La peinture : une possibilité négative ?
Résumé
Restitution très partielle et partiale d’une quarantaine de réponses reçues à un questionnaire adressé à des artistes, des critiques et des philosophes. Ces réponses — plus particulièrement les réponses à la cinquième question : « Pourquoi la peinture se maintient-elle ? » — dessinent un engagement dans la peinture qui revendiquerait une temporalité partagée entre une origine, lieu de légitimation, et un présent arrêté : puisque la peinture est toujours déjà-là, faisons de la peinture. La peinture aurait ainsi acquis une inefficacité active, qu’on pourrait appeler, sous la forme d’un oxymore, une possibilité négative.
Plan
Texte intégral
Dans un moment de lassitude et de doute, peut-être d’exaspération brouillonne, j’ai établi le questionnaire suivant :
1. À quelle peinture avez-vous affaire ou souhaitez-vous avoir affaire ?
2. Vous apparaît-il qu’il existe quelque chose comme « un lieu pictural », qui serait ou ne serait pas celui de l’image ?
3. Pouvez-vous donner des exemples où l’utilisation de la peinture comme argument vous a énervé(e) ?
4. Y a-t-il des pratiques ou des discours qui, parce qu’ils bousculeraient la peinture, vous laissent perplexe ou vous semblent vivifiants ?
5. Pourquoi la peinture se maintient-elle ?
Il a été envoyé à environ 150 contacts, artistes peintres principalement et quelques critiques qui ont toujours eu un regard plus ou moins appuyé envers cette pratique. Les quarante-sept réponses reçues ne sont donc qu’une ligne d’horizon flottante. Et même si leur nombre peut être significatif, autant que les silences ou les non-réponses, peut-être faut-il voir de manière modeste que ces réponses sont aussi déterminées par des amitiés et des proximités et ne balayent pas un spectre suffisamment large.
Une autre prudence est à signaler : il n’est pas possible de restituer ici l’ensemble des réponses et la lecture proposée court tous les risques de l’interprétation ou même de la déformation, d’autant plus que j’ai craint soit d’y croiser des préoccupations qui sont les miennes, soit d’y découvrir que mes préoccupations ne trouvent pas d’échos dans ce qui s’y énonce. Le choix des extraits des quelques réponses qui sont citées est sans doute aussi critiquable. Il ne permet pas toujours de saisir la totalité de la réponse (il faut se reporter à la publication des réponses), mais surtout le tissage que j’ai opéré porte certainement la marque de mon étonnement devant un ensemble de réponses qui, m’a-t-il semblé, étaient convergentes et établissaient une sorte de consensus : un consensus qui ne me semble pas vérifié en regard des pratiques.
Les questions elles-mêmes peuvent être interrogées. Délimitent-elles un territoire fermé ? Ou un territoire tellement labouré qu’aucune question ne puisse plus y avoir de portée ? Ou encore un territoire où les pratiques ont définitivement supplanté les jeux de la parole, les ont lissés ou les ont rendus flottants et sans efficience ? Peut-être, ces questions, étaient-elles caractéristiques d’un moment d’énervement contre sa propre pratique, en se convainquant qu’un certain nombre d’entre elles ont été évacuées trop vite pour pouvoir continuer à peindre dans un relatif confort. Disons simplement que c’était lancer quelques traits à d’autres artistes, de manière imprudente, pour se réassurer soi-même dans sa propre pratique sous le prétexte de saisir quels étaient leurs engagements. Par simple curiosité aussi, pour savoir s’il y a un lieu de partage entre les peintres ou pour, plus généralement, saisir les attitudes qui désignent les peintres, comme l’énonce simplement Emmanuelle Villard :
« J’aurais envie de savoir pourquoi il y a encore des peintres … » [1]
Il me semblait également que se délaye de plus en plus une parole sur la peinture qui n’est pas celle des peintres et que ceux-ci partagent une prudence et un embarras à exprimer leurs convictions. À exercer une parole qui déborde de leurs propres pratiques. Confirmation m’en a été faite d’ailleurs par différentes réponses et échanges avec quelques artistes à propos de leur hésitation à répondre ou de leur préférence affirmée de ne pas répondre. D’autre part, ce silence des peintres, alors qu’à nouveau la peinture regagne les cimaises, ne s’oppose pas aux discours convenus qui fleurissent autour de la peinture et à leur incapacité à se saisir de ce qui est donné à voir. Discours le plus souvent oublieux de l’histoire récente ou plus lointaine de la peinture, ou ressassant de vieilles antiennes, catégories, codes, vocabulaires… qui trébuchent aussitôt qu’on les mesure avec son regard.
Se posait donc la question de savoir si cette continuité des discours ne cache pas, par défaut, un trou noir, un manque : faut-il inventer un nouveau langage pour parler de la peinture ? Comment exprimer une autre distribution du rapport entre le langage et le visuel ? Ou quelle est cette nécessité d’énonciation, avouée ou non, qui emprunte les chemins de la peinture ?
Car il y a bien un pluriel dans les pratiques et leur énonciation : pour les pratiques, c’est une évidence bien que la tendance actuelle est, sous des pressions diverses, de le masquer ; pour l’énonciation, les réponses et les non-réponses au questionnaire permettent de distinguer globalement les artistes qui sont arrimés à la peinture et ceux, qui ne trouvaient aucune pertinence à répondre à ces questions lors de nos échanges, parce que dans leur pratique diversifiée le médium utilisé est indifférent : il s’agit la plupart du temps de choisir dans la boîte à outils disponible un médium selon l’image à produire.
Après cette longue introduction, je préciserai encore que cette tentative de restitution, qui ne portera que sur une seule des questions posées, n’est qu’un fil qui invite, je l’espère, à lire autrement ce jeu de questions et de réponses, certains artistes ayant d’ailleurs reformulé ces questions avec élégance comme Dominique Gauthier au début de chacune de ses réponses :
« 1. Faire de la peinture aujourd’hui, demain ? 2. L’image ou autre chose ? 3. Enervé ou accablé — la peinture instrumentalisée ? 4. Relance, ou déjà lancée ? 5. Pertinence de la peinture ? »
Pourquoi la peinture se maintient-elle ?
Je n’évoquerai donc que quelques pistes principalement liées à la cinquième question : Pourquoi la peinture se maintient-elle ? « Maintien » ou peut-être « pertinence » comme le suggère Dominique Gauthier, qui font surgir aussitôt un faisceau d’interrogations : que faisons-nous en peinture ? Et trop vite, la dérive d’un « Que sommes-nous en peinture ? » en « Qui sommes-nous en peinture ? » ou pour ne pas esquiver la temporalité induite, « Que sommes-nous devenus en peinture ? »
Cette question a tendance à gratter l’épiderme des artistes et sous couvert de l’évidence de la pérennité de la peinture, a appelé en réponse l’humour :
« Ah bon, elle se maintient depuis qu’elle est revenue alors qu’elle n’était pas partie ? Je ne sais pas, mais au cas où elle ne se maintiendrait pas je ne saurais pas non plus pourquoi. » Pierre Mabille
ou l’ironie, légèrement énervée :
« Voila une question typiquement française qui perdure depuis 50 ans, la bonne question pourrait être : pourquoi cette question se maintient elle (ou ceux qui la posent) ? En effet, de quoi est-elle le symptôme ? Car qui pose la question du maintien ? Ceux qui veulent qu’on se tiennent bien ? Donc cette question est intimement liée au lieu où elle est posée, ici l’université pose la question ou se permet de poser la question du maintien (droit). On frémit à l’idée des questionnaires suivants posés par les autres disciplines : pourquoi la danse se maintient-elle, le théâtre, le risotto, le fait de raccommoder les pulls, le vélo, le jeu de cartes, le dance floor, les boucles d’oreilles, la sexualité, les dictaphones…
Heureusement il n’y a pas encore de discipline du risotto, il échappera à la question de son existence (on l’imagine bredouiller au fond de la marmite, arrête de me touiller, tu me fais exister ! et par là tu me maintiens !). Par contre la sexualité, ce n’est pas dit qu’on nous pose pas la question de son maintien relativement rapidement (et je dois dire qu’imaginer un professeur me poser la question du maintien (droit) de ma sexualité n’est pas pour me déplaire). » Jérôme Boutterin
Si la réponse de Jérôme Boutterin imagine que l’université est une entreprise de production de tuteurs, tuteurs pour le risotto autant que pour la peinture afin qu’ils se tiennent « droit » ou restent dans le droit chemin, elle établit cependant une joyeuse et convaincante liste d’équivalence qui aurait tendance à « socialiser », si ce n’est à « naturaliser », la peinture au même titre que le corps, la parole, l’alimentation, les usages ordinaires, le jeu, les accessoires de mode et la sexualité. Enfin, dira-t-on en s’enthousiasmant, la peinture est descendue de son piédestal. Mais il n’est pas certain que lorsque d’autres artistes disent que « la peinture n’est pas fixe » (Nicolas Chardon) ou qu’« elle mute » (Max Charvolen), ce soit dans l’esprit de cette ouverture et qu’ils se félicitent d’y perdre la main ? Il n’en reste pas moins que ce retour à l’envoyeur est semblable à un rideau de théâtre qui retombe : fin de la question. L’hésitation à la poser est cependant rappelée par Daniel Schlier :
« L’exposition Les formes simples (Beaubourg Metz) vous accueille avec cette phrase définitive de Duchamp haranguant Léger et Brancusi : « La peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? Dis-moi tu en serais capable, toi ? ». À noter que les organisateurs de l’exposition ont supprimé de la citation « La peinture est morte »... Peur de peintres djihadistes ? ou political correctness ? » [2]
Maintien ou mort de la peinture ?
Cette question relancerait donc l’affirmation récurrente de la mort de la peinture. Le pas est franchi trop rapidement entre le maintien et la mort de la peinture. Le dictionnaire donne pour « se maintenir » une définition simple : « rester dans l’état ». L’interrogation se porterait donc plus sur « ce qui reste » (la longue chaîne de l’histoire de la peinture) et sur ce qu’il en est actuellement de l’« état » de la peinture. Est-elle restée dans son état, la peinture ? Ou est-elle déjà ailleurs, hors de son état, dans l’affirmation d’un autre état ? Si on cherche ensuite la définition de « maintenir », on trouve principalement deux sens, en dehors même que dans « maintenir » il y a un écho à « maintenant » et « à tenir par la main » [3] :
- « Manière d’être extérieure d’une personne (démarche, gestes, expressions) manifestant ses habitudes sociales, ses dispositions morales ou son caractère. »
- « Action de maintenir. Le maintien d’une candidature, d’une inculpation. »
Ces deux sens peuvent être détournés à propos de la peinture et ouvriraient les questions suivantes : Quelle serait une manière d’être extérieure d’une peinture ? Quelles seraient ses habitudes sociales ? Quelle serait cette action de se maintenir, c’est-à-dire de redoubler l’affirmation d’une action et d’une présence ? Ou pour le dire vite quelle est la raison qui fait que nous nous engageons en peinture, que nous y trouvons une nécessité et un plaisir, qu’elle agit par sa présence, qu’elle est également nécessaire pour certains regardeurs – et pas nécessairement comme objet d’ameublement.
Enfin pour revenir sur « la mort de la peinture », une question bien française, il serait plus juste de dire qu’après avoir été américaine, c’est son caractère interminable qui est français. Cette mort de la peinture est évoquée tardivement en France, exceptée dans les premiers textes militants de Pierre Restany pour imposer les Nouveaux Réalistes. Et c’est un pâle reflet de « la mort de la peinture » telle qu’elle fut annoncée aux États-Unis dès la fin des années 1960 avec l’apparition du minimalisme et de l’art conceptuel et dont un texte, The end of painting, du critique américain Douglas Crimp publié dans la revue October en 1981 est sans doute le dernier sursaut. Ce débat aux États-Unis marque le point d’origine d’une génération de peintres américains comme Julian Schnabel, Steven Parrino, Peter Halley ou encore Robert Longo. C’est par exemple ce qu’affirmera Steven Parrino : « Quand j’ai commencé à travailler à la fin des années 1970, la sentence qui avait cours à propos de la peinture était qu’elle était morte. Animé par un intérêt nécrophile, je me suis saisi de la forme pure de la peinture – le monochrome – et j’en ai bouleversé la surface » [4]. Schnabel, Longo ou Peter Halley feront le même témoignage et y trouveront, disent-ils, une liberté. [5] La réaction des artistes américains face à cette fin supposée se construira avec et dans leur propre pratique : ils rechercheront une forme de violence plastique pour répondre à la violence des attaques contre la peinture, tout en détournant et en reprenant l’héritage pictural des décennies précédentes.
La situation française n’a pas fait naître le même genre de réaction. Quand la Nouvelle Figuration est apparue au début des années 1980, elle ne se positionnait pas face à une mort supposée de la peinture, mais elle répondait par un retour à la figuration dans une généreuse ébullition à une lassitude perceptible face à la déconstruction de la peinture et aux propositions conceptuelles. Était-ce une question de changement de générations ? Était-ce parce que les années 1980 ont été en France simultanément le moment de la mise en place de l’organisation institutionnelle de l’art contemporain et celui de l’internationalisation du marché de l’art ? Ces deux raisons sont certainement insuffisantes pour faire l’inventaire d’une situation où Paris s’aperçoit enfin qu’il a perdu sa place centrale, mais il s’agit d’un autre débat…
Donc la peinture est morte et maintenue morte pour préserver sa puissance, répond Karim Ghaddab :
« Elle se maintient précisément parce qu’elle est toujours déjà une chose morte. Je ne crois pas du tout à l’exposé didactique qui explique une supposée crise de la peinture par la concurrence de techniques plus efficaces ou plus rapides, propres à notre modernité technicienne. Dès les premières lignes du livre XXXV de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien souligne que si la peinture a été un “art jadis illustre”, elle est désormais “complètement tombée en désuétude”. Il écrit cela au Ier siècle après Jésus-Christ ! […] Elle survit et surgit sur un mode fantomal comme une obsession, un souvenir ou un regret et n’est plus soumise aux lois du temps ordinaire. Comme les spectres, elle se nourrit de l’effroi qu’elle inspire et gagne en puissance à mesure qu’on essaie de la chasser. »
L’intemporalité de la peinture
En écho à l’attitude de Steven Parrino, réjouissons-nous puisque la peinture est morte, elle ne rend compte désormais plus qu’à elle-même. Elle est spectrale - sans doute un peu trop ailleurs pour que nous puissions la saisir. Cette mort offre un avantage : la peinture n’est plus soumise à la pression temporelle, elle est autant préhistorique que contemporaine, elle est toujours déjà là. Le geste partagé et incessamment repris du peintre tisse un fil ininterrompu de la préhistoire à nous. L’intemporalité de sa pratique et la nécessité pour l’individu de s’exprimer, de laisser une trace, comme l’évoquent nombre de réponses, est la raison première de son maintien :
« Peindre est un geste primitif qui ne demande pas une grande technicité. Ce geste est toujours renouvelé par chaque individu au moment de peindre. » Miguel Angel Molina
« De la grotte Chauvet à nos jours, la peinture est une pratique humaine qui a toujours perduré. Ce n’est pas un argument qui permet de justifier, il est vrai, que cela doive toujours continuer. » Christophe Robe
« La peinture exista avant l’écriture, peut-être en même temps que la parole, il serait étonnant que notre époque arrogante puisse la faire disparaître. » Christophe Cuzin
« En tant qu’art premier, elle a été largement interrogée par la photographie et le cinéma par exemple. Aujourd’hui, cette configuration peut tout à fait être remise en jeu et redistribuée. » Guillaume Durrieu
« Elle n’est ni le passé, ni le futur, mais fondamentalement le présent, réactivé chaque fois qu’un regard se pose sur elle.[…] Ceci n’adviendra pas [que la peinture disparaisse], car il faudrait unanimement croire qu’il y a du progrès dans l’art et rendre compte de cela face aux artistes qui ont fait Lascaux ou Chauvet, face à Ghirlandaio, Caravage ou Velasquez, face à Manet, Matisse, Rothko, face à Tuymans, Havekost et Grosse… » Romain Bernini
« La peinture se meut entre pensée archaïque et contemporanéité absolue. » Daniel Schlier
Toujours déjà là, donc, la peinture est une activité « naturelle » qui s’est inscrite parmi les autres faits de culture au même titre que de nombreux autres modes d’expression. Et son intemporalité construit aussi bien le signe de sa nécessité que la confirmation de son statut pour se distinguer des gestes ordinaires qu’elles côtoient. Ainsi elle peut revendiquer sa longue histoire et sa continuité pour justifier de son maintien — même en ayant perdu la place centrale qu’elle a tenue au début du XXème siècle comme le souligne Jean-Marc Huitorel :
« C’est juste qu’elle a perdu sa position hégémonique, qu’elle est devenue une manière comme une autre de faire de l’art et que c’est très bien comme ça ! »
Devenue une activité minorée aussi bien dans les processus de sa pratique que dans sa réception, elle serait cependant essentielle et évidente comme la poésie : « Si la peinture disparaît c’est l’espoir et la poésie qui tombent également, c’est l’art lui-même. » (Romain Bernini) ou « Parce que c’est la poésie de l’œil et que la poésie aussi se maintient : nous avons besoin de l’une comme de l’autre. » (Yves Michaud). Elle partage ainsi avec la poésie, la musique ou l’écriture, la longue histoire de l’aventure humaine. La revendication de son caractère primitif et de ses gestes ancestraux, peut-être teintés de magie, d’invocation divine ou plus prosaïquement d’outil de communication, assure sa pérennité. Car la peinture serait un geste premier : Camille Saint-Jacques rappelle que les enfants ont de tout temps dessiné et que des milliers d’hommes peignent. Elle serait, dit-il, un « invariant anthropologique » à l’origine de l’art (ou de l’image) et à l’origine de tout désir d’art. La peinture serait ainsi entrée dans un temps apaisé.
Que la peinture ne soit plus « un art majeur » nous libère et lui ouvre de multiples chemins, comme l’explique Emmanuelle Villard :
« Je sais en partie seulement pourquoi je continue à m’y coller. Parce qu’elle n’est plus un art majeur, je la vois comme un domaine de liberté offrant de multiples possibilités. Elle peut relever du bricolage comme du combat. Elle peut se faire dans l’ombre et avec peu de moyens, comme si elle avait le pouvoir d’exister en dehors des contraintes économiques. Elle peut résister au flux des images car toujours difficile à documenter. Elle demande du temps, celui de l’artiste mais aussi celui du spectateur. Et aussi parce qu’elle permet de travailler avec l’histoire tout comme de relever de la petite histoire. »
Une possibilité négative
Mais cette liberté, qui est sans doute salvatrice, risque de réduire la peinture à une activité confidentielle pour une communauté réduite de personnes — et encore, ne faudrait-il pas dire pour des communautés réduites et différenciées selon les modes de peinture ? On peut alors comprendre la prudence engagée de Philippe Richard :
« Je ne sais pas. Je ne sais pas si la peinture se maintient au-delà du besoin du marché pour des objets négociables et déjà assimilés dans leur forme depuis des siècles. Ma vision est assez pessimiste. Je fais de la peinture parce que cela me procure tout d’abord un grand plaisir, que je ne saurais pas faire autre chose et que cela me permet d’être plus proche des personnes et des objets qui m’entourent. Ensuite, il me semble que la peinture me permet de porter mon attention sur des choses imperceptibles. Chaque peinture devrait être une énigme, une chose qui résiste, un objet qui résiste, inintelligible, n’appartenant pas a priori au langage verbal. […] Faire de la peinture aujourd’hui est aussi pour moi un acte politique car la peinture que je fais se situe dans la catégorie “non efficace”, à rebours de ce que le discours dominant tend à imposer. La peinture que je fais ne tend vers aucun but, aucun progrès. Elle est le témoignage d’une personne créant son propre espace, questionnant sa propre vie. »
Affirmant avoir une « vision assez pessimiste » et en classant sa propre peinture dans « la catégorie non efficace », Philippe Richard prend le contre-pied du livre d’Éric de Chassey sur la peinture américaine, La peinture efficace. Une histoire de l’abstraction aux États-Unis, 1910-1960. Mais, ajoute-t-il, cette inefficacité serait également politique : la peinture par sa capacité de retrait de toute activité fonctionnelle crée un espace de résistance. Suspendue et énigmatique, alliant simultanément une origine et un présent, c’est-à-dire une temporalité resserrée ou une a-temporalité, elle ouvre un espace politique. La peinture dessine ainsi ce qu’on pourrait appeler, sous la forme d’un oxymore, une « possibilité négative ».
Rappelons en premier que selon Jacques Rancière, « le rôle classique du temps, c’est l’interdiction, […] dans la mesure où toutes les formes d’interdiction, de proscription, de prescription passent toujours par l’idée que ’ce n’est pas encore le temps’, ’ce n’est plus le temps’ ou ’ça n’a jamais été le temps’, c’est que le temps fonctionne toujours comme l’alibi de l’interdit. » [6] En évacuant ainsi la temporalité du maintenant, en énonçant que la peinture est incluse dans une durée qui serait en surplomb du temps, dans une sorte, si on peut le dire, d’éternité mobile, la peinture échappe à l’interdit que le temps sanctionne. Ou encore pour le dire autrement, la peinture échappe à la narration de nos vies, aux soubresauts de nos activités et du monde dans lequel nous vivons. Elle évite, en faisant écho à L’Homme sans qualités de Musil, de se segmenter avec des « lorsque », « avant que » et « après que ». Elle se fixe dans une position instable, dans ce paradoxe mouvant d’une possibilité négative, qui serait tout à la fois synonyme de la contingence, c’est-à-dire ce qu’il est possible de faire mais n’est pas nécessaire, et antonyme de la contingence, c’est-à-dire ce qui n’a pas de raison hors de soi d’être fait, n’obéissant qu’à une seule raison interne, la nécessité intérieure de l’artiste.
Ainsi cette possibilité négative serait peut-être la revendication d’une inefficacité positive. Inefficacité qui prend sa source dans le désenchantement des peintres : il n’y a plus de grands récits de la peinture, la croyance dans les ruptures de l’histoire et dans l’avènement des jours heureux s’est dissoute et la recherche d’une universalité de la peinture était une chimère. Dans ce temps unifié du premier geste pictural à nos jours et dans le refuge que la peinture trouve dans un espace proche et personnel, nous pouvons dire en paraphrasant Beckett, il est toujours temps, toujours déjà le temps de continuer puisque nous avons commencé et que nous ne savons pas faire autre chose. Ainsi forgée dans la contradiction entre un acte nécessaire (vital ?) et une perte ou la désignation d’un manque qui apparaît aussitôt prise la mesure de la trivialité ou de la futilité de ce geste, c’est le privilège de la peinture de dévoiler la permanence des contradictions dans lesquels nous nous débattons, que ce soit dans nos vies privées ou dans le flux de nos sociétés :
« Si j’utilise aujourd’hui un pinceau, d’autres peignent encore avec leurs doigts ou du sable, et rien n’empêche de peindre à l’aide de l’informatique. Le problème reste le même : témoigner de l’expérience d’un sujet face au monde. » Camille Saint-Jacques
« Sa visibilité est cyclique, mais les peintres continuent à peindre parce qu’il n’existe pas de medium équivalent pour exprimer ce qu’ils ont à exprimer. » Maude Maris
Nostalgie et fabrique de l’intime ?
Mais cette inefficacité positive, qui convoque la liberté individuelle, le témoignage et le partage d’un regard, appelle une nostalgie prégnante et le refuge que trouve la peinture dans l’emprise du « je ». Ces deux points, si je peux me permettre de faire part d’un sentiment personnel et de le prendre en exemple, m’ont rappelé le malaise que j’avais ressenti à la lecture des entretiens et notes de Gerhard Ritcher publiés sous le titre Textes en 1995 [7]. En premier, se glisse discrètement dans cette tendance à suspendre le temps, la nostalgie d’un grand art et d’un métier, qu’en revanche Gerhard Ritcher énonce clairement : « je pense à une certaine qualité que nous avons perdu », une « perfection dans l’exécution » et le « sens de la composition ». Se pose alors la question de la capacité du peintre de joindre le geste premier que rappelle toute peinture, un âge d’or révolu et la contemporanéité de tout nouveau geste : la peinture ne désignerait-elle plus que cet écart, ou la faculté de le réduire ? Ou affirmerait-elle simplement le partage d’un manque ?
En deuxième, l’emprise de « je » sur la peinture la réduirait à une fabrique de l’intime, le lieu d’une expression personnelle qui, par habitude ou par désengagement, s’offrirait comme lieu du partage du regard. Le risque est que cette expression personnelle renoue fatalement avec le mythe consacré de la figure de l’artiste — jusqu’à l’indécence visible dans ce livre d’entretiens de Ritcher où s’étalent en pleines pages quatre vingt dix portraits photographiques de lui (et aucune reproduction de ses peintures) soit à peu de choses près le tiers du livre. On peut alors comprendre au regard de cette nostalgie et de cette prétention narcissique, la réserve hautaine de Ritcher, ses réponses lapidaires et élitistes, les jeux de miroirs de sa peinture avec la photographie pour simultanément affirmer et effacer tout sens et son absence d’engagement hors de cette répétition incessante.
Cette comparaison n’a pas pour but de plaquer ma lecture du livre de Gerhard Ritcher comme un calque sur les réponses reçues, mais de s’en servir comme d’un miroir déformant pour faire surgir un doute et de nouveaux questionnements auxquels je ne répondrai pas ici : comment la peinture d’une expression personnelle peut-elle avoir un usage collectif, passer du « je » au « nous » ? Comment dans sa pratique, et non pas dans la parole autour de sa peinture, le peintre inclut-il ce déplacement ? Une deuxième série de questions, liées aux précédentes et à ma surprise de ne trouver dans les réponses pratiquement aucune évocation de la place des spectateurs, ouvrirait un autre débat : quelle adresse et quel accueil la peinture fait-elle au spectateur ? Comment dans la pratique, et par la pratique picturale, offre-t-on une place au spectateur ?
Pour conclure, une échappatoire serait de transformer la peinture en ventriloque de service puisque la peinture parle pour les peintres et de renvoyer ces derniers dans leur atelier et au silence. C’est le conseil donné assez crûment par Yves Michaud : « Pour être franc, les discours sur la peinture ne m’impressionnent pas beaucoup. Je préfère que les peintres fassent de la peinture plutôt qu’ils en parlent pour la justifier ou se justifier d’en faire. Là où ça parle, on est dans le conceptuel, chez Dada, chez Duchamp ou je ne sais qui. Même les propos des peintres sur la peinture sont d’ailleurs souvent anecdotiques ou nettement en deçà de leur production – voyez Cézanne, voyez Matisse ! – ou alors il faut qu’ils soient franchement à côté pour prendre une autre dimension – voyez Sam Francis, voyez Agnès Martin ! » Peut-être était-ce là l’erreur de ce questionnaire, vouloir que les artistes énoncent quelques positions ? Ou au contraire, n’est-ce pas là les renvoyer à une fable convenue où le silence du peintre donne forme à une peinture tenue d’être elle-même silencieuse ?
Il n’en reste pas moins que cette possibilité négative qui nous interroge peut aussi dans un pied de nez prendre la parole sous la forme d’un aphorisme d’Ambrose Bierce [8] cité par Cédric Teissiere : « Peinture : Art de protéger les surfaces des intempéries tout en les exposant à la critique. » Aphorisme auquel on pourrait en ajouter un autre du même auteur : « Tableaux : représentations en deux dimensions des choses inintéressantes en trois. »
Notes
[1] Toutes les citations de ce texte sont extraites des réponses reçues ; voir les réponses
[2] Les formes simples, exposition du 13 juin au 5 janvier 2015, Centre Pompidou-Metz. Dans la présentation de l’exposition sur le site du Centre Pompidou-Metz, la citation est complète : « En 1912, alors qu’il visite le Salon de la locomotion aérienne en compagnie de Constantin Brancusi et de Fernand Léger, Marcel Duchamp tombe en arrêt devant une hélice d’avion et s’exclame : “C’est fini, la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ?” ». http://www.centrepompidou-metz.fr/formes-simples, consulté le 25 avril 2015.
[3] « “Maintenir“ : c’était mon verbe préféré à dix ans. Il comportait la promesse de tenir par la main, maintenir. » Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux, Paris, Gallimard, 2013, p. 17.
[4] Steven Parrino, in Bob Nickas, Altered States, cat. expo., Forum for contemporary art, St Louis, Missouri, 1995, cité par Vincent Pécoil, in 02, n° 34, p. 13.
[5] Je renvoie ici à mon texte : « Peindre après la mort de la peinture. Violence et reprise dans les œuvres de Steven Parrino », in La peinture hors de ses gonds, Pratiques picturales, http://pratiques-picturales.net/article17.html
[6] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité - Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris, Bayard Éditions, 2012, p.107-108.
[7] Gerhard Ritcher, Textes. Notes et entretiens réunis par Hans Ulrich Obrist, Dijon, les presses du réel, écrits d’artistes, 1995.
[8] Ambrose Bierce, The devil’s dictionnary 1911, traduction Le dictionnaire du Diable, Rivages, 1989.
Pour citer cet article
Antoine Perrot, « La peinture : une possibilité négative ? ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.