Urbanités numériques
Le street art numérique ou les villes tatouées en réseau
Résumé
Le street art est encore trop vite réduit à une dégradation de l’espace citadin alors que depuis de nombreuses années les interventions de rue impliquent des pratiques numériques qui redessinent le lien à l’urbain, pris comme espace de sens construit par l’homme, et à l’urbanité tenue comme lien social qui le détermine ou en émane. Loin de la polémique rebattue sur l’espace public (vandale versus décorateur), il engage une urbanité numérique sur plusieurs plans, qui fait de la ville un espace de projection comme un réseau actif de connexions plastiques, esthétiques, politiques.
Nous suivrons le parcours hypothétique d’une pièce de street art, allant de sa création in situ ou à l’atelier jusqu’à sa réception sur Internet pour voir la part de numérisation qui intervient, et en quoi s’y jouent la différence et la complémentarité de l’urbain et de l’urbanité.
Plan
Texte intégral
Préambule
La vision d’un street art comme dégradation de l’espace urbain privé ou public est datée, au sens où elle ignore la numérisation globale qui affecte également cet exercice artistique. En effet, les interventions de rue impliquent de plus en plus des pratiques numériques qui reconfigurent le rapport à l’urbain, entendu comme espace de sens construit par l’homme, et à l’urbanité entendue comme lien social qui le détermine ou en émane. En particulier pour les jeunes générations – digital natives - , les outils numériques ne sont plus seulement des prothèses de nos capacités manuelles et intellectuelles, mais bien un mode de vie intégré pour lequel l’interactivité et la collaborativité constituent les dimensions relationnelles du quotidien et de la vie commune.
Le street art lui-même n’est plus seulement un nouveau type de visuel lié à une conception contradictoire de l’espace public (vandalisme versus décoration), car il engage une urbanité numérique sur plusieurs plans qui fait de la ville entière un espace de projection comme le réseau actif de connexions plastiques, esthétiques, politiques.
Nous suivrons ici le parcours hypothétique d’une pièce de street art de sa conception à sa réception pour voir quelle est la part de numérisation qui intervient, et en quoi s’y jouent la distinction comme la complémentarité de l’urbain et de l’urbanité.
La création
L’urbanité numérique est celle qui est affectée, embellie par des images, des décors, des illuminations pensés par et pour le numérique, et projetés dans l’espace urbain.
Dès la conception de l’œuvre le numérique intervient à divers titres, soit comme instrument de production, soit comme médium de création.
Beaucoup d’artistes effectuant des pochoirs ne les dessinent pas directement. Ils prélèvent sur Internet la photographie de telle ou telle figure (personne, animal, décor, objet), notoire ou inconnue, ou la scanne, puis utilisent un logiciel de retouche pour se l’approprier plastiquement et esthétiquement, faisant des essais de couleurs ou d’ombrage « virtuels ». Shepard Fairey est coutumier du fait, faisant de ce principe de « citation », pour ne pas dire d’emprunt ou de remploi, la source majeure de ses images urbaines. Il a ainsi portraituré André le Géant, Greta Garbo, Barack Obama, reprenant des photographies numériques ou argentiques de Mannie Garcia, Pirkle Jones, par exemple. Le rendu numérique peut ensuite être envoyée à une imprimante laser donnant une image entière que l’artiste peut découper manuellement au cutter ou au bistouri pour en dégager la matrice du pochoir. Ou alors cette matrice peut être obtenue par un atelier de découpe laser sur papier, carton ou rhodoïd, à partir de fichiers vectoriels réalisés sous Adobe Illustrator. Cela permet ainsi à l’artiste de varier les gabarits de pochoirs, à partir d’un même fichier, sans avoir à les reconstituer un par un manuellement. Il gagne ainsi du temps, lors de cette exécution fastidieuse de matrices, lui permettant de produire des figures à pochoir multiple (un seul dessin peut donner lieu à un seul pochoir, avec un simple rendu de silhouette, ou à plusieurs pochoirs, chacun détaillant un type de tracés avec un jeu chromatique plus grand). Cela permet également d’affiner les applications de peinture donnant un rendu plus détaillé. Ce temps gagné lui permet également de répondre à plus de commandes en délégant la préparation de l’instrument d’application à des assistants. L’on passe ainsi d’une activité manuelle, individuelle, artisanale, à une production en série, mécanisée et informatisée. L’automate se substitue à la main dans la mesure où l’œuvre est réduite à son noyau créateur : la conception et le protocole d’exécution.
L’application peut se faire directement à la main, ou au vidéo-projecteur. Ce dernier est un supplétif du dessin. En effet, l’image projetée sur grand écran (une toile, un mur, voire une façade d’un immeuble) peut ainsi être directement recopiée sans passer par un dessin préalable. C’est ainsi que le fameux DEGAGE de Rero (conçu en 2011 en hommage à la « révolution de jasmin » tunisienne) a été projeté sur la façade d’un immeuble condamné à la démolition, permettant ainsi un tracé direct du contour des lettres puis leur remplissage à la bombe noire.
Ici ce qu’on nomme communément le « numérique » relève en fait des outils de création, l’assistanat par ordinateur, par machine programmable ou par appareil dont l’image a une source ou un support informatique.
Tout autre est l’œuvre d’art urbain contemporain dont le medium est l’informatique elle-même, de sorte que l’appareil de visualisation est constitutivement lié à la conception.
Plusieurs innovations technologico-artistiques furent présentées à l’exposition #Street Art, l’innovation au cœur d’un mouvement [1], pour faire la promotion des convergences possibles entre des pratiques artistiques innovantes et les ressources de l’entreprise EDF. Ainsi la technique du video-mapping permet de projeter sur des façades des images à grande échelle – souvent des animations graphiques – en jouant sur le support en 3D des bâtiments et la perception des volumes réels. Depuis quelques années, elle s’est popularisée avec des manifestations telles que la Fête des Lumières, à Lyon qui ont renouvelé les traditionnels sons et lumières. Cet art numérique, permis par le développement de logiciels spécifiques et une nouvelle génération de vidéoprojecteurs, a ouvert un champ artistique au croisement de la vidéo, de l’architecture, de la scénographie et de l’installation.
Lors de Nuit Blanche à Paris, le 4 octobre 2014, eut lieu à la Fondation EDF le vernissage de l’installation interactive Follow the leaders, une ville miniature d’Isaac Cordal, qui est une sorte de représentation tragique et pessimiste de notre monde, où intervinrent deux autres street artistes, Vhils et Goin. Cette ville en réduction fut rendue interactive par le duo d’artistes BenTo [2] utilisant le mapping selon un programme de contrôle crée pour l’occasion, avec vidéo-projection et des DELs installées à l’intérieur de l’œuvre. L’effet n’est pas celui d’un enchantement (comme ce peut être le cas dans la Nuit des Lumières à Lyon), mais plutôt d’un désenchantement dont les spectateurs initient le parcours.
Cette installation est intéressante par une sorte de mise en abyme oxymorique. En effet, la Nuit Blanche est une fête urbaine joyeuse dont le principe est d’inverser le principe du rapport à la ville. Niant pour un temps la nuit urbaine comme le temps mort du sommeil récupérateur au sein du foyer individuel, la Nuit Blanche se déroule la nuit, devenue le temps vif d’une libre circulation urbaine pédestre et festive. Follow the leaders est ainsi une ville dans la ville, mais au lieu de célébrer la fête elle est a contrario une allégorie hyperbolique de nos conduites suicidaires dans une ville moribonde, sans végétation, en ruines, où les individus sont épars, éparpillés, dénués de tout regard. Cet atomisme social renvoie à une conception pessimiste de l’existence et du devenir de la Terre. L’installation est donc l’allégorie d’une inconscience due à un suivisme irréfléchi (« suivez les guides »). Inversement l’interactivité lumineuse permet à chaque intervenant de mettre en lumière (au sens propre et figuré) un cas de déréliction, et par là même d’en prendre conscience pour agir autrement.
Ce parcours de lumière initié par le flâneur lui-même est ainsi un moyen de prendre en main (au sens propre et au sens figuré) le devenir urbain par une prise de conscience d’une dystopie possible engageant une immédiate réforme de nos manières de faire et de consommer. L’interactivité de l’œuvre est alors par son principe même, celui d’une restitution d’un pouvoir-agir à l’usager, une façon de reconstruire la ville comme un vivre-ensemble où chacun se rend responsable du lien à tous.
L’in situ numérique
Parler d’in situ numérique peut sembler être un oxymore si on en reste à une dichotomie naïve entre l’actuel et le virtuel, comme si la matière en acte d’une œuvre n’avait pas sa part de virtuel (par exemple, son entropie), comme si la prétendue virtualité numérique n’était pas constituée de corps physique (par exemple, l’électricité et les ondes). Le street art numérique va permettre d’incruster, de façon réversible, une image dans le paysage urbain.
Le principe de la « peinture de lumière » consiste à photographier un objet mobile lumineux ou clair, sur fond sombre, avec un temps de pose long, ce qui rend le tracé continue d’une trajectoire non visible dans le seul instant de la vue. Ce principe n’est pas nouveau, puisqu’il fut mis en œuvre par Etienne-Jules Marey puis par Man Ray ou Picasso. La photographie numérique apporte la possibilité de contrôler immédiatement le résultat des prises de vue, comme de programmer l’orientation de la source lumineuse, ses variations d’intensité, et de mobilité.
Deux cas sont possibles. En premier lieu, la source lumineuse est mobile, et l’appareil de capture reste fixe avec une pose longue. Les artistes d’exploration urbaine (urbex) utilisent ce procédé pour produire des images dans des lieux sombres, comme des catacombes, des carrières souterraines ou des espaces fermés, d’accès difficile. La source lumineuse peut être dirigée vers la caméra ou vers l’objet. Plus encore la caméra peut être fixe, un performeur exécute alors des figures libres lumineuses devant l’objectif, donnant un rendu d’art gestuel ou expressionniste, ou mobile, on déplace alors lentement l’appareil photographique en un mouvement panoramique, une source de lumière ayant été peinte sur le capteur.
Le light painting produit deux types d’œuvres.
D’une part des photographies ou des vidéos qui résultent de cette technique, le graffiti produit étant en fait la trajectoire lumineuse surajoutée à un décor urbain ou à un graff peint sur toile. Comme c’est le cas de Marko 93, calligraffiste qui pratique cela depuis 2007 au moins, étant parmi les premiers à réaliser de la vidéo light painting dans une œuvre aujourd’hui favorite des réseaux sociaux : Paris By Light (2007) [3]. (Le décor peut également être rural, tels « Graffitis greffés » (1979), photographies de Jacques Pugin [4] faites dans un environnement campagnard.) De même les deux artistes spécialisés dans la photographie numérique, Rézine et Jadikan réalisent des light graffs grâce à cette technique du light painting, par exemple à Lyon en 2011 ou à Paris en 2013. Les photographies sont en fait le processus d’archivage de performances in situ qui engagent l’artiste dans un rapport aux spectateurs. Les œuvres sont alors doubles : dans l’instant vif, elles sont des performances exécutées dans la relation sociale qu’est un spectacle, dans le moment différé, elles sont des photographies numériques, retravaillées par des logiciels, pensées comme des œuvres à part entière et finalement indépendante de la circonstance qui les a vu naître.
D’autre part des projections sur parois urbaines, souterraines ou à ciel ouvert. Ici divers procédés existent selon les artistes et le matériel, souvent des vidéos projetés dans le paysage urbain. Le laser graffiti est une sorte de spectacle son et lumière à l’échelle d’un quartier, conçu par exemple par le Graffiti Research Lab’s. Le système comprend un projecteur haute puissance, des ordinateurs, une caméra captant les mouvements d’un pointeur laser qui vient virtuellement tagger un bâtiment à distance sans dégradation. En ce cas l’œuvre n’est pas interactive. Il y a aussi le lightgraff, un procédé technologique complexe permettant de réaliser des vidéos grâce aux rémanences lumineuses laissées par les faisceaux lumineux (produits par des procédés physiques, comme des lampes DELs, des tubes, des lampes de poche ou du matériel de lightgraffeur), captées par un enregistreur spécial.
Ces projections font de la ville un espace paradoxal. En effet, elle est un bien un lieu de convivialité dans un spectacle de lumières collectif, mais en même temps elle fait fonction d’écran, n’étant pas vue pour elle-même, mais simplement comme support surdimensionné permettant à un graffitiste un changement d’échelle et de format que ne lui permettait pas le graffiti « physique ». Alors que le graffiti physique est bien in situ, c’est-à-dire approprié à un contexte urbain immédiat dans lequel il s’inscrit ou qu’il déborde, le graffiti numérique est plutôt urbi, à la ville devant laquelle il s’expose mais sans s’y inscrire.
Cette tension entre l’ici et l’ailleurs, entre le présentiel et le potentiel est résolu par les œuvres de street art faites de QR codes (Quick Response Codes), les artistes la réévaluant artistiquement quand elle fit son apparition sur des affiches commerciales. Olga Kisseleva, artiste russe vivant en France, avec Urban Quick Response, [5] produisit une série d’installations interactives à base de QR codes dans l’espace urbain. Ces QR codes in situ, connectant, via un smartphone, les passants avec des sites Internet originaux combinant créations personnelles, textes, et liens vers une documentation sur la ville.
Le street-artiste allemand Sweza conçut de nombreuses œuvres interactives. Il intégra dans ses dessins ces codes qui scannés à l’aide d’un smartphone donnent accès à des contenus en ligne. Il les utilisa par exemple sur les lieux de ses précédentes œuvres, disparues avec le temps, pour donner accès à ses images d’archives et ainsi créer un lien spatio-temporel avec des œuvres évanescentes.
Le QR code a alors une fonction de complément d’information, d’archive, mais il ne produit pas vraiment une expérience esthétique, sauf à pouvoir superposer à la vue présente les vues préenregistrées et diffusées sur smartphone. Mais cet écran minimal semble alors sous-dimensionné par rapport à l’échelle un de la ville immédiatement appréhendée. Faut-il y voir un rappel de la tavoletta de Brunelleschi ?
Tout autre est le QR code employé avec une très grande pertinence par Space Invader. Depuis 2008 il propose des mosaïques figurant un QR code. En cela ces images composées de petits carrés noirs et blancs sont une variation sur les tesselles de ses mosaïques comme sur les pixels, ses personnages angulaires étant une interprétation moderne de la mosaïque en analogie avec l’image rudimentaire des jeux vidéos des années 1980. En outre, ces codes apparaissent, justement pour les amateurs d’Invader, comme une mosaïque troublée, en désordre qui ne demande qu’à être recomposée pour devenir intelligible. Le décryptage de la mosaïque ne lui est pas immanent mais suppose de recourir à un smartphone permettant d’en délivrer le contenu. En opérant ainsi Space Invader joue sur deux plans : d’une part, il transpose ses figurines en code informatique, et d’autre part, en guise de signature, il modifie légèrement l’image pour y camoufler un « envahisseur » sans pour autant altérer ce code. Il joue ainsi sur le visible et le potentiel, sur la complicité du spectateur à reconnaître une nouvelle variation de son thème comme sur sa sagacité à détecter dans le visible un sens invisible. Dans l’œuvre physique elle-même, Space Invader recèle alors un message dévoilé au spectateur muni d’un décodeur : ’Ceci est une invasion’, ’Nice art’, ’I love you’ ou ’not for sale’, etc. Par cette oscillation entre une compréhension immanente à la figure ou qui lui est transcendante, nous sommes ici quasiment dans une herméneutique biblique avec un quadruple niveau de lecture : le sens visible et littéral (« voici une mosaïque de Space Invader »), le sens visible et allégorique (« ceci est un jeu planétaire »), le sens invisible et tropologique (« voici la morale de la fable donnée par le code »), le sens invisible et anagogique (« comprends par delà les apparences »). Par leur mise en réseau et leur dédoublement ontologique (ici et en ligne, ici et crypté) les Envahisseurs de Space Invader font de la ville une immense métaphore des limites de notre perception comme de notre entendement.
Au-delà des murs
Tous les cas mentionnés jusqu’ici renvoyaient à des œuvres enchâssées dans la ville, abordées depuis le point de vue d’un piéton accroché à la terre. Un tout autre type d’œuvre numérique nous permet de regarder la ville depuis le ciel, de faire apparaître le ciel comme le support possible d’une œuvre comme l’allégorie de notre âme s’abandonnant à la vanité du monde.
Ainsi le cloud tagging (le tag en nuages) ou skywriting graffiti de Ron English orchestre par ordinateur les vols et l’échappement de fumée de plusieurs avions pour écrire et répéter le mot cloud dans le ciel sur des espaces de plusieurs centaines de mètres, comme il put le faire le 29 septembre 2009 dans le ciel de New York. Un tel geste artistique relève de l’art conceptuel autoréférentiel puisqu’une œuvre est composée en nuage (vapeur d’eau condensée) se déclarant « nuage » pour former une série de nuages. Le nuage est donc le matériau, le symbole, le sens et le vocable même. Il est intéressant au sens où, contrairement aux autres œuvres urbaines fixées sur des supports immeubles et dirigeant notre regard vers la terre, il bascule l’orientation et rouvre l’espace urbain en projetant notre regard vers le ciel. Toutefois l’éphémérité de l’œuvre, soumise aux lois physiques de la dissipation de la vapeur d’eau, la réduit à une performance visuelle évanescente sans trace ni mémoire autre que la vidéo. Cette œuvre introduit un temps d’arrêt dans notre déambulation urbaine, un soupir au sens musical du mot, mais ne marque pas le réseau urbain en tant que tel. Elle nous projette au-delà des murs vers ce fond impalpable d’où tout apparaît et où tout se perd.
La diffusion
Chaque tagueur, grapheur, pochoiriste, affichiste ou autre, prend une photographie ou une vidéo numérique de sa « pièce » qu’il poste immédiatement sur sa page personnelle, sur les réseaux sociaux ou sur les sites spécialisés. Contrairement à l’éphémérité inhérente à ce type de pratiques de rue, ce postage électronique pérennise une situation visualisée. Par une patrimonialisation visuelle à l’échelle planétaire, surtout sur des sites mondiaux (comme Fat Cap [6]), se crée une urbanité de second ordre, liée, non pas à la rencontre en personne in situ, mais au partage d’une passion dans un réseau d’échanges. Le smartphone devient un agent de promotion et de publicité via les réseaux sociaux ou le site personnel.
Cette pratique du postage numérique correspond à deux objectifs. L’un, apparemment désintéressé, est le partage d’une création au sein d’un milieu. C’est l’aspect buzz, autrement dit l’effet de renommée et de rumeur inhérent à ce type de pratiques. La diffusion est-elle alors une communication urbaine, intra-urbaine ? Certes, il peut être fascinant de savoir qu’à Sidney on est informé de ce qui se passe dans les rues de Sao Paulo ou de Paris, mais en quoi est-ce une communication, c’est-à-dire au sens propre une transmission de connaissance en vue d’une unité d’esprit ? On atteint ici les limites du monde numérique. Pour tout ce qui est vif, performatif, in situ, la numérisation apparaît comme une déperdition d’information puisque le dispositif numérique est un intermédiaire entre l’instance de création et le récepteur qui n’en fait qu’une expérience médiatisée, différée, rapportée. Sauf si l’œuvre est pensée comme la mise en place de deux dispositifs, situés en deux espaces distincts, mais connectés et interagissant en simultané, de sorte que les récepteurs/acteurs (les « spectacteurs ») sont mis en situation de communication des consciences, comme le conçoit Stéphan Barron dans ses « œuvres planétaires » qui jouent sur l’ubiquité permise le numérique : non pas une personne en deux lieux géographiquement distanciés, mais deux personnes dans le même site de la connexion. En ce sens, la ville où se trouve chaque participant est sublimée par la transmission de perceptions visuelles, auditives, voire tactiles que l’autre participant reçoit, superpose à sa perception immédiate, celle-ci étant également objet d’échange et de permutation.
L’autre, plus intéressé, est une manière de prendre date, de prendre à témoin et de garder mémoire. Il est fini les temps des graffitis de rue, fait par des inconnus, photographiés par d’autres inconnus, publiés dans des livres papier sans verser de droits (d’image ou d’auteurs). Aujourd’hui la numérisation de la prise de vue, de la diffusion permet d’incruster la signature de l’artiste, d’assurer sa notoriété et par là même de constituer une documentation propre à lui garantir la perception de droits afférents à son œuvre.
De fait la diffusion numérique entretient le milieu du street art à l’échelle planétaire. Se constitue ainsi un tourisme affinitaire et communautaire dédiée aux œuvres de rue. Le Coréen de Séoul saura où venir à Berlin pour trouver des graffs peu visibles, comme le Mexicain de Guadalajara se projettera à Tananarive. La force de ces informations diffusées sur les réseaux sociaux planétaires est elle qu’aujourd’hui les guides touristiques version « papier » incluent par exemple des encadrés, voire des pages, sur les spots de street art de tel ou tel pays, les touristes préparant alors leur voyage en anticipant sur Internet leurs déambulations urbaines, comme on peut préparer la visite d’un musée sur son site web. Du coup le rapport à la ville change : elle n’est plus un lieu d’exploration et de surprises, où le flâneur se laisse porter par l’humeur de la rue et ses bonheurs adventices, mais un espace de confirmation où le planificateur vient valider chaque étape de son programme, engrangeant à chaque stade sa moisson préconçue, voire préjugée. Dès lors le street art lui-même est aliéné : il n’est plus cette expérience du débordement, du décadrement, d’une dérégulation au cœur des cités ordonnées, car il devient un parcours « à faire », une visite obligée comme en propose d’ores et déjà les tours operators. Une liberté sur commande…
La géolocalisation
Ce postage permet à quiconque de partir en quête d’une pièce séduisante lors d’une visite physique de telle ou telle ville. Ce tour est précisé par une géolocalisation grossière (« à Londres, allez à Shoreditch ») ou scientifique par des coordonnées précises, par des « tags » appropriés sur des cartes numériques téléchargeables, comme la mairie de Vitry a pu le faire pour son parcours street art avec C215, Kashink, Kouka, Thierry noir et consorts. Ces cartes qui servent aux passionnés et aux artistes ont été initialement conçues par des services de lutte anti-graffiti pour identifier et localiser les pièces à effacer avec des applications permettant aux employés d’optimiser leurs parcours comme à des délateurs d’aider les services municipaux ! La technique de géolocalisation est donc un moyen ambivalent, au service d’intérêts contradictoires.
Le mosaïste Space Invader en a fait une pratique à multiples finalités.
En premier lieu, la géolocalisation permet une cartographie planétaire de ses mosaïques posées dans toutes les grandes villes du monde, établissant ainsi un recensement exhaustif de ses œuvres, et les authentifiant du même coup.
En second lieu, elle sert de table d’orientation au passionné qui sait alors où retrouver ces pièces, les photographier, les poster sur Internet, en particulier sur Instagram, démultipliant ainsi, par un effet de redondance, l’aura de la pièce in situ, cette aura électronique qui n’est plus « le lointain si proche soit-il » de Benjamin, mais inversement le proche, si lointain soit-il, ce tout proche que chacun veut « capturer » numériquement pour montrer aux autres qu’il a pu s’y confondre avant de disperser à tout vent électronique cette expérience esthétique transitoire.
En troisième lieu, la géolocalisation devient un jeu planétaire, Flash Invaders, dont le damier urbain est le tablier à la fois physique et virtuel. Ainsi chaque joueur, en postant sa photographie sur l’application idoine, géolocalise la pièce photographiée ainsi que sa propre situation, étant alors en communication simultanée avec tous les autres joueurs de par le monde qui font la même chose que lui. Se constitue ainsi la communauté des joueurs d’Invaders. Cette communauté se solidarise encore plus par une complication de ce jeu urbain : la possibilité de poser des mosaïques personnelles à la manière de Space Invader (en allant acheter les matériaux chez son fournisseur), d’en poster l’image sur Internet et ainsi d’augmenter son nombre de points dans le jeu.
La géolocalisation n’est plus alors seulement le repérage d’une position (avec ses coordonnées en latitude et longitude), mais un système autosuffisant où la règle du jeu nourrit son propre développement dans une croissance indéfinie. Tant que Space Invader était seul à appliquer des mosaïques, la croissance était arithmétique, mais dès lors que le jeu permet les copies autorisées, la croissance devient géométrique. Le jeu implique alors la consultation du site pour distinguer la mosaïque originale de la copie inventive.
Conclusion
L’image de street art reçue par le public dans la rue n’est donc pas si spontanée qu’elle peut le paraître, étant à des degrés divers préméditée grâce à des outils numériques. Cette création numérique est riche de sens, car elle pense la ville comme un champ d’apparitions mais aussi comme un espace de projections mentales qui en montrent les limites comme les devenirs possibles, et est en cela une promesse de liberté. En effet, ces œuvres reconstituent en doublet d’une ville physique, sensiblement appréhendée, une ville virtuelle qui augmente cette perception première d’une conscience seconde. En cela, l’artiste joue au Grand Architecte de l’Univers humain, composant un ordre second qui ne se réduit pas à l’ordre premier pensé par les architectes urbanistes. Cet ordre second est une sorte de réseau chiffré, présent mais inapparent dans un palimpseste urbain. Analogiquement les amateurs, armés de leur smartphone – cette baguette magique d’une époque désenchantée –, peuvent à leur tour recréer un autre tissu social de la ville, inventant des flashmobs, peuvent trier les images à en retenir, et peuvent partir en quête de double sens, comme si les flâneries urbaines actuelles, allant d’un graff lumineux au cœur de la nuit vers un nuage évanouissant dans un ciel pur, redevenaient des parcours initiatiques dont chacun garderait le secret dans une carte à double ou quadruple cœur.
Notes
[1] Jérôme Katz, commissaire d’exposition, Paris, Fondation EDF, 04 octobre 2014-01 mars 2015.
[2] Voir la vidéo du projet à https://www.youtube.com/watch?v=-tok—3J4Qk , consulté le 1er décembre 2015.
[3] Voir http://www.lightzoomlumiere.fr/article/exposition-street-art-de-marko-93-le-graffeur-de-lumieres/ , consulté le 1er décembre 2015.
[4] Voir http://jacquespugin.ch/graffiti-greffes, consulté le 1er décembre 2015.
[5] Olga Kisseleva, Urban Quick Response, 2013, Saint-Pétersbourg. Commande du Centre national pour l’art contemporain et la Fondation Pro Arte (Russie).
[6] Voir : http://www.fatcap.org
Bibliographie
Fusaro, Edwige (dir.).-Cahiers de Narratologie (université de Nice, LIRCES) dédiés au street art :
N° 29, 2015 http://journals.openedition.org/narratologie/7325
N°30, 2016 http://journals.openedition.org/narratologie/7461
Genin Christophe, Miss.tic, femme de l’être, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008, rééd. 2014.
Genin Christophe, Le street art au tournant. De la révolte aux enchères, Bruxelles, Impressions Nouvelles, édition refondue, 2016.
Genin Christophe, « Des griffes dans le décor urbain », in L’art des villes, dir. Cécile Croce, Revue d’Etudes Esthétiques, Figures de l’art n°31, Pau, PUPPA, 2016, pp. 259-270.
Marko 93.- Voir http://www.lightzoomlumiere.fr/article/exposition-street-art-de-marko-93-le-graffeur-de-lumieres/ , consulté le 1er décembre 2015.
Spinelli, Luciano.- « Un regard vidéo participatif : les graffitis sur le web », in The wall and the city/ Il muro e la città/ Les murs et la ville, dirigé par Andrea Mubi Brighenti, éditions Professional Dreamers, 2009.
Pour citer cet article
Christophe Genin, « Urbanités numériques, Le street art numérique ou les villes tatouées en réseau ». Pratiques picturales : Allumer / Éteindre : la peinture confrontée au numérique, Numéro 04, décembre 2017.