Drapeaux.
La peinture comme marque, le haut matérialisme et les zombies du modernisme.
Résumé
Dans son texte sur Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe et la marque (Über die Malerei oder Zeichen und Mal), Walter Benjamin fait la distinction entre une peinture des signes et une peinture profonde qu’il associe à la marque de la peau – lorsqu’on rougit par exemple. Cette peinture, profonde en tant que marque, a été adoptée dans la peinture d’après guerre par des artistes comme Eva Hesse ou plus récemment par Cosima von Bonin et Poul Gernes qui expérimentent une « peinture-drapeau » ; une peinture qui ne distingue plus la peinture et le fond. Ce serait alors une « profonde transparence » (durchsichtig tief) comme le dit Hegel à propos de la couleur : « Un obscur existant aussi pour soi et un clair donné, posés en même temps par l’entremise de la transparence dans l’unité concrète et individualisée, donnent le phénomène de la couleur » [1].
Plan
Texte intégral
Je voudrais vous présenter plusieurs artistes travaillant sur la question du peindre/teindre, parmi lesquels l’artiste allemande Cosima von Bonin. Je partirai d’un texte de Walter Benjamin qui s’appelle Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe et la marque. Ce texte a d’ailleurs été traduit en français et commenté par Yve-Alain Bois [2]. Dans ce texte, Walter Benjamin revient sur la séparation entre la peinture et le dessin. Il introduit un nouveau terme dans la théorie de la peinture : le mot Mal — un mot allemand assez difficile à traduire. Mal signifie marque corporelle, comme dans Mutter-Mal (les taches d’envie), mais aussi les rougeurs. Le mot Mal est aussi le dernier syllabe de Denkmal, monument. Nous verrons que cela n’est pas sans importance.
Signe et marque corporelle
Pour distinguer la peinture du dessin, Benjamin parle du signe qui se trouve sur le matériel, sur un papier, tandis que la marque corporelle ne connaît pas cette distinction entre signe et fond. Le point important de son intervention est d’ailleurs la déconstruction de cette opposition. Il écrit de la peinture : « L’image n’a pas d’arrière-fond » [3] — comme le tissu teint, qui ne distingue pas le fond et qui ne peut, par définition, avoir de fond. Parce que tout le matériel, tissu ou toile, est impliqué dans la teinture, il n’y a pas de distinction entre toile et signe ; tout est teint, tout est saturé.
La teinture, c’est un vrai paroxysme matériel. Et il est vrai que dans le domaine du saturé, et plus particulièrement, dans le domaine de la chose teinte, il y a aussi une certaine absence de distinction, une indifférenciation, une dédifférenciation (Entdifferenzierung) – et c’est justement cette qualité-là que Benjamin réclame pour la peinture. Il parle, quant à la peinture, d’un certain manque de distinction : « Dans bien des tableaux on ne pourrait pas du tout distinguer si une couleur est plus proche de l’arrière-fond ou si elle est plus proche de la superficie ». [4] Benjamin parle même de la teinture en ce contexte. il écrit que « l’arrière-fond » est « teint », et il dit cela du tableau au lavis – au moins dans la version allemande, ce qui n’est malheureusement pas conservé dans la version française, qui emploie uniquement le terme « coloré ».
Une couleur est dans le milieu de l’autre – et je pense que cette idée décrit très bien le processus-même de la teinture, la matérialité de la teinture dans laquelle tout se mélange, se mêle. Mais il n’y a pas seulement la matérialité de la teinture, il y a aussi la temporalité de la teinture, donc de la marque. Et Benjamin parle très clairement de « la magie temporelle de la marque ». Si l’on compare la teinture avec la peinture en matière de temporalité, on dirait que le processus de teindre vient avant celui de peindre : le peintre va d’abord teindre sa toile ou son tissu avant de la peindre. On pourrait ainsi dire que si l’on réfléchit aux opérations qui viennent avant la peinture, c’est une sorte d’archéologie de la peinture – comme l’archéologue réfléchit toujours à ce qu’il y avait avant, on cherche et examine la couche au-dessous.
Suivant cette idée d’une archéologie de la peinture, Benjamin écrit que « le milieu de la marque dissout « ce qu’il touche » en certains éléments archaïques » — il dit cela d’une personne : lorsqu’on rougit, par exemple, on est dissout « en certains éléments archaïques » [5]. Et je pense qu’on peut appliquer cela à la teinture : la teinture dissout la peinture « en certains éléments archaïques ». On va voir comment elle procède.
La teinture vient donc, ou apparaît, avant la peinture. Elle est une peinture au stade primitif : à peine de la peinture, comme une personne qui rougit reste dans la seule émotion. C’est aussi « la première différence fondamentale » entre le Mal (que nous traduirons par « marque ») et le signe : « le signe s’imprime, alors que la marque ressort ».
Les exemples que Benjamin donne pour cet « événement de la marque » (la marque est bien décrite par Benjamin comme événement) sont très intéressants et très connus : les stigmates du Christ, la rougeur, la lèpre, les taches d’envie. La rougeur est la teinture de la peau quand la « marque ressort », quand elle apparaît, comme nous dit Benjamin. Et je ne vais pas entrer dans la discussion théologique de la rougeur avec la honte et la culpabilité, quand Benjamin dit que la « marque » (Mal) est « souvent l’avertissement de la faute ».
Je ne développerai pas cela. Il faut seulement se souvenir du fait qu’à chaque époque de l’histoire les hommes, ainsi que leurs vêtements, ont été teints pour les marquer, afin de signaler ou d’exhiber une faute — par exemple la « faute d’être juif ». Il y a donc toute une dimension historique de la question de la marque. La « marque » est aussi ce qui reste, comme la couleur d’un tissu teint, comme un Denk-Mal, un monument. Et je dirais même que toute matière teinte est aussi une sorte de monument, parce que son signe (imprimé) reste.
Le côté monumental de la tache (toute tache est ou devient monumentale), sa demeure, s’attribue aussi à sa temporalité : la chose teinte n’est pas seulement ce qui vient avant la peinture ; elle vient avant la peinture parce qu’elle est de nature stable et constante. Deuxièmement, en tant que reste, la « marque » est aussi ce qui ne s’en va pas, ce qui ne périt pas, ce qui est venu pour rester, comme un monument ou la couleur d’un tissu teint.
Teindre, c’est changer la nature et l’être de quelque chose
Pourquoi est-ce que quelque chose reste, ou peut rester ? On pourrait inventer toute une philosophie ou bien toute une ontologie de ce qui ne disparaît pas. La couleur du tissage, par exemple, change à jamais, impérissable. Elle change même ontologiquement, le matériau du tissu devenant autre.
Teindre c’est donc changer la nature et l’être de quelque chose ontologiquement — plus que la peinture, qui n’altère pas toujours le tissu sur lequel on peint. Et c’est désespérant, la non-disparition de la teinture et des taches : On se souvient des catastrophes adolescentes en voulant teindre des jeans ou des T-shirts dans une autre couleur ; on avait acheté la substance magique pour teindre – le résultat était toujours désespérant : c’était toujours une autre couleur que celle que l’on désirait, c’était toujours une autre couleur, jamais la couleur pure. Et cela était désespérant, parce qu’on avait compris cette nature comme reste demeurant monumental de la teinture. Une couleur qu’on ne pourrait plus changer, sur laquelle on ne pourrait jamais revenir en arrière. C’était, comme la culpabilité, impérissable. Le tissu avait perdu sa – il faut le dire – virginité, son innocence.
Et il est très clair que cette idée de la nature ontologique du tissu, de la matérialité de la toile teinte contient déjà toute une lecture de la modernité et du modernisme – qui a quand même beaucoup réfléchi sur la nature ontologique de la toile et qui a pris ici toute la force de cette réflexion.
C’est précisément ce que j’aimerais faire maintenant : ouvrir les pensées benjaminiennes par rapport à la peinture récente, à des peintres récents et à leurs projets. Aussi, c’est l’hypothèse de « la peinture comme drapeau » qui conduira cette recherche (au sens où les drapeaux sont fabriqués de tissus colorés teints et non peints). C’est d’ailleurs, peut-être, la raison pour laquelle plusieurs peintres ont choisi récemment le drapeau pour examiner la nature ontologique de la toile — un drapeau qui a une portée plus grande que la simple peinture, il me semble. Le drapeau teint signifie toujours quelque chose, il fait signe, il fait sens, et a sa place dans la société – ce qu’a voulu nier la peinture moderniste. Et c’est aussi pourquoi tous les artistes que je vais vous présenter se situent dans une certaine tension vis-à-vis la peinture moderniste.
Le premier de ces artistes, Daniel Knorr, roumain d’origine, est aussi le plus jeune. Il a présenté son installation à l’occasion de la cinquième Biennale de Berlin en 2008. Celle-ci est devenue le logo de l’exposition.
Knorr installa des textiles, des drapeaux colorés sur le bâtiment de la Neue Nationalgalerie de Berlin. Ce qui permettait une lecture politique de cette installation était son contexte, ainsi que la provenance des drapeaux, venus des corporations berlinoises, des fraternités d’étudiants. Comme chacun le sait, ces corporations ont tendance à être assez conservatrices, voire nationalistes, ce qui donne d’ailleurs une nouvelle lecture de tous les nationalismes que l’on voit naître partout en Europe. Tout ceci avait lieu sur le bâtiment de l’International Style du modernisme.
Il est vrai que cette installation à l’extérieur du musée était aussi pleine de références à l’intérieur, par exemple à la peinture moderniste : aux icônes de la peinture colorfield, comme Barnett Newman, qui est montré dans le musée (Newman, The Word II, 1954). Pour cette raison, il me semble qu’il faut lire l’installation contextuelle de Knorr comme contestation contre l’expressionnisme abstrait avec son idéologie d’être libéré de tout contexte hors la peinture. Mais il y aurait, si l’on reprend l’idée de Benjamin, un lien entre la peinture colorfield et celle de son successeur Knorr : en effet, dans les deux cas, il n’y a plus de signes imprimés sur la peinture, ces deux peintures seraient donc toutes les deux dans le domaine, dans le milieu de la « marque ». Il y a cette analogie entre la peinture colorfield et le drapeau, entre le champ du drapeau et le champ de la toile. Cela a évidemment une longue préhistoire dans l’histoire du modernisme que je vais ici traiter brièvement.
Matérialité du tissu teint
L’exemple le plus connu de cette histoire est évidemment Flag de Jasper Johns, 1955. Ici, Johns interprète le champ de la peinture comme un drapeau et le drapeau comme une peinture , ainsi que le fameux commentaire sur la peinture moderniste dite pure et son contexte politique.
En même temps, Flag démontre bien la nullité et l’invalidité d’une hypothèse centrale du modernisme : l’idée que l’étendue de la peinture moderne peut être acquise seulement par l’exclusion de toute figuration, donc de tout signe imprimé. Le drapeau était un bel exemple à la fois d’un objet figuratif et d’une étendue ; le drapeau permettait à la toile d’être figurative et étendue en même temps.
Cependant, Johns avait travaillé l’analogie entre drapeau et colorfield seulement avec le motif du drapeau, seulement avec les signes imprimés sur la toile. Mais dans l’histoire de la peinture moderniste, à la suite de Johns, il y a eu des projets qui interprétaient cette analogie entre drapeau et toile plus matériellement (et donc plus proche du Mal de Benjamin). Par exemple Blinky Palermo, un élève de Beuys, avec ses toiles (Stoffbilder) des années soixante. Dans ces toiles, Palermo travaillait sur l’identification de la toile et la couleur matériellement. Il faisait cela en travaillant avec des tissus courants, usuels, que l’on peut acheter partout. Il travaillait avec des tissus teints – ce qui fournissait aussi l’ironie de son projet. Il y a là un deuxième commentaire sur l’idéologie moderniste de l’identité entre image et toile. Car cette identité entre image et toile a mené la peinture, selon Palermo, non pas vers son essence même et idéale – mais au tissu teint vulgaire qu’on peut acheter au coin de la rue.
On dirait donc que cet engagement, cet investissement dans le tissu teint rend visible quelque chose : il rend visible le côté caché, même refoulé du modernisme. À cause de la matérialité du tissu teint, le porteur de l’image s’associe à l’imaginaire de la toile : le vêtement, la housse, le drapeau – avec tout tissu, tout tissu teint aussi.
Mais on peut aller encore plus loin en travaillant la matérialité du tissu ; on peut aller plus loin dans cette petite histoire de la peinture comme drapeau – histoire qui mène non seulement de l’idéal au vulgaire et au refoulé, mais aussi de l’image à l’objet et de la toile au tissu teint. Par exemple chez l’artiste danois Poul Gernes. Gernes utilise, comme Palermo, des tissus colorés. Mais il ne les fixe ou tend plus une toile sur des châssis mais les présente comme des drapeaux, comme Knorr, en les détachant du mur.
L’espace du mur et l’espace de la teinture
Le dernier travail artistique que je vais vous montrer est le plus important. C’est la contribution de l’artiste allemande Cosima von Bonin à la documenta 12 ; exposition qui se concentrait sur l’aspect textile de la peinture. On y voyait par exemple le tissage traditionnel à côté des grilles modernistes – rapport qui avait été soumis sous l’angle de la réappropriation féministe qu’on connaît dès les années 80, surtout en France et en Allemagne (chez des artistes comme Annette Messager et Rosemarie Trockel). Cosima von Bonin montrait sa sculpture Löwe im Bonsaiwald (Lion en forêt de bonsaï), 1997. Cette installation était placée au centre dans le hall d’entrée du Fridericianum et était un slogan pour l’exposition. L’installation (dans le catalogue, celle-ci est dénommée sculpture) consiste en une variation de panneaux de tissus colorés, teints, qui sont installés au plafond du musée ; il y a une construction de lattes en bois permettant une installation des tissus à l’angle droit du mur ; ils sont déportés latéralement comme des drapeaux. De sorte qu’il y a une répartition et redistribution des drapeaux en couleur dans l’angle rectangulaire du mur. On dirait qu’un Mondrian s’est détaché du mur. On pourrait penser à la Composition A de Mondrian de 1920 à côté de celle de von Bonin.
Avec celle-ci, von Bonin va plus loin encore que Poul Gernes. Si Gernes avait détaché la toile du mur, von Bonin intègre non seulement l’espace du mur dans son travail, mais aussi l’espace du tissage, de la couture et de la teinture. Et il y a évidemment toute une histoire du métier et de l’artisanat, car l’artisanat est aussi ce qui précédait les beaux-arts comme la teinture précédait la peinture, donc l’archéologue du modernisme trouve aussi : la teinture.
Mais elle trouve aussi une Forêt de bonsai. Entre les panneaux de tissus colorés, l’artiste avait installé des tuyaux en bambous, des bambous par intervalles réguliers ; cela donnait une timonerie teinte en l’air, un dispositif flottant dont le titre forêt de bonsaï renvoyait à l’enfance de l’artiste au Kenya.
Mais les drapeaux se trouvent aussi dans le contexte de la peinture moderniste. Ils possèdent tous les caractères du haut modernisme – ils sont tous rectangulaires, ils sont tous monochromes et ils sont tous plats. Et ils sont tous montés sur des échafaudages roulants – qui font allusion aux peintures de Jackson Pollock par exemple, qui ont été créées, on le sait aujourd’hui, avec l’aide d’échafaudages.
Les drapeaux possèdent aussi un caractère que la peinture moderniste ne possédait pas : Ils sont tous teints. Et cette nature teinte du tissu met en lumière les qualités, les propriétés du tissu, de la toile, qui porte la peinture : De son caractère bilatéral aux plis que produit la toile, de sa texture à sa nature teinte.
Une autre allusion à la peinture moderniste consiste en un écran ou volet en tissu teint obscur : von Bonin le tend devant une paroi amovible, peinte en blanc. À la bordure du tissu en bas en gauche, von Bonin récupère des champs colorés colorfields, teints ou non, qui reprennent le thème des drapeaux flottant dans l’espace.
Ainsi, il y a l’espace, le thème de l’espace. L’artiste théâtralise aussi l’espace qui est réservé pour la peinture : c’est-à-dire le mur. Le Lion au forêt de bonsaï joue sur les deux lieux de l’installation, le mur et le plafond qu’il met en relation. En jouant ainsi avec les murs et plafond, l’intervention de von Bonin démontre un paradoxe inhérente au discours de la peinture : son travail démontre que ces qualités propres de la peinture sont rendues sensibles et peuvent être appréhendées uniquement si la toile n’est plus exposée selon les conventions de la peinture, c’est-à-dire tendue sur châssis et accrochée au mur.
Alors l’artiste enlève les éléments de la peinture des contextes conventionnels de sa présentation. Elle détache la toile du mur. Par cette démarche, elle rend visible le paradoxe de la peinture. C’est le paradoxe d’une peinture qui dévoile ses qualités seulement au regard sculptural ; c’est le regard sculptural qui révèle des qualités propres de la peinture. Juste et seulement si la peinture n’est plus peinture, ses qualités propres sont rendues visibles.
La profonde transparence
Mais ce simple déplacement spatial de la peinture, s’il modifie sa disposition classique altère aussi son statut épistémologique. Déplacée du mur à l’espace, la toile devient objet ; la projection visuelle de la peinture devient corps opaque et tactile. L’artiste qui synthétise d’ailleurs parfaitement le modèle de ce travail entre image et objet, peinture et sculpture est Eva Hesse avec ses travaux à la fin des années soixante. Hesse disait qu’on pourrait pendre ses travaux en fibre – et j’aimerais bien dire : ses drapeaux en fibre, qu’elle exposait aussi dans l’angle rectangulaire du mur – donc Hesse disait de l’installation Contingent, qu’elle pourrait être considérée à la fois comme sculpture et peinture.
C’est d’ailleurs une hantise chez Hesse, on se trouve dans le domaine de la métamorphose, la transformation. La toile devient l’arrière-fond, l’arrière-fond de la peinture devient peau, devient « marque » dans le sens de Benjamin ou la marque ressort – la peau n’est plus teinte (seulement dans le tattoo) mais a cette qualité de toute matière teinte qu’Hegel nommait dans un mot fameux « profonde transparence » [6] (durchsichtig tief), car on peut voir l’arrière-fond. Hegel disait cela de la peau, de la représentation de la peau si difficile dans la peinture occidentale – mais cela s’applique aussi à la « marque » benjaminienne, qui a aussi cette « profonde transparence », par exemple dans la rougeur ; mais la marque s’applique aussi parfaitement au travail de Hesse sur la peau – qui révèle, je le répète, la nature de toute matière teinte d’être profond, d’être marque, d’être « marque » (Mal).
Tout se matérialise donc sous l’empire de l’anti-signe du Mal – et c’est une matérialisation qui signal le contraire de la « virtualisation », pour la défaire, la toile devient tissu, le tissu devient peau. Et il y a aussi ce mouvement de matérialisation générale que je trouve fascinant chez von Bonin : La ligne se matérialise en bambou, la toile invisible de la peinture devient tissu teint – un tissu qui fait des plis sans la tension serrée du châssis.
Mais cette matérialisation comme obstacle à la « virtualisation » veut aussi dire que quelque chose reste. Il y a des restes. Et il est très clair que von Bonin s’occupe des restes du modernisme. Et ces restes sont installés comme des drapeaux de différents formats dans des couleurs variées. Ces restes du modernisme sont extraits de la poubelle (ce sont les déchets de l’histoire) et voués à une nouvelle vie ; comme si les zombies ou les momies du modernisme revenaient – revenaient sous forme de guenilles, de chiffons du modernisme. Et von Bonin se veut aussi la chiffonnière du modernisme (le chiffonnier étant aussi un motif central et fameux de Benjamin), ou plutôt l’archéologue, car elle range bien ses restes et chiffons. Mais ce qui me fascine, c’est qu’elle travaille littéralement avec les chiffons, dans un sens non-métaphorique, elle prend les chiffons du modernisme, les tissus teints au pied de la lettre.
Il y a donc de restes et une certaine monumentalité des restes. L’artiste érige un monument de déchets du modernisme. Étrangement, cette monumentalité paradoxale a à faire avec la chose teinte. Parce que la chose teinte, la tache, est toujours déjà monument (on l’a vu avant), la couleur reste. Et ce qui reste est monument. En construisant un monument de tissus teints, un monument des monuments, von Bonin rend visible le double sens de la chose teinte. Le tissu, saturé de couleur, profondément coloré, reste et est même temps, un déchet du Haut modernisme.
Alors, n’est-ce pas aussi un monument en ruines ? C’est clair : von Bonin en archéologue du modernisme démontre que la peinture à ce stade primitif, régresse – elle rembobine le film du modernisme et le parcourt en arrière. Ce qui veut dire aussi, en renvoyant à la temporalité de la teinture, qu’avant la peinture il y avait le tissu, le teint, les composants de la peinture moderniste. Ces composants déployés ici dans l’espace y répandent ses éléments constitutifs que sont les surfaces colorées, dévoilées ici comme teintes. Le lion de Von Bonin se veut peinture colorfield démontée dans ses composants, déconstruite dans ses parties constitutives ; démontée dans l’espace, mais aussi répartie dans l’espace.
Régression vers le stade primitif de la peinture
C’est aussi une régression vers un stade primitif de la peinture : von Bonin transforme, reconvertit les colorfields dans des surfaces non colorées, mais teintes. Ainsi, cette archéologie de la peinture moderniste déconstruit-elle le modernisme. Elle le démonte, l’abîme et l’esquinte. Von Bonin fait exactement ce que Benjamin avait dit de la rougeur : Elle dissout la peinture « en certains éléments archaïques » (Benjamin). Elle la décompose dans ses éléments matériels, pour montrer ce qu’il y avait avant : les taches, le tissu, le teint.
Et j’appellerais ce projet non pas un bas matérialisme (notion fameuse de Georges Bataille dans son article sur la gnose) mais un haut matérialisme. Comme les drapeaux de Von Bonin sont tous très hauts autant que le discours sur la peinture est également haut, idéaliste, pathétique, ce discours du High Modernism, qui est aussi un discours formel, ne s’intéresse pas aux processus matériels de la production artistique qui sont ici démontrés.
Je conclurai ainsi avec ce jeu sur le haut et le bas de la peinture, son high and low. On dirait que l’installation de Von Bonin introduit ces questions de hauteurs, d’idéalisme et de pathos – elle y introduit du bas, des objets de nature basse : les métiers de l’artisanat comme le tissage, la couture, mais aussi la teinture (et on sait bien que la teinturerie était au moyen âge le plus bas des métiers) – des objets « bas » qu’elle place non pas sur le sol mais en hauteur, sous le plafond.
Et ici réside finalement son humour voire son côté ironique. D’un côté, elle analyse le modernisme, cela veut dire que la peinture montre les conditions de la peinture même ; mais d’un autre côté, dans son analyse ou dans sa déconstruction, elle dépasse de loin cet objectif. Ce geste fondamentalement ironique de von Bonin dédramatise et dégonfle tout le discours du Haut Modernisme par la « nature basse » des objets qu’elle présente « en haut ».
Knut Ebeling
Liste des œuvres :
Daniel Knorr, Nationalegaleri, 2008
Barnett Newman, The world II, 1954
Jasper Johns, Flag, 1955
Binky Palermo, Stoffbild, 1966
Poul Gernes, EF Flag, 1972
Cosima Von Bonin, Löwe im Bonsaiwald (Lion en forêt de bonsaï, 1997
Notes
[1] Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik. Dritter Band, Werke 15, Frankfurt am Main 1970, S. 1979.
[2] Walter Benjamin, (Yve-Alain Bois, « Présentation ») « Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe et la marque » » (traduction Pierre Pénisson) in revue La part de l’œil n° 6, 1990, page 11 à 15 ; texte original : Walter Benjamin, Über die Malerei oder Zeichen und Mal, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1977, Gesammelete Schriften, vol. 2.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] G.W.F. Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik. Dritter Band, Werke 15, Frankfurt am Main 1970, S. 79.
Bibliographie
Benjamin Walter, « Peinture et graphisme. De la peinture ou le signe et la marque » » (traduction Pierre Pénisson) in revue La part de l’œil n° 6, 1990, page 11 à 15 ; texte original : Walter Benjamin, Über die Malerei oder Zeichen und Mal, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1977, Gesammelete Schriften, vol. 2.
Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik. Dritter Band, Werke 15, Frankfurt am Main 1970, S. 1979.
Pour citer cet article
Knut Ebeling, « Drapeaux. , La peinture comme marque, le haut matérialisme et les zombies du modernisme. ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.