états successifs par lesquels est passée la peinture : la braise rose qui couve sous le vert, les raclures pratiquées dans le vert qui découvrent par endroits, notamment sur les bords de la toile laissée volontairement sans encadrement, ce même rose, ainsi qu’un rouge Pompeï choisi pour la charge symbolique qui s’y attache dans l’histoire de la peinture. Il n’est pas non plus indifférent que la dimension du cercle en bas à gauche ait été donnée par un des pots de peinture utilisé dans l’élaboration de l’œuvre. C’est bel et bien en effet dans la gestation de la peinture elle-même et dans sa fabrication que se manifeste la réalité de cette peinture ; dans ce qu’elle donne à voir et dans ce qu’elle cache, dans l’écart pratiqué entre ce qui nous fait face et ce qui l’on pressent au revers, dans la manière dont par endroits le visible se retourne en invisibilité…

cinq détails et vue générale du tableau

Comme l’a fort bien compris Pierre Tal Coat, pour que l’espace de l’œuvre devienne un espace d’apparition, au sens visuel comme au sens métaphorique du terme, il est bon qu’il y ait des recouvrements, des effacements. Une présence se donne rarement d’emblée. Il faut un terreau sur lequel cette présence puisse se manifester. Car, comme le rappelle l’esthéticien français Henri Maldiney proche du peintre Pierre Tal Coat, l’étymologie du terme « présence » est « prae-sens », « qui est à l’avant de soi  [8] ». Pour qui, en poésie comme en peinture, recherche une forme d’apparition du mot ou de la couleur, l’orientation est à chercher « à travers l’épaisseur des dépôts », entre ce qui vient avant et ce qui vient après, et qui parfois s’inverse, afin de donner une direction, non de sens, mais de mouvement [9].

Au demeurant, pour que ces procédures de recouvrement et de révélation ne soient pas un simple procédé, l’artiste doit à chaque instant se dessaisir de son savoir-faire, se laisser guider par ce que l’œuvre en cours exige de lui. Il doit être à son écoute, tendre à disparaître en tant qu’auteur marquant l’œuvre de son intériorité, pour mieux répondre à l’appel de la peinture ou du poème. Et ce qui est vrai pour le peintre ou le poète l’est aussi pour le spectateur. Une présence ne se donne pas d’emblée. Elle ne se manifeste qu’à ceux qui savent se mettre à son écoute. Ne l’appréhendent que ceux qui sont prêts à être « touchés » par elle. Maurice Merleau-Ponty a très bien décrit ce phénomène dans ses derniers écrits [10]. Le même auteur parle aussi de la « doublure d’invisible » cachée au revers du visible et de la manière dont, pour percevoir ce renversement, il convient de laisser le monde venir à soi plutôt que l’inverse.

Le paradoxe apparent de cette approche, c’est que les conditions d’exécution de ce type de peinture conjuguent lenteur et rapidité. Rapidité, car l’intervention sur la toile doit répondre à une forme de fulgurance. Afin de déjouer les idées préconçues, il faut en effet peindre vite, sans souci de bien faire ou de mal faire. Quand il revient sur une peinture, le peintre le fait d’un geste rapide, cherchant à capter le saisissement d’une vision, à transmettre une sensation de surgissement. La lente sédimentation des couches de peinture induit la décision à prendre dans l’instant. La mémoire de ce qui s’est inscrit sur la toile informe le peintre sur la manière dont la peinture demande à évoluer. Lorsque cela se manifeste, il faut intervenir instantanément. Cette manifestation intervient généralement à l’insu du peintre, comme une surprise qui déjoue toute prise. Il n’en demeure pas moins que ce type de peinture arrive à maturité sur la durée, et dans une relative lenteur, souvent sur la base d’infinies reprises au fil du temps, parfois sur plusieurs années.

Éthique de la peinture et contemporanéité

Les phénomènes de retournement du visible en invisibilité, de lenteur en fulgurance, opèrent, comme nous l’avons vu, dans le processus même de fabrication du tableau. S’agissant de l’expérience par laquelle le monde vient au regard plus que le regard ne se pose sur le monde, Pierre Tal Coat dit ceci : « On croit que notre regard va appréhender le monde, non, c’est la Visitation du monde, nous sommes visités par le monde, par les choses » [11]. Quelques années plus tard, Tal Coat développe son propos : « On pense que le regard va chercher les choses, alors que c’est la lumière qui vient vers vous, c’est le monde qui vient à vous, ce n’est pas vous qui allez au monde. Dans tous les entendements [12] ».

Ces propos entrent en résonance avec ceux que m’a tenus Humberto Poblete-Bustamante dans son atelier sicilien en août 2018. Afin de bien différencier sa démarche de celle d’artistes qui fabriquent des images, Humberto P-B. insiste sur le fait que ce qui advient à la surface du tableau « est pressenti et n’est pas l’illustration de se sentir ». Selon son approche, la peinture est un espace où toute forme de représentation, toute velléité de constituer une signification ont été évacuées. Si elle répondait à un projet pré-établi, elle ferait, dit-il, du tableau « une surface de projection », ce qui est pour lui le contraire de la peinture telle qu’il l’entend, qui est un espace d’incarnation d’une Présence concrète.

En mettant en avant la Présence et la coïncidence avec le monde, et en exprimant sa défiance par rapport à la formation d’images aux contours et à la signification par trop définis, Humberto P-B. signe son appartenance à une certaine famille d’artistes qui cherchent à se laisser traverser par le monde, tentent de se mettre à son écoute. La peinture ou le poème sont pour eux envisagés comme l’émergence, à la surface de la toile ou du papier, de la révélation qu’ils en ont reçu. Là où d’autres cherchent, le plus souvent dans l’actualité immédiate, des images dont ils puissent s’emparer pour témoigner dans leurs créations de leur vision du monde.

Même si cette différenciation est à certains égards caricaturale et que l’on pourrait citer maints exemples d’artistes qui se tiennent à la lisière de ces deux approches, il n’en demeure pas moins qu’elle est révélatrice d’une manière de se positionner, tant par rapport au monde et à l’œuvre qui en témoigne, que par rapport à l’époque. Là où les premiers disent volontiers leur dette par rapport à la tradition, moins du reste dans ses formes que dans sa syntaxe, les seconds cherchent à la minorer, ce qui ne les empêche parfois pas de se positionner dans une post-modernité qui valorise la citation et l’emprunt à des formes du passé. Là où les seconds cherchent à inscrire leur pratique au cœur des débats qui occupent leur époque, les premiers ne cherchent pas à coïncider avec leur époque, avec ses aspirations et avec ses prétentions ; ils sont plus attentifs aux « transformations silencieuses » [13] qui sont à l’œuvre, tant dans leur pratique artistique que dans leur vie et dans le monde.

Ce que François Julien écrit dans ce livre sur la transformation vue par la pensée chinoise comme modification « qui bifurque » et continuation « qui poursuit » peut être mis en lien avec notre propos. Tout comme ce qu’il développe dans d’autres livres [14] sur « l’écart » comme mode exploratoire qui « met en tension ce qu’il a séparé », qui « édifie, explore, dérange les normes, s’oppose à l’attendu ».

Pour pouvoir en témoigner, certains penseurs et artistes choisissent de regarder leur époque avec un certain recul. Ils n’ont pas la prétention d’inventer un langage neuf. Ils tendent à gommer la différentiation entre l’ancien et le nouveau. Ils n’en sont pas moins attentifs à tout ce qui dérange les normes, s’oppose à l’attendu et au convenu. Le philosophe vénitien Giorgio Agamben voit dans ce positionnement les clés d’une vraie contemporanéité. « Celui qui appartient vraiment à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément, par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps » [15].

Conclusion

Forte de son inactualité, la peinture d’Humberto Poblete-Bustamante, notamment celle qu’il a réalisée pour la Casa Museo Boschi Di Stefano à Milan, est en lien avec son temps sans se conformer aux modes de représentation dominants.

Humberto Poblete Bustamante, "Listen, I have to tell you some things", 2019
huile sur toile, 105cm x 145cm.

À notre époque où le temps des grands récits semble révolu, le modeste horizon que la peinture, la poésie et l’art en général peuvent se fixer, n’est-il pas d’inlassablement déborder le sens convenu que l’on assigne à chaque chose et de se mettre à l’écoute de l’informulé, de l’informulable de notre existence ?

Sans chercher à révolutionner l’approche traditionnelle du tableau, comme l’avait fait en son temps Lucio Fontana, la peinture d’Humberto Poblete-Bustamante inscrit l’invisibilité dans les procédures matérielles même qu’elle met en œuvre, en creusant des excavations dans l’épaisseur de ses dépôts successifs, en ménageant des écarts entre les différents états par lesquels elle est passée et en mettant tous ces éléments en tension. Ce faisant, elle ouvre l’espace du tableau, tout en désignant un horizon de sens à jamais insaisissable, inatteignable...

Notes

[1Rainer Michael Masson, « Fontana / Tal Coat », in Tal Coat. Rencontres, 2011, Domaine départemental de Kerguéhennec, pp. 61-63.

[2Rainer Michael Masson, « Fontana / Tal Coat », op. cit. pp. 61-63.

[3Pierre Tal Coat, Libre regard, Maeght éditeur, 1991, pp. 65-66.

[4Pierre Tal Coat, Libre regard, op. cit. p.17.

[5Je pense plus particulièrement à Robert Smithson et à son approche de l’entropie, mais ce n’est pas le lieu de développer ici.

[6Michel Dieuzaide, Pierre Tal Coat. L’atelier ouvert, livre/ film, Le temps qu’il fait, 2017.

[7Une version plus développée de la première partie de ce texte doit paraître fin 2020 aux éditions Hermann, dans les actes du colloque « Tal Coat. Regards sans frontière », qui s’est tenu du 31 mai au 4 juin 2017 au Centre culturel international de Cerisy.

[8Henri Maldiney, « La quête de l’Ouvert dans l’art de Tal Coat », in Ouvrir le rien, l’art nu, Paris, Les Belles Lettres, collection « Encre marine », 2010, p. 358.

[9André du Bouchet, Un mot : ce n’est pas du sens…, Halifax, Nova Scotia, VVV éditions, 2013, p. 34.

[10Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

[11Entretiens d’Edmond Quinche avec Pierre Tal Coat, Saint-Prex (Suisse), 1982, France-Culture, 1983.

[12Entretiens de Jean-Pascal Léger avec Pierre Tal Coat, France-Culture, 1977, in L’Immobilité battante, Paris, Clivages, 2007, p. 28, réédité L’Atelier contemporain, Paris, 2017.

[13François Julien, Les Transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009.

[14Cf. notamment L’Écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012.

[15Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008, p. 9.

Bibliographie

Stéphane Carrayrou, Ce lointain proche. À la rencontre de Pierre Tal Coat, Bignan, éditions du Domaine de Kerguéhennec, 2016. Livre faisant suite à une résidence d’écriture au Domaine de Kerguéhennec durant l’été 2015.

Stéphane Carrayrou, « Un peintre au milieu du monde. Tal Coat et la fonction haptique », in colloque Tal Coat. Regards sans frontière, Centre culturel international de Cerisy, 2017. Actes à paraître fin 2020 aux éditions Hermann, Paris.

Pour citer cet article

, « Ouvrir l’espace - Pierre Tal Coat, Lucio Fontana - Résonances contemporaines ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.

http://pratiques-picturales.net/article59.html