Interfaces picturales
(Dé)peindre la peinture
Résumé
« Interface »… Une notion qu’il convient d’aborder si l’on parle d’une « confrontation » de la peinture au numérique. S’appuyant sur ma propre pratique et recherche en peinture, cette communication interroge la notion d’interface au sein des pratiques picturales contemporaines. Si l’on s’intéresse à l’introduction du numérique dans les arts plastiques, plus précisément en peinture, on notera l’importance de l’utilisation du terme « Interface ». Parler d’interface c’est s’intéresser à la liaison entre deux mondes, deux espaces de logique. En quoi la notion d’interface peut-elle nous aider à comprendre la peinture et ses transformations au sein des pratiques contemporaines ?
Plan
Texte intégral
Introduction
L’outil numérique, envahissant tous les domaines, s’installe également au sein de la peinture contemporaine. Alors quel est l’impact de l’outil numérique dans la peinture ? Dans le sens informatique du terme, le numérique est un ensemble de méthodes, programmables sur ordinateur, permettant la résolution chiffrée de divers problèmes. Le numérique renvoie également à la représentation de données, de grandeurs au moyen de caractères chiffrés. Peut-on réellement parler de peinture numérique ou ces termes sont-ils discutables ? Il semble que peindre puisse être compris comme un procédé analogique et non comme un procédé numérique. Le numérique renvoie aux nombres, il traite l’information de manière chiffrée, par conséquent il la transforme en nombre. Le peintre, un être humain, n’utilise pas ce procédé pour traiter l’information, il procède par analogie de forme, de couleur etc. Ainsi c’est l’ordinateur, une machine qui numérisera l’information, elle possède une autonomie en dehors de l’intervention de l’artiste. Autonomie que d’autres outils (pinceaux par exemple) ne possèdent pas. Le mode analogique est aisément perçu visuellement par les êtres humains et consiste en l’emploi de la correspondance avec des grandeurs continues de phénomènes physiquement différents. Il s’agit d’utiliser la similitude entre des objets, des phénomènes, afin de les représenter. En effet, on peut distinguer des formes ou les comparer, comparer des grandeurs, etc. Le mode numérique, quant à lui, tend à apporter des informations plus précises mais qui demandent un autre temps de lecture. Ainsi, ce que l’on verra d’après un visuel numérique ou analogique ne sera pas exactement l’information, la donnée, mais sa représentation, une projection de cette dernière. Avec l’outil numérique, l’appareil perspectif semble être intégré à des programmes. Cette incorporation de la perspective dans des programmes est à considérer d’un point de vue spatial. Ceci nous permettra de mettre en corrélation la notion d’interface [1] avec celle de territoire pictural ou plutôt de territoire de la peinture. Il convient de s’interroger sur les enjeux de l’introduction du numérique en peinture et ceci plus précisément de s’intéresser aux effets de celui-ci sur la pratique de la peinture. En quoi la notion d’interface peut-elle nous aider à comprendre la peinture et ses transformations au sein des pratiques picturales contemporaines ?
Je tenterai de répondre à cette question en deux temps : en définissant la notion d’interface par rapport à ma propre pratique picturale, puis en m’interrogeant sur les changements apportés par l’outil numérique au sein de la peinture contemporaine.
L’interface, un territoire à explorer
Je m’appuierai dans un premier temps sur une exposition de Jean-Philippe Bielecki à la galerie Bortier de Bruxelles, intitulée Interface Picturale pour développer ensuite ma recherche picturale. Interface Picturale est une exposition constituée de trois œuvres comportant des collages de grands papiers abîmés et froissés, recouvert de peinture et accrochés de façon à ce que la lumière puisse les traverser. Le titre de cette exposition interroge.
« « Interface » est un mot très large qui doit être retravaillé de l’intérieur. Il faut en effet distinguer entre le domaine des technologies et celui des appareils usuels qu’on emprunte pour communiquer, une porte par exemple » [2].
Dans le cadre de ce travail pictural, on peut constater qu’on ne peut définir l’interface uniquement à partir de son seul sens numérique. Si l’on observe ces peintures, on remarque qu’elles prennent place dans l’espace d’exposition comme pour le réorganiser ou du moins le diviser. Ce qui rompt avec la tradition du tableau accroché au mur. Ici, les peintures sont accrochées au beau milieu d’une pièce ou en décalage avec le mur, elles créent ainsi d’autres espaces tout en conservant leur caractère matériel pictural. Elles sont matières peintes et assemblées en collage sur un plus grand support de papier, laissant la lumière les traverser. Ces peintures font donc doublement office d’interfaces au sein de l’espace d’exposition, interface entre la lumière les traversant et l’œuvre, mais aussi entre les espaces se situant de part et d’autre de l’œuvre. Ce n’est pas tant ce que ces peintures peuvent représenter qui m’intéresse ici, bien que ces différentes couches nées de différentes opérations (peinture et collage) semblent jouer avec la lumière, qui fait naître des formes cartographiques et laisse transparaître les superpositions appliquées par l’artiste, mais le choix du matériau, du support papier. En effet, le papier renvoie au plan de projection décrit à la Renaissance.
« Ce qui sépare les deux « perspectives », c’est la décision prise à la Renaissance (son invention essentielle) : que le support du disegno devrait être transparent, parce qu’il implique un plan de projection. C’est de là que vient le choix du papier comme matériau préféré. » [3]
Ainsi émerge la notion de projection dans ce travail et plus encore celle de projet. Il ne s’agit pourtant pas là d’une œuvre numérique. L’espace projectif en art est une notion bien antérieure à la digitalisation ou numérisation de l’œuvre, elle apparaît en effet chez Alberti dès le Quattrocento. Je ferai ici le parallèle avec l’outil numérique permettant la projection d’une œuvre, elle-même digitale ou numérisée, dans l’espace à partir d’un ordinateur. Cette projection nécessite un écran de réception de la lumière diffusée par l’appareil, par conséquent elle nécessite un cadre, tel le cadre du tableau classique (avec châssis et toile). Le plus souvent pour projeter une image numérique, on utilisera un mur, un écran ou une toile. En d’autres termes la projection nécessite une interface, entre la machine et l’œuvre projetée. La digitalisation de l’œuvre picturale n’enferme-t-elle pas plus la peinture au sein d’une surface limitée et nécessitant la création de son propre espace ? Il semble en effet, que l’outil numérique au lieu d’ouvrir des possibilités de cohabitation de la peinture et de l’espace l’environnant, l’enferme dans un écran récepteur de lumière et qui nécessite une ambiance propre à l’appréciation de la projection : lumière sombre, sonorité propre, etc. En ce sens l’œuvre numérique ne propose pas de cohabitation avec le lieu, les objets et les œuvres l’entourant, elle a besoin d’un espace unique, qu’elle accapare tout entier. L’œuvre numérique pour s’exprimer et s’exposer a besoin d’une interface entre la lumière diffusée et ce qu’elle représente : l’écran sera ainsi l’interface, le support permettant à l’œuvre d’exister, cependant l’écran ne fera pas réellement office d’interface entre le lieu et l’œuvre ni entre l’œuvre numérique et ce qui l’entoure dans ce lieu. Aussi, l’espace de projection, est-il différent de la notion d’interface telle que nous l’entendons. Interface est un terme avant tout physique, désignant la surface de séparation entre deux états de la matière ou le lieu d’interaction entre deux milieux, deux systèmes. L’exemple suivant pourra aider à mieux comprendre la désignation d’interface : lorsqu’on mélange de l’huile et de l’eau, la couche qui se forme entre les deux est nommée interface. Ainsi, l’interface fait le lien entre deux états de la matière à travers une surface, mais elle sépare tout autant ces deux matières. Concernant l’interface informatique ou numérique, il s’agit effectivement d’une surface (dans le cadre de l’écran tactile) permettant de faire le lien entre la main humaine et la machine. Entre deux mondes et deux matières différentes. Elle ne permet cependant pas la fusion entre ces deux corps bien que ces deux corps aient une influence sur l’interface. Il ne s’agit pas, par conséquent, de fondre les deux corps l’un dans l’autre, mais bien de marquer la séparation entre ces deux corps tout en créant un lien. L’interface au sens qu’elle prend dans mon travail n’est pas si différente que cela de l’interface telle qu’on l’entend au sens numérique aujourd’hui. Elle s’en distingue pourtant en d’autres points que nous verrons au fil de cette démonstration.
Je tenterai de définir ce qu’il en est de l’interface à partir du territoire. Dans un premier temps en partant d’une œuvre que j’ai intitulée Territoire rouge.
Il s’agit d’une peinture présentée à la galerie culturelle La Passerelle de l’Université Pierre et Marie Curie à l’occasion d’une exposition intitulée Une couleur différente, s’étant déroulée du 2 au 19 mai 2017. Cette peinture se présente sans support et est faite à partir de peinture acrylique solidifiée comme toute peinture que je produis. L’œuvre est de forme ronde, de couleur rouge et mesure 95 cm de diamètre. Le rond fait référence aux Yourtes des nomades turco-mongols, du terme turc Yurt, désignant non pas une tente comme on peut le croire, mais le territoire d’établissement d’un groupe. La forme ronde est aussi une reprise de la forme de l’atome, constitutif de toute matière et également de notre corps humain, lui aussi matière. La matière me parait être essentielle aux fluctuations et déplacements de mon travail, mais également inhérente au caractère nomade de mon œuvre et, par conséquent directement rattachée au territoire. Selon le Robert, le territoire est en premier lieu l’étendue de la surface terrestre sur laquelle vit un groupe humain, mais il est aussi une zone, une région précisément déterminée. Au même titre que l’interface, le territoire se fait surface. Les reproductions ci-dessus montrent la peinture mise en scène dans un espace domestique. Dans le cadre d’un White Cube elle a été présentée en partie au sol et en partie au mur. La peinture étant malléable, elle s’adapte à la délimitation mur-sol. Les divers types d’accrochage de mes peintures, ainsi que leur caractère modulable m’amènent à me poser la question suivante : lorsque l’on s’intéresse au territoire de la peinture, peut-on le nommer « interface » ? C’est bien l’interface en tant que territoire qui m’intéresse ici, car c’est la forme d’un espace physique d’action, que prend l’interface dans ma peinture. En ce sens, l’interface dans mon travail, n’est autre que la surface picturale que je crée à travers mes modules de peinture solide. Je considère comme interface tout espace permettant l’échange et la réflexion entre divers éléments et différents systèmes, leur nombre n’étant pas limité systématiquement à deux. Si l’on s’intéresse à l’interface en dehors des supports informatiques, on peut établir la liaison entre celle-ci et l’espace, particulièrement lorsque celle-ci se fait surface.
La notion d’interface nous invite alors, à nous rapprocher de son sens géographique :
« Au sens de la géographie classique, l’interface est un objet géographique localisé qui s’inscrit sur une discontinuité, et qui assure une fonction de mise en relation de différents systèmes socio-spatiaux (acteurs, habitants). Mais, ne serait-ce que par son action sur les flux et leur organisation, l’interface mérite d’être considérée comme un système socio-spatial en soi, qui est différent de la simple addition des éléments en interaction (principe d’émergence). » [4]
Ainsi, un territoire peut aussi être défini en terme d’interface, mais toute interface n’est pas obligatoirement à considérer en tant que territoire. Pour ce qui concerne la peinture, et plus précisément ma démarche picturale, je qualifierai mes peintures d’interfaces picturales. Afin de bien comprendre les enjeux de cette appellation ou de ce titre, il nous faut en revenir à une réflexion autour des notions comprises dans les termes « peinture » et « peindre ».
(Dé)peindre
La peinture peut être considérée sous différents aspects, qu’ils soient rattachés à l’action de peindre ou à celle d’objet d’art. Je tenterai de définir la peinture et l’action de peindre à partir des définitions que l’on connaît. Selon le Robert, la peinture est une représentation du monde visible ou imaginaire sur une surface plane au moyen de couleurs ou l’organisation d’une surface par la couleur. Elle est également une matière colorée ou couche de couleur dont une chose est recouverte. Peindre est l’action de couvrir, colorer avec de la peinture ou encore de figurer au moyen de la peinture. Avec l’introduction de l’outil numérique dans les pratiques artistiques contemporaines, la peinture qu’elle soit impression ou projection s’en trouve modifiée. Certains peintres ont abandonné la pratique picturale dite « traditionnelle » pour se consacrer exclusivement à la peinture dite « numérique ». D’autres continuent de peindre avec les outils picturaux que l’on connait (peinture, toile sur châssis, etc.), pourtant leur pratique semble être influencée par le monde numérique. Dan Hays [5] est un peintre utilisant la technique de la peinture à l’huile sur toile, une méthode traditionnelle. Cependant sa peinture est inspirée de l’outil numérique ou plutôt du mode de traitement de l’image numérique. Au même titre que l’introduction de la photographie dans les arts plastiques modifia la pratique des peintres, l’outil numérique semble lui aussi inspirer les peintres, si ce n’est les influencer. Je présenterai ici une des nombreuses œuvres de Dan Hays : Colorado Impression 2, (d’après Dan Hays Colorado), huile sur toile, 22x33cm, 2000. Il s’agit de la représentation d’un paysage du Colorado, qui semble se référer à la tradition de la peinture de paysage introduite au XVIIIème siècle et développée jusqu’aux paysages impressionnistes du XIXème siècle. Par ailleurs le titre « Colorado Impression » peut être compris comme une référence directe à la peinture impressionniste.
Cependant, l’appellation « Impression » fait également référence à l’impression d’un document ou d’une image, à partir d’un ordinateur. L’action d’imprimer, de faire une impression, une empreinte qui laisse une trace sur un support, diffère d’une simple projection qui reste virtuelle. La projection ne permet pas l’ancrage dans l’espace actuel, mais dans le virtuel. « L’image numérique présente un caractère mimétique, mais de trace ou empreinte, elle devient compte rendu, son lien au réel, à un référent, facultatif. L’œuvre numérisée n’est plus directement accessible, elle n’est que virtuelle. » [6]
Le virtuel n’est pas à comprendre comme un espace qui n’est pas réel, mais qui n’est pas actuel. Aussi peut-on comprendre l’impression comme le passage de l’espace virtuel à l’espace actuel.
On constate que le peintre représente le paysage de manière pixélisée, tel qu’on pourrait le retrouver vu à travers un écran d’ordinateur. Le pixel est un mot anglo-américain provenant de pix pour pictures « image » et el (element), « élément ». Il s’agit de la plus petite surface homogène constitutive d’une image enregistrée par un système informatique et pouvant être transmise. Une image numérique comporte des milliers de pixels. Aussi, peut-on dire du pixel qu’il est une information, une donnée de l’image. Ici, le peintre décompose donc l’image peinte en une multitude de petites surfaces peintes qui composent le tout de son tableau. L’œuvre est datée de 2000, il y a 17 ans. Le numérique était déjà entré dans nos vies de manière quotidienne. En peignant ces pixels le peintre peint les éléments de l’image, les données. Il procède de manière analogique et non numérique, puisqu’il retranscrit de manière manuelle ces données. Ce qui est intéressant ici, au même titre que le travail de Gerhard Richter autour de l’image photographique jusqu’à ses impressions numériques, c’est la reprise par la matière picturale et la main du peintre d’une représentation propre au mode de fonctionnement de l’outil numérique. Pixéliser est une autre manière de décomposer l’image picturale et par conséquent la peinture. Ainsi, les peintres peuvent s’inspirer de l’outil numérique et de son mode de fonctionnement sans pour autant en faire usage dans leur œuvre.
De même, mon travail de recherche en peinture est inspiré par certains aspects du modèle numérique, sans pour autant s’aligner sur ce dernier. Le principe de mon travail pictural repose sur la décomposition et recomposition en modules de mes peintures. Les modules sont majoritairement ronds, ce qui m’a semblé être la forme la plus cohérente considérant mon attrait pour la matière picturale avant toute chose. Cette forme plutôt ronde que circulaire, parce qu’elle ne respecte pas exactement les règles de traçage d’un cercle, procède d’une réflexion analogique par rapport à la forme de l’atome et au territoire nomade. L’outil numérique permet effectivement, une grande mobilité de l’œuvre et une diffusion à une échelle mondiale. Cependant, ce qui est diffusé à travers l’outil numérique est l’œuvre encodée, mise sous code, qui peut être dispersée dans un ensemble de systèmes informatiques. Mes modules sont effectivement dispersibles, mais au sein d’un espace physique et accessible directement. Ils sont également tous différents, car je n’utilise aucun patron pour les créer, et chaque série peut-être décomposée et recomposée de façon multiple. L’outil numérique quant à lui tend à standardiser l’œuvre, par son ancrage dans des programmes, il diffuse un code unique. On peut faire le parallèle entre le tableau et l’écran numérique parce que les deux permettent un nomadisme plus grand. Hubert Damisch parle du tableau en ces termes : « La notion, le terme même de « tableau » renvoie à un objet essentiellement mobile, déplaçable, et comme tel échangeable. Un objet qui prête à une appropriation publique ou privée, et qui prend place à ce titre dans le circuit de la marchandise. » Bien que mon travail pictural soit mobile et déplaçable, il n’utilise pas pour support le tableau, puisqu’il s’agit d’une peinture qui constitue son propre support.
Parler d’interface picturale pour désigner mon travail c’est d’une part s’intéresser au rapport entre l’œuvre et le spectateur, de l’espace entre-deux, et d’autre part à une autre manière de considérer la peinture. Définir la peinture comme une interface, c’est lui donner une liberté d’interaction avec le spectateur, à comprendre dans le sens d’une influence, d’une réaction réciproque, mais pas uniquement.
Interfaction ?
Je présenterai ici un travail réalisé entre 2014 et 2015, au cours duquel j’ai transmis des modules de peinture, à différentes personnes à l’étranger, accompagnés d’un mode d’emploi. Ces personnes avaient pour mission d’utiliser les modules afin de composer une œuvre au sein d’un espace de vie domestique. Les propositions étaient à me renvoyer sous forme de photos que je mettais en ligne sur un site créé à l’occasion de ce projet. Le spectateur devenait ainsi un contributeur de l’œuvre. Une fois qu’il ne voulait plus des modules il avait pour consigne de les transmettre à une autre personne. Ce projet est actuellement en pause pour des raisons logistiques diverses. Malgré tout je montrerai un rendu parmi ceux que j’ai pu obtenir de la part des contributeurs. Les modules en kit ont été transmis à des contributeurs qui en grande majorité n’ont pas de pratique artistique et qui n’ont pas de connaissances spécifiques en art. J’ai reçu la plupart du temps plusieurs propositions de la part de chaque contributeur. Ici, les modules ont été envoyés à Cork, en Irlande. Le kit contenait 30 modules de couleur verte et le contributeur était libre de faire usage du tout ou d’une partie seulement.
La proposition que je souhaite présenter est la suivante : Territoire, Stephane, Cork, Irlande, 28 peaux de peinture verte sur le lit, acrylique, dimensions variables, 2014. Ces interfaces picturales disposées ainsi m’ont permis de recréer une œuvre elle-même composée de modules à travers le dessin en plan de cette réalisation. J’ai ainsi dessiné les modules déformés par les draps du lit sans tenir compte du reste. Puis j’ai produis la série de modules correspondants à partir du dessin effectué et non de l’image envoyée, en reprenant la couleur du dessin, le noir.
Je les ai accrochés en respectant le plan de mon dessin sur un mur blanc, rappelant le White Cube de manière à transposer l’œuvre de l’espace privé du lit à l’espace public de la galerie. L’œuvre reste modulable et accrochable de manière différente. Le plan n’est pas un programme à appliquer tel quel mais simplement un projet, une proposition d’accrochage de l’œuvre parmi une multitude d’autres possibilités existantes. Ce qui m’intéresse ici par rapport à la notion d’interface, c’est la création avec la contribution du spectateur. Le spectateur en agissant sur l’œuvre et en m’apportant son point de vue, me permet de reproduire une œuvre différente qui, par sa composition en module est elle-même à nouveau modifiable et modulable. Par conséquent, l’interface picturale dont je parle est transformable en fonction de l’accrochage et du lieu dans lequel elle se situe. Elle ne constitue plus simplement une surface d’inscription de la peinture, plus simplement une « impression » de cette dernière mais elle introduit le pouvoir d’action du spectateur, elle permet le faire. Il y a par conséquent, plus qu’une réaction réciproque du spectateur et de l’artiste, en d’autres termes plus qu’interaction, il y a interfaction . J’entends par interfaction (du latin inter « entre » et factio « pouvoir de faire ») le pouvoir de faire avec le spectateur. L’interface permet cette interfaction de plusieurs personnes sur l’œuvre, elle donne la possibilité de collaborer avec un tiers. De même l’outil numérique, par ses interfaces entre l’être humain et la machine, à savoir les écrans tactiles, les claviers, les souris et les outils permettant d’allumer et éteindre ces écrans, permet l’action sur l’œuvre. Soulignons que malgré l’influence des possibilités qu’offre l’outil numérique sur ma pratique picturale, il me semble important de conserver la matière picturale en tant que telle, et non pas de la projeter sur un écran, qu’il soit mur ou toile, ou bien de la numériser. Les interfaces, dans mon travail pictural, sont différentes de l’interface entendue au sens numérique du terme.
Ainsi, il semble que l’outil numérique ne modifie pas notre perception de la peinture, mais qu’il modifie notre comportement vis-à-vis de celle-ci : « Le film ou la télévision ne changent pas notre perception du paysage, comme je l’aurais d’abord pensé. Ils changent notre comportement dans l’environnement. Ceci est une distinction importante : entre paysage et environnement passe le fil de l’action. Ce qui avec le paysage est senti comme contemplation et esthétisme, va avec l’environnement se transformer se transformer en actions. Ce que l’on voit de la vie, on le voit en termes d’action. On est passé de la philosophie du goût et de la contemplation à la philosophie de l’action. » [7]
Conclusion
La notion d’interface nous permet de comprendre ce qui se joue au sein des pratiques picturales à l’ère du numérique. L’interface, ce territoire entre deux milieux, entre deux systèmes offre des possibilités d’action sur l’œuvre picturale. Action pouvant provenir des différentes personnes et par conséquent de différents milieux. Dans mon travail, l’interface revêt la forme de modules de peinture, malléables et transformables. Tant par leur composition que par leur matière souple, les interfaces picturales que je produis permettent des variations pour une même série de modules, eux-mêmes tous différents. Parler d’interfaction plus que d’interaction c’est reconnaître le pouvoir de faire du spectateur, et non plus simplement une simple réciprocité de réaction. La notion d’interface permet de comprendre que l’outil numérique ne modifie pas notre perception de la peinture, mais notre comportement dans l’espace vis-à-vis de cette dernière. Dans un premier temps l’outil numérique modifie le comportement du spectateur : par l’interface le spectateur peut agir sur la peinture. Il peut avec l’interface informatique ou numérique, faire apparaître et disparaître la peinture. Il peut par des clics en modifier le contenu. Mais l’outil numérique modifie également le comportement du peintre et plus spécifiquement mon comportement par rapport à ma pratique picturale. En effet, depuis 2013 j’ai cessé de peindre sur toile pour me consacrer à la production de modules de peinture, à la production d’interfaces picturales. Mes interfaces picturales se matérialisent dans un espace actuel et physiquement accessible au spectateur et elles font œuvre. L’interface numérique n’est pas l’œuvre, elle est le moyen par lequel l’œuvre est produite ou diffusée. L’œuvre numérique, plus précisément la peinture numérique n’est pas une interface, mais elle nécessite une interface. Quant à la notion de peinture numérique, il me semble qu’elle est très discutable. On peut parler de projection ou d’impression (ou encore d’image, de vidéo…) mais, selon moi pas de peinture numérique dans la mesure où la matière peinture est absente de l’œuvre, de même que l’empreinte laissée ne sera pas celle du peintre, mais celle de la machine. Entre la main du peintre numérique guidant la souris ou l’écran tactile, et la transcription par l’imprimante de l’œuvre dite « peinte de manière numérique », circulent des milliers de données. La machine code l’œuvre, il s’agit d’une interface faite de codes, ainsi le contact direct entre l’œuvre et l’artiste n’existe plus. Au même titre que l’accessibilité directe du spectateur à l’œuvre est brouillée. L’outil numérique semble être un moyen d’éteindre la peinture plus que de l’allumer, si ce n’est de la rallumer. De même, il me paraît important de revenir sur l’enfermement de l’œuvre dans des programmes. Le programme encode l’œuvre et la transforme en donnée. La peinture fait l’inverse, elle transforme la donnée en œuvre, par un procédé analogique. Par ailleurs, le principe même d’un programme est qu’il soit applicable tel quel, ce qui le distingue de la notion de projet, nécessaire au processus créateur. Entre le projet et la production finale il y a des changements qui s’opèrent, de même qu’il y a adaptation de ce projet aux contingences de la réalité concrète. De plus, la nécessité de l’écran comme interface, n’est-elle pas l’enfermement de la peinture dans un nouveau tableau duquel, elle s’était extirpée ? Comme l’annonce Michel Porchet : « Le retour des espaces projectifs en art n’est pas une renaissance de l’appareil perspectif mais l’achèvement de sa liquidation par la banalisation qu’entraine son incorporation dans des programmes. » [8]
Notes
[1] Nous définissons le terme Interface dans la première partie de cet article
[2] Anne Cauquelin, L’interface, Le passage d’une philosophie du goût à une philosophie de l’action, in Esthétique des arts médiatiques, Interfaces et sensorialité, Louise Poissant (sous la dir.), Presses de l’Université du Québec, Publications de l’Université de Saint-Etienne, Sainte-Foy-Québec, 2003.
[3] « What separates the two « perspectives », is the decision taken by the Renaissance (its essential invention) : that the support of disegno should be transparent because it involves a plan of projection. It’s from here that the choice of paper as the prefered material comes. » Louis Déotte, « Alberti, Vasari, Leonardo, from disegno as drawing to disegno as projective milieu », Appareil [Online], Articles, Online since 16 January 2009, connection on 30 September 2017. URL : http://appareil.revues.org/604, §16.
[4] Corinne Lampin-Maillet, Géographie des interfaces, Une nouvelle vision des territoires, Versailles, Quae, coll. « Update Sciences et Technologies », 2010, p. 10.
[5] Dan Hays, peintre originaire du Royaume-Uni, né en 1966.
[6] Michel Porchet, « L’appareil numérique et la perspective ou le retour des espaces projectifs en art », Appareil [En ligne], 15|2015, mis en ligne le 17 mars 2008, consulté le 22 septembre 2017. URL : http://appareil.revues.org/303 ; DOI : 10.4000/appareil.303, §69.
[7] Anne Cauquelin, L’interface, Le passage d’une philosophie du goût à une philosophie de l’action, in Esthétique des arts médiatiques, Interfaces et sensorialités, sous la direction de Louise Poissant, Paris, C.I.E.R.E.C/ Publications de l’Université de Saint-Étienne, p. 233.
[8] Michel Porchet, « L’appareil numérique et la perspective ou le retour des espaces projectifs en art », Appareil [En ligne], 15|2015, mis en ligne le 17 mars 2008, consulté le 22 septembre 2017. URL : http://appareil.revues.org/303 ; DOI : 10.4000/appareil.303, §50.
Bibliographie
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Catalogue
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Article
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Site Internet
http://danhays.org, consulté le 20 août, 10 septembre et 30 octobre 2017.
Pour citer cet article
Radmila Urošević, « Interfaces picturales , (Dé)peindre la peinture ». Pratiques picturales : Allumer / Éteindre : la peinture confrontée au numérique, Numéro 04, décembre 2017.