Au contact et à distance. De l’usage du textile dans certaines installations abstraites contemporaines (à partir de l’œuvre de Katinka Bock)
Résumé
Ce texte prend pour point de départ l’œuvre de Katinka Bock (et une rencontre avec l’artiste dans son atelier) pour interroger son emploi du textile (en dialogue avec les travaux de Jessica Warboys, Marie Lund et Adrien Vescovi, mais aussi avec l’histoire de la peinture, d’Antonello de Messine à Berthe Morisot), impliquant un autre lien au sujet, hors de l’opposition entre abstraction et figuration, dans un rapport au monde (paysage et corps) qui, entre contact et distance, entre présence (apparition) et absence (séparation), met en jeu une dimension auratique.
Plan
Texte intégral
Landumland de Katinka Bock, automne 2019, Centre Pompidou [1] : une installation (un réseau complexe de pièces) dans laquelle m’apparaît un vaste monochrome biface, constitué de deux textiles montés sur châssis.
S’agit-il d’une peinture, isolée dans un corpus lié notoirement et avec évidence au champ de la sculpture - les tableaux recto-verso dans l’histoire de la peinture interrogeant souvent directement les relations peinture/sculpture ?
Et cet objet ambigu (que l’artiste nomme « tableau » tout en précisant qu’elle cherche d’abord à produire « une forme tendue » [2]), en apparence abstrait, ne nous permet-il pas de dépasser l’opposition abstraction/figuration en présentant un rapport différent au monde (à son contact et à distance), par l’empreinte ?
Aux bords de la peinture comme de l’abstraction, donc.
Par l’usage du textile, chez Bock comme dans les travaux d’artistes qui lui sont contemporain.e.s [3] (Marie Lund, Adrien Vescovi, Jessica Warboys).
Le pays autour du pays
L’installation de Bock au Centre dit immédiatement dans son titre (Landumland) ce qu’elle doit au paysage. Le tableau, de très grand format horizontal, s’y présente, lorsqu’on entre dans la salle, en toile de fond : titré For Your Eyes Only, T5 [4], il est suspendu comme un arrière-plan de la sculpture centrale (un plancher de plaques de cuivre, légèrement surélevé), lui apporte une profondeur, bleue. Il participe aussi à délimiter (cadrer) l’espace, renvoyant aux palissades d’une des toutes premières œuvres de Bock, Das Konservat (2003-07), réalisée dans la nature dans le cadre du Skulptur Projekt de Münster - des murs séparant un morceau de pré (observable grâce à des points de vue ressemblant à des miradors) prélevé ainsi de son contexte pendant quatre ans. Les Konservat-Lagerstätten constituent des lieux de conservation caractérisés par des conditions de fossilisation idéales ; le tableau dans Landumland est aussi un lieu où le temps fait empreinte ; au dos du tissu bleu se trouve en effet un second textile qui, durant plusieurs mois, sur une terrasse du Centre, a recouvert les plaques de cuivre présentées à l’avant, qui y ont laissé leurs traces. Ce textile/enveloppe se présente comme une impression, rejouant l’idée du flatbed [5], terme emprunté par le théoricien Leo Steinberg (écrivant sur Robert Rauschenberg) au plateau des presses d’imprimerie pour définir l’œuvre pensée (même lorsqu’elle est au mur) comme un plan horizontal [6] : chez Bock le renversement proposé opère un déplacement complexe - d’un lieu (la terrasse) à un autre (la salle d’exposition), de l’horizontalité à la verticalité, du contact (avec le cuivre, au moyen du sel) à la distance (avec l’œil), distance maximale puisque le tissu se situe à la fois à l’arrière (de la sculpture) et au dos (du tableau).
Cette intimité, en amont de l’exposition, avec un matériau, un métal, est accompagnée d’une relation aux éléments : pluie, soleil, vent (eau, feu, air, qui, comme le cadre, sont constitutifs d’une pensée du paysage [7]) agissent sur le tissu, permettent et provoquent les marques comme dans plusieurs œuvres de l’artiste, telle Febbraio (2015) [8], un grand format textile qui, panorama (accroché dans un angle), dit dans son titre son rapport à la durée. Ce lien aux éléments est aussi au cœur de la pratique de Jessica Warboys : ses Sea paintings, des grands formats, qu’elle présente dans des installations qui font se rencontrer peintures, sculptures et vidéos, sont produites en déposant des pigments minéraux sur des textiles, ensuite pliés et passés dans la mer. Laisser la nature coproduire l’œuvre est ce que cherche également Adrien Vescovi : s’il teint lui-même ses œuvres, il les soumet ensuite aux intempéries, les accrochant (sanglées) sur la façade de son atelier de Haute- Savoie (Les Gets) entre 2015 et 2017 ; l’artiste compare son processus au procédé d’enregistrement photographique monochrome du cyanotype [9], que Warboys a directement utilisé pour produire certaines œuvres, telles celles présentées lors de son exposition titrée « Glade » (clairière) [10]. Or cette technique, aux tirages bleu de Prusse, est liée dès le départ [11] à la nature, puisqu’utilisée par la botaniste Anna Atkins pour produire ses herbiers, enregistrements d’algues puis de fougères - ainsi dès 1843 British Algae : Cyanotype Impressions, premier ouvrage à présenter des photogrammes ainsi réalisés. Il n’est pas anodin que la quasi-totalité des textiles choisis par Bock pour opérer ses empreintes soit bleue. En 2011, l’artiste, lors d’une exposition à Paris chez Rosascape [12], a utilisé les huit fenêtres de la salle d’angle du lieu d’exposition, recouvertes d’encre bleue, comme plaques d’impression pour produire une forme d’herbier, Blaue Stunde Raum, édition de huit monotypes pensés comme des paysages urbains : elle a appliqué sur le verre des objets trouvés au sol, tels des mégots, laissant leurs traces sur le papier. Au contact du monde, donc, dans la trivialité de ses paysages (jusqu’aux déchets).
Opacités
Ce choix de la fenêtre c’est aussi celui du passage, de ce bord (angle) qui l’obsède. La couleur bleue est d’ailleurs pensée par l’artiste comme une « couleur de seuil, de transition » – « entre la nuit et le jour, entre la vie et la mort » [13]. Plusieurs tissus – c’est le cas notamment de Fyeo III (2016) [14] - ont été placés durant leur processus d’enregistrement dans le cadre d’une fenêtre par l’artiste. La fenêtre croise le chemin du textile chez Bock à de nombreuses autres reprises : dans la manière dont elle présente ses œuvres, ainsi au musée Delacroix en 2017 (où elle pose un tableau de 2014, Nachthimmelhaus [15], contre un mur sous une fenêtre qu’il semble poursuivre), ou dans les objets qu’elle enveloppe avec du textile et dont elle montre l’image obtenue par contact, par exemple avec l’œuvre For Your Eyes Only, Glasgow [16], présentée en 2019 à la galerie Jocelyn Wolff [17] – empreinte d’une ouverture (fenêtre et conduit d’aération) saisie sur le toit de l’espace Common Guild à Glasgow. On sait que manier la fenêtre, c’est travailler le tableau, tant les deux sont liés depuis Alberti et sa définition célèbre (le tableau comme « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » [18]). Or ce qui est lisible dans ces exemples c’est que la fenêtre chez Bock, dans des œuvres présentées comme des enregistrements du réel, est fermée (opaque, enveloppée) : on n’y voit rien, ou plus exactement on regarde une énigme (avec le désir de sa/voir - « C’est important de ne pas tout dire » [19]).
La fenêtre (fermée) chez Bock rejoint un motif récurrent, le rideau, chez une de ses contemporaines, Lund, qui présente dans ses installations (avec des sculptures) des rideaux trouvés, readymade, qui ont été soumis sur une durée très importante à l’action du soleil (dans des maisons privées ou des établissements publics) : décolorés, ils laissent voir, comme un motif, les plis du tissu, ainsi dans un ensemble titré Stills (images fixes, 2013). La notion d’empreinte a toujours été au centre des préoccupations de Lund qui, dans une performance portant ce titre alors qu’elle travaillait en duo avec Nina Beier, a proposé une exposition vide d’œuvres, n’existant que par le travail des médiateurs et médiatrices [20]. Le rideau est, de la même manière que la fenêtre, profondément lié à l’histoire de la peinture – à la fois comme comble de la mimesis (le peintre Parrhasios trompant Zeuxis lui-même en peignant un rideau que ce dernier tente d’ouvrir [21]) et comme ce qui cache la peinture qui, mise à distance, s’absente (Gerhard Richter s’est emparé de cette richesse polysémique dans sa série des Vorhangs en 1965, images peintes de rideaux). Le rideau (textile) comme ce qui ferme la fenêtre (peinture). Lorsque Bock ne prend pas, au cours de son processus de création, des fenêtres pour les fermer ou les envelopper, elle utilise à plusieurs reprises des plaques de cuivre : or celles-ci produisent sur le textile, par empreinte, un effet de grille ; et, motif essentiel du XXème siècle, la grille a été liée, à partir de l’analyse de la critique Rosalind Krauss, à la fenêtre – la grille comme fenêtre symboliste refoulée [22], ouverte et fermée, simultanément.
For your eyes only ?
Dans cette grille textile, que regarde-t-on ? Par l’empreinte, elle invite à un regard du contact [23]. Le cuivre est choisi par Bock parce qu’il est un excellent conducteur d’électricité : cette énergie est présente, comme trace (par oxydation), dans le textile, tactile. L’hapticité du textile donne une présence physique à la grille, qui n’est plus ce « moment terrible pour la sensibilité, la matière » (attendu [24]) mais gagne du corps, évoquant les plis marqués des multiples nappes des cènes peintes (et du repas à Emmaüs) et d’abord du célèbre tableau de Léonard de Vinci à Santa Maria delle Grazie à Milan [25] : la grille sur tissu comme espace de l’eucharistie (« ceci est mon corps, ceci est mon sang ») [26]. Interrogée sur les éléments en bronze comme fossilisés accrochés au dos du tableau de son installation au Centre, l’artiste nous déclare [27] que ce sont comme des restes d’un repas en plein air (ces noyaux que l’on jette au sol, dans l’herbe, l’été) – une « chambre mal balayée » (asarotos oïkos [28]) ? Elle dit aussi : ce pourrait être encore comme des bijoux. Des bijoux sur un corps ? Ce textile grille (visible à l’arrière) devient lisible alors comme une matière rose (pour reprendre les mots de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman sur Marcel Duchamp [29]) – ce rose obtenu qu’elle n’avait pas prévu (le textile était bleu) et qu’elle ne sait expliquer que par les possibles retombées de l’incendie de Notre-Dame en avril 2019. Et le bleu récurrent de ses textiles, elle le lie à Tchernobyl, au médicament contre la radiation « qu’on a donné aux animaux pour qu’ils soient consommables », « un médicament cousin du gaz des chambres à gaz » précise-t-elle [30]. Du corps ainsi dans ces tableaux, mais, comme toujours chez elle, du corps vulnérable (elle le dit souvent fatigué, épuisé, erschöpft [31]) – et le textile me semble un élément essentiel de ce travail où se dit la vulnérabilité de nos corps, liée au sens de toute vie. Les textiles de Warboys tentent, pour certains aussi, sans figures, de rendre le corps présent. Ainsi pour l’œuvre Vanel (2011) [32], qui désigne par son titre Hélène Vanel, artiste et danseuse « vitaliste » connue pour sa performance L’Acte manqué donnée en 1938 au vernissage de l’Exposition internationale du surréalisme : la toile enduite d’une émulsion photosensible sur laquelle elle a jeté du sable présente une forme en « V », qui semble la saisie photographique d’un corps en mouvement, qui est aussi la trace abstraite d’un geste et d’une initiale. Les textiles sont ainsi liés à des corps, alors que les corps même des artistes, créatrices, y sont absents (les images comme tombées du ciel [33]) – Bock et Warboys ont cependant toutes deux enregistré dans certaines œuvres des traces de leurs outils (comme un dernier lien avec leurs mains).
Chez Bock, ce sont des corps qui, produits à l’aveugle, nous regardent ; dont le dos, dans l’œuvre du Centre, nous regarde – avec l’appel que constituent les deux épines de porc-épic coincées dans la tranche (un appel paradoxal [34]). L’artiste, en 2018, dans un des rares textes qu’elle a écrits sur un.e peintre (figurative), Miriam Cahn, cite l’extraordinaire (et intrigante) formule de cette dernière : « Il faut que le dos du tableau me regarde, pas la face. », ce qui renvoie aussi au texte récent qu’elle a conçu dans le cadre de son exposition à Lafayette Anticipations pour le journal Tumulte : « Il observe la nuque de la femme devant lui. Elle est belle. Il imagine son visage, sa voix. Sa pensée s’arrête sur cette nuque pour l’examiner en détail. Les pulsations dans les artères, presque imperceptibles, adoucissent sa posture immobile. Elle semble songer. À des sciences exactes, à la découpe de la viande ou à des remords. Elle se retourne — le regard de monsieur Palomar lui a chauffé la nuque. Elle a des yeux de reconnaissance » [35]. Quelque chose se joue à l’arrière, en lien avec l’œil du regardeur (masculin ? [36]). La seule œuvre de Bock qui, pour elle-même, est véritablement une peinture (une aquarelle sur papier, qui se présente comme un paysage) se nomme Les Couleurs des yeux de mes amis (2009) [37] – « pour laquelle j’ai travaillé de mémoire. » [38] Il y a, dans la relation de l’artiste à la peinture, au textile, en lien avec la mémoire, une obsession du regard. La plupart de ses œuvres textiles ont pour titre For Your Eyes Only, titre, lié aux yeux (du spectateur ?), partagé avec une série de photographies (sous-titrées Sculptures du soir et Sculptures du matin) [39] : plusieurs images de vêtements et tissus (au sol/sur un lit) dans lesquelles des traces de corps, absents, dans les plis se lisent, avec une dimension érotique (on pense à L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie [40]) et humoristique (le titre renvoie tout autant à James Bond), aussi bien qu’anecdotique (le titre venant d’un mail ainsi nommé qui lui a été adressé) – et une dimension quotidienne et presque banale est présente dans ces draps froissés et ces vêtements laissés en tas (qu’elle choisit de photographier, saisir par le regard, les associant à des images de peaux marquées par différents contacts). Ce rapport, ordinaire, au textile se trouve aussi chez Vescovi qui présente ses travaux comme du linge étendu – dans une exposition à Lyon, à Néon, en 2017 [41] ou à la fenêtre de son atelier à Marseille (et qui, dans ses collections d’images, possède plusieurs photographies de linges suspendus). C’est au linge aussi que l’on pense (et à ce que les peintres, sérigraphes et photographes y ont souvent rêvé – le linge comme espace de projection/impression/apparition [42]) devant les plaques de cuivre issues du dôme d’un bâtiment (lié à l’édition) de Hanovre que Bock expose à Lafayette Anticipations : pliées, présentées sur une corde, comme des draps (et titrées Feuilles de température [43]). Étendre le linge : un geste simple, antiautoritaire (culturellement du côté du féminin), et qui nous projette du côté du toucher.
« Le secret, qui est la forme laïque du sacré et donc du séparé » [44]
Un geste proche est lisible chez Lund dans ses séries de rideaux prélevés, images d’une main ouvrant et fermant quotidiennement un voile. Mais derrière la banalité de l’objet (vide), il y a dans ces œuvres une indéniable dimension spirituelle, liée à la lumière, qui semble leur véritable sujet, et à l’histoire du rideau en art, qui cachait dans la peinture les images qui devaient rester invisibles – et par exemple, chez Nicolas Poussin, les Sept Sacrements de 1644-1648. Le textile, quand il forme empreinte, renvoie aux tissus qui, dans les légendes chrétiennes, se sont, au contact du corps du Christ, imprégnés de sa surface avant d’être pliés – le suaire de Turin, et, du voile de Véronique au mandylion, les dites saintes faces que l’on retrouve peintes, suspendues à un fil ou saisies entre des mains, dans les œuvres de Champaigne ou Francisco de Zurbaran [45]. Il y a alors, dans tout linge suspendu représenté, quelque chose qui a à voir avec l’apparition, ce qui se joue aussi dans les textiles non faits de main d’homme (images achiropoïètes) de Bock, ses halos, ses plis, le choix du bleu (« cet infini » [46]). Les textiles se trouvent souvent chez elle derrière des sculptures, renvoyant au tableau d’autel, le re/table – à l’arrière de l’autel/de la table. On peut les lier aux textiles de présentation des figures religieuses dans les peintures de la Renaissance : le textile, derrière les corps, y constitue le cadre d’une apparition [47], et en particulier celle de la mère de Jésus, saisie entre des temps et des lieux distincts, avec une dimension plus ou moins fugace, selon qu’elle est présente sur le tissu (tenu souvent par des anges, comme chez Vittore Carpaccio) ou devant lui (structuré par une grille) comme chez Antonello de Messine, dans le retable de San Cassiano [48] (la vierge, avec enfant, devant un textile, surélevée par rapport à quatre personnages), qu’il est tentant de lier à l’œuvre de Bock Five Speakers (2014/2018) [49] - une grille textile derrière une table en cuivre sur laquelle quatre têtes fatiguées (une est au sol) sont posées (céramiques qui sont des moulages de ballons dégonflés) ; l’aura du textile mise en tension par l’effondrement des figures, des corps « qui s’échappent » [50] (la chute).
Au Centre, le tableau (d’autel - il est, on l’a dit, à l’arrière des plaques de cuivre), semble aussi utilisé comme outil de séparation de l’espace d’exposition : car derrière lui se cache un lieu où se trouve suspendue, tel un fruit étrange (strange fruit [51]), une sculpture figurant une carpe qui n’est pas sans rappeler les truites de Gustave Courbet – immenses, christiques, peintes alors qu’elles sont entre la vie et la mort (au bord), décrites souvent comme autant d’autoportraits masqués de l’artiste sortant de prison ; pour Bock, les carpes présentes dans son travail évoquent d’abord celles que les nazis arrivés à Versailles ont mangées [52] (vidant le bassin, étrange célébration de leur victoire). Le textile ici est ce qui sépare et protège, d’une image poignante (secrète et dérisoire), comme le font (pour les textes sacrés) les tissus dans les lieux juifs de prière - des rideaux séparant l’arche d’alliance dans le temple de Jérusalem à ceux qui, à la synagogue, séparent la Torah des fidèles. Cette relation au monde sacré juif était présente dans des utilisations plus anciennes de tissus chez Bock dans lesquelles, pratiquant l’empreinte par frottage, elle restituait des espaces qui manquent (seuil devenu interdit de la synagogue de Berlin, mur effondré de l’allée des orangers de la villa Médicis) sous forme d’un rouleau, évoquant la Torah [53], et d’un dais qu’elle nomme « tente » [54], telle celle abritant l’Arche d’alliance durant l’exode. Le textile comme protection (et appel), de/pour nos yeux seuls, devant un espace où se traduit quelque chose qui est de l’ordre de l’invisible (du secret, du séparé - du sacré ?) ; c’est là peut-être la force de Landumland, au-delà du plaisir des jeux formels qui s’offrent à nos regards : s’y dresse un tableau biface, à la fois paysage et corps, lieu intouché dans lequel rien n’est à reconnaître mais qui désigne, en dialogue avec l’histoire de la peinture comme avec celle du textile, l’énigme d’une présence (vulnérable).
« La conscience qu’on est là. », me dit-elle. [55]
Mars 2020.
Notes
[1] « Prix Marcel Duchamp 2019, les nommés », 9 oct. 2019 - 6 janv. 2020.
[2] Entretien de l’artiste avec l’autrice à l’atelier, 28 janv. 2020.
[3] Katinka Bock est née en 1976 – Marie Lund la même année, Jessica Warboys en 1977, et Adrien Vescovi en 1981.
[4] Bock, For Your Eyes Only, T5, 2019, coton, lin, bronze, épines de porc-épic.
[5] Leo Steinberg, « Other Criteria », Regards sur l’art américain des années soixante, Éditions Territoires, 1979, p. 46-48.
[6] Sur les liens de la peinture au plan horizontal, je me permets de renvoyer à mon texte « Au sol et à plat. À propos d’un basculement de la peinture abstraite », Limber : spatial painting practices, Canterbury, the Herbert Read Gallery, 2013.
[7] Anne Cauquelin, L’invention du paysage, Paris, PUF, p. 103-117.
[8] Bock, Febbraio, 2015, tissu, céramique, Caen, Frac Normandie.
[9] Conférence à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille, 26 nov. 2018 - https://www.youtube.com/watch?v=gI9CxMFUvuk (cons. en janvier 2020).
[10] « Jessica Warboys. Glade », Museum Leuven, 12 fév. – 24 mai 2015.
[11] Le cyanotype est mis au point en 1842 par le chimiste John Herschel.
[12] « Katinka Bock. Les mots de demain », Rosascape, Paris, déc. 2011 – fév. 2012.
[13] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[14] Bock, Fyeo III, 2016, céramique et textile (tissu : 80 x 130 cm).
[15] Bock, Nachthimmelhaus, 2014, bronze, encre sur coton, civière en bois (tissu : 122 × 244 cm).
[16] Bock, For Your Eyes Only, Glasgow, 2018-2019, lin sur châssis, 120 x 170 cm.
[17] « Katinka Bock. T – Toxic », Paris, galerie Jocelyn Wolff, 25 avril – 15 juin 2019.
[18] Alberti, De la peinture [1435], Paris, Macula, 1995, p. 115.
[19] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[20] Marie Lund et Nina Beier, The Imprint, 2009, performance orale et cartel, Frac Lorraine.
[21] Pline, Histoire naturelle, Livre XXXV, 65, 66.
[22] Rosalind Krauss, « Grilles » [1979], L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 102.
[23] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016, p. 107.
[24] Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, Paris, Gallimard, 2007.
[25] Léonard de Vinci, La Cène, 1495-98, tempera, 460 x 880 cm, Milan, Santa Maria delle Grazie ; de nombreuses nappes « à grilles » (qui préfigurent celles des autels) sont présentes chez Titien ou Philippe de Champaigne.
[26] Je me permets ici de renvoyer à mon texte "Le textile derrière la grille : une abstraction impure ?", Perspective. La revue de l’INHA, 2016, p. 204-209.
[27] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[28] Du nom de la mosaïque de Sosos de Pergame, représentant des restes de repas en trompe l’œil (IIIe siècle avant J.-C.)
[29] Georges Didi-Huberman, La Ressemblance par contact, op. cit., p. 200-202 : « La « matière rose », c’est ce qui donnerait à une apparition la possibilité d’exister comme « image tactile » et comme processus d’emprise. ».
[30] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[31] C’est le titre de certaines de ses œuvres, telle Population (erschöpft), 2017, tissu, céramique et bronze (tissu : 200 x 160 cm).
[32] Warboys, Vanel, 2011, cyanotype sur toile, 210 x 550 cm, toile libre murale.
[33] Bock achète ses textiles déjà colorés : elle ne les peint pas.
[34] Une œuvre de l’exposition « Katinka Bock. Tumulte à Higienopolis » (Paris, Lafayette Anticipations, 9 oct. 2019 – 5 janv. 2020) constituée d’épines de porc-épic s’intitule : Mise à distance.
[35] Bock, « Le marbre, le sang et la boucane », Tumulte 1, 28 octobre 2019.
[36] Sont-ce les hommes seuls qui voudraient voir nos nuques ?
[37] Bock, Farben der Augen meiner Freunde, 2009, aquarelle sur papier, 27,5 x 20,5 cm.
[38] Béatrice Gross, 20 déc. 19, Art newspaper - https://www.artnewspaper.fr/interview/la-physicalite-est-fondamentale-pour-moi (cons. janv. 2020).
[39] Publiées dans un ouvrage, Katinka Bock : Intenso, Amsterdam, Roma Publications, 2018.
[40] Qui y décrivent, à partir de leurs vêtements jetés au sol avant l’amour et photographiés, leur relation amoureuse - Annie Ernaux et Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Folio, 2006.
[41] « Adrien Vescovi. For the memory of a live time », Lyon, Néon, 16 sept. 2017 - 20 janv. 2018.
[42] L’une des plus célèbres (sujet d’un célèbre écrit de l’historienne Linda Nochlin) étant : Berthe Morisot, Femme étendant la lessive, 1881, h/t, 46 x 67 cm, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptotek.
[43] Bock, Feuilles de température, 2019, cuivre et corde à linge.
[44] Je remercie ici Emmanuel Tibloux pour nos échanges, et bien sûr Katinka Bock, pour son œuvre et pour notre dialogue, ainsi qu’Antoine Perrot, pour son invitation.
[45] Francisco de Zurbaran, La Sainte face, c. 1660, h/t, 104 x 85 cm, Bilbao, Museo de Bellas Artes (celle de Valladolid, du Museo Nacional de Escultura, présente une figure christique plus évanescente encore)
[46] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[47] Je renvoie ici à mon texte « Le textile dans l’espace : transitoire et mobile, un pan vivant », Profanations textiles, Paris, Éditions EnsAD, 2017, p. 72.
[48] Antonello de Messine, San Cassiano Altar, 1475-76, h/panneau (3 panneaux), 115 × 133,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
[49] Bock, Five Speakers, 2014/18, installation, métal, cuivre, céramique, lin, h 235 cm
[50] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[51] Une œuvre de Bock (Strange Fruits, 2008) renvoie au titre de la célèbre chanson interprétée par Billie Holiday (décrivant un corps noir supplicié suspendu à un arbre).
[52] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
[53] Bock, Patron, 2008, graphite sur textile, 300 x 130 cm.
[54] Bock, Patron, 2013, graphite sur textile, dimensions variables.
[55] Entretien de l’artiste avec l’autrice, op. cit.
Pour citer cet article
Lucile Encrevé, « Au contact et à distance. De l’usage du textile dans certaines installations abstraites contemporaines (à partir de l’œuvre de Katinka Bock) ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.