Voici le temps des assassins.

Résumé

Les enjeux de la peinture figurative contemporaine s’inscrivent dans une relation tripartite entre le réel, la fiction et la fantasmagorie. D’un côté les images impatientes, c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’univers de l’urgence iconique des flux et des réseaux qui gouverne actuellement notre quotidien ; de l’autre, les images patientes, œuvres d’artistes solitaires qui, à partir de leur seule activité manuelle, semblent chercher les voies de l’émancipation. La peinture figurative contemporaine traite cette question de fond, éminemment politique, car elle dit avant tout le regard et les formes de l’attention.

Texte intégral

Voici le temps des assassins, le titre de l’exposition à la Galerie Michel Journiac,relève d’un constat, celui d’une époque gouvernée par la crainte des terroristes, mais aussi par la prééminence du capitalisme financier. Il provient d’une œuvre peinte de Bruno Perramant et cite la dernière phrase d’un très beau poème de Rimbaud Matinée d’ivresse, tiré des Illuminations (1873-1875). Il met en couleurs la graphie noir et blanc des années 50 d’une affiche du film éponyme de Julien Duvivier. Ainsi, le poète Arthur Rimbaud pour son écriture inharmonique et l’ivresse produite par les drogues, et le cinéaste Julien Duvivier pour la puissance de l’intrigue réaliste de son film le plus noir, sont les deux axiomes qui guident cette exposition : naturalisme cinématographique, fantasmagorie du poétique - deux axes forts pour orienter une exposition sous-titrée stratégies figuratives contemporaines. Ce sont ces réalités, ces fictions et ces fantasmagories, mais aussi leurs écarts et leurs contiguïtés qui ont guidé mes réflexions et mes choix et qui sont mis en images par les peintres convoqués ici ; des peintres avec qui je partage, à des degrés divers, une forte complicité depuis des années.

Bruno Perramant, Voix, OTW 62, 2017

Bruno Perramant, Voix, OTW 62, 2017

Huile sur toile — 80 x 100 cm. Courtesy : Galerie In Situ - Fabienne Leclerc, Paris © Marc Domage

Si on jouait aux jeux des sept familles pour opérer une classification sommaire, on pourrait voir, en acceptant la mobilité, une famille « réaliste » composée de : Thomas Lévy-Lasne, Louise Sartor, Philippe Brel, Eva Nielsen. Puis, dans la famille « fantasmagorie » : Marlène Mocquet, Paul Mignard, Vincent Bizien, Damien Deroubaix, Oda Jaune, Hélène Delprat. Et enfin une famille « fictionnelle », très dysfonctionnelle, qui rassemble tous les autres, allant de l’esprit lynchien de Damien Cadio aux emprunts aux cultures lointaines de Romain Bernini, en passant par le musée Grévin de Jean-Luc Blanc, les stylisations d’Anne Laure Sacriste ou encore le monde des livres de Bruno Perramant et de Marc-Antoine Fehr. Tous ces artistes interrogent l’image à leur manière. Chez Anne Laure Sacriste, par exemple, il s’agit de se préoccuper davantage des signes que des images.

Des images donc, peu importe que celles-ci proviennent d’internet ou des magazines, qu’elles soient prises par l’appareil photo, chinées dans les malles des archives familiales, issues d’une mise en scène avec des modèles ou produites entièrement par l’imaginaire ; tous ces artistes élaborent des images patientes.

Je les nomme patientes parce qu’elles sont construites dans un temps long, pour la plupart d’entre elles, parfois une heure et parfois un an, voire beaucoup plus pour Jean-Luc Blanc qui retouche infiniment ses images dans un éternel dialogue. Pour mieux comprendre ce que je veux dire il faut convoquer l’antonyme de patience, l’impatience... L’exposition présente dans l’espace principal des images patientes qui dialoguent avec les images impatientes du second espace. Ces dernières sont des images produites par le flux des photos numériques capté par les vingt artistes invités. Ce sont des images qu’ils mettent à disposition habituellement sur Instagram pour leurs abonnés et qui sont disponibles pendant tout le temps de l’exposition. « Un moyen simple, sympa et original de capturer, modifier et partager des photos », comme le dit la pub Instagram. Ces images sont accessibles aux visiteurs sur deux écrans d’ordinateurs, ou chez soi, grâce au hashtag JourniacAssassins.

Les images impatientes sont des « images voyées » comme disait le philosophe Gilles Deleuze, des images qui montrent la voie, et qui par conséquent ont l’autorité de la chose admise, de ce que l’on voit chaque jour, de « l’iconomie » [1], de cette économie des images, du monde du tout image dans lequel nous vivons - de ce que Peter Szendy appelle « le supermarché du visible », où chaque geste devient une image dans un réseau globalisé lorsque le monde devient un « méta-cinéma ».

Cette circulation mondialisée entre en dialogue dans l’exposition avec l’image patiente, solitaire, manuelle, que je crois davantage émancipée. Et parce que l’attention est un sujet majeur aujourd’hui, un sujet politique et que, comme on le sait en pédagogie, une certaine distraction nourrit l’attention, je fais dialoguer les images impatientes avec les images patientes. Tout en étant persuadé que l’image patiente possède des caractéristiques très difficiles à nommer et que cette complexité nourrie par le geste, par l’exécution manuelle de ce geste, par la tension et les contingences nées de la contrainte du support et de la matière posée, génère un mystère infini que je souhaite partager dans cette exposition avec le visiteur.

Alain Berland

Notes

[1L’iconomie est un néologisme créé par l’économiste brésilien Gison Schwartz. L’étymologie du mot « iconomie » associe deux mots grecs « eikon » (image) et « nomos » (organisation)

Pour citer cet article

, « Voici le temps des assassins. ». Pratiques picturales : Stratégies figuratives de la peinture contemporaine, Numéro 05, décembre 2018.

http://pratiques-picturales.net/article48.html