Verfremdungseffekt. L’effet de distanciation.

Résumé

Souvent, le cinéma, la littérature et d’autres formes d’art, nous invitent à pénétrer dans des univers illusoires avec lesquelles nous nous identifions. Il s’agit de provoquer une “émotion” chez le spectateur que les Grecs anciens appelaient catharsis. Remettant en cause ce fonctionnement cathartique, Bertolt Brecht théorisa “l’effet de distanciation” (Verfremdung), une manière de dénoncer la fiction théâtrale qui aliène le spectateur et l’éloigne des véritables questions. Ma conception de la peinture reprend ce principe.

Texte intégral

Miguel Angel Molina

"Cette historicité sourde qui avance dans le labyrinthe par détours, transgression, empiètement et poussées soudaines, ne signifie pas que le peintre ne sait pas ce qu’il veut, mais que ce qu’il veut est en-deçà des buts et des moyens, et commande de haut toute notre activité utile."
Maurice Merleau-Ponty

Depuis l’apparition de la télévision jusqu’à la consolidation du cyberspace actuel, le monde a généré une structure visuelle de plus en plus précise. Nous vivons en immersion dans une hégémonie du visible. Cette hégémonie optique nous plonge dans une sorte d’hypnose collective. Les écrans sont allumés jour et nuit et ils réclament notre attention. Nous sommes tous des producteurs d’images que nous consommons pour les oublier ensuite. C’est peut-être cette capacité à oublier, inhérente à ce nouveau régime des images, qui est la plus inquiétante. Les images génèrent, parallèlement à leur consommation, une dose d’amnésie. Les images comportent-elles une obsolescence programmée ?

La peinture d’aujourd’hui n’est pas menacée par les innovations technologiques qui constituent, au contraire, un stimulus pour faire face aux nouvelles images. Paradoxalement, les nouvelles technologies deviennent les outils de l’élaboration de nouveaux discours.

Mon positionnement face à la peinture découle de la prise de conscience du fait que les écrans, les tableaux ou encore la scène de théâtre appartiennent à un même paradigme issu de la mise en place du système de la perspective. Alberti parle de ce système en le comparant à une fenêtre : « d’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée. [1] » Ce quadrilatère à angles droits se cache devant les images et se fait oublier par elles. Tel l’idiot chinois de la fable qui, lorsque le maître montre du doigt la lune, regarde le doigt, je me suis mis à regarder la fenêtre, non plus le monde qui se déploie derrière. Dès lors, mon travail a consisté à détourner mon regard fasciné de spectateur depuis le spectacle vers l’objet qui ferme et ouvre le regard : la fenêtre. En réalité, c’est cette machine à regarder qui me captive. La fenêtre préexistait au regard, au même titre que la salle de théâtre préexiste à la représentation. Sa performance réside en sa capacité à se faire oublier. Comme le dit Gérard Wajcman, la fenêtre constitue « l’espace où du visible va advenir » [2]. Cette convention fonctionne depuis cinq siècles.

Les écrans et la technologie qui les fait exister me sont apparus comme des dispositifs. Giorgio Agamben, d’après Foucault, définit ainsi le dispositif : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». [3] D’où la question : comment échapper à ce paradigme de contrôle ?

Souvent, les formes d’art, comme la littérature ou le cinéma, nous invitent à pénétrer des univers d’illusion dans lesquels nous nous identifions à des personnages. Ces formes d’art sont narratives. Le processus de narration instaure une fiction spatio-temporelle. La finalité de cette opération consiste à provoquer chez le spectateur une émotion que les Grecs appelaient catharsis. Le spectateur d’une représentation théâtrale se libérait de ses pulsions négatives en vivant ses passions et angoisses à travers celles vécues par les personnages fictifs auxquels il s’identifiait. L’objectif très louable d’Aristote résidait en l’éducation morale de la cité. Mais la catharsis - qui a joué et joue un rôle essentiel non seulement dans le théâtre depuis des siècles mais aussi dans le cinéma et la littérature - est devenue une finalité en soi, non plus le moyen pour parvenir à l’éducation morale. Dans la plupart des films, le spectateur se voit livré à des émotions telles que la peur, la tristesse ou la joie qui confèrent aujourd’hui au cinéma le statut de machine à production d’images de divertissement par excellence.

Selon Catherine Naugrette, la catharsis est considérée comme une « expérience affective » lors de laquelle l’activité intellectuelle du spectateur serait entièrement « épuisée »’ [4]. Même si le spectateur est plus ou moins conscient de l’opération mentale par laquelle il met de côté son esprit critique, la « suspension volontaire de l’incrédulité » fonctionne comme un opiacé qui permet d’oublier la réalité du quotidien.

Conscient de cela et bien avant, Bertolt Brecht avait théorisé ce qu’il appelait “Verfremdungseffekt” ou “l’effet de distanciation” : une manière de faire du théâtre qui dénonçait la fiction théâtrale. Pour Brecht, le théâtre classique finit par tromper le spectateur et l’éloigner des véritables questions. Il est alors vital de rappeler au spectateur l’appareil qui le porte.

Historiquement, la peinture incarne, comme le théâtre, un dispositif qui produit des constructions mentales. Mais alors : quels sont les éléments qui définissent la peinture en tant que médium ? Et pourquoi les peintres continuent-ils à peindre des tableaux ?… Ces “surfaces rectangulaires” qui se suspendent aux murs, comme disait Donald Judd [5]. Le tableau est l’ancêtre des écrans contemporains. Comme le quatrième mur du théâtre, tous les écrans - du cinéma à la télévision, en passant par les ordinateurs et les Smartphones, “ces surfaces rectangulaires” - font partie du même paradigme.

Jean-Louis Déotte, qui a élaboré le concept d’appareil, identifiait lui aussi, dans la perspective qui triomphe à la Renaissance, l’appareil originaire, manifeste de notre pensée occidentale. Il ne remonte pas jusqu’au théâtre grec pour y puiser les racines de cet appareil projectif. Son travail ne cesse pourtant de convoquer métaphoriquement le paradigme dramatique. Les appareils qui supportent l’apparition de l’image nous montrent l’écran. Un Smartphone éteint est un porteur potentiel d’images. C’est à cet instant, quand l’écran n’est qu’un monochrome noir, que nous découvrons la poussière sur sa surface. Seulement alors, l’écran se fait visible en tant qu’écran. Parfois, il devient miroir et nous renvoie notre reflet.

Miguel-Angel Molina, Factum, 2012
Peinture acrylique et structure métallique. Exposition, "La fureur de l’éternuement", 2012, Galerie Duchamp, Yvetot

J’imagine que c’est une des raisons pour lesquelles je m’obstine à ne pas peindre des images. Une troisième voie ? S’agit-il d’une stratégie de l’abstraction ? Je me suis posé beaucoup de questions sur la nature de ce colloque et sa pertinence dans ce qui est devenu aujourd’hui la pratique d’une peinture élargie. J’avoue que l’utilisation même du mot “abstraction” produit sur moi un effet que je qualifierais “d’étrangeté”. Bien que nous acceptions son origine historique dans les productions de Kandinsky et d’autres artistes du début du XXème siècle, le mot “abstrait” reste associé aux œuvres appartenant à une tendance artistique moderne caractérisée par une absence de “représentation”. L’adjectif “abstrait” se signale telle une nomenclature générale pour définir tout ce qui ne fait pas figure. Le mot “abstraction” qu’utilisait Kandinsky avait été introduit déjà en 1906 par Wilhelm Worringer dans son livre Abstraktion und Einfühlung. Prenant appui sur des concepts élaborés par l’esthétique allemande, tels que l’Einfühlung, que l’on pourrait traduire comme “l’empathie” ou “la communion affective”, il définit l’abstraction comme la transposition des formes de la nature non pour fuir la réalité mais pour aller au-delà.

Cette démarche d’ “aller au-delà” pourrait déterminer “la” raison suprême de tout artiste mais que faire alors des tableaux ? Dans un article paru dans art-press en 2011 intitulé « Le Tableau : l’abstraction française et ses affinités », il est question d’une différence fondamentale entre l’utilisation du terme tableau en France et celui de painting dans les pays anglophones. Dans le premier cas, le tableau est abordé comme un dispositif : quelque chose de préétabli, constitué de propriétés et d’attitudes connues et données. Dans le deuxième, la peinture se manifeste tel un territoire éternellement vierge, à renouveler constamment… comme cette idée de la page blanche que l’on peut continuellement renouveler. [6]

En effet, Hubert Damisch nous parle de la polysémie du mot “tableau” « suivant deux filières étymologiques distinctes : l’une qui dériverait de tableau (le support rigide et autonome qui vient à designer par métonymie, l’image de peinture elle-même) et de l’autre le tavelieau (un cadre de menuiserie destiné à l’affichage, prétexte à d’autres métaphores, comme à d’autres métonymies) » [7]. Toutes deux mettent néanmoins l’accent sur la réalité objectale de cet appareil, le tableau, par lequel on sous-tend un régime historique méthodologique et symbolique qui n’a pas d’équivalent en anglais. Comme le rappelle Gwenaël Kerlidou dans ce même article, leur traduction par picture ferait référence à ce qui est peint ou représenté sur la surface et que l’on pourrait qualifier d’image ; painting renvoyant d’abord à l’acte de peindre et, par extension, au produit de cette activité [8].

Miguel-Angel Molina, Tablò orange, 2017
acrylique sur table de camping, 80x60cm.

Ces dernières années, je peins des objets assimilés à des tableaux. J’essaie de traverser le mystère de l’écran comme le faisait Lucio Fontana avec ses toiles cisaillées. Dévoiler ce que l’on ne voit pas, un au-delà de l’écran, comme si l’écran montrait autant ou plus que ce qu’il occulte. Passer de l’autre côté, briser la structure qui sépare l’espace fictionnel de la scène pour qu’elle se mêle au réel ou peut-être l’inverse.

Mes « Peintures en forme de flaque de peinture », comme certains de mes objets recouverts de peinture, sont pensés dans une stratégie de distanciation : une manière de faire aussi de la peinture qui dénoncerait l’acceptation de l’écran-tableau comme seul moyen de faire de la peinture.

Paradoxalement, elles permettent aussi de créer un effet de rapprochement lorsqu’il s’agit de pièces que l’on peut toucher ou sur lesquelles on peut marcher.

Miguel Angel Molina, Peinture en forme de flaque de peinture, 2009
Exposition, "L’empathie des parties", 2009, Commissaire Miquel Mont, CRAC, Sète.

Les tables de camping se sont incorporées à mon lexique plastique depuis quelques années. L’étymologie du mot tableau nous renvoie au latin tabula qui désigne une planche de bois et, par métonymie, la table. Les premiers tableaux étaient en effet peints sur des planches de bois soigneusement reliées pour créer une surface comparable à celle de la table. En tant qu’étranger, il me paraît que cette coïncidence était révélatrice. De la table au tableau il n’y a qu’un pas. Une table sur le mur nous oblige à nous poser des questions… ça, c’est “l’effet de distanciation”.

Les stratégies de la peinture se déploient aujourd’hui tous azimuts, utiliser ou fabriquer des images ou ne pas le faire, comme rester sur le plan du tableau ou déborder, expriment les prémices d’une liberté totalement contemporaine. Dans mon travail, je cherche, avec cette liberté, à incarner une résistance poétique au monde tel qu’il est mais, bien sûr, tout ceci, ce ne sont que des intuitions.

Rosny sous Bois, Février 2020

Notes

[1Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, p. 83.

[2Gérard Wajcman, Fenêtre, chroniques du regard et de l’intime, Paris, Verdier. p. 85.

[3Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif, Paris, Payot & Rivages poche, 2014, p. 31.

[4Catherine Naugrette, (2008). « De la catharsis au cathartique : le devenir d’une notion esthétique. Tangence, n° 88, 2008, pp. 77–89. https://id.erudit.org/iderudit/029754ar

[5Donald Judd, Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p. 10.

[6« Le tableau : l’abstraction et ses affinités ». Interview de Joe Fyfe par Gwenaël Kerlidou, Artpress n° 377, avril 2011, pp. 57-64.

[7Hubert Damisch, La Ruse du tableau : la peinture ou ce qu’il en reste, Paris, Seuil, 2016.

[8« Le tableau : l’abstraction et ses affinités », op. cit.

Pour citer cet article

, « Verfremdungseffekt. L’effet de distanciation. ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.

http://pratiques-picturales.net/article57.html