Ralentir peintures : réponses à un questionnaire

Résumé

Publication des 47 réponses reçues à la suite de l’envoi par Antoine Perrot d’un questionnaire à des artistes, critiques et philosophes. Les questions étaient les suivantes :
1. À quelle peinture avez-vous affaire ou souhaitez-vous avoir affaire ?
2. Vous apparaît-il qu’existe quelque chose comme « un lieu pictural », qui serait ou ne serait pas celui de l’image ?
3. Pouvez-vous donner des exemples où l’utilisation de la peinture comme argument vous a énervé(e) ?
4. Y a-t-il des pratiques ou des discours qui, parce qu’ils bousculeraient la peinture, vous laissent perplexe ou vous semblent vivifiants ?
5. Pourquoi la peinture se maintient-elle ?

Texte intégral

En cliquant sur un nom, vous accédez directement à sa réponse.

Paul Ardenne, Erwan Ballan, Romain Bernini, Jérôme Boutterin, Claude Briand-Picard, Leszek Brogowski, Nicolas Chardon, Max Charvolen, Bernard Cousinier, Christophe Cuzin, Dominique de Beir, Noël Dolla, Michel Duport, Guillaume Durrieu, Serge Fauchier, Dominique Gauthier, Karim Ghaddab, Olivier Gourvil, Nicolas Guiet, Jean-Marc Huitorel, Rémi Hysbergue, Christian Jaccard, Maelle Labussière, Richard Leydier, Pierre Mabille, Maude Maris, Laurent Mazuy, Didier Mencoboni, Florence de Mèredieu, Yves Michaud, Catherine Millet, Miguel-Ange Molina, Marc Molk, Miquel Mont, Olivier Nottellet, Pascal Pesez, Philippe Richard, Christophe Robe, Baptiste Roux, Sylvie Ruaulx, Camille Saint-Jacques, Daniel Schlier, Soizic Stokvis, Éric Suchère, Cédric Teisseire, Arnaud Vasseux, Emmanuelle Villard.

Paul Ardenne

1. À toutes les peintures sans restriction.

2. Le réel, de fait.

3. Luc Tuymans et son argument rhétorique en vertu duquel ’on ne peut pas faire de peinture idiote’.

4. Non. Ce débat n’a pas lieu d’être.

5. Le théâtre est une pratique inusable. La peinture aussi (entre autres).

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Erwan Ballan

1.2. Je souhaiterais avoir affaire à une peinture relevant de "la nécessité intérieure", et seulement de celle-ci. Cette peinture résulterait d’une ignorance la plus grande des conventions et enseignements, ignorance volontaire ou subie. C’est pourquoi je me permets de fondre en une seule les questions 1 et 2.
 
Il n’est pas certain que sans image la peinture ne s’occupe que du "pictural" pour la raison simple que l’abstraction n’est pas la garantie d’une absence d’image. Il me semble que le territoire du pictural commence là où s’arrête l’artiste de peindre des tableaux. Si on peint, on peint des images, figuratives ou non. Si on s’intéresse au "pictural", on fait des objets qui font signe vers le tableau. Ce n’est plus ce que j’attends parce que ces histoires relèvent d’une croyance que je n’ai plus.

Elles s’inscrivent en effet dans une série de discours se renvoyant les uns aux autres, dans l’espoir (toujours satisfait d’ailleurs) de la constitution d’un récit contenu dans une sorte de métarécit qu’est celui de la modernité et des avant-gardes. Mais l’existence de ce métarécit est tributaire d’une croyance encore plus grande en un discours encore plus totalisant et contenant et légitimant tous les autres discours. Ce dernier a pour thème l’importance sociale et anthropologique de l’art alors même que celui-ci ne connait, du point de vue de la société, que des usages à la fois magiques et prophylactiques. Je passe sur les usages financiers en remarquant qu’avec le football, les bénéfices dégagés sont les moins redistribués, ce qui dit bien des choses sur l’art et son impact social. Mais passons.

Vous comprendrez que celui qui écrit ces lignes ne peut plus adhérer qu’à des formes de peintures se soustrayant le plus possible aux formes de la foi citées ci-dessus, et évite les pratiques qui confirment et sont confirmées par ces idéologies ou "croyances".

La question du "pictural" ne trouvera donc plus chez moi un grand écho car cette question, ou ce territoire sont, ainsi nommés, les émanations de la foi dans le caractère langagier de l’acte de peindre, "d’assembler des matériaux à l’intérieur d’une syntaxe et d’une grammaire" ; tout blabla que serait l’avant-garde et une certaine modernité, et dont l’usage garantirait l’appartenance d’une production à ce qu’il est convenu d’appeler de l’art d’avant-garde, et sans que soit évoqué le moindre doute quand à l’usage de cette notion, devenu pourtant académique, et donc la seconde nature même des institutions.

 3. Oui je peux. Et bien que le terme "d’argument" soit flou et "l’énervement" vague. Ma tendance serait plutôt à l’atterrement, à une honte ressentie devant et pour la naïveté de l’artiste qui me navre. Purisme et fausse provocation sont l’alpha et l’oméga de l’artificialité d’une œuvre dénuée d’esprit, réalisée professionnellement, mais ne devant son unique qualité qu’à la pertinence et sa coïncidence totale avec des conventions, des idées toutes extérieures à elles-mêmes.

Une anecdote me revient. Je visitais une exposition d’un artiste très abstrait dans une galerie très abstraite de la rive droite. Je ne connaissais pas alors le nom de l’artiste et regardais sans les apprécier d’honorables abstractions vaguement hard-edge. Je fus néanmoins curieux de lire sa biographie. A la lecture de sa date de naissance je fus saisi par la surprise et la conviction qu’une erreur de frappe avait échappé à celui ou celle qui avait rédigé ce document. Car même en corrigeant l’interversion - faite par négligence - des deux derniers chiffres de l’année qui le vit venir au monde, cela faisait de cet artiste un suiveur tardif. Mais soudain la lumière se fit. La jeunesse même de ce peintre (car il n’y avait bien évidemment pas d’erreur dans la biographie) faisait de ces tableaux non pas le témoignage d’une époque sur laquelle un monsieur en pantoufles, jeune puis vieux, aurait toujours été en retard, cette jeunesse, au contraire, faisait que ce choix esthétique devenait une posture, un projet quasi conceptuel et une déclaration d’intention propre à des développements critiques faciles subordonnant sans le vouloir ce qu’il y a à voir, à peu de choses, des exercices de composition. 

Cette anecdote témoigne d’une habitude propre à l’être contemporain. Il a la foi en quelque chose mais il ressent un problème dans le ’quelque chose’. Il a le vague sentiment que ce dernier appelle de nouvelles formes de pratiques qui failliront par nature à remplir les toujours mêmes attentes et satisfaire les toujours mêmes besoins. Alors si Malévitch par exemple faisait retentir dans son art un ’je dis que...’ l’artiste contemporain soufflera un ’je dis que je dis que...’. Les précautions seront ainsi prises contre le vague sentiment du problème. Car en dandy averti il se doit de prendre de la distance, de faire ainsi témoigner son œuvre d’une posture et non pas d’un témoignage direct à la première personne du singulier. Et dans cette mise en abîme qu’évoque le ’je dis que je dis que...’ ce sera déjà un pluriel qui s’exprimera, un ’nous’ fait de clins d’œil complices entre ceux qui savent qu’il y a un problème mais préfèrent l’ignorer, par ignorance, habitude, instinct de conservation et cynisme.

4. Il est vrai que certaines pratiques dont le dénominateur commun est le rejet complet de l’objet et des institutions qui expose celui-ci m’interroge sur l’acte de peindre. Mais m’intéresse surtout leur déni du procédé de co-confirmation entre les artistes et le métarécit dans lequel ces derniers inscrivent et légitiment leur œuvre. Hélas, c’est à la fois l’intérêt profond de ces pratiques ’ex-centrées’, et leur limite, les institutions entretiennent et vivent de la cooptation et n’accueillent pas ces ’ex-centriques’. Cette marginalité peut donner une possibilité de peindre sans que la peinture devienne le sujet (ce qui replongerait l’artiste dans le phénomène de cooptation entre le récit de l’histoire et sa peinture) et puisse être un exemple qui fasse que l’artiste et la vie, sa vie, soient le sujet de sa peinture. 

Alors logiquement, j’avancerai sans crainte que m’intéresse les pratiques non-professionnelles qui bousculent l’appareillage esthétique et social (un habitus) que l’art continue de nécessiter pour exister et mimer une fonction historique et sociale.

5. On se demande en effet pourquoi. Peut-être seulement parce qu’il y a toujours des personnalités originales et fortes qui perdurent ou émergent, qui ont choisi la peinture pour l’autonomie qu’elle donne par rapport à tout ce qui pourrait entraver leur désir : budget, matière considérable, espace de réalisation, etc. Ce sont des personnes qui auront renoncé de fait à faire promouvoir leur travail par des institutions qui auraient financé l’œuvre. Ces personnalités se disent qu’elles pourront toujours dessiner et peindre sans même se soucier de la contemporanéité et de la pertinence de ce qu’elles imaginent, alors la peinture continue.

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Romain Bernini

1. D’une façon très basique, et je crois profondément en ce principe, la peinture à laquelle j’ai affaire est le résultat, le sédiment, de longs moments passés devant un support à y appliquer de la couleur et des traits ; et dans le même mouvement, à se questionner sur ces dépositions.

Trop aléatoire pour être programmatique, la peinture telle que je l’envisage est la tentative d’un tremblement entre plusieurs réalités. C’est à la fois une réalité matérielle (une surface, des couleurs…), temporelle (son élaboration), et picturale. Tout l’enjeu est de faire dialoguer ces trois dimensions dans un objet. La peinture est ce tour de force (rarement réussi).

Elle doit pouvoir frapper dans une immédiateté et également se révéler peu à peu. En ceci elle est une image, mais également autre chose.

2. S’il est difficile à définir, ce « lieu pictural » existe ; c’est avant tout pour moi une question d’instinct.

  • à trop le vouloir nous le manquons. C’est le plus souvent lorsqu’il n’est pas visé qu’il est atteint.
  • il n’y a pas de recette établie pour l’atteindre.
  • il me semble, et ceci est très subjectif, qu’il ne peut être appréhendé par les voies du calcul, du cynisme ou bien de la réaction contre.
  • il me semble et ceci est toujours de l’ordre du subjectif, qu’il pourrait advenir par une volonté féroce et un abandon, un détachement.
  • ce lieu est à la fois ce qui est là devant nos yeux et bien plus, c’est une force vitale.
  • ce « lieu pictural » ne peut émaner de la seule technique.
  • ce « lieu pictural » ne peut émaner de la seule volonté.
  • ce « lieu pictural » ne peut émaner de la seule image.
  • ce lieu ne s’atteint qu’avec la sincérité et l’engagement.

Je pense qu’en tant que peintre il est peut-être préférable de ne pas parler de ce lieu pictural. D’instinct, le nommer serait y échapper. Ce lieu n’est pas l’image, s’il passe par elle c’est pour mieux la remettre en question, la bousculer. Ce lieu est le basculement de l’image.

3. Lorsque le système qui est mis en place pour la faire advenir en est la seule justification.
Lorsqu’on la pratique avec comme unique levier celui de la nonchalance.

4. La peinture nécessite d’être bousculée, c’est même ce qui la constitue, depuis son invention. La peinture relève de la catastrophe, du symptôme, elle n’apparaît pas dans le réel, elle y tombe, elle rejoue sans cesse cette tragédie d’une chute dans le réel. La bousculer ou la malmener ne peut être que bénéfique. Aucune certitude, aucune recette, aucun programme ne l’embrasse tout à fait. Ma perplexité viendrait d’une peinture affichant ces principes.

Il ne faut cependant pas se tromper de combat, la peinture n’est pas l’académisme, elle ne se défend pas elle même, elle ne s’érige pas contre, elle est dans une énergie vitale absolue, elle est pour sa mort et sa résurrection mille fois recommencées.

Ceux qui la défendent se trompent autant que ceux qui l’attaquent. Qu’ils l’aiment ou la haïssent n’est pas la question. La peinture n’est pas la mode ni la tendance, la peinture est, tout simplement. Elle n’est ni le passé ni le futur, mais fondamentalement le présent, réactivée à chaque fois qu’un regard se pose sur elle.

5. Pour toutes ces raisons la peinture se maintient ; si la peinture disparaît c’est l’espoir et la poésie qui tombent également, c’est l’art lui même.

Ceci n’adviendra pas, car il faudrait unanimement croire qu’il y a du progrès dans l’art et rendre compte de cela face aux artistes qui ont fait Lascaux ou Chauvet, face à Ghirlandaio, Caravage ou Velasquez, face à Manet, Matisse, Rothko, face à Tuymans, Havekost et Grosse…

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Jérôme Boutterin

1. Je fais affaire avec Fragonard, Vasarely, Gorki, Nottellet, Fautrier, Souami, Guston, Gourvil, Watteau, Lee, Monticelli, Filippi, Bélorgey, Daumier, Hélion, Swaim, Corot et d’autres, en permanence, je commerce avec eux et je souhaite continuer.

2. Oui, totalement, le lieu pictural est celui qui défait l’image ou pour être plus précis il n’y a de lieu pictural que celui défaisant l’image.

3. Je ne suis pas sûr de ranger la peinture parmi la catégorie des arguments, j ai donc quelques difficultés à répondre à la question. Un argument aussi général m’énerverait en effet.

4. La peinture en général, je n’en ai aucune idée, je trouve difficile de bousculer quelque chose de général, la mienne oui, il y a plein de choses qui la bousculent, c’est parfois vivifiant, pas tout le temps.

5. Voila une question typiquement française qui perdure depuis 50 ans, la bonne question pourrait être : pourquoi cette question se maintient elle ? (ou ceux qui la posent ?), en effet de quoi est elle le symptôme ?

Car qui pose la question du maintien ? Ceux qui veulent qu’on se tienne bien ? Donc cette question est intimement liée au lieu où elle est posée, ici l’université pose la question, ou se permet de poser la question du maintien (droit). On frémit à l’idée des questionnaires suivants posé par les autres disciplines, pourquoi la danse se maintient elle, le théâtre, le risotto, le fait de raccommoder les pulls, le vélo, le jeu de cartes, le dance floor, les boucles d’oreilles, la sexualité, les dictaphones….. Heureusement il n’y a pas encore de discipline du risotto, il échappera à la question de son existence. (On l’imagine bredouiller au fond de la marmite, arrête de me touiller, tu me fais exister ! et par là tu me maintiens !) En revanche la sexualité, ce n’est pas dit qu’on nous pose pas la question de son maintien relativement rapidement. (Et je dois dire qu’imaginer un professeur me poser la question du maintien (droit) de ma sexualité n’est pas pour me déplaire.)

Bon le rapport entre touiller et maintenir me semble pertinent. Pourquoi se maintient- elle, parce qu’elle se touille ! La peinture.

Scientifiquement et ici je fais appel aux champs des sciences exactes car je suis en train de découvrir quelque chose de fondamental, toute chose se maintient dès lors qu’elle est touillée.

Plus vous touillez, plus vous maintenez. Le maintien est une affaire de mouvement, contrairement à ce que nous pourrions croire le maintien n’a rien d’immobile, il n’est rendu possible que lorsqu’ il est vibré, bougé, bougeotté, gigoté, secoué .Le maintien est la conséquence de cette dynamique.

Donc pourquoi la peinture se maintient elle ? Parce qu’elle se touille.

Maintenant après avoir répondu à la première question, la deuxième : de quoi cette question est-elle le symptôme ?

En quoi le maintien de la peinture pose-t-il problème ? (à ceux qui réfléchissent au maintien général des choses). Parce qu’il se maintient sans savoir pourquoi ? Ben oui, ce n’est pas bien de se maintenir sans savoir pourquoi, oui quelque chose qui se maintient sans savoir ce qui le tient, ça ne se fait pas, il faut dans ce pays de la culture universelle et de la raison savoir pourquoi on fait les choses. Le sensible c’est bon pour les pauvres, le sensible, c’est à dire ce qui ne passe pas par la connaissance ce n’est pas du maintien, c’est du pipo. Quand on sait, alors on peut se maintenir, et d’ailleurs c’est vrai quelqu’un qui ressent sans savoir, il est vite ramollo, il se tient plus droit, il se couche pour sourire et même parfois pour pleurer, si on ne sait pas on n’est qu’un pauvre qui ressent même sans le savoir. Et la peinture qui peut si on n’y fait pas gaffe se ressentir sans savoir, c’est grave, c’est ennuyeux, ce n’est même pas normal. Parce que c’est bien connu le sensible c’est un truc de demeuré et la peinture c’est (souvent) le truc des demeurés. L’élite de ce pays qui se reconnaît au fait de savoir ne peut et ne doit pas laisser se maintenir un truc de demeuré.

C’est pour ça qu’il faut se poser la question, parce que ça ne peut pas continuer comme ça. Il faut arrêter de ressentir sans comprendre et sans savoir. Ne vous inquiétez pas le Ministère y veille.

Mais nous en arrivons au deuxième concept, après celui du touillage, celui du demeuré, ici nous ferons appel aux sciences humaines pour vérifier notre hypothèse. Qu’est ce qu’un demeuré, celui qui reste et celui qui habite ou plutôt celui qui reste en habitant. C’est-à-dire celui qui habite, qui vit son immobilité. Le demeuré est celui qui se maintient. (Le pauvre, s’il peint il est vraiment québlo) mais le demeuré est aussi celui qui ne comprend pas, celui qui sourit quand on lui explique que ce qu’il ressent ce n’est pas bien. Le demeuré est celui qui a la comprenette un peu lente, il a souvent besoin d’un dessin. Il ne sait que ce qu’il éprouve, il ne se rappelle que de ce qu’il vit, tout le reste il le rêve, immobile. Le demeuré est le plus souvent assez stable, pesant, pas totalement inerte mais pour le moins lent. Le demeuré est donc par essence dans le maintien mais pas celui de la question qui nous est posé, pas celui du maintien droit, non, celui du maintien gauche, le demeuré se tient en se dandinant légèrement, en doutant de son maintien en hésitant sur sa gravité, en attendant la ou on va lui demander d’aller. Il habite ce moment incertain où il regarde ailleurs avant de faire ce qu’on lui demande.

Pourquoi la peinture se maintient-elle ? Parce que le demeuré la touille et ça lui plait. Ou pourquoi la peinture se maintient-il ?
Parce que le demeuré la touille et ça lui plait.

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Claude Briand-Picard

1. J’ai affaire avec l’histoire de la peinture de chevalet c’est à dire avec l’histoire du tableau. À l’aide d’objets et de matériaux je souhaite construire un tableau contemporain avec les couleurs, les matières et les formes de notre environnement industriel.

2. Oui, ce lieu est le tableau même fragmenté et ouvert. La peinture n’est pas que la réalisation d’une image mais la construction d’un espace à deux ou trois dimensions où se manifeste un rythme.

3. Quand l’utilisation des médiums traditionnels suffit à définir une œuvre comme une peinture alors qu’elle n’est souvent qu’une image peinte ou quand des installations souvent spectaculaires d’objets assemblés en nombre ne proposent aucun questionnement visuel et ne sont que des distractions décoratives.

4. La peinture n’existe qu’à partir d’expériences et d’inventions personnelles inscrites dans une perspective historique qui permettent l’aventure non maîtrisée pour échapper aux ’académismes’ afin de proposer une perception nouvelle des choses.

Les pratiques les plus vivifiantes aujourd’hui se situent souvent dans l’élaboration d’un espace pictural, réalisé avec des matériaux, c’est à dire que l’on ne part pas d’un format donné à couvrir ou à remplir mais on construit le tableau, les formes et les couleurs ensemble dans un même mouvement incluant l’agencement rythmique des objets.

5. Les qualités visuelles des objets ne sont pas perçues par notre vision ordinaire. La peinture présente une autre visibilité, modifie et complète ainsi notre regard sur le monde.

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Leszek Brogowski

1. L’intérêt de la peinture, c’est qu’en elle, très souvent, toute l’histoire de la peinture se reflète. Mais « avoir à faire » : qu’est-ce à dire ? Avoir affaire ? ou : avoir à faire ? Si c’est avoir à faire : en 1981, j’ai commencé une peinture qui n’est toujours pas finie.

2. Denis Briand a organisé en 2013 une journée d’étude intitulée « Le tableau contre le mur ». Je chercherais dans cette direction. Si je reformule la question : y a-t-il de la peinture en dehors de l’image, c’est cette réponse qui s’impose à moi : le mur comme « lieu pictural ». Je ne pense pas qu’actuellement la peinture ait encore des perspectives liées à l’image, devenue la prérogative du marketing et de la publicité.

3. Il me semble que la peinture est rarement utilisée aujourd’hui comme argument… Mais c’est invariablement l’arbitraire, fondé sur des émotions, prétendument uniques, qui m’agace, qu’il s’agisse de la peinture ou d’autres choses ; je pense que la peinture provoque ce genre d’attitudes « inspirées », des certitudes niaises : « c’est très bon, ça ! ».

4. Les migrations de la peinture vers d’autres supports, d’autres techniques, d’autres « lieux », etc. me semblent prometteuses pour la peinture aujourd’hui.

5. Parce qu’elle a beaucoup vécu et parce qu’elle a une bonne mémoire.

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Nicolas Chardon

 1. Je souhaite avoir affaire à une peinture émancipée, ou plutôt à une peinture qui s’émancipe, dans le sens d’une dynamique.

 2. Et ce lieu serait celui de l’émancipation, de l’affranchissement de la peinture ? Je ne sais pas vraiment si un tel « lieu pictural » existe, ce qui m’importe c’est d’arpenter les chemins qui y mènent plutôt que de trouver ce lieu imaginaire. Aussi, il me semble surtout que la question de l’image n’est pas un problème.

 3. C’est énervant quand la peinture est un argument !

 4. Non...mais j’aime bien tout... Je pense en fait que rien ne bouscule vraiment la peinture, encore moins des discours.

 5. Elle se maintient parce qu’elle n’est pas fixe. Parce que ni sa pratique, ni sa réception ne sont jamais totalement soumises aux discours, raisons ou « arguments » qui la font, croit-on, exister.

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Max Charvolen

1. Je souhaite avoir affaire à une peinture forte, puissante, intelligente, raffinée, sans intérêt, historique, géométrique, abstraite, figurative, mièvre, colorée, monochrome, violente, gestuelle, généreuse, sérieuse, libre, narrative, politique ... La peinture – toute la peinture est une part des questionnements qui construisent mes enjeux.

2. Une peinture est un espace, un lieu où s’objective une pensée et quel que soit le résultat il fait image. Est-il possible qu’une peinture ne fasse pas image ? De quels enjeux participent ce qui fait image ? De quelle image s’agit-il ? Voilà ce qui me semble important. Quel sens vous-même donnez-vous au mot image ?

3. Il m’arrivait d’entendre assez fréquemment « ce n’est pas de la peinture ». 

4. L’étendue du domaine de la peinture est plus vaste que les matériaux qui constituent l’objet pictural. Je n’ai pas d’a priori sur les pratiques ou les discours qui bousculeraient le concept de peinture. Ils me semblent autant nécessaires que l’existence de la peinture. Se confronter à ce qui veut faire sens permet d’enrichir ses propres conceptions.

5. La peinture ne se maintient pas, elle mute. Elle ne cesse de prendre des formes différentes de celles que nous savons nommer.

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Bernard Cousinier

 Depuis 1990, je me préoccupe du tableau en temps que « lieu » qui reçoit traditionnellement la peinture.

 Je ne questionne pas de manière implicite la « peinture » elle même, je ne m’intéresse pas non plus au devenir d’une l’image ou de l’image... J’interroge uniquement notre pratique picturale contemporaine à partir de ce que j’ai défini en elle comme étant un « constat » quasi permanent : celui de nous projeter allègrement au delà du tableau et d’être dans le même temps dans la nécessité de nous référer à lui au point de s’y révéler paradoxalement attaché.

Cette dualité me paraît révélatrice de sens et convoque depuis toute mon attention.

Cela m’a emmené, en 1990 à mettre en place (à l’aide de décrochements sur ses côtés latéraux) une forme que j’appelle au départ « Passeplan » et qui transforme le rectangle de base, traditionnellement centré sur lui- même en une figure dynamisée par un mouvement vers l’extérieur.

Tout mon travail est imprégné par ce système. Chercher à être à la fois au dedans et en dehors du tableau...

Je ne questionne donc pas dans mon travail de manière directe, la peinture. Je suis cependant persuadé de son omniprésence. Elle sera toujours une projection physique incontournable de notre miroir... « physico- mental ».

Avec elle j’avive mon propos.

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Christophe Cuzin

1. À beaucoup de genres, avec le moins d’apriori si possible. La peinture reste pour moi une interrogation et un plaisir. Enseignant la peinture à l’école nationale supérieure de Paris/Cergy, je me dois une ouverture d’esprit et une connaissance de ce médium.

2. Bien entendu, « le lieu pictural » est un supplément à l’image.

3. Énervé jamais, parfois des expériences vaines, idiotes ou ratées me font passer rapidement devant les tableaux, mais le privilège de ce genre d’expression étant de ne prendre que le temps que l’on veut lui accorder, cela ne peut créer de l’énervement.

4. Vivifiants en effet, l’expression artistique doit rester un exercice du doute et de la tolérance, je considère ma fréquentation de l’art comme un parcours de santé.

5. La peinture exista avant l’écriture, peut être en même temps que la parole, il serait étonnant que notre époque arrogante puisse la faire disparaître. Par ailleurs aujourd’hui elle ne rentre pas dans les machines sophistiquées de notre communication, son appréciation reste physique et debout devant. Un objet manuel inquiet et intime.

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 Dominique de Beir

1. Une peinture qui évite la fenêtre comme sortie, la perspective comme évacuation mais plutôt une peinture qui donne à voir une démangeaison de la surface. Réalisées de manière pulsionnelle, mes actions ’appel d’air’ envahissent et creusent la surface de manière éclatée, la matière se déplace et rend visible des effleurements, des grouillements, des absences. Parfois, ce sont des zones de chocs et parfois des cimetières de microbes. Ce sont les phénomènes d’apparition qui me préoccupent plus que le matériau lui-même. Chaque peinture garde obstinément un aspect dépouillé, simple, une forme de post minimalisme romantique.

Ma lutte avec l’image reste constante, elle n’a de réelle incarnation qu’en chute libre. La couleur arrive elle aussi comme une adversité. Jusqu’à présent, elle s’introduisait par effraction dans les matériaux, un carbone bleu-nuit, un polystyrène saumoné, un aluminium brillant, un papier jauni par la cire d’abeille. Aujourd’hui, je l’affronte de plein fouet, je l’utilise comme un habillage du support, une strate supplémentaire à éplucher.

Souvent le spectateur se retrouve dans cette situation d’un on n’y voit rien ou de j’aperçois quelque chose. Les surfaces peintes dans des tonalités de gris et de bleus argentés, striées de manière répétitive, puis creusées de petites brûlures arrivent comme une butée pour l’œil. Ces plan-écrans à la fois composés et en train de se défaire sont comme des réceptacles captant l’environnement extérieur, un réel fait d’ombres, de flous, d’éblouissements et de scintillements. Il faut, là encore, trouver la bonne distance pour regarder.

2. Oui, une peinture qui valorise l’accident, le rythme, le motif et qui questionne la matière, la gestuelle et l’énergie du peintre.

Bridget Riley, Mary Heilmann, Pierrette Bloch, Renée Lévi ne sont pas pour rien dans l’aventure picturale de la non-représentation et de la non-image.

3. Une peinture qui prend uniquement la peinture comme support à image ne me concerne pas, de plus si elle est revendiquée comme la seule existante aujourd’hui, c’est encore plus agaçant, En France, beaucoup d’institutions voudraient nous faire croire que la peinture non figurative est périmée, dépassée.

4. L’exposition organisée par Matthieu Poirier en mars dernier, Post-Op à la galerie Perrotin m’a passionnée, elle rassemblait des œuvres liées à l’art optique, elle remettait en scène le groupe zéro très peu visible en France. Deux autres expositions plus anciennes, extrêmement marquantes : Artempo au Palazzo Fortuny à Venise et Repartir à zéro, exposition organisée par Éric de Chassey au Musée des beaux-arts de Lyon.

5. Une forme de pensée visuelle à part entière et qui a ses codes de visibilité…

Je ne sais plus qui a écrit « silencieuse puissance de la peinture ».

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Noël Dolla

1. La mienne.

2. La peinture n’a jamais rien eu à voir avec l’image.

3. Chaque fois qu’il s’agit d’un prétexte qui instrumentalise la pratique de la peinture (au sens très large) voir ma pratique depuis 1967. Pour essayer de faire ’parler’ la peinture, comme on dit faire parler la poudre.

4. Rien ne perturbe tant la peinture, que les discours creux et pompeux des tenants de la glaciation future. La pratique de la peinture ne parle de rien d’autre que de la peinture.

5. Pourquoi la vie ?

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Michel Duport

1. Au sens le plus strict : pigment+liant+charge+solvant !

Il faut lever un malentendu : la confusion entre peinture et tableau. Le tableau est une forme, la peinture une matière. Il y a une superposition (au sens propre comme figuré d’ailleurs) de l’une sur l’autre (les chinois ne séparent pas les deux). C’est un cas de « figure »…La peinture peut « se faire le mur ».

En ce qui me concerne j’ai affaire à la peinture/matière et au tableau/volume.

2. Tout fait image. La peinture fait image par son étalement : la « manière » dont elle est peinte définit son expressivité. Image formelle, image mentale.

Lieu pictural, comme pour (heureusement) ne pas parler de « territoire » cher à Deleuze. Cela suppose quand même un endroit (ou un envers) ritualisé, un espace choisi mais .aussi une glissade vers : c’est comme de la peinture… Il est souvent question, par exemple, de picturalité en photo. D’autres glissements duchampiens font florès.

3. L’usage, en effet, de la peinture comme référent ou comparatif alors qu’il s’agit d’un autre médium m’agace. Cet usage peut être possible mais il est souvent le prétexte à exclure la peinture d’une pertinence d’époque. Faire de la peinture est ringard alors que faire de la peinture sans peinture serait plus malin et plus « contemporain ». Les glissades ne sont pas sans intentions !

4. Tous les débats sont vivifiants mais je ne poserais pas la question de cette manière. Il faut penser : la peinture est-elle capable de « rivaliser » avec les autres médiums ? La renouveler dans son émotion (c’est-à-dire aussi renouveler les regards, la position du spectateur) reste le défi du peintre (sans doute faut-il parler aussi de l’artiste et pas seulement du matériau). Nous avons eu « les nouvelles technologies » etc. et pourtant la « peinture » reste, je dirais plutôt : demeure.

Quant à l’ironie qui tente de l’accabler elle se retourne souvent sur l’énonceur.

5. Impossible de répondre (ça concerne à la fois le marché et les habitudes d’artistes). Sinon comme Miles Davis « So what ».

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Guillaume Durrieu

1. Je m’intéresse particulièrement à une peinture actuelle, inscrite dans une véritable recherche (pratique autour d’un protocole ou de repères fixes par exemple) et dont les enjeux traduiraient un engagement tangible. Une peinture qui se construit, va vers une maturité. Une peinture ne ment pas à qui sait bien la regarder. Elle parle. Elle dit. Ce sérieux attendu n’exclut pas une pauvreté des outils utilisés, et, pourquoi pas, un usage profane de ces outils. Ou encore l’introduction de tout ce qui peut ouvrir le champ d’une pratique de peinture stricte et alimenter un regard critique et épistémologique. Poser la question de la peinture, ce n’est évidemment pas la restreindre à une pratique de peinture stricte ou la réduire à un médium.

2. Je pense un lieu pictural, mais qui n’a pas vraiment de limites en soi (l’espace de la couleur par exemple), lié à une capacité à imaginer, un espace mental qui se cultive, potentiel. L’acte de peindre et ce qui en découle : la décision, le cadre, le geste ensuite — fixe à un moment donné —, et rend compte, décrit ce lieu indéfini.

3. L’utilisation légère et littérale de certains motifs de la peinture, notamment figuratifs, sans que cela soit judicieux ou pertinent dans la pratique ou le travail, ou que cela rentre plus largement dans un système critique et autonome.

4. Si le projet de recherche est véritable, alors oui il faut bousculer cette vieille dame qu’est la peinture. Ouvrir et élargir le débat. Amener les préoccupations picturales dans le champ contemporain et soumettre ses problèmes intrinsèques aux nouvelles donnes et aux problèmes qui dépassent la peinture même : contexte, espace d’exposition, pluridisciplinarité. Il y a bien-sûr des positions qui restent assez troubles, comme celle de Jonathan Meese par exemple, mais qui au regard de certaines autres plus complaisantes, posent question.

5. La peinture à mon sens se maintient pour de bonnes et de mauvaises raisons. Historiquement en France, en tout cas, il y a eu comme une nécessité d’étouffer la peinture, de la déclarer morte, de faire table rase. Peut-être considérée comme encombrante, pas assez flexible. Peut-être trop ancrée dans un système traditionnel et réactionnaire. Il est intéressant de comparer l’état de peinture en Allemagne, la façon dont on l’enseigne alors qu’elle n’a pas subi comme en France un reset complet de sa pratique générale et de la manière de l’aborder.

Il est évident que, non pas la peinture en soi, mais les questions qu’elle soulève ou qui lui sont intrinsèquement relatives, sont et restent vivantes. Surtout si ces questions sont passées par le tamis d’un système de pensée critique contemporain. En tant qu’art premier, elle a été largement interrogée par la photographie et le cinéma par exemple. Aujourd’hui, cette configuration peut tout à fait être remise en jeu et redistribuée.

Enfin avec un retour de ce qui semble être de nouvelles tendances modernistes, la peinture reste une valeur sûre, notamment dans un système marchand. Elle reste une valeur, donc, sensible, envers laquelle il faut rester critique.

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Serge Fauchier

1. Dans mes peintures, je suis de plus en plus enclin à tenter des modes et des tracés que je n’aurais pas essayés pour me transporter là où je ne m’attendais pas. Tant que la question demeurera, je réitérerai l’expérience jusqu’à son épuisement.

Dans une série, chaque nouvelle peinture est la traduction en une version différente de celle qui a précédé. Mais chaque nouvelle peinture vise aussi le dépassement de la précédente et, par là même, l’interruption de la série. À la fois désir de continuité et d’interruption, double langage en conséquence, je ne pourrai dans tous mes écrits qu’affirmer une chose, et, dans la seconde qui suivra, avancer son contraire… comme en peinture, me satisfaire d’une chose quand je sais une autre, sa suivante, susceptible de renverser le fragile échafaudage du sens initial.

Je ne ferai pas machine arrière. Toutes mes expériences n’ont de raison d’être que pour renverser ce qui a précédé pour, au gré et hasard de ce qui se fera jour, d’une part déborder l’entendement des causes et objets de la pratique picturale, et d’autre part dégager un peu plus les us et raisons de mes engagements en ce sens.

Si je note une relation monde-peinture, il ne s’agit pas d’une analogie, mais de répons, de rapports moins descriptibles que sensoriels et aussi d’apparitions d’écarts. Ces écarts deviennent les témoins (raisons) de la correspondance, dans la mesure où peinture et monde s’établissent et se mesurent dans une différence intrinsèque à leurs relations. La différence qui les sépare ne devient intelligible qu’à la condition de leur rapprochement. Tirer un trait pour accompagner et accomplir la surface afin de les conduire tous deux à leurs dimensions.

Ne rien réduire à la matière ni au concept, mais trouver le passage qui, tout en comportant des parts de l’autre comme de l’un, ne revienne ni à l’une ni à l’autre.

C’est cela, la peinture que je fais.

2. Question de point de vue. La connaissance de l’histoire désigne les lieux de la peinture ; histoire des peintures et des représentations, des artistes et des pouvoirs qui la jalonnent, des consentements et des révoltes. Le lieu pictural fut celui où s’élaborèrent de curieux appareillages capteurs d’images, pièges à regards et redresseurs de vision. Plus récemment, il devint le lieu du questionnement de tout ce qui l’avait constitué ainsi, il n’était plus à remplir mais à produire. Débarrassé des grilles et des images pré-pensées, c’est la question de ses identifications et reconnaissance qui fut posée dans le cours de ses exercices mêmes (Jackson Pollock à Lee Krasner : « Est-ce que ceci ressemble à un tableau ? »)

Mais j’aimerais dire aussi que le lieu pictural se découvre dans le moment où l’image s’absente, celui où plus rien ne se reconnaît des gestes, tracés et couleurs qui auront suscité sa venue, qui, à la fois, n’aurait pas été possible sans eux. Le lieu pictural se révèle d’un effacement, d’une suspension, car il n’a pas de permanence puisqu’il peut se défaire aussi vite qu’arrivé.

Par la suite, jusqu’au retour de la vision, les couleurs à leurs tracés sont comme en attente.

Mais peut-être que le lieu pictural dont vous parlez n’est pas celui-ci ? Car il est aussi celui où s’effectuent des opérations à la fois simples et complexes pour trouver des réponses possibles à des questions impossibles, les réponses impossibles aux questions possibles, les réponses impossibles à des questions impossibles.

3. L’utilisation de la peinture comme argument m’a-t-elle parfois énervé ? Oui, sans doute, quand elle est voulue « bavarde » pour justifier des causes qui lui sont étrangères, quand elle voudrait raconter des histoires, quand certains commentateurs privilégient l’interprétation au détriment du regard qu’elle appelle, mais aussi et surtout quand l’argument de sa fin est constamment ramené par ceux qui ne peuvent (ou ne savent) plus voir afin de justifier leur cécité.

4. Oui, certaines pratiques me laissent perplexe, même si je demeure attentif à des propositions de jeunes artistes, étrangères à la peinture, et que je ne refuse pas, loin de là, je les côtoie quotidiennement. 

Parmi elles, certaines, aux approches qu’elles suscitent, aux écarts qu’elles ouvrent, aux regards qu’elles convoquent, me font quelquefois reconsidérer certaines de mes approches, basculer des certitudes, pour me laisser entrevoir des possibilités nouvelles que je n’aurais su discerner sans elles.

Je m’efforce à poser la peinture que je fais dans mon temps — et pas seulement au regard d’une histoire strictement picturale —, aussi, plutôt que les repousser, je crois devoir considérer des pratiques et discours parfois éloignés de ce qui m’occupe en premier.

5. Je ne dirais pas que la peinture se maintient : cela laisserait entendre qu’elle demeure, sous assistance, dans ses formes révolues. Je pense plutôt que la peinture est à faire et qu’elle ne ressemble déjà plus à ce que nous connaissions d’elle et qu’il ne faut pas avoir peur de l’étrangeté qu’elle fait parfois paraître. J’ajouterais que j’aimerais un jour l’atteindre dans des formes qui ne lui ressembleraient plus. Une autre façon de répondre serait de dire que si la peinture existe encore, c’est qu’il est un point qu’elle travaille que rien n’a pu encore remplacer. Ralentir peintures, dites-vous ? Peut-être, car elle convoque une durée, tant dans sa constitution que pour sa perception, qui appelle une relation singulière au monde, mais je ne la crois pas de lenteur. Et aussi, la peinture existera tant qu’il se trouvera quelqu’un pour désirer la faire. Sa question elle-même est suffisante pour justifier sa tenue.

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Dominique Gauthier

1. Faire de la peinture, aujourd’hui, demain ?

Ou comment définir ce lieu du passage, et agir sur le seuil, ou encore devant le possible d’une porte qu’il faut pousser résolument. Et à l’issue d’un accomplissement du Moderne, modernité dont le début pourrait se situer dès l’apogée des primitifs italiens. Il s’agit pour moi de positionner des arguments stylistiques qui pourraient installer une récurrence à proximité d’un héritage byzantin et gothique. Une récurrence qui serait aussi une relancée.

Idéalement, mais aussi très concrètement, j’ai fabriqué par la pensée une modélisation fictive à partir de l’architecture, plus exactement à partir d’un invariant archétypal (piliers, sol/parvis et toit) à même de constituer un objet référent à la conceptualisation de mon projet. Ces 4 piliers correspondent aux 4 principes que je décline et vérifie depuis déjà quelques années. Je les nomme ici dans leurs états de nom propre, appellation établie dans le continuum des ensembles de peintures réalisés depuis 1976 : Les Hostinato  ; Les Enchantés  ; Les Réponses  ; Les Cantos.

Le sol/parvis et le toit restent encore dans l’expérimentation : leurs définitions conceptuelles et pratiques se vérifient mais se questionnent aussi dans des ensembles de tableaux que j’apprécie avec leurs qualités et leurs hésitations, cela avance de cette manière et je leur reconnais pour le moins une possibilité d’agencements et de passages. Ces moments picturaux oscillent encore dans la pertinence à établir des principes et demeurent aussi dans l’hésitation curieuse et excitante d’un statut pas encore définitif de fondement (états d’ailleurs parfaitement convaincants pour accentuer une plus précise définition/acuité)

Entre le jeu intellectuel et l’écriture pratique d’une stylistique hypothétique mais stimulante, l’objet architectural fictif, qui encadre mon projet, installe une proposition d’espoir historique, d’espace, d’époque. Sa fonction est de l’ordre du postulat intime, il stimule mes enthousiasmes et mes hésitations, il argumente une projective.

C’est un jeu, mais un jeu parfois sérieux aussi.

L’accomplissement de cette figure polyphonique ne s’inscrit pas forcément dans une obligée résolution, sa réussite. Son activité et sa dynamique réflexive m’offrent déjà beaucoup, m’offrent une prospective qui autorise et active l’investigation, voire la définition légère d’une petite utopie.

Cette idée, cette forme virtuelle, dépose une versification sur le cheminement des peintures et manifeste d’un lieu, d’un point, d’un site dans le temps et l’espace. Écrire un corpus à plusieurs voix propose et compose une supposition d’élans tout en conservant des émergences réversibles.

Par le jeu et la manière, le dispositif évite toute prétention que je ne m’autoriserais aucunement.

2. L’image ou autre chose ?

Le lieu pictural et d’esprit, que j’essaye de définir, me situerait par delà l’état d’image — encore faudrait-il s’entendre sur ce que serait l’image ? Dans le commerce actuel, il est sûr que je souhaite être ailleurs. La représentation n’étant pas mon argument principal et ni mon régime d’activité, je tente un déplacement des lignes. En premier lieu, et dans une constitution du visible pour laquelle je m’exerce, et dans la volonté de définir au mieux la qualité d’une forme, pour moi, dans la polyphonie déjà évoquée de plusieurs formes équidistantes d’une métrique, je m’autorise hypothétiquement la virtualité d’un objet fictif architectural.

Il s’agit de construire et de vérifier une métrique propre à établir une versification dans mon expérience picturale. Cet objet m’amène à toujours considérer une méthodologie associant un concept/une idée et la possibilité ou les conditions de possibilités pratiques de cette idée, je devrais dire, l’expérience objective d’une pratique technique, la pratique d’un geste et d’une matière vivante. Un savoir de corps agissant sur un réel avec la « fantaisie » et l’espoir d’une véritable poétique — un autre mot pour qualifier à cet instant l’Art.

Une résolution idée et matière dans l’expérience gestuelle et vivante d’un réel afin de porter l’espérance d’une poétique ou la portée d’un chant. Le passage de l’invisible au visible, la production d’un encore, d’un autrement visible décalé et rebondissant, aventureux, cette attente motivée, cette volonté me décale de l’image car il s’agit de faire advenir et de faire travailler une occurrence et de ne pas installer ou ré-installer une catharsis de représentation.

Et si une image finit par se communiquer après toutes les opérations que je m’efforce d’activer en faisant de la peinture… Apparaît encore plus et davantage une image définie par sa bordure, son extériorité ou son absence. Une image fortement paradoxale de son absence et de son obligée différée, retirée deux fois dans son retrait, une image hypothétique et messianique.

3. Énervé ou accablé — la peinture instrumentalisée ?

L’usage intempestif des images stockées sur les réseaux et le supplément « d’âme » de ces images lorsqu’elles sont ou se retrouvent prétextes ou modèles à peindre ne reçoivent pas mon acquiescement. Il ne faut pas généraliser ce constat, mais cet usage trop courant installe une donnée peu critique sur l’origine et la valeur de ces déjà-là images. Une certaine peinture se retrouve béate de ce pauvre alibi pictural.

Par ailleurs, et ce n’est pas une nuance, l’engagement en peinture relève toujours — disons dans la majorité des cas —, d’un enjeu et d’une très appréciable volonté. Je souligne mon plus grand respect pour l’activité et la valeur questionnante de cette pratique qui arrive souvent à problématiser la restitution du vacarme des flots d’images. Et apprécier maintenant la complexité de notre moment historique devrait négocier autre chose que de l’instantané. Ce moment à tous égards décisif devrait éviter de produire le compte rendu plus ou moins compétant des images dont la simple importance ne reste souvent à mes yeux qu’un pauvre témoignage journalistique de la fragilité subjective d’un monde oublieux de sa nécessaire transcendance.

Reste aussi l’exagération parfois satisfaite d’une trop évidente et généreuse garantie dans l’appréciation de ce qui se reconnaît avec aisance, les critères faciles et les qualités étrangement établies dans une identité consensuelle et confortable de la peinture. Ou encore de l’idée que l’époque accepte de se faire de la peinture et sans parler de son acquiescement parfois servile et naïf.

Mais procès ou politesse, j’éviterais les jugements et les classements forcément trop rapides… N’empêche que !!! les enjeux ne sont pas décidément toujours identiques et égaux en destinée.

4. Relance, ou déjà lancée ?

La muséographie des peintures et du reste profite et fait profiter d’une visibilité informative et certaine les mémoires et les projectives de cette expérience de la matérialisation de la paroi du monde. Sur les murs : l’écho. Le musée est un lieu d’accueil, historiquement convaincant, mais lieu évidemment transitoire des œuvres ou des actions, il réfute d’autres occurrences. Faute de mieux ou faute d’encore, il est la passe d’un des possibles, lieu singulier pour l’exercice d’un trompeur service, il occupe la place dans un moment donné, il est la fausse et fragile place dans l’exposition des signes, dans l’obligatoire volonté d’exposition du signe.

Il y en a eu d’autres, il y en aura d’autres, nécessairement, gracieusement.

Et dans le récitatif d’un questionnement, je me plais à tenter un déplacement des conditions accentuées de visibilité de ces actes picturaux, de ces actes de peinture vers d’autres lieux, conçus et produits dans le potentiel d’un langage, d’une pensée encore non établie — mais attendue.

Et je vis la peinture, son expérience, sa pratique, sa projective comme ce véritable « moteur de recherche », exponentiel de ses qualités et de ses promesses. Idéalement mais pas uniquement, l’espace d’accueil serait donc solidaire demain d’une avancée ou, pour le moins, d’un non négligeable et donc appréciable déplacement.

Les grandes séquences historiques et stylistiques, mais je voudrais les appeler autrement, m’ont toujours prodigieusement intéressé. Et l’extrême qualité des singularités m’a également convaincu de la nécessité d’en dépasser la fulgurance et de les inscrire dans une reconnaissance émue et emblématique des grands gestes décisifs et collectifs. Et quant à la beauté admise et reconnue des grandes séquences d’écriture picturale, elle a offert et offrira toujours dans le rétroviseur braqué sur cette « histoire de la peinture » d’admirables vérifications de l’obligatoire constitution et saisie inventive de la mouvance du réel. La peinture installe définitivement, pourrais-je dire avec une véritable confiance, une reconnaissance à la destinée de l’humain comme question et destin.

Un des derniers grands gestes, un projet collectif et communautaire, comme l’avaient été les cathédrales, fut le Bauhaus Weimar/Berlin 1919-1933 : il m’avertit encore d’une si belle exigence d’époque meurtrie par un nihilisme programmé car quelque chose nous manquait et manque encore, donc déplacement… il le faut… Et tout discours et toute pratique projective maintenant doivent s’installer dans une grande attention d’exigences et donc dans une attention stimulante quant à la promesse potentiellement admise d’une peinture à venir, attendue, comme d’autres, d’autres, la mienne, d’anciennes dans un renouvellement ou dans les déplacements obligés des points de vue écroulés aujourd’hui du Moderne.

5. Pertinence de la peinture ?

Tous les engagements pris et signifiés dans la succession des réponses précédentes suffiraient pour confirmer un rapport convaincu à cette peinture, à cette singulière pratique du réel qu’installe pour moi — et d’autres — la peinture. Cet Exercice, avec ce E majuscule, cet exercice conceptuel, pratique et vérifié du réel, définit des seuils d’appréciation et de conciliation de l’humain comme projet et destin. Mon ravissement est à la hauteur de la question et il est aussi un outil adapté pour négocier un trouble forcément inquiet et stimulant. L’acte, l’activité du peindre (pensée et geste) s’inscrit dans un lieu, sur un site économe, somme toute un petit espace à peindre ; cet acte est et sera pourtant l’affirmation d’une réponse tendue d’absolu (Hegel), une réponse qui se passe fort bien d’un éventuel et prétentieux constat de vérité.

Ici, demain, aux croisements de lieux inspirés, il s’agira de produire et d’accueillir ces actes comme une suite généreuse et confiante. Je n’emploierais pas pour ma part le mot de maintenance qui peut sous-entendre une conviction dans l’effort. Peindre ou agir avec la peinture dépose lentement, mais avec une très grande précision, les états d’une confirmation et d’une affirmation. C’est la projection poétique d’une écriture du monde et de son habitation. La peinture est un ameublement des plus actifs, elle permet souvent le plus bel écarquillement de la pensée et de sa puissance.

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Karim Ghaddab

1. Ce qui m’intéresse dans une œuvre d’art — et pas seulement dans une peinture — c’est son pouvoir de désorientation, de vertige, son opacité. J’ai donc moins envie d’avoir à faire à tel ou tel type d’œuvre circonscrit qu’à quelque chose qui va me surprendre précisément là où je ne l’attendais pas.

2. La question du pictural est passionnante, mais très difficile. C’est un certain rapport à l’image, à la couleur, à la texture, au support, à la frontalité, à la fixité, au geste, à l’histoire… Mais ce rapport est multiple et complexe et je ne crois pas que l’on puisse en donner une définition formelle satisfaisante.

Quoi qu’il en soit, il y a du pictural en dehors du matériau peinture : une vidéo, une installation, une photographie (pas nécessairement “plasticienne”), un ready-made (color !) peuvent être “picturaux”. Si le tableau a été le lieu d’élection du pictural pendant cinq siècles, c’est presque un épiphénomène au regard d’une histoire de la peinture vieille de trente-cinq mille ans ! Fondamentalement, je crois le pictural atypique et atopique.

Quant à l’image, je ne suis pas bien sûr non plus de savoir ce que c’est. Décidément ! Si l’on désigne par là un régime de visibilité davantage tourné vers l’efficacité, voire la fonctionnalité, je ne pense pas que cela ait quoi que ce soit à voir avec la question du médium et même du pictural. Il est simplement logique que, du fait de sa fonction, une image publicitaire soit entièrement soumise à des impératifs de rentabilité (en termes de conception, de rapidité, de lisibilité, d’univocité, de séduction, etc.) qui s’accordent mal avec des expérimentations plus ambitieuses et plus complexes. Mais l’histoire de l’art regorge d’exemples qui démontrent que ces caractéristiques peuvent elles-mêmes être réemployées dans une visée picturale.

3. Non, je n’ai pas d’exemple précis, mais tout discours qui prendrait l’utilisation de la peinture comme argument per se, que ce soit positivement ou négativement, n’a aucun sens.

Ainsi, tenir a priori une œuvre pour “ringarde” (degré zéro de l’argumentation esthétique, ce terme est par conséquent très répandu dans les discours sur l’art) au motif qu’elle a recours à la peinture est évidemment absurde. À l’inverse, la sacralisation de la Peinture m’a toujours fait sourire. Regarder un tableau, par exemple, comme l’incarnation — accomplie ou manquée — de l’esprit de la Peinture est le symptôme d’un retour à peine voilé de la métaphysique, voire du religieux. Pourtant nous avons tous, un jour, entendu quelqu’un dire d’un air pénétré : « Vous voyez ce tableau, c’est de la peinture mais ce n’est pas une Peinture ». Génuflexion obligatoire !

4. Je ferai la même réponse que précédemment : le médium n’est ni un critère, ni un argument. D’une manière générale, certains discours critiques me laissent perplexes et d’autres me semblent vivifiants, qu’ils prennent pour objet une peinture, une sculpture, une installation, une performance ou toute autre forme d’art.

5. Elle se maintient précisément parce qu’elle est toujours déjà une chose morte.

Je ne crois pas du tout à l’exposé didactique qui explique une supposée crise de la peinture par la concurrence de techniques plus efficaces ou plus rapides, propres à notre modernité technicienne. Dès les premières lignes du livre XXXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien souligne que si la peinture a été un « art jadis illustre », elle est désormais « complètement tombée en désuétude ». Il écrit cela au Ier siècle après Jésus-Christ !

Même si, comme tous les arts, la peinture s’inscrit dans une histoire, elle est essentiellement anhistorique, pour ne pas dire pré-historique. Elle nous vient toujours du temps d’avant. Sans doute du fait du temps millénaire qui pèse sur ce médium, qui le fait se confondre quasiment avec le processus d’hominisation, même une peinture faite ce matin n’est jamais absolument contemporaine. Le privilège et la malédiction de la peinture, c’est seulement qu’elle est vieille !

Le rapport au temps qui lui est spécifique est donc celui de l’histoire et de la mémoire, pas du tout celui de la réalisation technique. D’ailleurs, une image de synthèse en 3D n’est ni plus simple, ni plus rapide à produire qu’une peinture. Mais, en tant qu’elle est conditionnée par la performance d’outils technologiques, elle contient sa propre obsolescence. L’image infographique est promise à une péremption rapide, alors que la peinture est déjà morte au moment de son apparition. Elle n’a donc rien à craindre. Elle survit et surgit sur un mode fantômal, comme une obsession, un souvenir ou un regret et n’est plus soumise aux lois du temps ordinaire. Comme les spectres, elle se nourrit de l’effroi qu’elle inspire et gagne en puissance à mesure qu’on essaie de la chasser.

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Olivier Gourvil

1. J’ai affaire à une peinture que j’aime, à celle qui m’a construit, à celle qui m’enchante, à celle qui m’a ébloui et aveuglé, et aussi à celle que je fais ou que je détruis. Et je ne souhaite pas autre chose.

Le terme « image » peut certainement être entendu ici comme étant celui de la production compulsive, de l’accumulation sans fin des images en tout genre dans la société de l’information et de la désinformation continue.
Un film de Kurosawa, Godard, Arnaud des Pallières, est-ce un lieu pictural ? Un lieu d’images ? … Un lieu, en somme, auquel la peinture serait opposable ? Certainement pas, au moins du point de vue polémique. En ce sens, la multiplicité des images joue un rôle massif et envahissant qui obscurcit le terme d’image.

On pourra rechercher des ponts entre les deux lieux… Chacun pour soi.

3. Je ne comprends pas très bien la question de l’argument, mais je suppose qu’elle fait à nouveau référence à une polémique. Celle de la peinture comme revendication, comme opposition, comme enjeu idéologique... ?

4. Les pratiques artistiques ont appris à se bousculer entre elles pour tenir leur place. Aujourd’hui, on a le sentiment que les compteurs ont été remis à zéro.

Quant aux discours actuels, il n’y en a aucun sur la peinture qui bousculerait ou stimulerait (à part quelques textes récents, surtout dans la littérature critique anglo-saxonne ?).

5. Cette notion de maintien est vraiment problématique. Elle semble faire un écho tardif aux propos sur la fin de la peinture dont les années 90 avaient fait leur fétiche. Elle annonce une sorte de rémission. Quel peintre parlerait de maintenir sa pratique, d’être en rémission ?

Aucun d’entre eux je pense… Cette mort annoncée ne peut griser que des critiques carriéristes en manque de perspectives. Même dans les cercles les plus officiels, la question est devenue ridicule puisqu’elle est entachée d’une suspicion nécrophile qui fait date.

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Nicolas Guiet

1. Avoir à faire, affaire ? La peinture à laquelle j’ai affaire, en tant que spectateur, est assez riche. Dans mon regard et mes intérêts, la peinture m’intéresse dans un ensemble d’engagements selon de multiples perspectives. Une multitude d’approches de la peinture m’intéresse.

Parfois des croisements, des rencontres, sur des questions propres à la picturalité font se rencontrer des pratiques s’appuyant sur des origines, des expériences, et des orientations très distinctes. C’est ce que j’appellerais la peinture à laquelle je souhaiterais avoir affaire. Une peinture qui se présente sans aspect mais avec un usage constructif de la couleur et des formes, de la surface, de la lumière, et qui prend sens.

Pour la peinture qu’il me semble avoir à faire, je m’engage dans une approche qui se trouve être assez réactive. Réaction à une situation perçue autant comme une construction préalable que positionnant le spectateur dans une relation à un paysage. Le lieu est une béquille du travail, il amène à reconstruire une idée par le filtre du regard posé sur la situation. Une fois que j’analyse ce contexte du regard, je réfléchis à une proposition picturale.

2. Pour moi, le développement du registre plastique commence avec l’expérience du visible et de l’observation. Je ne démarre pas à partir d’images, mais plutôt d’une relation à l’encombrement des éléments, visuellement et matériellement… — de leurs stratégies, notamment celles du végétal inséré en ville entre des modules inertes d’architecture. J’entends par là des éléments de passage qui se nichent dans les failles des lieux, devenant des terreaux — trouvent toutes les échelles d’occupation d’un environnement. S’adaptent, se distinguent et s’assemblent, se structurent, se développent, se déplacent en inertie, permettent la contrainte.

Il se poursuit par une contrainte subjective donnée à des formes déduites de l’observation : un reformatage et une reformulation d’une charge plastique d’un élément passant d’un contexte à un autre.
Je contrains des matériaux pour leur faire occuper le maximum de leur espace.
« Objet » est un mot fort riche, en fait. Il peut globalement définir un volume matériel ou immatériel de pensées englobées dans une entité, en relation à une échelle de construction humaine.

Mais il est question du sens de l’objet, dans une pensée comme dans l’espace physique, — question de son orientation, de son positionnement… vise à parfois évoquer le vocabulaire et la grammaire plastiques du projet, de son articulation dans une chaîne.

3. Pas réellement. Ou plutôt, pas spécifiquement en rapport avec la peinture.

Ce qui me laisse perplexe est la pensée qu’une démarche puisse être ringarde ou branchée.

4. D’une manière générale, le peintre se présentant comme un héritier a tendance à me mettre un peu en retrait. Avoir un regard, et une considération sur l’histoire de son médium, est à mon sens indispensable. Constater qu’une pensée traverse le temps, les formes, et se rejoue dans de nouveaux contextes : je suis d’accord.

Mais l’héritage est une valeur un peu trop rattachée à la mort… au recommencement, pour être positif. Il justifie un présent par un passé. J’aimerais plutôt être le maillon d’une construction en cours, en ce qui me concerne.

5. Sa raison d’exister ne m’a jamais semblé être en péril. Aucun médium ne semble pouvoir la remplacer. Des médiums peuvent émerger, mais je ne conçois pas qu’ils puissent être enterrés. L’usure d’un mode d’expression ne peut se faire que sur sa forme, possiblement ses outils, et non ses fondements.

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Jean-Marc Huitorel

1. C’est une drôle de question. À la bonne bien sûr !!

2. Il existe sans doute un « lieu pictural » qui ne se rapporte pas fatalement à l’image, mais qui relève toujours de la représentation. L’art quel qu’il soit relève du domaine symbolique et, de ce fait, ressortit au régime de la représentation. Sans exception.

3. Je n’ai pas d’exemple et je ne m’énerve pas facilement. En fait je ne comprends pas très bien la question.

4. La peinture est assez grande pour se bousculer elle-même, non ?

5. Cette question est symptomatique d’une angoisse non justifiée… La peinture n’est pas en survie. C’est juste qu’elle a perdu sa position hégémonique, qu’elle est devenue une manière comme une autre de faire de l’art et que c’est très bien comme ça !

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Rémy Hysbergue

Oui, pour moi, la peinture est ce « lieu » de conscience particulier hors du temps et hors de l’image.

(Comme les questions et mes réponses se recoupaient, je propose cette réponse.)

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Christian Jaccard

1.À celle produite par combustion, par calcination et autres facteurs brasillants.

2. C’est selon : soit n’importe quel lieu est picturalement approprié à l’exercice et il fera l’affaire « de la peinture »,

soit il est inadapté, inapproprié, pour des raisons propres à l’état d’esprit du peintre souhaitant des conditions bien précises pour effectuer son travail.

3. L’utilisation de la peinture comme argument n’agit pas sur mes nerfs.

4. Non.

5. Parce qu’en matière de chimie, de style, de genre, de technique, de pratique, de contrainte et de problématique, elle ne cesse pas de se transformer, de s’adapter et de s’immiscer là où on ne l’attend pas (par exemple, voir le catalogue d’exposition Chimériques polymères, MAMAC Nice, 1996)

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Maelle Labussière

1. Ma pratique consiste à étaler de la matière colorée sur une surface, d’une façon mécanique, par répétition, sans intention de composition préalable. Mes peintures sont le résultat d’actions simples dans un temps donné, elles sont le révélateur du temps et des actions que j’ai pu leurs porter. Elles laissent apparaître leur propre mémoire, et n’ont pas d’autre ambition que de révéler leur propre construction.

J’espère avoir affaire à une peinture non embarrassée, non figée, libre et présente.

2. La peinture se pratique, s’essaie, s’expérimente pour tenter de parvenir à une picturalité satisfaisante, selon les paramètres et les choix déterminés de chacun.

Elle engendre un rapport physique autant avec celui qui la fait qu’avec celui qui la voit.

Une fois photographiée, reproduite, réduite sur un papier glacé, toute peinture devient image. L’image peinte serait l’élaboration d’une production programmée avec un mode d’emploi et exécutée avec méthode, sans aucun aléa possible dans le faire. L’image amène l’idée de modèle, de référence, de code. La peinture ne s’envisage pas, elle se fait. La peinture a quelque chose de l’ordre de la vie, des décisions, des accidents, du temps, du plaisir. Elle englobe un projet ouvert à l’inconnu.

3. La peinture se fait par nécessité. Je ne vois pas en quoi elle serait un argument, ni pourquoi.

4. Certaines expositions ont pu m’interpeller vivement en me donnant de l’énergie et de l’envie, de par la force et la liberté des œuvres présentées.

La peinture crée un événement visuel, elle ne verbalise pas les sensations qu’elle provoque, ni pour l’artiste ni pour le regardeur, les mots viennent après. Elle dépasse l’intention et la raison, elle est au-delà.

Je reste attentive aux peintures qui engagent un positionnement de par la picturalité, ainsi que les discours qui s’appuient sur ce que l’on a devant les yeux. Je suis encore plus à l’écoute des propos simples et sans emphase des artistes sur leur propre travail.

Je ne suis ni perplexe ni réveillée par des discours qui bousculeraient la peinture. En ne cherchant pas la complaisance, je tente d’avancer dans ma pratique et ma recherche, en remettant en question les savoir-faire ou les habitudes qui ont pu s’installer.

5. La peinture est un lieu d’expérimentations et d’expression possible comme les autres médiums ; elle se maintient si on a quelque chose à faire avec elle. Les questionnements, et les ouvertures qu’elles me présentent au fil des ans, me stimulent et activent mon désir de poursuivre ma recherche dans les pistes que je tends à défricher.

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Richard Leydier

1. J’aime avoir affaire à une peinture que je n’ai jamais vue et qui me surprend. Quelque chose d’inédit. Cela vaut aussi pour les autres formes d’art.

2. Oui, et ce lieu n’a rien à voir, par exemple, avec l’image photographique. C’est un lieu commun, mais la peinture, c’est cosa mentale. On ne sait pas exactement où est ce lieu, sans doute au plus profond de celui qui peint – lui-même ne le sait pas et sans doute peint-il pour chercher à connaître le chemin qui y mène. Il y a la volonté, il y a l’oeil, et il y a la main. Et entre le projet et le résultat, il y a tout un tas d’interférences inconnues qui modifient le projet en cours de route. On peut appeler cela l’inconscient... Voilà, ce lieu pictural, pour y aller, c’est un voyage plein d’embûches et de péripéties, un peu comme quand, au 17e siècle, on faisait le voyage de Rome. Aujourd’hui, on prend un easyjet, c’est direct et moins drôle.

3. À chaque fois qu’on nous assène que ’la peinture’, c’est réactionnaire, en opposition à ’l’art contemporain’, qui lui est progressiste et ’mérite de vivre, lui’. On peut trouver plein d’exemples qui montrent l’inverse... De l’autre côté, à chaque fois que des discours réactionnaires affirment qu’il n’y a que la peinture qui vaille. Prise d’otage insupportable.

4. Euh, actuellement, il y a des discours et des idées ?

5. Plusieurs raisons à cela : d’une part, d’un point de vue marchand, les collectionneurs n’ont jamais arrêté de collectionner de la peinture (et à tous les nivaux, qu’on s’appelle Baselitz ou Tabouret). Par ailleurs, et pour les choses dites dans la deuxième réponse : la peinture (parfois, pas tout le temps) n’est pas monosémique. On ne peut jamais affirmer exactement ce que l’on voit. C’est la seule forme d’art qui structurellement est constituée de mystère – les autres formes d’art jouent le mystère comme sujet, mais la peinture, elle, est une sorte de miracle toujours renouvelé qui renvoie à la création d’Adam : faire une image avec un peu de terre. Donc, la peinture continue d’intriguer en raison de cette dimension magique et polysémique. Même si la plupart des amateurs aujourd’hui veulent pouvoir résumer en deux mots à leurs invités la nouvelle œuvre achetée à la dernière Fiac...

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Pierre Mabille

1. C’est vrai, il y a plusieurs sortes de peintures. Les énumérer ? Un autre jour.

Je pourrais aussi répondre simplement : j’ai à faire avec la couleur, principalement.

Si on parle de courants picturaux, j’ai du mal à affirmer une adhésion claire à l’un ou l’autre… C’est aussi parce que je considère que la peinture est liée à l’histoire de la peinture, sa continuité et ses ruptures, et la continuité de ses ruptures. Elle s’accroche à des noms ou à des écoles, mais en avançant, elle est aussi dans une mobilité par rapport à ça, et forcément ma peinture — comme un musicien dirait « ma musique » —, est d’abord aussi elle-même une histoire : elle s’est formée et s’est transformée avec le temps, dans des références, des procédures techniques, des polarités plastiques, qui ont bougé, parfois volontairement, mais le plus souvent sans que je maîtrise vraiment leur évolution… (à développer un autre jour).

C’est aussi ce qui est un peu magique dans cette pratique, on sait qu’on fait un peu les mêmes gestes que des milliards de peintres — ici, maintenant, ailleurs et autrefois — mais avec des idées, un esprit, une attitude, des positions très différentes et variables, — donc en gros c’est le bordel — et c’est difficile d’être bien arrêté sur des positions claires, à moins d’avoir recours à la facilité dogmatique, au sectarisme, ou à une stratégie de communication bien au point. 

J’ai l’habitude de dire que ma peinture aujourd’hui a toutes les apparences d’une peinture abstraite, mais c’est juste une apparence. Et j’ajoute que les apparences, et les apparitions, sont des aspects de la peinture qui me passionnent aussi en temps que spectateur, et j’ajoute aussi que la phrase de Bob Ryman, « La peinture abstraite ne fait que commencer », me plaît beaucoup.

Et depuis quelque temps dans ma tête (et dans mes yeux), il y a cette figure de Pierre Bonnard — c’est un peintre que plein de peintres différents aiment, peut-être pas un inventeur de formes, mais c’est un prince de la peinture, « dedans », peut-être même un peu trop ? — va savoir… Il concentre même peut-être ce qui déplaît aux personnes que la peinture indiffère… 

Si on parle de la peinture à laquelle je souhaite avoir affaire, je l’ai évoqué dans ce petit texte :

On fait comment (bleu du ciel) :

quoi faire c’est simple

tenir une chose brillante

mélanger des lumières

éblouir atterrir arrêter

l’inquiétude arrêter la 

solitude se refaire

fini de traîner on ferme

l’amour etc. dire stop

se mettre à l’eau

devenir liquide

liquider les contours

devenir Pierre Bonnard

Ellsworth Kelly leur improbable

fils naturel devenir

monogame se refaire

faire un tableau

se hisser au niveau

trésor vivant oui

penser à se rencarder 

sur des formations

2. C’est une question que je trouve assez encombrante. Il faut que je me batte avec ma tendance à botter en touche — alors là, ça va être du sport ! Impossible d’articuler quelque chose de fluide à partir de cette question. Mon intuition personnelle est que le débat n’est pas entre image et peinture, mais entre peinture et tableau…

Le tableau est une frontalité, quelque chose debout devant un spectateur debout. Certaines images sont devenues des emblèmes de peintures, certaines images pourraient être des tableaux sans pour autant être des peintures… Certains tableaux contenant de l’imagerie présentée et articulée comme telle, ou quand l’image est un matériau, (à la louche : Warhol, Morley, Ruscha, Polke… par exemple, parmi quatre cent mille autres exemples possibles), ou certaines peintures construisant une image forte, ou quand cette image est le produit d’une construction manifeste (c’est le cas de toute la peinture savante avant le 20eme siècle après Jésus Christ), sont aussi des tableaux, bien-sûr… — mais pas tous des bons, attention, …

Il existe « un lieu pictural » qui serait celui de l’image parce que je crois que la longue histoire des images peintes a formé notre regard, et donc nos images… — non ? Du devenir image du tableau abstrait ? Mes partenaires de « + de réalité » (Erwan Ballan, Claire-Jeanne Jézéquel, Jean-Gabriel Coignet, Nicolas Chardon, Véronique Verstraete) en ont pas mal parlé. Je renvoie le lecteur au livre.

Certaines images sont les productions de nos imaginaires, des métaphores, — visuelles ou non, d’ailleurs…

Avant l’art abstrait, dont une partie pourrait se définir comme une échappée, sinon un interdit, de l’image, l’abstraction existait ailleurs que dans l’art (dans l’ornement par exemple), et elle existait dans la pensée liée à la peinture. Mais aussi on peut dire qu’il y avait un partage équilibré, chez Vermeer ou chez Poussin par exemple, parmi quatre cent milliards d’autres exemples possibles, et certains peintres pensent que ce partage est possible aujourd’hui, et même nécessaire… Personnellement je me dis : c’est bien qu’ils s’en occupent, j’ai autre chose en tête, je préfère écarter le tableau d’une contamination imagière… c’est mon point de vue, mais en fait je n’y arrive pas vraiment… c’est le bordel !

Faire une image. L’image faite à la main, dessinée, peinte, modelée, sculptée, etc., ou encore l’image, disons, la toute primitive, n’ayons pas peur : l’empreinte d’une main sur une paroi de caverne… C’est un geste et c’est une apparition, c’est faire apparaître un signe, une représentation, ça correspond à quelque chose de culturellement très présent, profond… Je ne sais pas comment dire ça…

Quand l’image s’est perfectionnée techniquement avec la photographie et ses suites, c’est devenu une image captée et cadrée, un fragment… et il y a eu des fusions, des ruptures, des aller-retours, il y a à présent beaucoup de confusion car on imaginerait l’image comme du réel brut, prélevé, alors que non, on se met le doigt dans l’œil.

Il existerait « un lieu pictural » qui ne serait pas celui de l’image  ? Affirmatif, oui.

La dimension picturale se trouve aujourd’hui ailleurs que dans le mimétisme de l’image.

Mais elle est aussi ailleurs que dans la « peinture » même, c’est-à-dire la peinture comme simple matériau, ou comme simple manipulation, ou comme ensemble de conventions visuelles, ou comme maîtrise d’un langage plastique… pour moi, elle est surtout une attitude face à la réalité, face au passé et au présent de la peinture (sa culture), face aux images, et surtout elle est dans une temporalité qui lui est propre (à développer un autre jour). 

3. Désolé je ne saisis pas la question, le mot « argument » ?

Au risque d’être hors sujet et paraître prétentieux, ce que je peux dire, c’est que je suis souvent agacé par les peintres qui pensent que des notions discutables comme l’expressivité de soi, ou la sincérité, ou l’amour de peindre, le plaisir, ou l’aspect performatif (virtuosité, productivité…) seraient des critères suffisants pour faire une œuvre… Et intéressants pour le spectateur.

Également, cette tendance à penser que peindre serait une activité sans rapport avec l’histoire de l’art… On pourrait refaire ce qui a été mille fois fait dans le passé, proche ou lointain, ce qui fait le jeu des personnes qui considèrent que la peinture contemporaine ne ferait pas partie de l’art contemporain, qui, lui, avec des formes et médiums au passé moins important, serait d’emblée à fond dans le présent. Sur cette situation de la peinture, mon séjour en 2000 à New York m’a rassuré sur cette espèce de bizarrerie régionale.

 Agacé aussi quand le rapport à l’histoire est inexistant ou simpliste, ou convenu, car je crois vraiment que la peinture a toujours quelque chose à faire avec sa longue histoire et sa vaste géographie, et qu’elle est le contraire d’un isolement héroïque ou prétendument génial.

C’est ce qui m’énerve le plus, chez les peintres comme chez les spectateurs.

Cette histoire de sa longue histoire et de sa vaste géographie, qui agit comme repoussoir auprès de certains artistes ou professionnels, est pour moi plutôt un atout, une richesse, une liberté, mais j’ai mis un peu de temps à m’en apercevoir.

Parce qu’un peintre, qui arrive à se former une histoire de l’art toute personnelle à partir de cette masse impossible à prendre en compte, a toutes les chances de faire quelque chose de pas mal… Je suis tombé d’accord sur cette idée avec un ami artiste non-peintre, Jean Dupuy, et cela a scellé notre amitié transdisciplinaire, trans-esthétique, transgénérationnelle et transgenre, on pourrait dire, en fin de compte.

Dans les jury DNSEP ou dans le cursus beaux-arts, ce qui m’a parfois surpris (et souvent ’énervé’, donc), c’est plutôt l’absence d’argumentaire. Pour certains artistes, mais surtout pour certains représentants de l’institution, la phrase « C’est de la peinture », qu’elle soit prononcée avec une emphase admirative disproportionnée, ou un mépris poli, ou une neutralité plombante, semble suffire pour énoncer un jugement, et justifier l’absence de toute discussion sur des critères. 

Un peu agacé, oui, mais ça ne me réveille pas la nuit.

4. Je ne connais pas, je n’ai jamais remarqué de discours qui pourraient sérieusement me choquer, ou alors c’est souvent très superficiel. Mais si de vrais textes existent, je suis preneur, ça m’intéresse. Pour ce qui concerne les pratiques, c’est différent : je ne vois pas (à part les jeux de chat et souris que se livrent la peinture et la photographie depuis 1870 environ) les pratiques dont tu parles.

À mon avis, si elle est bousculée, — mais l’est-elle vraiment ? —, la peinture est bousculée de l’intérieur, j’ai même le sentiment que cet aspect fait partie de son identité, et c’est ce qui peut la rendre passionnante. En tous cas, ces bousculements-là me plaisent et me semblent très vivifiants, après la guerre Paris-New York puis les turbulences seventies BMPT etc., puis les années 80 bad painting et tous les « retours » de la peinture (la peinture « revient » cycliquement, comme si c’était une sorte de mode, mais pour ma part je me dis « tiens ! elle revient ! je ne savais pas qu’elle était partie »)… toutes ces sortes de choses. J’ai souvenir pour ma part de vrais chamboulements quand j’avais 20 ans avec Raysse et Malaval, ou plus tard en découvrant des personnalités comme Stockholder, Tuttle, Lasker, puis Riley, ou plus près Kusnir, par exemple… parmi d’autres exemples possibles.

5. Ah bon, elle se maintient depuis qu’elle est revenue alors qu’elle n’était pas partie ?

Je ne sais pas, mais au cas où elle ne se maintiendrait pas, je ne saurais pas non plus pourquoi. Arrêtez de me poser des questions, adressez-vous aux professionnels de la profession qui font que se maintient — ou pas — tout ce qui est genre l’art. 

Ce que je peux dire — au risque de dire quelque chose de contradictoire un autre jour où j’aurais moins le moral —, c’est que cette pratique (et ce qu’elle produit comme culture, objets, récits) n’est pas hors du monde. Le tableau est un support presque universel, tout le monde peut se tenir devant, ce n’est pas intimidant, ni ésotérique. Ce qui n’exclut pas le potentiel invraisemblable de complexité de cette surface. Oui parce que c’est le regard qui fait le tableau, — lequel a formé pas mal de regards, d’un autre côté, faut dire. 

Ce n’est pas seulement pour moi un laboratoire de la couleur et une recherche élargie… c’est aussi un excellent sujet de conversation, la preuve. Même si pour l’instant je converse tout seul face à mon ordi, mais bon. Et aujourd’hui (à 55 ans), je me suis aperçu que je peux, non seulement montrer et parler de mon travail à des personnes de générations, de cultures et de classes sociales très variées, mais aussi, malgré tout, installer un dialogue, parfois avec des mots, et parfois sans. J’avoue que la couleur, c’est aussi un sujet de conversation inouï. Ça ne t’auras pas échappé.

 Les tableaux ont une vie possible dans les musées, galeries et centres d’art, mais aussi dans les maisons, ils accompagnent le quotidien, des enfants les regardent comme ils regardent d’autres objets ou d’autres images, les tableaux appartiennent à des gens, et marquent des moments de leur vie… Quand les couples divorcent, ils se partagent les tableaux et ils s’aperçoivent que c’est un morceau de leur vie. J’ai fait plusieurs déménagements avec des tableaux que je possède (vu que je suis aussi riche collectionneur, comme tous les artistes fauchés), et certains ne m’ont pas quittés, fonctionnent toujours, ont changé, certains ont bien vieilli, d’autres j’ai rompu avec, mais quoi qu’il en soit, je sais que ces peintures sont beaucoup + plus que des images, beaucoup plus que des objets, beaucoup plus que des souvenirs, beaucoup plus que des couleurs en un certain ordre assemblées, (même si certains tableaux ont été vraiment conçus comme tels)…

etc., etc., bref… peut-être que je dis des conneries mais il y a une part de vérité.

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Maude Maris

1. On pourrait parler de rencontre, j’aime rencontrer une peinture qui me surprend par sa singularité, ou par ce qu’elle dégage, et surtout par sa complexité, dans la mesure où elle serait nourrie des contradictions qui construisent un travail sur le long terme. J’aimerais ici citer les noms de Miriam Cahn, Tomma Abst, Josephine Halvorson, Mary Heilmann, des peintres qui ne s’inscrivent aucunement dans le clivage réducteur figuration/abstraction. Je suis plus sensible aux travaux des artistes qui explorent les interstices inoccupés dans l’histoire de la peinture qu’à ceux des figures de proue.

2. Le lieu pictural qui m’intéresse plus particulièrement en regard de ma pratique est justement celui où se côtoient à la fois l’image et la peinture elle-même. Je recherche l’équilibre le plus juste par lequel la lecture de l’image ne prend pas le dessus sur la façon dont elle est peinte. Je pourrais à nouveau citer les quatre noms de ma réponse précédente.

3. Je ne suis pas sûre de comprendre la question, donc c’est possible que ma patience n’ait jamais été mise à l’épreuve de ce côté-là !

4. Je considère que d’une certaine manière, il y a peu de discours qui bousculent vraiment la peinture, car d’un côté, ceux qui la remettent en cause la prennent assez en considération pour continuer malgré tout à en parler, ou du moins à la citer même si c’est pour s’y opposer. C’est pour cela que j’affectionne un peintre comme Richard Aldricht qui bouscule sans arrêt la peinture tout en continuant à la pratiquer avec un amour et une curiosité sans bornes. D’un autre côté, d’autres attitudes semblent tellement s’en éloigner qu’il s’agit plutôt d’un chemin en parallèle plutôt qu’une véritable « bousculade ».

5. Je ne dirais pas de mon point de vue que la peinture se maintient, sa visibilité est cyclique, mais les peintres continuent à peindre parce qu’il n’existe pas de medium équivalent pour exprimer ce qu’ils ont à exprimer. C’est à dire un langage visuel et matériel, en deux dimensions mais qui aura toujours une épaisseur, a contrario de la photographie. C’est ce goût de l’épaisseur, cette sensualité, qui me font peindre encore et toujours.

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Laurent Mazuy

1. Celle qui est donnée à voir. Rendre accessible... Celle que je ne connais pas ou qui m’ignore !

2. La peinture est au-delà de l’image. Elle est une attitude qui définit sans relâche ses propres limites au contact et au regard d’elle-même. Elle relève de l’histoire dans le moment présent comme un désir de chaire que la lecture contraint. Elle formule un territoire aux multiples épaisseurs qui s’articule et se recompose par l’impossibilité même qui lui est donnée. Elle est un temps matériel entre le regard et la vacuité...

La peinture est une donnée instable et expansive qui devient objet à l’endroit de son contrôle.

Sa pertinence se mesure dans l’obsession récurrente qui l’inscrit comme un enjeu de pouvoir et de représentation.

3. L’acte et le besoin de classification... C’est le jeu perpétuel du singulier celui qui du dehors au dedans (et inversement), centrifuge et centripète, se comprend comme une respiration qui, du Je qui émerge du Nous, élabore sa finitude et sa perte.

4. La peinture porte sa doxa comme tout à chacun porte sa croix. Son argument s’épuise et se nourrit aux croisements de ses rhétoriques alors que la somme des parties la mue en patrimoine immatériel.

5. Il n’y a pas de réponse à cette question, c’est un fait.

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Didier Mencoboni

1. J’espère avoir à faire à une peinture qui me regarde et que je peux regarder.

2. La peinture est un lieu qui peut rencontrer « l’image », qui peut l’accueillir, mais qui peut tout aussi bien s’en passer. Pour la peinture, l’image n’est pas indispensable. C’est un lieu privilégié pour celui qui veut voir autrement. La peinture a un rapport étroit avec les matières et peut se développer de l’intérieur, dans un dialogue où pensées et gestes se conjuguent.

3. Non, je n’ai pas d’exemple précis. Généralement c’est de lire ou d’entendre qu’une œuvre qui n’a rien à voir avec la peinture trouve dans celle-ci une plus-value.

4. Globalement toutes les pratiques et tous les discours qui font référence à la peinture sont vivifiants, même si ils sont énervants, ils peuvent être enthousiasmants ou désespérants, du moment qu’ils produisent une réaction picturale.

5. Tant qu’il y aura de la lumière, des surfaces, des murs, des toiles, tant que les femmes et les hommes auront du désir, la peinture se maintiendra.

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Florence de Mèredieu

 1. De par mes intérêts et aussi ma profession et mes écrits sur l’art, le champ pictural auquel j’ai été confrontée est immense. Je suis toujours extrêmement friande de voir et revoir la peinture des siècles antérieurs, de l’époque moderne. Et désireuse aussi de découvrir les expériences contemporaines.

Il semble toutefois certain que l’ère actuelle n’est pas dominée par la peinture, mais par d’autres expériences plastiques qui mettent en jeu soit la performance, soit « l’image » : photo, vidéo, cinéma, images numériques. Le champ de l’art contemporain s’est considérablement diversifié. Et, de ce point de vue, la peinture n’occupe plus l’essentiel des cimaises des galeries ou des musées d’art contemporain.

Il n’en est que plus agréable de découvrir, au hasard des cheminements, ce que l’on a coutume d’appeler « de la peinture » : une surface comportant une « matière colorée » à organiser et distribuer sur une toile ou un « support » (qui peut lui-même être très varié). Cette peinture peut être abstraite ou (plus ou moins) figurative.

2. Oui. Bien évidemment, oserais-je dire. Et cela même si ce « lieu pictural » abrite et recouvre des expériences très diverses et parfois aux antipodes les unes des autres. J’y mettrai aussi bien le bac de pigment bleu IKB d’Yves Klein, que les hautes pâtes de Dubuffet ou des Otages de Fautrier. Ou encore les expériences de l’expressionnisme abstrait américain, etc. – Impossible évidemment de citer tout ce que j’apprécie...

L’image fournit une autre expérience. La peinture me paraît plus charnelle et matiériste. Seule la peinture peinte arrive (dirais-je ! et c’est un phénomène que j’ai souvent constaté lors de mes visites d’expositions ou de musées) à me faire « saliver », me procurant un plaisir esthétique qu’Emmanuel Kant aurait très certainement décrié.

L’image certes (vidéo, cinéma et photo également) peut donner l’illusion ou le sentiment que l’on a affaire à quelque chose de « pictural ». Ainsi en est-il de certaines œuvres de Bill Viola. Mais c’est au cœur, en plein cœur de l’image que nous sommes, et non en pleine peinture. Une peinture de Pollock ou de Van Gogh ou de Joan Mitchell ou de Sam Francis circonscrit un autre univers. — L’illusion sensorielle (comme par exemple dans le cas du toucher de certains dispositifs numériques) est intéressante, superbe souvent sur le plan intellectuel. Mais elle n’a rien à voir avec la sensorialité « réelle ». Ce sont deux types d’expériences fortes mais très différentes. Dans les deux cas, il s’agit d’univers sensoriellement puissants Mais il y a toujours dans l’image la conscience d’un certain décollement, d’une infime (ou inframince) différenciation... On est dans le monde des doubles et de l’artifice...

3. Non. C’est un point de vue – l’énervement – qui m’est très étranger... Et, par rapport à la peinture, vraiment je ne vois pas. J’aime ou je n’aime pas, c’est tout... Ce qui pourrait « m’énerver » m’est – en fait – indifférent.

4. OUI. Ces discours et ces œuvres-là (comme ceux de Malévitch, de Duchamp, d’Yves Klein, etc. ) sont infiniment précieux. La peinture n’a avancé, proliféré que parce que les artistes l’ont acculée, poussée dans ses retranchements, obligée à se dépasser ou à passer outre (comme Klein et son pigment bleu, Soulages et ses noirs, Ryman et ses blancs, etc.).

5. Elle se maintient en raison de la sensorialité qu’elle dégage. De sa « physicalité ». La peinture peut certes atteindre l’intellect, s’enrober de conceptualité. Mais c’est d’abord une affaire de sens. De sensations. La peinture ne se limite aucunement à cette dimension « rétinienne » qui agaçait Duchamp. Ce point de vue de Duchamp sur la peinture est d’emblée intellectuel et bien trop « visuel ». La peinture ne vise pas la seule rétine et le seul visuel. Mais bel et bien tous les sens (l’ouïe, le goût, le sens du toucher, etc). Qui doivent être ébranlés de manière synesthésique. La peinture, en ce sens, est très « corporelle ». Organique.

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 Yves Michaud

1. J’ai beau retourner les choses dans tous les sens, les images quand elles sont utilisées dans la peinture actuelle me gênent – alors qu’elles ne me gênent pas quand il y a un programme iconographique comme par le passé. Et puis il y a tellement d’images de toute sorte aujourd’hui que je ne vois pas ce que des images peintes peuvent apporter de plus. Je ferais une seule exception : pour les peintres chez lesquels il y a une composante surréaliste forte, mais il faut qu’elle soit très forte. Ma préférence va donc à la peinture abstraite ; encore faut-il qu’elle échappe aux clichés expressionnistes ou matiéristes.

J’aime donc une peinture abstraite minimaliste dans ses recherches comme dans ses moyens, avec peu de gestes, peu de matières, peu de concepts, encore moins d’emphase. En cela je suis et je reste un enfant de mon temps – les années 1970. J’admire la force de certaines productions – allemandes par exemple – mais je ne m’y retrouve pas en termes de sensibilité.

2. Ce lieu est, à mon sens, celui du médium peinture : la planéité colorée. En ce sens, nous sommes condamnés à rester formalistes, mais d’une manière qui ne soit pas académique. C’est-à-dire d’une manière qui ne soit pas régie par une conception simpliste du médium.

La couleur en question peut être celle des pigments, celle d’un matériau plus ou moins léger ; elle peut être de nature industrielle et même pré-donnée lorsque l’artiste utilise des matériaux ’tout prêts’. Quant à la surface, elle peut être plane au sens le plus classique, mais ce peut être aussi celle du mur, celle d’enveloppes dans l’espace ; elle peut aussi être faite de matières diverses : toile, papier, tissu de récupération, mosaïque, et même couleurs photographiques. Les tags sont souvent de l’excellente peinture.

S’il y a quelque chose de commun à toutes les peintures, depuis les portraits du Fayoum jusqu’à Ryman, c’est ce couple de la planéité et de la couleur, avec une composante de visualité pure. Ce qui exclut en revanche de la peinture tous les dispositifs d’ambiance et environnementaux, ’atmosphériques’ où la multisensorialité opère. La peinture passe fondamentalement par le visuel, même si l’émotion produite par le visuel peut déboucher sur une expérience du regardeur beaucoup plus large, qui déborde le domaine proprement visuel.

3. Je ne suis pas certain de très bien comprendre la question, mais elle touche quelque chose en moi, car effectivement certains discours sur la peinture m’énervent. Je ne supporte pas les discours à tonalité pleurnicharde sur la mort de la peinture, les pauvres peintres condamnés à l’indifférence, sur un art disparu et défunt. C’est un peu comme si l’on disait que la poésie est morte sous prétexte qu’aucun poète ne vend de best-seller  ! Je ne supporte pas non plus le discours comme quoi la peinture serait ringarde et finie. Ce n’est pas parce que la peinture n’a plus le monopole des images qu’elle n’existe plus et ne doit plus exister. Ce qu’il y a plus intéressant et plus important dans la majeure partie des peintures d’images, ce ne sont pas les images elles-mêmes, mais le caractère pictural réussi, l’élément justement non-figuratif. La diminution du périmètre d’action de la peinture ne lui enlève pas sa force, mais sa popularité au sens de sa diffusion populaire. Pour le reste, aujourd’hui comme hier, c’est un art pour happy few. Enfin, troisième malaise : je n’aime pas les discours sur la peinture qui jouent sur son affaiblissement comme si c’était une opportunité pour être plus malin. Je vise là ceux qui ironisent sur la situation pour produire à partir de cette ironie. Bref, je n’aime pas les discours du type : la peinture est finie mais, regardez, je suis assez malin pour tirer de cette fin une peinture de la fin.

4. Pour être franc, les discours sur la peinture ne m’impressionnent pas beaucoup. Je préfère que les peintres fassent de la peinture plutôt qu’ils en parlent pour la justifier ou se justifier d’en faire. Là où ça parle, on est dans le conceptuel, chez Dada, chez Duchamp, ou je ne sais qui. Même les propos des peintres sur la peinture sont d’ailleurs souvent anecdotiques ou nettement en deçà de leur production – voyez Cézanne, voyez Matisse  ! – ou alors il faut qu’ils soient franchement à côté pour prendre une autre dimension – voyez Sam Francis, voyez Agnès Martin  !

5. Parce que c’est la poésie de l’œil et que la poésie aussi se maintient : nous avons besoin de l’une comme de l’autre. Accessoirement, je dirais aussi que la peinture se maintient parce qu’elle est durable, plus durable en tout cas que bien d’autres productions artistiques condamnées à l’éphémère. En fait, je ne suis pas inquiet pour la peinture. Je suis plutôt inquiet que pas mal d’artistes ne croient plus en leur art.

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Catherine Millet

1. Ce n’est pas à moi de répondre

2. J’ai toujours fait une différence entre peinture et image, même s’il y a actuellement beaucoup d’images dans la peinture. Ceci étant dit, je pense que le cinéma est actuellement, un « lieu pictural » souvent plus intéressant que la peinture elle-même.

3. Même employé à mauvais escient, l’argument de la peinture est bon signe.

4. Ce qui me laisse perplexe, c’est qu’on puisse se poser la question.

5. Parce que, entre autres, elle est le lien où se rejoignent nos pulsions les plus primaires et nos aspirations les plus civilisées. Parce qu’elle maintient un lien primitif à l’image.

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Miguel-Angel Molina

1. En tant qu’artiste peintre et parmi la grande diversité de tout ce qui, aujourd’hui, fait peinture, mon choix se porte vers une ’activité’ qui développe encore et toujours les questions de quoi peindre, comment peindre. Le travail se développe autour de l’idée que la peinture vit dans d’autres espaces que ceux qui lui sont communément affectés. Mon travail parle d’une peinture qui s’échappe (au mur, au sol ou vers quelques objets mobiliers) Si elle décrit la fuite, elle contredit aussi l’histoire de ses réussites par un renversement des valeurs (Peintures ratées, peintures retournées, renversées, coulantes…)

2. Bien sûr. Même si la peinture est à l’origine de la création des images… aujourd’hui la peinture peut se comprendre comme un lieu ou un objet, voire un projet.

3. Non… pas vraiment. Je ne comprends pas bien la question. Toute polémique me semble positive.

4. Sûrement tout ce qui concerne un déclassement me semble intéressant. La peinture comme l’installation ou le cinéma demandent à se croiser et à démultiplier ses potentialités transversalement.

5. Peindre est un geste primitif qui ne demande pas une grande technicité. Ce geste est toujours renouvelé par chaque individu au moment de peindre.

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Marc Molk

1. Tout ce qui est peint me concerne. Je m’arrête parfois dans la rue devant des murs sur lesquels la pluie a métamorphosé poussières et saletés en paysages chinois. Mon regard est terriblement blasé. J’espère chaque jour l’horizon peint qui le désennuiera, qu’il surgisse sous ma main ou partout ailleurs.

2. Le mot ’image’ n’évoque rien pour moi. Je lui préfère celui de ’représentation’. Il existe dans le monde des endroits, des tableaux (ou des murs comme ceux dont je vous parlais), qui sont les lieux d’apparitions singulières. Certains pans du réel se présentent à nous comme des représentations. Ils sont des représentations ’dans le monde’, incarnées. Du Monde Intelligible concret, pour faire vite. Il ne s’agit pas toujours d’images au sens figuratif ou simplement délimité du terme. La simple sensation d’avoir affaire à un lieu de représentation peut parfois suffire. Ainsi le cadre vide d’une colonne Vendôme peut s’imposer à nous comme ’un lieu pictural’ alors même que ne s’y placardent habituellement que des affiches de théâtre et qu’il est vide au moment où nous l’admirons.

3. Chaque fois que l’on a utilisé le mot peinture devant moi contre la peinture elle-même. Le plus souvent quand on s’imaginait en donner une définition restrictive ou que l’on tentait de lui assigner une finalité unique.

4. Je ne prends en compte à propos de la peinture que les propos des peintres. Le reste n’existe pas vraiment. D’ailleurs je ne lis avec grand intérêt, et le risque que cela m’atteigne, que les propos des peintres dont j’admire l’oeuvre peint. Je suis bien plus souvent bouleversé par des tableaux. On est parfois renversé par une voiture, presque jamais par le bruit d’une voiture, encore moins par un cerf-volant.

5. Pourquoi la Musique se maintient-elle ? Pourquoi ne s’interroge-t-on jamais sur la persistance de la Musique ? Pourquoi l’idée saugrenue que la peinture pourrait s’éteindre se maintient-elle ? La Philosophie voit-elle, à ce point, une concurrente dans la Peinture ? Attendre, craindre ou espérer la fin de la peinture, n’est-ce pas l’avatar contemporain d’une iconoclastie brutale, rendue subtile et totalitaire par les efforts de la pensée pour la dissimuler ? Comment peut-on espérer arracher les yeux de tous les hommes sur la Terre ?

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Miquel Mont

1. Je pense que la peinture est quelque chose qui a beaucoup à voir avec la tactilité, la matérialité, la présence physique, dont celle du corps. Qu’elle soit figurative ou abstraite, qu’elle représente ou pas, elle passe par ce qu’elle montre, comment elle est, comment elle a été posée, appliquée, traitée, à l’intérieur de quel dispositif elle fonctionne. C’est cette relation particulière, entre son matérialisme et la pensée qu’elle propose, qui me semble le plus intéressant à traiter. Elle est d’abord cosa mentale dans le fait que c’est une pensée qui s’incarne. En tout cas, c’est de cette façon que je l’approche, qu’elle soit ancienne, moderne ou contemporaine. 

2. J’ai toujours été intéressé par une peinture qui refuse de devenir image, de se transformer en icône. Pas simplement parce que je pense que la peinture n’a pas grand chose à voir avec elle, ou avec le lieu de l’image tel qu’on l’entend aujourd’hui. Nous vivons un monde où le capital est devenu image depuis un bon moment et notre rapport au visible s’est ainsi profondément modifié par la circulation accrue de ces images qui nous envahissent et assurent aujourd’hui l’existence des événements et objets. Il me semble que plus que jamais la peinture est un lieu où peut s’affirmer une expérience du réel et du visible qui est différente, qui invoque le regardeur autrement. Ceci n’a pas grand chose à voir avec un romantisme suranné, une revendication de l’expression subjective comme style ou encore l’utopie d’un espace en dehors du capital d’images. Ça se situerait mais plutôt dans un terrain où est possible, au moins dans sa pratique, une certaine résistance.

3. Je trouve que souvent sa défense publique, comme pratique, masque la nostalgie d’un retour à des catégories normatives de médiums, de sujets, d’attitudes, empreintes des valeurs qui, à mon avis, ne correspondent pas à notre expérience contemporaine. Il se trouve que particulièrement en France les institutions en général ne montrent le plus souvent qu’une peinture qui soit joue le jeu de la négativité (elle affirme son impossibilité), soit joue l’image avec des recettes « pop » souvent validées par le marché international. Ceci crée une tension parmi les artistes qui se revendiquent de cette pratique mais aussi une réaction parfois quelque peu corporatiste car c’est devenu très difficile d’en parler sur la place publique ainsi que de faire référence à tout ce qui se conformerait à sa spécificité. Car une partie du problème est que cette spécificité historique n’est plus valable, ni comme catégorie, ni comme modèle.

4. Je suis personnellement intéressé par toute une série d’artistes qui interrogent comment le geste, le rapport à la manipulation du matériel, de la peinture ou des choses auxquelles on peut la relier, et ce geste s’investit maintenant. Il me semble qu’il peut s’agir aussi de la place de la représentation quand c’est fait par des artistes qui appartiennent à des cultures, ethnies ou groupes sociaux qui n’ont pas eu droit à être représentés en tant que sujets. C’est ce qui est étrange encore, peindre des sujets continue à être un terrain intéressant après un siècle d’abstraction enfermé dans un discours formel qui a appauvri sa perception.

Par contre, ce qui me laisse pantois, c’est une très grande partie de cette peinture pseudo-critique vis-à-vis de la photographie et l’image que l’on voit énormément dans les foires et les galeries.

5. Je suis convaincu que le caractère manuel qu’elle implique est dans le monde où nous vivons, où tout ce qui nous entoure est fait par des machines, lui confère une force particulière. Ce qu’on fait de nos mains est aujourd’hui chargé d’une valeur spéciale, de subjectivité. Warhol le savait très bien et je crois c’est une des raisons pour laquelle il utilisait si « mal » la sérigraphie.

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Olivier Nottellet

 1. Difficile, voire impossible, de répondre à cette question qui suppose que j’aurais une idée préconçue de la peinture, or c’est justement parce que la peinture, au-delà d’être ce médium que je peux identifier en tant que tel, échappe à toute contingence, qu’elle m’intéresse. J’aime que la peinture me vienne à l’œil, qu’elle s’impose parfois dans des endroits où je ne l’attends pas, que ça soit au fond obscur d’une salle de cinéma, face à la coque usée d’un bateau en cale ou dans le reflet désintégré de ma voisine de bus. La peinture est un empire qui va de son évidence jusqu’à sa disparition en passant par des zones plus incertaines encore qui la maintiennent au bord de toute formulation dérisoire. Je me méfie beaucoup des espaces dédiés au « triomphe » de la peinture.

 2. C’est assez évident que la peinture peut ignorer l’image et s’en porter très bien. Après, il faudrait aiguiser ce concept d’image, qui lui même n’est pas aussi stable qu’on voudrait nous le faire croire. Le « carré noir sur fond blanc » de Malévitch est à lui seul un parfait résumé de ce que cette question n’a de mérite qu’à en demeurer une.

 3. La place manque ici pour répondre à cette question, c’est devenu tellement une monnaie courante que d’utiliser la peinture et son Histoire complexe comme une réserve sans fin à des rebondissements sans souffle qu’il vaut mieux ne pas mettre de noms ici et plutôt se réjouir, au lieu de s’énerver, que tant de légitimation passe obligatoirement par un adoubement fumeux à des mystères qui demeurent heureusement insondables.

 4. Tous les discours qui bousculent la peinture sont vivifiants, qu’ils me laissent, parfois, perplexes. Cela ne retire rien à leur salutaire taux d’oxygénation du débat permanent que convoque la peinture et le désir de la faire comme de la regarder.

 5. La peinture ne se maintient pas, elle est, elle a été , elle sera, elle nous fait, elle nous constitue. Ceux qui parle d’elle en évoquant sa disparition ne savent tout simplement pas la voir, la voir bouger, s’éclipser pour reparaitre plus insidieuse, plus forte ou au contraire muette, discrète comme un sourire.

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Pascal Pesez

1. En premier lieu il pourrait s’agir d’une période d’ « incubation »… Combien de temps cela peut-il prendre une telle période, qui peut prétendre le savoir, cela dépend de tellement de facteurs qui divergent selon les pratiques de la peinture. Cela travaille en nous, je veux dire le monde avec l’ensemble des forces et des énergies, même les plus ténues, et surtout les plus ténues. Il s’agit en quelque sorte de se forger une chambre d’enregistrement afin de saisir les expressions des phénomènes physiques que sont les vents, les ondes et les lumières, les densités tout comme les températures, les reptations, les envols, les vibrations… (Henri Duhamel : Le peintre est parti), tout ce champ opératoire qui agit sur la forme en même temps qu’il la traverse.

Incuber, engranger pour témoigner de cette étreinte avec le vivant, l’infra-vivant si mince soit-il.

Voilà pour commencer, avec quelle attention et quelle écoute du dehors et du dedans je veux avoir à faire. Une écoute qui souhaiterait ne rien éluder, ne rien privilégier, ne rien hiérarchiser, ne rien interpréter. Pourquoi cette onde à la surface plutôt qu’une autre, plutôt que celle qui la précède ou qui lui succèderait. Ce qui apparaît dans l’instant du surgissement. En témoigner, c’est se donner d’abord le temps de l’écoute et du recueillement. C’est accepter cette latence, pour ne pas dire cette vacance entre recevoir et remettre en jeu. 

À cette période de l’apparemment non peint succède le temps du faire qui peut se traduire de mille manières, mais qui, pour ma part, affirme la primauté du geste en tant que geste peint ou geste dessiné…

L’élaboration d’un tableau est avant tout une somme de gestes. Des gestes qui se succèdent en autant de possibles à articuler. Chaque geste est une proposition qui en appelle une autre. Un geste n’est pas fini en soi, il n’a de sens que par le suivant. C’est parce qu’il y a tous ces gestes qui se répondent, qui s’interpellent, qui se recouvrent, que petit à petit le tableau va pouvoir parvenir à son terme.

Au retard qu’impose le temps de l’œil et du recueillement succède celui de la chorégraphie des gestes. Jusqu’à la fulgurance.

Une peinture à plusieurs vitesses donc : ralentissement, accélération, point mort, marche arrière, emballement…, et selon différentes temporalités.

À y regarder de plus près, nous pouvons nous interroger sur ce qu’il reste de tout cela, de tous ces gestes déposés sur autant de supports. Tous ces agencements et configurations picturales… toutes ces traces pour quels devenirs possibles encore. J’imagine une peinture comme un réseau de fluidités qui témoignerait d’une multiplicité des points de vue et qui rendrait compte aussi d’une impossibilité à vouloir figer ce qui, par essence, est voué au changement et au mouvement. Au-delà du tableau, il est ici question d’un processus qui réclame son temps. De quoi un peintre a t-il le plus besoin, si ce n’est de temps pour pouvoir porter sa démarche à maturation ? Finalement un processus de création, c’est quoi ? De la pensée, de la matière et du temps que l’on manipule…

2. Cette question nous interroge sur la nature même de la relation que nous entretenons avec l’œuvre d’art… et dans quel rapport à l’espace et au temps cette relation s’inscrit-elle ? Cela pose la question de la rencontre qui diffère selon la nature de ce qui est appréhendé. Cela pose la question du spectacle. Que ce soit une performance, que ce soit un concert ou une chorégraphie, quelque chose s’inscrit dans une durée, avec un début et une fin, qui peut se répéter sans être cependant tout à fait le même. Alors que le rapport à la peinture, je pense aussi à l’écriture, induit une toute autre approche. Cette inscription dans une durée n’est plus effective. Le tableau, on vient le voir, on vient le revoir, il ne bouge pas, physiquement il reste le même, et paradoxalement ce n’est pas quelque chose qui nous fige et nous enferme dans un bloc d’espace-temps…

Quelle est donc cette présence à laquelle nous sommes « suspendus », qui témoigne de son ancrage dans le réel. Quel est ce « lieu » du voilement et du dévoilement confondus ?

En d’autres termes je pourrais revendiquer le caractère incarné de ces objets-présences que l’on appelle tableaux ou peintures et qui me concernant n’appartiennent pas au registre de l’image. Quel est donc ce lieu, cet espace pictural qui ne se résout pas, qui ne trouve pas sa finalité dans mon propre regard, mais bien au contraire ne cesse de se renouveler et s’approfondir en lui. Quelle est cette alternative au régime totalitaire de l’image et à ses systèmes de codifications où répit, retard et absence n’ont pas droit de cité. L’image par son omniprésence finalement nous aveugle… Quel est donc ce lieu de la peinture où le voir s’épanche et quelle est la nature de ce qui nous y est révélé…

La peinture est une histoire de couches et de recouvrements, de plis et d’empilements. Je ferais volontiers l’analogie avec l’inextricable agencement des tissus organiques, végétaux ou minéraux, toute cette architecture du vivant qui se produit inlassablement sous nos yeux qui est le plus effectif, mais ne se voit pas… La peinture nous rend tangible tout un ensemble de phénomènes très concrets mais aussi très ténus, très fugaces au seuil de l’imperceptibilité.

L’inframince (…) sera cette opération qui conduit au point critique de la conception et de la perception d’un monde, de sa configuration et de son épaisseur, juste avant son élision totale ou juste après son émergence, une opération capable de mettre en valeur des états limites, des seuils (seuil de visibilité, seuil de perceptibilité, seuil d’intelligibilité). François Jullien.

 Ce lieu pictural est aussi le lieu du retrait, du ralenti afin de mettre en suspens et de cristalliser ce vivant qui nous traverse et nous tient debout, face à… Lieu du passage, du déplacement, du basculement. Lieu par essence voué au mouvement, à la transformation, à l’incertain, à l’indéterminé…

5. À lire la définition de « se maintenir » dans le dictionnaire Larousse il conviendrait dès lors de s’interroger sur l’état dans lequel la peinture se maintient, contre vents et marées.

État de tableau, état de matière en prise avec la lumière, état de confrontation et de tension où se télescope un ensemble de faisceaux plastiques : lignes, couleurs, transparences, opacités… État suspendu où se cumulent des strates de perceptions et de sensations. État physique d’une véritable archéologie du regard où s’affirme sans démonstration et loin de toute ostentation la lente scrutation du réel et de ses étoffes, dans un jeu de pli et de déploiement inlassable. État de recouvrement et de subtil équilibre entre l’apparition, le surgissement et la disparition, l’évanouissement…

 C’est à ces quelques titres énoncés - la liste est ouverte - que la peinture se maintient, face à nous, face à notre propre regard, à notre capacité d’émerveillement s’il en reste. La peinture se maintient, elle continue de le faire vissée et suspendue au mur, mais pas seulement. Hors de l’ancrage vertical imposé par les cimaises, elle s’évade, se métamorphose et revêt de multiples aspects. De « Kiga » l’indienne en passant par l’énumération sidérante d’Opalka et jusqu’aux toiles blanches du chinois Qiu Shihua, la peinture va son chemin et témoigne de sa vitalité insolente.

 En se maintenant dans une santé remarquable après quelques enterrements plus ou moins cocasses et tout aussi lamentables les uns que les autres, la peinture se maintient, et, au demeurant, nous maintient également en lumière, en intelligence, aiguisant nos contradictions et nos esprits critiques.

 Elle nous maintient donc, libres, humains.

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Philippe Richard

1. Il y a deux types de peintures auxquelles/dont j’ai à faire : il s’agit tout d’abord des peintures que je créée et des peintures que d’autres peintres ont créées et que je suis amené à regarder. Ces dernières peuvent avoir été peintes il y a plusieurs siècles. Je passe beaucoup de temps à regarder de la peinture, le plus souvent des tableaux. La définition du tableau tel que je l’entends ici est plus large dans mon esprit que celle que l’on peut trouver dans les dictionnaires. J’y inclus les peintures sans châssis, les peintures non européennes ou même les peintures sans peinture. J’envisage dans cette enquête le tableau comme un élément mobile lié à la question de la peinture. 

Je passe beaucoup de temps dans les musées, les lieux d’art contemporain, les galeries et aussi dans les ateliers de mes contemporains, tant en France qu’à l’étranger. Quand je regarde un tableau, ce qu’il représente m’intéresse généralement peu. Je vis depuis sept ans avec une historienne de l’art, j’ai appris le plaisir qu’il y avait à décrypter les tableaux de manière iconographique. C’est très bien, c’est amusant mais ça n’est pas pour moi la question primordiale. Je regarde un tableau comme un objet physique. Il est constitué de divers éléments, parfois d’une ou plusieurs surfaces. Il peut être en trois dimensions. Ces surfaces que je qualifierais de picturales sont ce qui, en général, retient mon attention. Quand j’aime un tableau ou les tableaux peints par un artiste, il se produit une chose étrange, à savoir que j’ai la forte impression de connaître personnellement le peintre. Cela m’arrive parfois avec Chardin, Watteau, Holbein ou Manet pour ne citer que ceux que je connais le mieux en tant que personnes... Sur leurs tableaux, je vois leur regard, leur main, leurs intentions. Plus le tableau est fort, plus leur présence est palpable. Il n’est pas question ici de juger de chefs d’œuvre ou non. Je serais même tenté de dire que leurs défauts m’attirent aussi.

Quand je suis invité dans un atelier, c’est autre chose. L’artiste est, en principe, présent, lui aussi. Je regarde la peinture, les peintures, mais aussi la matrice, l’atelier, là où les choses se passent, se font, se défont. Il n’y a pas deux ateliers identiques. Certains sont très organisés, d’autres sont un chaos impossible à décrire. C’est un lieu très personnel, très intime. Ce qu’il y a de différent dans la découverte d’une peinture dans un atelier, c’est la sensation d’assister à l’apparition d’une forme, d’une idée, d’une pensée visuelle. Je regarde ce que le peintre me montre et je ne sais pas parfois comment nommer ce que je vois. C’est intriguant, c’est aussi ce qui se passe quand on enseigne le peinture à de jeunes praticiens. J’ai aussi enseigné la peinture pendant 10 ans à l’école des Beaux-arts de Rouen. Quelque chose émerge que l’on ne sait pas encore nommer.

Si je reviens à mon travail de peintre, les peintures, auxquelles j’ai affaire, sont donc les miennes. Elles m’encombrent en premier lieu. La question numéro un est comment m’en débarrasser. C’est une course perdue d’avance située entre la recherche de solutions plastiques et le flux ininterrompu de la pensée qui tend à donner naissance à de nouvelles peintures/objets aussi encombrants. Je n’ai pas le même rapport avec toutes les peintures que je fais. Je crois que je suis plus attaché à celles qui m’ont donné du fil à retordre, celles qui m’ont demandé de l’énergie et du temps. C’est compréhensible, en fait. Mes peintures sont peintes sur différents supports, occupent l’espace. La peinture que je fais est à la fois syntaxique et non verbale. Elle est un lieu de contradictions par excellence.

2. Oui, il existe d’après moi un lieu pictural. Celui-ci croise parfois celui de l’image mais les deux sont distincts et non semblables. J’ai participé en 2012 à une exposition organisée par des artistes autour de la pratique de la peinture en France. Cette exposition a donné lieu à une publication importante, un catalogue, qui a été conçu par certains artistes participants. J’étais l’un d’entre eux. Nous avons eu de nombreux échanges et conversations pour ne pas dire confrontations. Ce qui m’a frappé, c’est justement la différence entre certains qui concevaient leurs tableaux comme des images et moi qui pouvait envisager l’image de mes peintures, véhiculée par les médias contemporains mais pas mes peintures réduites à des images. Ce qui m’intéresse en fait, c’est ce lieu pictural. Je n’étais pas le seul à penser de la sorte mais nous étions une minorité. Quand je peins, il y a surtout des actions, de nombreuses interventions, de multiples recouvrements plus ou moins importants de la surface. Je recouvre, je reprends, j’efface. Ces errements sont inévitables, ils sont le résultat du manque de projet au départ. Je n’ai jamais d’idée sur ce que je vais peindre, il y a tout au plus une piste, un questionnement et celui-ci s’avère en général trop réducteur ou non adéquat. Ce qui m’intéresse, c’est la surprise visuelle, la forme qui apparaît, l’énigme à résoudre. C’est pourquoi je n’arrête pas de faire de la peinture.

3. Il se trouve qu’il y a des artistes qui pratiquent la peinture et envisagent la création uniquement du point de vue de « la peinture ». Pour eux, mis à part la peinture, tout ce que les autres artistes envisagent ou mettent en place n’existe pas ou alors les menace directement. Cela installe la pratique de la peinture dans un ghetto, la ringardise. Cette attitude n’aide personne. Je ne me sens pas proche de ce genre de comportement. La peinture n’est pas une religion. C’est une possibilité parmi d’autres qui se distingue par une histoire très riche et parfois pesante.

4. Toute idée nouvelle peut bouleverser les certitudes précédentes. Cela ne veut pas dire que tout change pour autant. Je crois au contraire qu’il peut exister au même moment des courants, des discours contradictoires, voire antagonistes, qui ont tous une pertinence. Il y a un proverbe arabe qui dit que la vérité est un miroir brisé dont chacun a trouvé un morceau. Ce qui compte, c’est ce qu’on fait, ce que chacun fait avec ou en dépit de ces discours. En ce qui me concerne, je suis très intéressé par le groupe Fluxus, j’adore le travail de Filliou. J’aime évidemment plus d’artistes peintres que non-peintres mais je ne crois pas dans les cloisonnements, les catégories, les chapelles. Tout cela est trop artificiel. J’aime bien la peinture de Herbin mais je ne supporte pas son attitude vis-à-vis des autres peintres de son époque, son sectarisme dans ses choix pour les Réalités Nouvelles. Si l’on vit à la même époque et qu’on fait un peu d’effort pour comprendre le monde qui nous entoure, si l’on s’intéresse aux travaux de ceux qui inventent et si l’on a envie d’agir pleinement sans se contenter de répéter les clichés ou les formes déjà existantes, il y a des chances pour que des créations, a priori sans lien ni relation, voire semblant opposées, aient en fait plus de points communs qu’une peinture d’aujourd’hui avec une peinture d’il y a un siècle. Plus encore, je crois en la singularité de la pensée, du regard ou de l’attitude. Plus qu’un discours ou une manière de faire, l’art est un lieu où ce qui compte le plus, c’est ce que l’on fait, un peu mystérieusement, dans son coin. Le dialogue arrive ensuite, les théories aussi.

5. Je ne sais pas. Je ne sais pas si la peinture se maintient au delà du besoin du marché pour des objets négociables et déjà assimilés dans leur forme depuis des siècles. Ma vision est assez pessimiste. Je fais de la peinture parce que cela me procure tout d’abord un grand plaisir, que je ne saurais pas faire autre chose et que cela me permet d’être plus proche des personnes et des objets qui m’entourent. Ensuite, il me semble que la peinture me permet de porter mon attention sur des choses imperceptibles. Chaque peinture devrait être une énigme, une chose qui résiste, un objet qui résiste, non-intelligible, n’appartenant pas a priori au langage verbal. C’est tout cela qui me paraît être vraiment très intéressant dans le fait de peindre. Bien sûr, la peinture n’est pas le seul médium à produire ce genre d’objet mais il y a une vraie pertinence à s’entêter à en faire. Faire de la peinture aujourd’hui est aussi pour moi un acte politique car la peinture que je fais se situe dans la catégorie « non efficace », à rebours de ce que le discours dominant tend à imposer. La peinture que je fais ne tend vers aucun but, aucun progrès. Elle est le témoignage d’une personne créant son propre espace, questionnant sa propre vie.

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Christophe Robe

1. J’ai à faire à toutes sortes de peintures, de bonnes et de mauvaises propositions. Un catalogue du champ de l’art contemporain en matière de peinture n’a pas beaucoup de sens à mon avis.

Je n’ attends rien a priori, attendre un type de peinture ce serait privilégier des propositions que je connais déjà or je préfère me laisser guider par la découverte.

2. Il existe des pratiques de la peinture qui tentent de ne pas faire image, d’autres pour lesquelles le devenir image de toute peinture est une évidence. Il me parait difficile de donner une réponse générale à cette question ; ce serait donner une définition a priori de la peinture, or chaque peinture propose une définition de ce qu’elle est.

Pour ma part, ce qui m’ intéresse dans la pratique de la peinture est sa spécificité quant à la manière dont l’ on peut produire un type d’images singulières qui ne me semble pas trouver d’autre lieu pour s’accomplir.

3. S’il s’agit de penser à des expositions dont le seul but serait de mettre en avant la peinture pour des raisons de stratégie bonne ou mauvaise et sans autre but, oui cela peut m’agacer.

Que l’utilisation de la peinture ( comme cas particulier), ou de toutes propositions plastiques comme argument ou simple exemple d’un propos qui se tient au-dessus des oeuvres et sans grand rapport avec ces dernières oui, souvent cela m’ agace.

Je ne suis pas pour autant certain de répondre à votre question, n’étant pas vraiment certain de la comprendre. 

4. Le discours sur la supposée mort de la peinture des dernières décennies , par exemple , m’a laissé perplexe, il est vrai. Sans grand sens le plus souvent, un costume de prêt à porter pour tenter de convaincre l’auditeur de l’autorité du locuteur. (Bien loin des débats des avant-gardes historiques pour lesquelles cette question me semble bien plus fondée ). Tout discours qui se donne comme une vérité en art me semble suspect, le plus souvent des œuvres viennent fort heureusement remettre en cause cette ’vérité’.

Cependant toute pratique ou discours qui oblige à reformuler, à repenser, à reconsidérer sa propre pratique est la bienvenue. Il me semble évident que la peinture n’est pas isolée du reste du champ de l’art et du monde en général et que, de ce fait, elle est en permanence bousculée. Cela à mes yeux est une bonne chose car cela oblige à redéfinir en permanence ce que peut la peinture, du moins ce qui est pour moi essentiel dans cette pratique particulière.

5. De la grotte Chauvet à nos jours la peinture est une pratique humaine qui a toujours perduré. Ce n’est pas un argument qui permet de justifier, il est vrai, que cela doive toujours continuer. Les enfants, la plupart du temps dessinent et peignent. Ce n’est pas non plus un argument. Il n’ y a aucune justification au fait que la peinture soit une pratique qui doive se maintenir. Mais il n’y aucune justification historique, technologique, morale, politique ou que sais-je, qui justifierait à mes yeux que la peinture soit une pratique qu’il faille arrêter.Si ce n’est de penser un monde où la pratique même de l’art disparaisse.

De plus ’la peinture’ est une notion qui n’a pas de sens en soi ; est peinture ce que nous désignons comme peinture à un moment historique particulier ( tout comme l ’art’ ), de ce fait elle peut se redéfinir en permanence et trouver sa place.

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Baptiste Roux

1. À une peinture qui se dégage des conventions de la modernité pour s’attaquer à des problématiques contemporaines. Elles peuvent être urbaines, corporelles ou sociales mais impliquent un jeu avec notre réalité actuelle

2. Il existe bien un lieu pictural que l’image ne peut pas reproduire. Cela peut être une matière picturale particulière qui ne peut pas être récupérée correctement par l’image. Il existe aussi une peinture qui se joue de l’image en la déformant ou en la détournant, tous les codes picturaux sont alors mis en œuvre, surface, matière, volume. En ce sens, la peinture peut s’inspirer de l’installation ou d’autre médium pour s’extirper de l’image. Enfin, il y a la fixité et la présence physique de la peinture qui s’opposent aux flots des images.

3. Même si la limite entre ce qui est de la peinture et ce qui n’en est pas devient plus fine qu’avant, l’utilisation de ce terme dans la photographie ou la vidéo pour indiquer une certaine picturalité est une erreur de vocabulaire qui à tendance à m’énerver.

4. Les pratiques qui tiennent compte de l’apparition de l’imagerie numérique, de matières nouvelles (ex : silicone coloré) ou encore de surfaces innovantes d’application de la couleur, me paraissent être des activités vivifiantes. Les discours décomplexées vis-à-vis des catégories abstraction/figure et du tableau/hors cadre ( extension de la peinture hors du cadre, peinture murale) me semble aussi ouvrir un débat intéressant

5. La peinture ne se maintient pas, elle reste un lieu inédit de contemplation du geste, du corps et de la pensée sur une surface.

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Sylvie Ruaulx

1. Si je savais à quoi je voulais avoir affaire, je ne serai plus ouverte aux nouvelles expériences. Je préfère donc me laisser la chance de découvrir la peinture sous toutes ses formes et ses époques. Mais, il est vrai, je m’intéresse particulièrement à la peinture en lien avec le volume. Une peinture composée dans l’espace, avec des matériaux qui nous entourent.

2. Si l’on parle de l’image comme sujet, celle-ci apparaît toujours à un moment donné, l’image pour moi est le reste, le souvenir de cet espace pictural. Par contre la peinture est de l’ordre d’une expérience du ici et maintenant.

3. C’est peut être lorsque je ressens le sentiment négatif de gratuité. Pourtant la gratuité comme pensée économique, un bien ou un service obtenu sans aucune contrepartie, me plait.

Mais, lorsque l’on présente une œuvre à un public, on demande de l’attention et par conséquent on se doit de réfléchir un minimum à ce que l’on fait.

4. Quoi qu’il arrive, j’aime être bousculée. Ce déplacement m’est nécessaire pour réfléchir et vivre de nouvelles expériences. Revenir sur le passé, sur ce qui s’est passé dans histoire de l’art et apprendre à travers cela, est une leçon tout aussi importante que celles de notre contemporanéité.

5. Parce que nous l’aimons. Elle nous ramène au silence, à l’intérieur de nous et au souvenir des images que nous avons eues pendant nos sommeils…. La peinture est une résistance au temps, elle n’a pas de langue, d’appartenance, elle n’impose rien (ou presque : un peu ou beaucoup de temps).

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Camille Saint-Jacques

1. Il me semble que cette question sous-entend que chaque peintre se trouve face à une peinture préexistante qui le regarde et le sollicite. Je peux me tromper, mais c’est ainsi que je veux la comprendre parce qu’en effet, je crois que chacun tente de comprendre de quelle peinture il est fait. Il ne s’agit pas d’une croyance métaphysique dans un au-delà surdéterminant. Si la peinture me fait tel que je suis, c’est dans la mesure où je suis de ceux qui voient plus particulièrement le monde en peinture. D’autres sont plus sensibles aux sons, aux volumes, à la danse… moi j’ai simplement tendance à m’appuyer sur mes expériences picturales de peintre ou de spectateur pour amplifier et magnifier ma jouissance de la vie.

Cela dit, on peut « voir le monde en peinture » et, comme la question le suggère, ne pas savoir très bien de quelle peinture il s’agit, parce que dans ce domaine aussi il est difficile de distinguer entre ce qui est et ce à quoi nous aspirons. Au cours des premières années, l’apprentissage de la peinture passe par une mimesis car l’émotion esthétique suscite spontanément la reproduction. Nous mettons souvent des années avant de comprendre la différence entre ce qui peut nous émouvoir en tant que spectateur et ce qui manifeste notre pneuma, ce souffle intérieur que les lettrés chinois appellent aussi Ch’i. Il n’y a guère que la pratique picturale qui, peu à peu nous met sur la voie de notre picturalité propre. Dans cette affaire, comme disait Marquet, ce sont les 70 premières années qui sont le plus dures !

Pour reprendre la formulation de la question, je dirais donc que la seule peinture à laquelle j’ai à faire et à laquelle je souhaite avoir à faire est celle qui est susceptible de rendre compte de la manière la plus sincère possible de mon existence sur terre. Bob Dylan dit justement que : « pour être révolutionnaire il suffit d’être d’honnête ». Je m’en tiens à cette éthique de l’art. Peu importe le sujet qui peint, sa vie, ses idées, ses choix… Ce qui est exemplaire, ce n’est pas l’existence, mais la manière d’en rendre compte, d’en faire partager l’expérience par le moyen de la peinture. Chaque jour j’essaie donc de ne pas tricher, de faire une peinture exemplaire pour mes semblables parce que toute existence humaine être instructive lorsqu’elle se révèle sans voiles. En tant que peintre, c’est cela que j’ai à faire.

2. Je ne suis pas sûr de bien comprendre la notion de « lieu pictural ». Il me semble que le monde entier est un lieu pictural possible. Certains aspects sont déjà répertoriés comme motifs par le plus grand nombre : un joli couché de soleil, le pont des soupirs à Venise, un paysage de montagne, les rues de Montmartre… Par timidité, faute de temps ou de compétence en peinture, le plus souvent nos contemporains s’en tiennent aux souvenirs photographiques. Mais la photogénique et le pittoresque ont beaucoup en commun.

Lorsqu’on a le goût de la peinture, le monde se révèle à nous de manière plus ou moins picturale. Chaque fois qu’une tranche de réel nous impose sa picturalité, il ne faut pas craindre de l’explorer, même lorsque le motif est déjà largement mis en image par d’autres. Que le motif soit original, banal ou bien passé jusqu’ici inaperçu, l’important est que notre émotion soit forte et qu’elle conserve sa qualité de prise directe sur le motif. Et, même si l’expérience que je fais du monde ne se manifeste pas de façon picturale ou bien que je trouve dans l’impossibilité de la traduire en peinture, rien de ce que je ressens du monde n’est pour moi a priori extérieur à la peinture parce que d’autres l’ont fait, peut-être à mon insu, ou le feront demain.

3. Non. Pourtant, il y a quelques années, la liste aurait été longue ! Aujourd’hui, je trouve normal que la peinture soit mêlée à tort et à raison à toute sorte de discours. Dans le pire des cas, c’est un hommage du vice à la vertu, et dans le meilleur c’est bien normal. Lorsque je regarde des peintures très commerciales ou flattant des idéologies totalitaires, par exemple, je trouve toujours le moyen de m’intéresser à des aspects qui me plaisent : le coloris, le dessin, la composition… Même si elles ne sont pas franchement assumées par le peintre, j’aime sentir les potentialités d’une œuvre, voir par où je pourrais aider si j’avais été le critique, le professeur ou le camarade de l’auteur.

En ce qui concerne les discours plus généraux opposant la peinture à d’autres types de pratiques, j’y vois souvent des querelles de chapelles et parfois même de boutiques. Je ne crois pas que la peinture soit attaquée d’une manière ou d’une autre, qu’elle ait à défendre sa « part de marché ». Que la peinture ait une place dans les « arguments » des uns et des autres est donc pour moi tout à fait normal.

4. Je ne vois pas bien comment « bousculer » la peinture, si on entend par ce terme une mise en péril. Cette pratique est universelle, c’est ce qu’on appelle un « invariant anthropologique », toutes les cultures, les époques, les ères historiques et préhistoriques, en témoignent. Les travaux de Philippe Descola ou de Jean-Marie Schaeffer, pour ne citer que deux francophones, posent justement la question de l’existence des conduites esthétiques et picturales dans le monde animal. Dans ces conditions, il ne faut pas prendre les gesticulations contemporaines sur la fin de la peinture trop au sérieux. Il est inutile de jouer à se faire peur, la peinture ne court aucun danger.

En revanche, en tant que peintre, l’évolution des pratiques artistiques et des sciences humaines me laisse souvent perplexe et c’est à mon avis très vivifiant. Ma capacité à prendre connaissance et à assimiler l’énorme masse de créations et de réflexions qu’offre le monde contemporain étant très limitée, je suis donc comme tout le monde : intrigué, parfois incrédule, d’autres fois séduit. Avec l’âge, je m’aperçois que là encore je me sers de la pratique de la peinture pour faire le tri : telle forme qui naît sous le pinceau et me surprend me rappelle soudain une lecture, un débat, une référence… C’est le filtre de la pratique qui met en évidence que la peinture est une pensée qui se voit.

5. Mais pas du tout, elle ne se « maintient » pas ! Qu’est-ce que ce « maintient » signifie ? Qu’il s’agirait d’une pratique qui aurait ses grandes heures derrière elle, qui irait cahin-caha vers son déclin comme la mosaïque ou la dentelle de Calais ? On peut ne pas apprécier l’opéra ou la danse contemporaine sans se demander si le chant ou la musique se « maintiennent », si la danse se « maintient ». Sur les 7 milliards d’hommes que compte cette planète, tous ont peint, dessiné au moins durant leur enfance, une grande partie d’entre eux continue de le faire tout au long de leur vie selon des pratiques innombrables, et il en est ainsi depuis la nuit des temps. Dans ces conditions, dire que la peinture se « maintient », ce serait gonfler le clochemerle parisien au rang d’avant-garde de l’humanité, ce qui est plus qu’improbable !

En revanche si la peinture ne se maintient pas, il est vrai qu’elle se transforme, connaît des avatars, change de statuts, de fonctions symboliques, de réseaux d’échanges… Rien ne dit, en effet, que l’usage du pinceau soit éternel et que la tablette graphique ne remplace pas la toile. Mais quelle différence ? Je ne vois là rien d’essentiel. Si j’utilise aujourd’hui un pinceau, d’autres peignent encore avec leurs doigts ou du sable, et rien n’empêche de peindre à l’aide de l’informatique. Le problème reste le même : témoigner de l’expérience d’un sujet face au monde.

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Daniel Schlier

1. À celle que je fais. Bien que celle que j’imagine soit bien meilleure. Mes copains sont photographes, sculpteurs, dessinateurs. Peu de peintres.

2. La peinture n’est pas liée à l’image. Figuratif ou abstrait sont des reflets de l’époque, la pratique de la peinture ne se réduit pas à ces seules définitions. Leroy était fasciné par la lumière de Mondrian, Soulages a fréquenté Picabia, Pearlstein et Warhol étaient amis, Beuys a formé des peintres. 

3. Au contraire. Toute utilisation de la ’peinture’ pour la dénier, la détourner ou la retourner comme un gant sur elle-même n’est que la manifestation d’une insurpassable difficulté à la comprendre par ceux qui en font leur cible. Le problème n’est pas la peinture, mais celui qui en parle.

4. Tout : la vie, l’art et l’histoire des hommes bousculent et revivifient la peinture. Tout, comme pour le roman, pour la musique de chambre et la poésie. Tout contribue à nourrir ces activités essentielles. La peinture se meut entre pensée archaïque et contemporanéité absolue.

5. Voir ci dessus...

En forme d’addendum  : 

  • ’Naviguant’ entre la France, la Suisse et l’Allemagne, je ressens que ces questions renvoient à une difficulté spécifique de la scène française qui souvent se cherche entre Montmartre et Montparnasse. La question de la survivance, de la vitalité et de la nécessité de la peinture ne se pose pas dans ces pays — et d’autres auxquels mon activité de professeur m’ont confronté (Scandinavie, Italie, États Unis) dans le cadre d’invitation Erasmus. Mes amis artistes de ces pays se considèrent en tant qu’ artistes et non en tant que peintres, sculpteurs, photographes, etc. Seuls engagement et qualité de travail priment dans la relation et les formes actuelles (vidéos, numériques et autres) ne sont en rien des adversaires ou la dernière tendance à suivre mais ’que’ des extensions de la pratique de l’art. 
  • La France a toujours porté les ’marqueurs’ de la modernité comme étant insurpassables (Le France, Duchamp, le Concorde, la fusée Ariane, le Centre Pompidou, le Palais de Tokyo...) et obligeant les peintres et leur sombre héritage collaborationniste (Derain, Bérard et autres) à porter une croix lourde alors que les surréalistes étaient aux USA. 
  • Heureusement que Lucian Freud est anglais et Sigmar Polke allemand. Je me demande qui les aurait exposés en France s’ils avait été natif de Quimper, Sisteron ou Mulhouse.
  • L’exposition Les formes simples (Beaubourg Metz) vous accueille avec cette phrase définitive de Duchamp haranguant Léger et Brancusi : « La peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? Dis-moi tu en serais capable, toi ? ». À noter que les organisateurs de l’expo ont supprimé de la citation : « La peinture est morte »... Peur de peintres djihadistes ? ou politically correctness ? Faut-il rappeler à Duchamp que de son vivant on a inventé l’avion à réaction et que des fusées sont allées dans la Lune ? À mort, l’hélice.
  • Il y a 15 ans dans un entretien au Monde, Boltanski fasciné par son fax disait à son intervieweur que les jeunes artistes ne réalisaient pas les capacités de cette nouvelle technologie. Ben oui, on jouait avec nos premiers Mac, mec... et je broie mes couleurs à l’huile moi-même et je l’enseigne à mes étudiants (broyer les couleurs et photoshop...).
  • Le marché de l’art français est l’un des plus forts du monde. Combien de villes peuvent se vanter d’avoir des galeries âgées de 50/60 ans voir plus (Carré, Leiris, Denise René, etc.).

Pratiquement toutes les galeries ont dans leurs équipes des artistes allemands, américains (souvent peintres d’ailleurs...). Je peux citer trois amis peintres allemands qui m’ont confirmé que leur économie reposait au 2/3 sur Paris et non sur Berlin ou Munich. Il faut abattre certaines mythologies actuelles du paradis pour artistes que sont les USA, l’Allemagne ou autres. Évidemment si les collectionneurs français trouvaient normal de dépenser 500 000 euros pour un artiste français... 

  • Gagosian à ouvert une antenne en France pas en Allemagne, naïfs les hommes d’affaires américains ?

Ces petites réflexions légères pour souligner que ce complexe franco-français est surtout un frein au plaisir de découvrir et d’inventer de nouvelles situations. Il ne s’agit plus de se projeter dans une perspective historique linéaire avec en visée le dernier gadget technologique garant d’une pensée ancrée dans la modernité mais bien de faire son boulot avec une conscience élargie du monde.

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Soizic Stokvis

1. Ce qui m’intéresse dans la peinture ce sont les transversalités. Si l’on doit définir la peinture, il me semble que la photographie, la sculpture, l’assemblage peuvent participer de la « peinture ». Une sculpture linéaire par exemple peut se définir comme « un trait dans l’espace, une image peinte dans l’espace ». L’utilisation de mediums différents m’intéresse. L’utilisation des détournements, l’utilisation de l’informatique, par exemple me semblent intéressants. Le support ne sera pas forcément une toile, ou du papier. La peinture peut investir la ville, ses surfaces multiples.

2. Oui, mais « l’image » n’est-elle pas ce que l’on voit, plutôt qu’un support délimité, travaillé ?

La projection d’une image par exemple constitue une image en soi, éphémère. Un lieu donné peut constituer une image. Une image peut être décrite, sans qu’elle n’existe. Tout détournement d’une réalité est une image. Le mot imaginaire porte en soi l’ « image ». L’image captée peut dépasser la réalité, en révéler une autre. J’aime les l’hybridation des domaines traités, la confusion des repères, la création de nouveaux « langages, ou univers » à partir de détournements, de constructions, de principe d’échelle différents.

3. Je pense à une peinture que je qualifierais de « 
référentielle », regroupant pêle-mêle des emprunts d’images glanées sur internet, avec une prétention historique. Il me semble que ce genre de narration reprend les principes des peintres « pompiers ». La peinture transcrivant fidèlement des photos trouvées sur internet posent pour moi le problème de l’emprunt photographique, si l’analyse n’est pas poussée plus loin.

4. La mise en cause de la peinture à partir du 20ème siècle me semble un débat intéressant. Elle oblige à redéfinir la peinture, par rapport à d’autres médiums : vidéo, photo, œuvres digitales. Je ne crois pas que la peinture soit « morte ». Tout a été fait, et tout reste à faire. Je pense que la peinture au sens large est semblable à une écriture. La rejeter en bloc serait annihiler l’alphabet d’une langue.

L’outil qu’elle constitue, la peinture en tant que médium ne préjuge en rien de l’usage qu’on en fait.

5. Pourquoi l’écriture se maintient-elle, malgré les moyens audiovisuels déversés à haute cadence au moyen des différents vecteurs des mass médias ? serait l’ équivalent d’une telle question. Je crois que l’image peinte, ou son équivalent, appelle une perception et analyse « durable » qui permet de s’imprégner d’une intention, d’un concept d’une représentation, d’une narration ou d’une abstraction. La persistance de la peinture est due à sa résistance à l’immédiateté de la chose « consommée », telle que nous en avons pris l’habitude. Le déversement constant d’images et d’informations mises à plat ne permettent pas au regardeur une véritable analyse, ou un questionnement, un approfondissement d’un concept ou d’une représentation. La peinture est un antidote au flot d’images à sensation dont nous sommes tous devenus consommateurs. La peinture conserve une part de mystère de par sa planéité, par la lenteur aujourd’hui paradoxale de sa technique, et l’infinité de possibilités d’univers qu’elle peut révéler.

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Éric Suchère

1. Pour ce qui est de celle à laquelle j’ai affaire, j’aurai bien du mal à la déterminer comme elle est multiple (abstraite, figurative, lyrique, distanciée, etc.), mais j’évoquerai, quand même, pour la période contemporaine, une grande pauvreté et une réduction des enjeux picturaux à quelques petits effets à la mode. Pour ce qui est de celle à laquelle je souhaiterais avoir affaire, je n’ai aucune attente et toute forme prédéterminée a priori me semblerait peu souhaitable. Ou : je souhaiterais avoir à faire avec des chefs-d’œuvre mais ils sont rares.

2. La peinture contemporaine (ou les peintures contemporaines) n’a (n’ont) pas à se déterminer contre ou avec les images et ce débat sur une peinture qui se différencierait des images me semble être un relent démodé du modernisme. La peinture peut traiter des images – elle l’a suffisamment fait – mais dans un mode spécifique – le fait qu’il s’agisse d’un peu de matière… on connaît la rengaine. Après, s’il existe un lieu du pictural, je n’en sais rien comme le pictural ne me semble pas être détectable à l’aide de critères fixes et que je ne sois pas sûr que l’on parle toujours de la même chose. J’ai, un peu, l’impression de savoir ce qu’est une peinture quand je me trouve devant – qu’elle soit bonne ou mauvaise – mais je n’ai aucune idée de ce qu’est le pictural. Sinon que, déformé par plus d’un siècle de modernité, j’ai tendance plus que d’autres à regarder la surface. Est-ce un symptôme de picturalité ? Je n’en suis pas sûr.

3. Je n’ai pas d’exemples précis sinon que je suis ennuyé par ces débats autour de « la » peinture – d’autant plus que j’y ai moi-même participé. J’entends ennuyé de devoir m’excuser quand je regarde une peinture ; ennuyé de devoir expliquer que ce n’est pas parce que c’est de la peinture que c’est plus intéressant ; ennuyé de devoir rappeler que la peinture reste le mode de production majeur d’art dans le monde ; ennuyé de voir que la peinture qui me semble la plus médiocre soit celle qui domine le marché de l’art… J’aimerais juste que l’on arrête de regarder la peinture comme une chose si spécifique – elle a, simplement, une histoire plus longue que les autres pratiques (sculpture exceptée) – et que l’on cesse d’encenser ou de dénigrer simplement à cause du médium.

4. La peinture n’étant pas une chose homogène, je ne vois pas ce qui pourrait la bousculer en bloc. De Vincent Corpet à Richard Tuttle en passant par Peter Halley, il y a de tels écarts de pensée… Comment penser « la » peinture ? Cela me semble impossible. Après avoir dit cela, il me semble que Adieu au langage de Godard, par exemple, ne bouscule pas seulement la peinture – je mets l’article défini pour aller plus vite –, mais également le cinéma, la vidéo, la littérature (mais pas la sculpture) et me semble vivifiant.

5. Pourquoi ne se maintiendrait-elle pas ? Elle se maintient parce que des gens en font et parce que des gens en regardent et comme il y en a beaucoup qui en font et beaucoup qui en regardent…

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Cédric Teisseire

1. Ma pratique est résolument picturale et est en même temps d’un autre ordre. Avant de désigner un objet que l’on confond bien souvent avec le tableau, la peinture est une matière. Il est donc probable que l’objet produit par cette matière dépend d’elle, de ses qualités, de sa physique. Il y a donc là matière à se penser ou à penser le monde par le reflet qu’un tableau peut produire. Mon approche de la peinture est donc matériologique en tant que phénomène donnant un sens à notre rapport au monde.

2. La peinture constitue en tant que telle une réalité double ; celle tangible et palpable sujette aux vicissitudes de ce monde et une autre plus intérieure, intime s’ouvrant vers des fictions personnelles, ontologiques.

L’acte de peindre, la couleur, le tableau, les intentions et la composition forment un ensemble indissociable à la réflexion sur la peinture où la prédominance du réel prend une place essentielle. En multipliant les positions, les points de vue sur cette pratique, j’essaie de me résoudre à en assumer les contingences, à en démasquer la part muette qui échappe à toute volonté et qui se révèle au-delà de tout dessein. La position simultanée d’acteur et de spectateur dans la construction d’une peinture, d’un tableau ou d’un dispositif impose un grand travail de préméditation et donne une autonomie certaine au résultat final. C’est pourquoi, dans ma pratique, le lieu de la peinture se situerait plus dans la fonction écran ou miroir que dans le ’faire image’.

Mes tableaux ou installations ne sont pas à voir comme un résultat mais bien comme un processus en plein recommencement. Comment pourrais-je faire autrement sachant que la peinture est le médium de la tradition, de la mémoire mais aussi du renouvellement ? Pas de celui que l’on pourrait comprendre avec l’apparition dans l’histoire de la modernité de nouveaux médiums tels que le cinéma, la vidéo, la photographie, les technologies numériques… où d’aucun voudrait qu’un clou chasse l’autre, mais plutôt dans l’action incessante de rejouer sa propre image, avec ses propres archaïsmes ; par les actes élémentaires d’être dans la peinture. La question de l’origine est inhérente à la peinture et s’impose dans une perpétuelle réitération : la notion de la peinture c’est la peinture. Non pas comme un métalangage, en circuit-fermé mais bien comme une surface composée de matières reflétant l’environnement dans lequel elle évolue et ouvrant de nouveaux espaces au monde, aux individus.

3. (Sic) Toutes les techniques de marketing et de publicité et la sur-utilisation de la couleur sur les murs dans les scénographies des grands musées.

4. La notion du « figural » par François Lyotard et celle de Didi-Huberman sur la « figuralité » me semblent vivifiantes et un contrepoint intéressant à la Post-modernité.

Mais aussi cet aphorisme d’Ambrose Bierce, « Peinture : art de protéger les surfaces planes contre les intempéries tout en les exposant à la critique. »

5. La Cosa mentale.

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Arnaud Vasseux

1. Je regarde la peinture dans les lieux où elle se trouve, qu’ils soient anciens ou récents, dans les ateliers, les galeries, dans les musées, sur toile ou à même la pierre, dans les villes comme dans le fond des grottes. 

2. Cela dépend de ce que l’on entend par image. « Un lieu pictural » m’évoque un espace dédié à la peinture. D’une certaine manière, un morceau de tôle peut faire peinture.

4. Il y une obsession en France (uniquement !) chez certains experts bien installés qui consiste à proférer que la nouveauté passe par l’abandon des pratiques traditionnelles : peinture et sculpture. Cette idée continue de faire des ravages peut-être par ce qu’elle dispense de se pencher sur une longue histoire des arts. Elle contribue par ailleurs à former une image de l’art français empêtré dans des faux problèmes. Ceci dit, cela ne m’inquiète pas, cela m’ennuie.

5. Parce qu’il y a des peintres et un public pour la regarder et l’apprécier dans le monde entier.

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Emmanuelle Villard

1. Je souhaiterais avoir à faire à une peinture qui ne relèverait pas des phénomènes de mode, qui ne se satisferait pas de se présenter comme un produit fini auto satisfait, qui serait complexe et singulière tout en étant concernée par l’histoire de l’art et par les qualités inhérentes au médium.

2. Je ne suis pas sure de bien comprendre cette question… Mais il m’apparaît en effet qu’il existe quelque chose comme « un lieu pictural » qui se trouve à des années lumière de celui de l’image, ce dernier agissant comme un trou noir sur le premier.

3. L’œuvre d’Olivier Mosset en général et en particulier la manière dont une grande partie de la critique française s’en sert pour parler de peinture aujourd’hui.

4. Il y a 20 ans, les discours sur la mort de la peinture (en France) me laissaient perplexe, mais ils m’intéressaient et me donnaient l’envie d’aller à l’atelier.

Aujourd’hui, il me semble qu’en dehors du brouhaha émis par les gros collectionneurs qui entrainent à leur suite la pluparts des critiques, institutions et galeries, les discours qui perdurent sont des discours de « proximité », entre cercles de connaissances. Ceux là continuent bien heureusement à vivifier.

5. Cet automne à Paris il y a beaucoup de peinture dans les galeries. Elle apparait peut-être à ces dernières comme une solution en période de crise étant moins cher à produire, elle moins chère tout court. Elle est peut-être plus facile à collectionner aussi, car elle conserve malgré tout son statut décoratif et peut se stocker facilement.

 J’aurais envie de savoir pourquoi il y a encore des peintres …

Je sais en partie seulement pourquoi je continue à m’y coller.

Parce qu’elle n’est plus un art majeur, je la vois comme un domaine de liberté offrant de multiples possibilités. Elle peut relever du bricolage comme du combat. Elle peut se faire dans l’ombre et avec peu de moyens, comme si elle avait le pouvoir d’exister en dehors des contraintes économiques. Elle peut résister au flux des images car toujours difficile à documenter. Elle demande du temps, celui de l’artiste mais aussi celui du spectateur. Et aussi parce qu’elle permet de travailler avec l’histoire tout comme de relever de la petite histoire.

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Pour citer cet article

, « Ralentir peintures : réponses à un questionnaire ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.

http://pratiques-picturales.net/article30.html