Peindre n’est (-ce) pas teindre ?

Numéro 03/2016

Sous la direction de

Avec les contributions de , , , , , , ,

La traversée de la peinture

C’est à Jean Dubuffet que nous devons en partie ce titre, il écrit dans Prospectus aux amateurs de tout genre [1] : « peindre n’est pas teindre ». Précisément si l’on se réfère aux définitions de ces deux mots « peindre et teindre » il faut alors bien différencier les actions qui s’y rapportent. Peindre ce serait travailler la matière picturale, manier des outils pour étaler la pâte sur un support tandis que teindre, ce serait changer la couleur d’un support par trempage, imprégnation, diffusion et rien de plus. Mais il suffit qu’une négation soit posée pour qu’aussitôt résonne son contraire. Alors, peindre n’est-ce pas teindre ? Et l’histoire de la peinture nous le prouve. Dans les années soixante, des artistes tels que Dolla, Pincemin, Viallat ont utilisé la teinture pour déconstruire les éléments constitutifs de la peinture. Par ailleurs, la surface du tableau, entre teinture et peinture, se joue de notre perception ouvrant un espace où transparence, opacité, tactilité rivalisent. La peinture nous plonge ainsi au cœur des profondeurs de la couleur. La distinction bachelardienne entre couleur et teinture est ici brouillée, la couleur comme « séduction de la surface » et la teinture comme « vérité des profondeurs » [2] se retrouvent inversées. La peinture pourvue d’une force colorante devient action des profondeurs tandis que le pigment teint est présent en surface.

Le monochrome lui-même ne tient-il pas plus de la teinture que de la peinture autant par son geste que par son rendu ? Précisons que lorsque le champ pictural de la couleur fait oublier le pinceau et ses effets, c’est l’idée de teinture qui émerge. En effet, dans le monochrome l’uniformité du passage de la couleur sur le support joue avec l’idée de la toile colorée au cœur même de celle-ci, comme imprégnation d’une teinte unique.

La peinture monochrome par cette levée d’un unique pan de couleur questionne alors ce qui l’entoure. N’y a-t-il pas, à partir de là, une perspective d’expansion hors du tableau ? La couleur transforme le devant en dedans, abolit l’espace coloré pour nous plonger dans un lieu de la couleur et l’absence de limite. On pense alors à la peinture atmosphérique de James Turrell. Il s’agit alors de rendre à la couleur son poids, sa valeur de lumière qui se présente comme substance visuelle.

Par ailleurs, le peindre/teindre ouvre à la question du lieu et de son exposition. En effet, dès lors que la peinture se fond en teinture, qu’elle joue avec le dessus-dessous, elle ouvre au « comment exposer ? » pour percevoir cette traversée entre espace pictural et espace réel. La peinture ne peut plus être présentée accrochée au mur puisqu’elle joue avec la quasi-transparence de son support. Ainsi la transformation de la peinture, qui de surface opaque de peau devient filtre de couleur, est installée dans l’environnement comme une machine à modifier le paysage. C’est ce qui apparaît avec les Peintures/écrans de Cécile Bart qui inscrivent le spectateur dans l’espace de l’œuvre, au milieu de la peinture. Pour Noël Dolla, le geste de peindre se transforme en geste de teindre dans le manifeste d’un flottement de toiles suspendues à des cordes dans l’espace. Il montre ainsi des peintures-teintures sur des tissus légers, à la limite du visible, alors même qu’elles ne semblent pas se limiter dans l’espace.

On peut alors le constater, dès lors qu’il y a ce regard dans la traversée du support, c’est bien le rapport aux limites qui résonne. La peinture est envisagée hors des limites du tableau. Et hors de ce cadre, la peinture ne se limite plus au médium peinture. Nous nous retrouvons ainsi dans une peinture qui s’enrichit d’autres pratiques (photo, vidéo, lumière, installations) pour faire advenir la visualité de la couleur. Cette abolition des frontières du tableau renvoie à l’abolition entre l’acte de peindre et l’ouverture vers une « peinture absolue ». C’est un « passage de la toile au Specific Object  » en référence aux assemblages de Donald Judd, c’est-à-dire un passage entre le tableau peint et des matériaux colorés assemblés pour parvenir à un dispositif qui réagit dans l’espace. Ni tout à fait peinture, ni vraiment teinture, ne s’agit-il pas alors aussi comme le démontre Pascal Pinaud « de faire de la peinture sans peinture » ?

L’intérêt de cette journée d’étude est son articulation à une exposition, autrement dit à une réflexion en actes. En effet, l’exposition Peindre n’est (ce) pas teindre ? en ce lieu de la célèbre toile de Jouy, montre l’importance de la picturalité dans la teinture et des procédés de teinture rejoués en peinture et ce, à travers différents médiums et supports. La parole est donnée aux artistes et chercheurs qui tentent d’explorer les processus à l’œuvre entre peinture et teinture pour cerner finalement de ce qu’il en est du déplacement de la peinture aujourd’hui.

Exposition avec : Cécile Bart, Claire Chesnier, Richard Conte, Noël Dolla, Agnès Foiret, Marie-Hélène Guelton, Jean Le Gac, Miguel Angel Molina, Sandrine Morsillo, Antoine Perrot, Pascal Pinaud, Christophe Viart (Commissaires d’exposition : Sandrine Morsillo et Esclarmonde Monteil).

Sandrine Morsillo

Notes

[1Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris Gallimard, (1967), 1986, p. 71.

[2Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, 1948, p. 33.

Sommaire