Du dépaysement en peinture
Résumé
Questionner l’espace pictural c’est en faire l’expérience, le mesurer, l’évaluer, le mettre à l’épreuve. L’acte de décentrer, de déplacer le cadre de la peinture dans l’architecture, dissout le champ limité de la toile et provoque son débordement pour investir l’espace réel. Ce débordement du pictural engendre une force d’expansion et de diffusion, à entendre au sens d’ouverture, d’éclatement et de dépassement, qui renverse le plan et l’espace : le dépaysement. Expérience sensible où la peinture convoque tous les sens du corps, le dépaysement, qui est au cœur des œuvres de Katharina Grosse et d’Adrian Schiess, ouvre une pluralité d’événements : la théâtralisation des réalités du tableau conduit le visiteur à expérimenter et à se déplacer physiquement dans le pictural pour interpréter ces détournements et retournements plastiques.
Plan
Texte intégral
Questionner l’espace pictural c’est en faire l’expérience, le mesurer, l’évaluer, le mettre à l’épreuve. J’emploie l’expression « espace pictural » au sens où l’entend Éliane Escoubas, comme : « mode de l’apparaître, de la venue à soi du visible » [1]. Par définition, la peinture est l’art de peindre, de revêtir des surfaces au moyen d’une matière colorante. Ainsi, la peinture est la matière et ce qui s’opère. Initialement posée à même les parois, la peinture tient son origine de la technique de la fresque, ce qui sous-entend une vision non centrée ni cadrée et un espace non circonscrit, seule limite celle de l’architecture. Meyer Schapiro affirme que la notion de « champ, sans limites établies » est une invention capitale pour la construction de l’espace pictural, qu’il développe dans son texte : Sur quelques problèmes sémiotiques de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques. [2] Le champ est pour l’artiste la limite structurante préalablement définie, à l’intérieur de laquelle se construira l’image picturale ou photographique ; tandis que le cadre est une limite préalable pour le spectateur. Meyer Schapiro explique dans ce même texte que les bords extérieurs du champ fonctionnent comme horizon, les formes et les lignes intérieures les prennent comme repères au moment de leur formation : « Les horizontales de cette frontière servent d’abord de lignes de sol qui supportent les figures et les rattachent les unes aux autres ; en outre elles divisent la surface en bandes parallèles établissant plus fermement les axes du champ comme des coordonnées de stabilité et de mouvement dans l’image. » [3]
L’éclatement et la disparition du cadre, l’agrandissement des formats et le traitement all over permettent à la peinture et à l’architecture d’être deux données en correspondance. Schapiro dit aussi qu’ : « il nous paraît aller de soi que la forme rectangulaire de la feuille de papier et sa surface lisse, clairement définie, (qui est à l’image du format du cadre traditionnel) sur laquelle on écrit et dessine, sont un médium indispensable. Mais un tel champ ne correspond à rien dans la nature » [4]. Selon ces propos, l’utilisation du format rectangulaire fait partie de nos pratiques depuis des siècles, et est devenue un élément qui précède et s’impose au geste et à la pensée. Le format peut aussi s’entendre comme moteur à expérimenter sa limite. Cette limite permet une prise de conscience des possibles et acte une mise en relation pour devenir à ce moment-là dynamique, en tension. La suppression du cadre (en architecture comme au cours d’expérimentations plastiques) ne peut se faire qu’avec la volonté de penser le cadre et le cadrage, comme un lien au monde et comme une donnée de l’espace. Supprimer le cadre : le cadrage aboutit à une multitude de points de vue, qui provoque un décadrage [5]. Ainsi, l’acte de décentrer, de déplacer le cadre de la peinture dans l’architecture conduit à quitter le champ limité de la toile, à le déborder pour investir l’espace environnant. Le point de vue de l’artiste et du spectateur se déplace, il est décadré, décentré. L’espace du tableau devient l’espace réel et bénéficie alors des trois dimensions de la sculpture. Expérience de la peinture qui implique alors un corps à corps avec le temps, l’espace et les réalités picturales. S’il n’y a ni cadre ni cadrage, le travail du peintre se réalise dans la technique du all-over, comme l’entend Greenberg et le champ de la peinture se conçoit alors comme infini et total. Cette manière de peindre rend la pratique picturale et son expérience centrifuge. Le champ de la peinture est diffus : il n’y a donc plus de point focal, les éléments et les zones du champ pictural deviennent équivalents. À partir des processus de perception et de la constitution du pictural, le champ expansé, l’absence de limite, font jaillir un système entre tensions et circulation de l’espace pictural et architectural qui font pénétrer et plonger l’artiste et le spectateur au cœur du champ de la peinture. La confrontation aux réalités picturales devient corporelle. La peinture n’a plus de limite, elle envahit l’espace et restructure le volume du lieu d’exposition.
L’œuvre de Katharina Grosse, artiste de nationalité allemande qui vit et travaille à Dusseldorf et à Berlin est pour moi un exemple éclairant, elle nous invite à pénétrer l’espace pictural. Elle définit ses propositions tels des « lieux d’une expérience picturale », à entendre ici comme un champ opératoire rendant sensible une sorte de cheminement, une exploration des réalités picturales. Dans la tradition de la peinture murale, les couleurs sont diffusées, propulsées, pulvérisées, projetées mais cette fois-ci au pistolet. Elles glissent sur les murs, le sol, les coins, le plafond. Les angles se ramollissent sous l’effet du spray et de ses traits flous. Le sol semble se dématérialiser. Est-ce une peinture murale ou une peinture architecturale ?
Un des plus ambitieux projets de Katharina Grosse fut l’exposition Constructions à cru [6] qui s’est tenue en 2005 où elle transforme le volume du Palais de Tokyo. Ce titre signifie : construit sans fondations, à même le sol. Il indique que l’espace muséal devient un terrain où se construit et s’appréhende de façon radicale sa peinture. C’est au corps-matière de la peinture, à son bâti et à sa présence au monde que notre regard s’encadre pour percevoir. Sans affirmer les formes préétablies de l’architecture, ni en contact direct avec l’espace (puisqu’elle diffuse la matière colorée avec un pistolet), elle cherche à créer du volume au fil de la peinture mais un volume dont les proportions sont amplifiées. Parfois, l’artiste ajoute des tas de terre qu’elle recouvre de couleur. Une sorte d’extension du mur ou comme si une explosion était advenue par la couleur. La matière picturale qu’elle utilise est volatile. Par la finesse de son application, toutes les couleurs apposées coexistent sur la surface architecturale et ont la même présence. Le passage de l’une à l’autre se fait de façon fluide. La couleur se diffuse dans une relation dynamique avec l’espace englobant. Il n’y a plus de différenciation entre l’espace architectural et celui du tableau mais une continuité qui engage le corps du spectateur comme celui de l’artiste à passer d’une couleur à l’autre et à se déplacer dans un paysage pictural. Elle dira dans une interview que la peinture est « le seul médium qui autorise une structure panoptique quant au regard et une structure synoptique quant au temps. La peinture au pistolet intensifie ces expériences physiologiques. » Des glissements picturaux de formes, de gestes et de couleurs évitent la rupture perceptive du champ pictural. L’organisation spatiale donne naissance à des paysages perceptifs et cognitifs : Il existe un passage actif, un glissement entre l’architecture, la peinture et la sculpture annihilant toute force limitante des peintures et de la couleur. Par l’utilisation de couleurs vives, fluorescentes, vives et aveuglantes, l’artiste recouvre et ponctue simultanément les amas de terre, le sol et les murs qui composent le paysage. À l’aide de ce médium, l’artiste expérimente « la transition de l’immatériel vers la matérialité ». Contre tout illusionnisme, ce champ pictural spatialisé transforme toutes les données de l’architecture. II est en perpétuelle métamorphose, il se construit et se déconstruit physiquement et mentalement au gré des déplacements, des points de vue multiples de celui qui le pénètre. C’est donc un encadrement mobile qui ramène au visible les expérimentations d’effets de matières et de couleurs. Le champ exploré picturalement est un territoire appartenant au réel. Ce qui sous-entend, que sa pratique se renouvelle continuellement en incluant les données de l’espace qui le contient. Par son geste qui se répète et par l’absence de tout signe permettant de délimiter l’espace, l’artiste pense l’espace dans le temps. Rien n’est figé. Cherchant continuellement le hors-champ, le hors-cadre, dès que l’architecture le permet, la peinture s’échappe par les baies vitrées.
Un paysage naturel ou pictural suppose toujours un regard, un découpage, une transposition, une interprétation, une expérience temporelle et corporelle. Comment s’organise la perception de la peinture spatialisée ?
L’espace muséal devient le cadre de la peinture en volume. Il n’y a plus de mise à distance. Le cadre s’ouvre à la réalité physique du monde extérieur. La force d’expansion qui anime et dynamise le champ pictural ne nous permet pas de fixer notre attention sur un élément plus qu’un autre. Ce champ pictural s’incorpore donc à celui de la perception. Les propositions de l’artiste s’appréhendent comme des paysages picturaux qui se matérialisent au cours des déplacements, des dérives, des parcours, des glissements de notre regard et de notre corps qui vont et viennent à travers ses jets de couleurs composés dans et par l’espace. C’est dans un jeu de projections, de traces, de couleurs, de gestes et de matières que le dispositif pictural se construit, se déconstruit et se reconstruit pour créer et envisager une impression, une expérience de dépaysement en opérant des métamorphoses du réel. Un rythme se crée à travers les éléments picturaux (formes, couleurs, gestes, matières, dualités plastiques… )
L’expérimentation de ces débordements consiste à adapter le donné spatial, qui comporte espace, forme et échelle à la présence physique de l’observateur, c’est-à-dire à son expérience corporelle et sensorielle. Ce dialogue rappelle bien l’expérience d’un paysage c’est-à-dire la configuration mouvante d’un espace dans lequel on chemine et qui ne prend précisément forme que par ce cheminement. Pour que le paysage pictural apparaisse à nos yeux, il faut en effet, une sorte de vision qui naisse pour ainsi dire du milieu lui-même. Et c’est bien par l’orientation et les différents points de vue du champ pictural en volume que le spectateur le reconstruit mentalement pour qu’il redevienne surface. Les paysages picturaux proposés par Katherina Grosse traduisent et réactivent visuellement et corporellement une expérience du dépaysement et rythment l’exploration du paysage pictural. Déplacer l’expérience du dépaysement au lieu d’exposition c’est appréhender ce lieu comme un espace de redéfinition de l’expérience picturale. Du pictural au sculptural, le mouvement et le déplacement du visiteur engendrent une déconstruction spatiale et une temporalité propre à l’expérience du dépaysement. Cette notion de spatialité du pictural n’est pas uniquement liée à l’autoréflexivité de la peinture mais déborde sur l’appréhension du réel et engage la perception de chacun.
Toucher au cadre c’est diffuser l’espace où se tiennent les réalités plastiques. Ainsi, ces expansions, ces débordements du pictural admettent une force de diffusion, à entendre au sens d’ouverture, d’éclatement, de dépassement qui renverse le plan et l’espace. Le glissement comme le débordement s’imposent comme moyens pour penser la cohérence du dispositif pictural en une dynamique qui implique un dialogue, une ouverture entre l’espace pictural et le lieu d’accueil. Comment s’organise alors la vision, la perception ?
L’œuvre de Katharina Grosse propose un espace pictural total, global, c’est-à-dire d’immersion. La perception, l’appréhension de l’œuvre ne se joue plus dans un face à face ou frontalement mais de façon englobante. La participation physique du spectateur s’applique au mode opératoire de lecture de l’œuvre pour qu’advienne l’événement pictural. Le paysage pictural est soumis à des jeux de répétitions, d’accumulations, de transparences, ainsi l’espace pictural n’est jamais fixe, la surface n’est pas inerte mais en perpétuel mouvement. Ces espaces mouvants laissent advenir tous les possibles.
L’expérience du dépaysement
Marcher, parcourir, traverser, regarder, reculer, s’approcher, s’éloigner, se baisser deviennent les actions possibles de celui ou celle qui se prête à la découverte de ces paysages picturaux. Ainsi le parcours de l’œil, du regard se fait à travers le corps. Le champ de la peinture s’envisage alors comme un lieu d’ancrage, de placement, d’emplacement, de déplacement. Appréhender par l’expérience du dépaysement : on y trouve, on y retrouve, on y rencontre, c’est un espace de la manifestation, de révélation qui nous encourage et nous conduit à réapprendre les gestes de la vision, de la perception par des stimulations visuelles et tactiles. La peinture spatialisée s’affirme comme événement. Mais quel espace définit donc la peinture ?
L’espace devient un territoire de résonance des réalités matérielles du pictural. J’entends par là non pas que ces installations permettent une mise en situation de ces composantes mais plutôt qu’elles offrent un rôle circulatoire, en tension et en expansion de l’espace dans l’œuvre. C’est-à-dire que le tableau glisse alors vers plus de réalités physiques. Comment l’expérience du dépaysement est-elle suscitée ?
L’espace d’exposition est un lieu d’accueil des œuvres. Pour chaque accrochage, l’espace est repensé, un parcours, une thématique, un sens de lecture peuvent être mis en place et proposés au spectateur. L’expérience du dépaysement s’établit alors à partir de ces choix, de ces décisions et des contraintes de l’espace où est « offert du sensationnel sous la forme d’expériences étrangères à la vie quotidienne » [7]. Chercher à mettre l’observateur dans une position particulière, c’est présupposer le contexte, le vécu de la perception esthétique et la subjectivité des interprétations. Pour que le dépaysement soit envisageable, il faut considérer les caractéristiques du lieu pour qu’un paysage pictural puisse s’y répandre, s’y étendre pour offrir une expérience sensorielle et physiologique à ceux qui le contemplent activement. Le dépaysement produit la chose vue et sert la chose peinte plus qu’elle ne la gouverne. Nous en arrivons alors à la notion pour moi essentielle de dépaysement en peinture. Ainsi, le dépaysement s’établit à partir d’un passage, de déplacements, de glissements, de débordements picturaux en expansion, en tension, en circulation. Cette expansion sans entrave de la couleur pulvérise l’objet-tableau et « transforme les volumes en un gigantesque tableau » [8]. La superficie des paysages est délimitée et conditionnée par le lieu et ses contraintes et les déplacements des spectateurs. Là où s’instaure une correspondance entre le champ pictural, le paysage de Katharina Grosse et le territoire expérimenté.
Faire de la peinture, c’est se questionner. Ce qui implique un dialogue entre le prévu et l’imprévu, le paysage du paysement et celui du dépaysement. J’entends par paysement, ce paysage originel, où se mêlent les fondements de la peinture, son histoire, ses outils, ses pratiques, ses concepts, sa place, ses limites et possibilités. Des changements s’effectuent et interviennent sur ce paysage du paysement auxquels chacun des acteurs doit s’adapter, adhérer, critiquer, transformer ou réfuter pour redéfinir son statut dans le champ des arts plastiques. Le préfixe « dé » marque la séparation, la privation, la négation du paysement. Dire de la peinture qu’elle est dé-paysée permet de désapprendre ce qui la payse à la recherche d’autres procédures pour cerner les conditions mêmes de la peinture spatialisée et de sa pratique aujourd’hui. Dans ces allers-retours entre paysement et dépaysement de la peinture expansive, je m’interroge sur les stratégies que Katharina Grosse et Adrian Schiess invoquent face à l’espace-paysage, lorsque le sujet de recherche n’est plus en corrélation directe avec l’objet tableau. Le champ pictural et perceptif se mélangent, se confondent pour donner aux dispositifs un statut scénographique.
Quel espace définit la peinture ?
Comment définir la peinture en ce qu’elle désigne un espace ? Si la peinture est dépaysée, déplacée, quelle relation existe-t-il entre l’espace interne de celle-ci et celui qui l’environne ? Quel espace définit la peinture ? De quelle manière se modifient-ils l’un et l’autre ?
La peinture spatialisée, déplacée, dépaysée se matérialise sous forme d’installations, de dispositifs picturaux. L’expérience du dépaysement s’établit à partir de rapports plastiques entre espace, lumière, couleur, volume, matière, échelle, format, rythme, déplacements et points de vue. Et c’est ensemble que se créent des répétitions, des résonances visuelles entre les constituants plastiques et architecturaux. La peinture est dé-paysée à partir de mouvements et d’instants de rencontres qui construisent et déconstruisent, divisent, diffractent, composent l’installation picturale. De mon point de vue, la création et la perception sont deux instants liées par l’expérience du dépaysement. Les dépaysements du champ pictural sont une évasion, un voyage par l’esprit et le corps à travers les sensations, un « espace phénoménologique de la peinture » [9] selon les propos de l’artiste Adrian Schiess qui laisse libre court à la poétique de la couleur. C’est-à-dire qui vise à éveiller des émotions par l’approche sensitive et immédiate de l’œuvre spatialisée. L’aluminium, matériau avec lequel sont réalisées les plaques, accentue par sa brillance la densité de la couleur, accordant ainsi une importance aux qualités visuelles et tactiles, vers des dispositifs haptiques.
La peinture contre le tableau ?
L’espace du dépaysement offre une expérience sensible qui privilégie la peinture comme champ d’actions qui s’adressent à tous les sens du corps. La perception se fait médium : l’état de réceptivité est essentiel dans l’expérience de l’observateur-peintre et du spectateur. Expérience qui entreprend de « laisser » les choses apparaître d’elles-mêmes à son regard afin d’être en mesure de les représenter. L’investissement du corps dans la perception et la pratique de la peinture qu’évoque Merleau-Ponty dans son ouvrage L’oeil et l’esprit soulève ces mêmes questions autour de la corporéité de la perception face à un paysage, ou dans la pratique d’un peintre que j’étends ici à l’expérience de la peinture spatialisée. Telle une arène où sont questionnées les données physiques de la peinture. Abandonnant la planéité et la frontalité du tableau, la fenêtre s’ouvre sur une pluralité d’événements plastiques et spatialisants qui induisent non pas un rapport virtuel mais physique avec les réalités picturales et le lieu d’exposition.
Les œuvres d’Adrian Schiess, artiste suisse né en 1959 et résidant principalement en France, ne se confondent pas à l’architecture, mais s’imposent dans le temps et l’espace. Elles diffusent leur matière et leur couleur. Ces plans picturaux que l’artiste installe dans l’espace ne sont plus au mur mais s’étendent horizontalement, sur la surface du sol, comme un paysage. C’est un paysage pictural où le regard du spectateur glisse d’une plaque colorée à une autre. Ici, comme chez Katharina Grosse, les outils employés pour colorer les surfaces sont mécaniques et proviennent de techniques industrielles. Elle, emploie un pistolet pour projeter les pigments, tandis qu’Adrian Schiess recouvre et enduit les panneaux de bois ou d’aluminium avec de la peinture métallisée pour automobile, qui sont pour la plupart du temps monochromes. Cette peinture laquée, très brillante permet de refléter l’environnement. Elle pose la question de notre vision sur le monde et de sa construction par la peinture. Adrian Schiess revient sur la surface de la peinture, sur l’acte de peindre. Il propose une « mise à plat de l’œuvre », selon ses propos avec ses Flache Arbeiten qu’on peut traduire par « travaux à plat ». Le paysage correspond en effet à une perception horizontale, celle qu’a l’œil humain sur son environnement, un environnement dont l’observateur fait lui-même partie. Ici, le paysage est un espace circonscrit qui s’arrête et finit avec l’architecture. La représentation s’interrompt physiquement pour continuer mentalement. Ainsi, le paysage pictural qu’il propose est mental car c’est à partir d’un « déjà-là » que nous, observateurs, allons greffer de nouvelles connaissances et expériences, au même titre que le plan du tableau qui s’étend devant nous.
Fragments de peinture : une activation du temps et de l’espace
Quel statut ont ces plaques ? Sont-elles des taches de couleurs ? Des tableaux ? Des peintures ? Des plans ?
C’est par leur disposition, leur accumulation, leur superposition, que le paysage se construit, forme une composition structurelle et que des images y apparaissent en continuelle métamorphose. Dans un entretien de 2008 avec Odile Biec et Brigitte Hedel-Samson, Adrian Schiess explique que son travail avec des plaques est un work in progress qui se comprend comme des fragments de peinture. « Ces modules lui servent à montrer le lieu et ce qui s’y passe. En fait, il utilise le lieu réel comme s’il s’agissait d’une toile vide sur laquelle ou dans laquelle, avec des fragments qui sont les plaques, il pose la peinture. » [10] La lumière ambiante, l’architecture, les mouvements des corps se reflètent sur leurs surfaces enduites de couleurs. Ainsi, « chaque fragment est un amplificateur visuel du monde » et place sa pratique de la peinture « entre performance et installation à laquelle le spectateur est invité à participer. » [11] Le volume de l’espace environnant qui entoure les œuvres influe sur elles comme sur notre regard. La mise en place de ces nombreux points de vue dans le champ de la peinture donne aux œuvres la capacité de résister au désir d’interprétation instantanée. Cette distanciation oblige et force le spectateur à abandonner ses repères et l’incite à ne céder ni à la spontanéité du premier regard ni à l’interprétation furtive de leur provenance. Ainsi, l’espace environnant qui est perçu à travers ces plaques colorées est lui aussi transmué en surface, sous nos yeux. L’espace se laisse appréhender comme un corps vivant, les éléments cohabitent et s’influencent mutuellement. Le rapport de ces plans de couleur est dynamisé par le rythme, le passage, la répétition qui révèle ensemble le travail de la peinture. Plus que regarder des monochromes qui sont disposés de façon très régulière sur des tasseaux de bois, tel un étalage commercial de matériaux industriels, l’artiste nous invite à éprouver la couleur.
Les dispositifs picturaux proposés par Adrian Schiess s’installent dans une continuité du fragment : fragments d’espaces, fragments de temps, fragments de corps. Le processus de fragmentation est ici « l’objet de la représentation elle-même et non plus son procédé. » [12] comme l’affirme Didi-Huberman à propos des Documents de Bataille. L’acte de couper, de découper dans le champ du réel permet de disposer d’un “éloignement perceptif” [13], de retenir l’événement et ainsi de tenir face au réel par une mise à distance. Avec ces dispositifs picturaux de fragmentations, l’artiste n’affirme pas ici un acte destructeur et désunificateur face au réel, mais cherche plutôt à donner une nouvelle dépendance éphémère au lieu qui se forme entre couleur et motif de la réalité qui s’y reflètent. Si l’on reprend les propos de Deleuze, pour faire Figure, il faut isoler l’image, la sortir du contexte, en la plaçant dans un aplat, pour s’assurer qu’elle sera vue, il faut une structure qui soutienne l’image afin que celle-ci ne disparaisse ni ne se dissolve. La fonction structurante et spatialisante des grands aplats de couleur que Adrian Schiess place au sol sont bien une façon de recouvrir le réel, pour en abstraire la figuration. Ici, aucun rapport de profondeur ou d’éloignement, ses peintures sont bien de l’ordre des apparences et de la planéité. La peinture fait surface, surgit. Ces plaques découpent et prélèvent les nombreux changements du milieu qui l’environne. L’Œuvre à plat reste ouverte à tout événement puisqu’elle continue à l’enregistrer sans le fixer et elle ne peut se diffuser qu’en présence de lumière naturelle. Adrian Schiess compose ses installations picturales en déplaçant les plans, en leur donnant du relief lorsqu’il les surélève à l’aide de tasseaux ou autres matériaux. Le débordement se laisse percevoir à partir d’un travail en série, de découpe, par un jeu de répétitions invitant ainsi le spectateur à mener une expérience spatiale autant que temporelle. L’espace pictural sera activé lorsque la perception des formes et des repères spatiaux en sera perturbée. Ici, l’expérience du dépaysement est conditionnée par les espaces externes qui se reflètent et s’aplanissent dans l’espace interne de l’œuvre. Cette réflexion ne se penche pas en priorité sur ce que l’on voit mais sur les sensations ressenties au cours des dépaysements picturaux et qui influent sur le rythme de l’œuvre. Ainsi, les paysages picturaux proposés par ces deux artistes contemporains se manifestent avec leurs spécificités et leurs singularités. Un champ qui reste ouvert et dynamisé par la lumière, la couleur, le plan, le volume et les conditions du lieu dont dispose le pictural pour résonner.
L’absence de cadre convoque le visible et l’invisible. Un regard encadré : le cadre visuel devient manipulatoire et mental. Le dépassement des limites, la théâtralisation des réalités du tableau conduisent le visiteur à regarder, à expérimenter, à se déplacer physiquement dans le pictural pour interpréter ces débordements, ces détournements et retournements plastiques. L’expérience du dépaysement est continuellement en mouvement et le devenir du paysement est du pictural en mutation. L’expérience du dépaysement en peinture ne représente pas la finalité de l’œuvre mais une nouvelle expérimentation du territoire de la peinture.
Après une suite de manipulations, de convergences, de croisements, ces paysages picturaux formés de « déséquilibres locaux » [14] se mettent en place à partir de structures relationnelles qui conditionnent l’unité de ces propositions. Et c’est l’agencement scénographique du faire pour voir qui devient le véritable tableau et offre une continuité, une unité à la peinture spatialisée.
Éléonore Josso, 2014.
Notes
[1] Escoubas Éliane, L’espace pictural, Fougères, Encre marine, 1995.
[2] Schapiro Meyer, Style artiste et société, Paris, Gallimard, 1982.
[3] Schapiro Meyer, op. cit., p. 9.
[4] Schapiro Meyer, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques », in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 7.
[5] (au sens de la musique : mise en rythme libre d’une mélodie).
[6] Exposition personnelle, Constructions à cru, qui s’est tenue du 28 avril au 5 juin 2005 au Palais de Tokyo.
[7] Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Éditions Gallimard, collection Tel, Paris, 1990, p. 58.
[8] Nicolas Bourriaud et Jean Sans, communiqué de presse de l’exposition Construction à cru.
[9] catalogue Musée d’art moderne, Paris, 1994, Cécile Bourne,
[10] entretien publié, Parvis Centre d’art contemporain, Ibos, Musée national Fernand Léger, Biot et Musée d’Art Moderne Saint-Étienne, un, deux…quatre éditions, février 2009, p 19.
[11] idem, p 20
[12] Didi-Huberman Georges, “La découpe dans l’anthropomorphisme”, in La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p. 69.
[13] Ibid., p 69.
[14] Deleuze à propos de l’œuvre de Bacon : « Peindre c’est peindre des déséquilibres locaux ».
Documents
Bibliographie
Didi-Huberman Georges, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995
Escoubas Éliane, L’espace pictural, Fougères, Encre marine, 1995.
Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Éditions Gallimard, collection Tel, Paris, 1990
Schapiro Meyer, Style artiste et société, Paris, Gallimard, 1982
Pour citer cet article
Éléonore Josso, « Du dépaysement en peinture ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.