Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture
Résumé
« Au fond, le mot « abstrait » désigne pour moi quelque chose de dénaturé, de faussé, d’inachevé, de raté. Dans la peinture abstraite habituelle, l’artiste essaie de peindre quelque chose de figuratif et n’y arrive pas. » À les prendre au pied de la lettre, ces affirmations d’Albert Oehlen en 2011 ne distingueraient la peinture figurative de la peinture abstraite que par le ratage, la dénaturation ou par la torsion, volontaire ou non, de la figure. Mais, plus qu’une impossibilité figurative, c’est une stratégie de brouillage de tous les codes picturaux qui met la peinture en suspension et qui donne à voir une peinture en train de se faire. Albert Oehlen invente ainsi le brouillon en peinture ou le surgissement d’un autoportrait de la peinture, rendu possible par l’absence d’intention du peintre.
Plan
Texte intégral
Peut-être que le premier rapport qu’on puisse entretenir avec la peinture d’Albert Oehlen [1] est l’écœurement. Trop de gestes, trop de couleurs boueuses et rebutantes, trop de barbouillages et de pâtés de peinture, trop de superpositions d’images, de formes et de balafres, trop d’effacement et de ratures, trop de toiles démesurées… C’est trop la plupart du temps, ou beaucoup trop en même temps, jusqu’à ressentir le sentiment d’être partagé entre le dégout et le refus. Le regard est saturé. Il court d’un point à un autre sans pouvoir se fixer. Il recherche vainement des principes de construction, une hiérarchie des figures et des formes, ou des repères dans une histoire de la peinture proche ou lointaine. Il se noie dans cette surenchère dont il ne sait si elle est engendrée par le hasard, le laisser-aller, le ratage ou des accidents plus ou moins volontaires. Il s’épuise à vouloir déceler une ou des intentions. Nous pourrions évoquer une peinture du désastre, mais ce serait déjà évoquer une image, un contenu et peut-être une émotion. Nous pourrions tout aussi bien désigner une catastrophe picturale, mais ce serait encore ici s’émouvoir du plaisir physique qui se marie si souvent à la peinture, par exemple peindre avec les doigts comme le fait Albert Oehlen dans une de ses séries. S’agit-il alors de revendiquer le simple plaisir du « barbouillage » [2] ? Nous nous retrouvons finalement face à un doute : célébration de la peinture dans ses gestes les plus primitifs ou défaite de la peinture ? Ou pire, devons-nous faire part de notre impuissance de ne savoir qu’en faire, ni qu’en dire ?
Qu’en dire ? La majorité des critiques avoue la difficulté de s’en saisir, de suivre les allers-retours d’une série à l’autre, de plonger dans cette profusion désordonnée et dans cette volonté brouillonne de rompre avec tous les codes et de tromper toute attente [3]. Enveloppés dans des termes louangeurs, le peintre, « figure majeure de la scène contemporaine allemande et par conséquent, européenne [4] », et ses œuvres sont admirés pour leur engagement provocateur, leur liberté, leur audace et leur capacité à s’affranchir de toutes les conventions et normes de la peinture. L’artiste lui-même n’aide ni par les titres de ses peintures, ni par la multitude d’entretiens qu’il a donnés, à éclaircir son propos et à partager ses intentions. Les titres des œuvres, par exemple, Petites mains crottées (1982), Autoportrait avec caleçon souillé (1984) ou L’ascète empoisonné (1992) ou encore Joies idiotes(1996) et Vaches au bord de l’eau (1999) qui avaient souvent au début de sa carrière une charge scatologique, égarent le spectateur. Entre la provocation, l’écriture automatique ou la simple désignation d’une forme, par exemple Moustache (2003) ou Chaussure (2008), ils n’annoncent rien de ce qui est donné à voir. Ils se surajoutent aux milliers de traces peintes comme des appendices ironiques et font concurrence aux multiples points de vue, souvent contradictoires, qu’Albert Oehlen déclinent dans d’innombrables entretiens. Ce dernier avoue d’ailleurs faire fi de toute prise de position, comme de toute théorie : « En réalité je n’ai aucune position qui se laisserait décrire de façon passionnante, en tout cas pas pour moi. En fait je ne me pose pas beaucoup de questions sur la signification de mon travail. [5] » Ou encore : « Ce n’est pas que je ne m’intéresse pas aux déclarations de principe. Mais je n’ai pas de théorie. C’est parce que le but serait si ambitieux qu’il serait aussi long de le coucher sur le papier que de réaliser toutes mes peintures. [6] »
Solitude et beauté
Ces peintures imposent ainsi une constante contradiction. Elles sont envahissantes, elles submergent et étouffent le spectateur, et elles le renvoient dans leur démesure à la solitude. Une solitude semblable à celle qu’on ressentirait en ouvrant la porte d’une pièce débordant de tous les codes et de toutes les métamorphoses de la peinture depuis un siècle, et qu’il faudrait inventorier. Mais sans savoir ni trier, ni hiérarchiser, ni faire la part de ce qui doit être préservé ou écarté. La présence de tous ces signes flottants, le plus souvent simultanément, illustre avant tout l’expérimentation de tous les gestes picturaux qui ne visent qu’à saturer la toile : « Ce qui se produit là a toujours pour tâche de remplir la surface, de sorte qu’il y ait au moins de l’huile puante sur la surface. C’est là le grand problème du peintre. Comment remplir la surface ? [7] »
Et plus les toiles sont envahies par la parade décomplexée de la peinture, plus le spectateur est acculé à la solitude. Il est le spectateur d’une bringue à laquelle il n’est pas invité. Maintenu à distance, il peut difficilement partager la métamorphose soudaine que l’artiste décrit dans divers entretiens : l’intervention d’un moment de grâce, par on ne sait quel tour de magie, qui sauve cette bouillabaisse, ces ratés, ces gestes désordonnés, ces figures masquées, en transformant l’échec en « beauté » : « Quand vous travaillez sur une peinture pendant un mois, vous passez trente jours en face du tableau le plus laid du monde. Dans mon travail, je suis constamment environné par les tableaux les plus abominables. C’est vrai. Je ne vois que des fragments laids et insupportables, qui se transforment au dernier moment, comme par magie, en quelque chose de beau. [8] » La magie étant toujours un tour de passe-passe, le spectateur ne peut que s’en méfier, car s’il veut bien croire que le tour a réussi, il ne sait s’il n’a pas éclipsé autre chose qui aurait pu également faire irruption : une intention plutôt que la beauté. Quoi qu’il en soit, de la magie à la beauté, il reste perplexe devant l’apparition de ce concept dont toute la modernité s’est méfiée et dont l’attribution à ces peintures l’éloigne de ce qu’il pouvait en attendre. L’évocation de cette beauté – est-ce une boutade ? - masque, sans doute volontairement, le flou entretenu par Albert Oehlen et par ricochet, le fiasco de toute énonciation. Elle pulvérise ainsi toute tentative de catégoriser cette peinture.
Processus picturaux
Au premier abord, il serait tentant d’affirmer qu’on se trouve face à une peinture expressionniste. Mais, depuis les dernières décennies du XXème siècle, l’expressionnisme est largement disqualifié par la multitude de gestes qui, de directs et de spontanés, ont basculé dans la simulation ou dans l’expression différée. Albert Oelhen s’applique consciencieusement à mettre en œuvre cette transposition. Il l’accentue même en substituant aux gestes énergiques et rapides, la lenteur. Et il fait de cette lenteur une discipline, « Peindre plus lentement […] de plus en plus lentement [9] » : « Ce que j’avais à offrir contre cela [l’action painting], c’était une peinture très réfléchie, très lente, et une démarche très artificielle qui ne se justifie pas par la spontanéité, pas par l’agression, pas par des ambiances, pas par des drogues ou autre chose. [10] »
Ce pas de côté - s’imposer de faire le contraire ou dans d’autres cas pousser à l’excès ce qui est devenu la norme - devient chez Oehlen une méthode. Lorsqu’il reprend les nuanciers de couleurs de Gerhard Richter, la peinture déborde, elle s’épanche [11]. Lorsqu’il réalise, dès les années 1990, des peintures numériques (Computer Paintings), il joue avec la basse définition et la pixellisation des lignes et complète ces œuvres à la main, dans une confrontation de la maladresse de l’ordinateur et de l’adresse manuelle. Collant sur la toile des images publicitaires, il peint dessus avec les doigts, confrontant le caractère glacé des formes et des couleurs de la publicité à la trace irrégulière et foisonnante de la peinture au doigt. Jouant à nouveau dans ses peintures grises (Grey Paintings) avec une des procédures de Gerhard Richter (le gris flou), il se demande : « Pourquoi Gerhard Richter donne-t-il toujours des coups de brosse dans un sens bien précis ? […] Pourquoi pas dans un autre sens ? » et, après avoir peint des figures, il repasse une dizaine de fois dessus avec des coups de brosse dans tous les sens : « C’est intéressant d’être obligé d’appliquer dix fois chaque coup de pinceau. On ne peint pas du tout de la même façon que si on appliquait les touches du premier coup en fonction du résultat voulu. Personne ne se livre à ce genre d’expérience idiote, sauf moi. [12] »
Chaque processus pictural est ainsi disqualifié. La peinture se construit par défaut, par opposition aux maîtrises acquises ainsi qu’aux classifications admises de la peinture. Chaque contrainte qu’Albert Oehlen s’impose est un handicap à la bonne marche de la peinture. Ou pour le dire autrement, cette série de contraintes est l’envers de la conduite de la peinture : au lieu de construire la peinture autour d’une intention ou d’un contenu dans une forme précise, il parie sur un processus de mise en déroute. Il s’ingénie à expérimenter des conduites dévoyées, à front renversé, ou même stupides. Cette stratégie du désastre pour faire advenir la peinture explique que ces œuvres forment un ensemble éclectique et se tiennent dans une sorte de distance. Elles n’évoquent pas l’authenticité du geste pictural, ni l’authenticité de la présence du peintre. En s’emparant de procédures discordantes, elles deviennent artificielles. Artificielles, car elles parodient tous les codes de la peinture, elles les multiplient, les superposent et les rendent finalement inopérants. L’exemple le plus flagrant de ce détournement de l’investissement coutumier de la peinture et du peintre est l’absence de rôle des figures dans ces peintures. Ainsi, de temps en temps, on voit apparaître ici ou là, la trace d’un visage, d’un œil, d’une jambe, d’un bras ou d’une main, d’une chaussure ou d’un autre objet, mais sans qu’il soit possible de rattacher ces fragments à un ensemble, à une composition particulière ou à une narration. Car toutes ces figures sont brouillées par des brossages colorés et deviennent des éléments indéterminés, au même titre que n’importe quelle autre trace née du brossage de la toile. Cependant, si l’on regarde attentivement les œuvres faites avec des publicités ou des œuvres récentes où le blanc de la toile est préservé sur les bords, ces barbouillages n’en sont peut-être pas. Disons que le mot « barbouillage » ne leur convient pas. Il serait plus juste de parler d’effacement. Effacement des figures lorsqu’elles ont été présentes ou lorsqu’elles sont issues d’images publicitaires, effacement des premiers gestes de la peinture, effacement de toute composition. Ces effacements qui donnent à la peinture une somme de couleurs brouillées font irrémédiablement penser à une peinture « en l’état ». Une peinture dans un état intermédiaire, ou plus justement une peinture en cours de réalisation. Une peinture qui cherche sa forme. Et qui, en cherchant sa forme, se soustrait à tout débat entre le passé, le présent ou le futur de la peinture, comme à tout débat entre figuration et abstraction. Albert Oelhen avait affirmé que sa peinture était « post non-figurative », puis, dans un entretien postérieur, il traite cette désignation de « ridicule » : « Le terme est bien sûr ridicule. Je suis passé de la peinture figurative à la peinture abstraite et j’ai ainsi répété le développement pictural des modernes. Mais, bien entendu, le contexte était différent. » [13] Mais plus encore que le contexte qu’invoque Albert Oehlen, c’est en contournant le choix entre la figuration et l’abstraction qu’il rend possible cette peinture en perpétuel mouvement, dont tous les dés sont systématiquement relancés avant même qu’ils figent le hasard en touchant la toile.
Des formes sans pourquoi
Ce contournement se produit par la suspension des formes. Elles ne parviennent pas à se fixer en compositions lisibles, ni en structures reconnaissables. Elles ne construisent pas un espace déterminable. Elles n’invitent à aucune narration. Elles fourmillent de gestes, de lignes, de rappels de quelques géométries aussi bien que de figures biomorphiques, de taches et de couleurs non définissables. Elles semblent en général déraper sur la surface de la toile, masquant l’identité des figures éparses que l’on devine. Elles sont là en attente que l’artiste reprenne son travail. En restant ainsi dans cet entre-deux d’une peinture qui ne se referme pas dans son achèvement, la peinture d’Albert Oelhen privilégie la forme en devenir : « J’estime que le thème de l’art, c’est ce qui relève de la forme. […] Le contenu, au sens de vouloir quelque chose, n’est jamais qu’un jouet de la forme. L’idée est de chercher une nouvelle forme. [14] » Et, comme une preuve de cette priorité donnée à la forme, les nombreux entretiens d’Albert Oelhen ne délivrent jamais la recherche d’un contenu. Déterminer un contenu, ou « vouloir quelque chose » selon l’artiste, ce serait travailler en « constructeur » en élaborant le tableau autour d’une idée préalable et en visant à obtenir un résultat préétabli : « Le fait est que je ne peux pas travailler en constructeur au sens où je mettrais sur la toile, de manière très soigneuse et très concentrée, de très belles couleurs en partant d’une très belle idée et que je conduis tout ça en toute beauté vers un résultat qui fait que j’ai finalement un très beau tableau. [15] » Privilégier le contenu, ce serait se glisser dans le lit de l’histoire de la peinture, accueillir les procédures normatives et arrêter les formes. Enfin, ce serait ouvrir la possibilité, puisque les formes auraient gagné leur immobilité, qu’on puisse leur attribuer un nom. Au contraire, ces peintures affichent en premier « un refus de la forme formée ou de la forme achevée » [16]. Elles échappent ainsi à toute classification, que ce soit figurative ou abstraite selon le sens commun, tout en tentant d’échapper à toute l’histoire de la peinture, ou du moins à tous les « vouloir quelque chose » que la peinture a voulu incarner.
Cet état d’entre-deux est sans doute le plus visible dans les peintures dont les fonds sont constitués de fragments d’images publicitaires agrandies, provenant le plus souvent de prospectus et catalogues de la grande distribution. Ils montrent dans un premier temps la présence de figures reconnaissables, comme dans de nombreuses autres peintures bien que, dans ces dernières, elles soient moins discernables. Celles-ci font écho de manière évidente à l’évocation par Gilles Deleuze de la toile blanche, non pas vierge, mais envahie par toutes les images que le peintre doit effacer au début de son travail : « Le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile sont déjà tellement couvertes de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord effacer, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision. [17] » Images qui encombrent notre espace et notre temps et qui se dressent comme le fond indélébile qui structure notre rapport au quotidien. La peinture appliquée sur ces collages est simultanément une surcharge et un effacement. Une surcharge car il s’y institue une première élaboration d’une composition qui se superpose aux images sans leur obéir. Un effacement, car elle masque une partie des figures aussi bien qu’elle semble effacer la pose des premiers gestes picturaux. Surcharge et effacement qui donnent également l’impression d’une négation des règles classiques de la peinture : un ratage qui dissout toute structure et dégrade les couleurs. Ou, à l’inverse, un geste qu’il ne faut pas voir comme un repentir mais comme un moment qui soustrait les formes à toute technique ainsi qu’à toute maîtrise. Un moment qui donne à voir des formes en gestation. Des formes - qu’on appelle ainsi faute d’autres termes - en instance de production : des formes qui ne sont pas encore informées. Des formes dissociées de toute intention, ne cherchant pas encore à « vouloir quelque chose » ou à fixer un contenu, ou encore, comme l’énonce Jean-Christophe Bailly, « des formes sans pourquoi ». Sans pourquoi, car, comme le rappelle aussi Jean-Christophe Bailly : « La technique, c’est l’introduction du pourquoi, c’est la projection violente de l’existence dans la sphère de l’intention. [18] » En faisant l’impasse sur la maîtrise technique attendue d’un peintre, en laissant ces formes non formées, Albert Oehlen évite que sa peinture se construise autour d’une intention et se reconnaisse à partir de cette intention. Il déclassifie ainsi ces peintures, ou du moins empêche qu’on les catégorise. Il se donne la liberté d’une peinture insaisissable, en perpétuel recommencement, et qui semble toujours tout à la fois surgir et s’interrompre à son point de naissance dans un équilibre risqué.
Le point d’équilibre de cette peinture sans pourquoi est atteint lorsque la peinture est déjà une peinture sans être totalement une peinture. C’est-à-dire dans la concurrence du processus pictural et des formes naissantes afin que ni l’un, ni les autres ne prennent le dessus et n’aboutissent. Car si l’élaboration plastique est poussée trop loin, la peinture se range sous l’étiquette de la Bad painting ou de l’expressionnisme dont nous sommes saturés et qui tend à figer des formes reconnaissables en tant que signature du peintre. À cet égard, la stratégie d’Albert Oehlen de ruiner les références artistiques qu’il cite, en les contrariant par des actions absurdes, est une manière d’empêcher toute concrétisation définitive et d’éviter l’inscription de ses peintures dans une continuité historique. D’un autre côté, si cette élaboration est interrompue trop tôt, elle n’offre pas les signes picturaux qui nous font dire que nous sommes face à une peinture. Ainsi suspendue, la peinture se présente comme une action en train de se faire, ou plus précisément comme une action qui organiserait son absence de « vouloir quelque chose ». Cette absence construit la situation erratique de la peinture d’Albert Oehlen : elle échappe aux lieux de l’abstraction, tout autant qu’aux lieux de la figuration, si l’on entend que ces lieux, ce sont l’histoire de la peinture, ses codes, ses processus quels qu’ils soient, ses intentions et surtout le regard collectif que nous partageons sur sa diversité. Et s’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les déclarations provocantes de l’artiste, celles-ci dévoilent cependant son choix de privilégier une peinture à l’élan arrêté, une peinture interrompue : « Au fond, le mot “abstrait” désigne pour moi quelque chose de dénaturé, de faussé, d’inachevé, de raté. Dans la peinture abstraite habituelle, l’artiste essaie de peindre quelque chose de figuratif et n’y arrive pas. [19] » Car, du « raté » à « l’inachevé », de l’essai à l’échec, ce sont bien ces « défauts » que l’artiste légitime en exposant ses peintures comme des œuvres à part entière. Si sa peinture n’atteint pas la figuration, c’est parce que l’artiste n’y arrive pas. Si elle paraît abstraite, c’est qu’elle est ratée, inachevée, faussée et dénaturée. Et les deux - la figuration et l’abstraction - dans ce jeu de qui perd gagne, n’étant pas dissociables, contribuent à promouvoir une peinture qui ne peut aboutir et ne trouve pas son nom.
Le brouillon en peinture
Déliée des territoires communs, cette peinture agit par défaut et par omission, mettant sens dessus dessous tous les repères de l’élaboration des œuvres et de leur réception. Mais si l’on inverse le point de vue, ces défauts et ces omissions doivent être tous envisagés comme les facteurs d’une stratégie où ce qui est recherché n’est pas l’aboutissement d’une peinture, mais la saisie d’un possible événement. Ils concrétisent ainsi un processus d’attente et d’accueil de ce qui se présente : le non prémédité, à l’origine de la peinture, se déploie sous une forme précaire et instable. Sans se conformer à des classifications, chaque tableau s’ouvre et se ferme sur l’intuition d’un moment. La peinture devient le lieu de la saisie d’événements hétéroclites, du vécu, de l’éprouvé aussi bien que d’association d’idées [20]. Semblable aux pages d’un journal intime, elle ne cherche pas une forme définitive mais la notation d’une pensée « foncièrement instable, temporelle et successive [21] », ou plus justement la capture « du pensé, qui demande à être enregistré dans son intégralité, significatif et insignifiant mis à égalité, dans un espace où on ne peut plus distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas » [22]. Et c’est dans cet accueil de ce qui vient, insignifiant ou non, sans discrimination entre les gestes nécessaires et les gestes instinctifs, et entre les images qui construisent la peinture et celles qui, imposées, encombrent notre vie quotidienne, que cette peinture advient. Elle est en elle-même un atelier de peinture, le lieu d’une expérience ininterrompue que la peinture mène sur elle-même – ou même, pourrait-on dire une expérience d’oubli de la peinture pour que la peinture survienne. Expérience qu’Albert Oelhen peut qualifier de stupide quand on lui demande si son « travail fait semblant d’ignorer les règles esthétiques ? » : « Il s’agit plutôt d’adopter un état de stupidité. Ce que je fais est en fait grotesque, notamment en termes de contenu : ces images font toutes sortes de revendications et d’exigences. Il est donc logique que le monde graphique qu’il habite soit stupide lui aussi. [23] » Mais plus qu’un état de stupidité, dans cette indétermination visible dont ces peintures portent la marque, se déploie la variabilité incessante de la peinture, le lieu où naît le désir de peinture et la tentative de préserver une espèce d’égalité entre les formes et les gestes, soit l’incessant brouillon de toutes les peintures possibles. Albert Oehlen aurait ainsi inventé le « brouillon en peinture » [24], non pas dans un sens péjoratif mais dans ce que le terme de « brouillon » renferme de surgissement, d’inattendu et de spontané comme aussi bien d’inachevé.
Regardant alors cette peinture comme un brouillon, une dernière question surgit. Question qui restera d’ailleurs en suspens au même titre que la peinture d’Albert Oehlen dont on pourrait peut-être affirmer que c’est la qualité première : créer un face à face suspendu. Question donc qui surgit en regard du grand nombre d’autoportraits qui jalonnent la peinture d’Oehlen et qui ont la particularité de ne pas s’interrompre en brouillon, mais de « vouloir quelque chose », ne serait-ce que la figure du peintre. Quel est donc ce pas de deux entre ces autoportraits qui conservent une part de vraisemblance et les autres peintures ? D’un côté, le peintre et son investissement dans la mise en scène de sa “propre figure” ; de l’autre la peinture et son surgissement “non-propre”, maculé, instable et suspendu quand le peintre se dessaisît de sa maîtrise. D’un côté, la présence du peintre, sa propre signature et son nom propre ; de l’autre, son retrait, qui ouvre au non-propre de la peinture, au brouillon sans nom. Ainsi se trouverait-on confronté à deux sortes d’autoportraits : le premier qui s’achève et se célèbre dans chaque exposition d’ “Albert Oehlen, artiste peintre” ; le second, autoportrait toujours renouvelé d’une peinture sans intention, qui se donne à voir dans l’équilibre périlleux du devenir brouillon de la peinture.
Mars 2020.
Notes
[1] Albert Oehlen est né en 1954 à Krefeld, Allemagne.
[2] Albert Oelhen emploie lui-même ce terme à plusieurs reprises dans divers entretiens.
[3] Par exemple, Jean-Pierre Criqui , « Phrases au bord de la peinture », dans catalogue Albert Oehlen. Cows by the water, Venise, Palazzo Grassi, Marsilio Editori, 2018, p. 179.
[4] Fabrice Hergott, « La nature a horreur du vide », catalogue Albert Oehlen, Musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg / Paris-Musée, Paris, 2002, p. 2.
[5] Ralf Beil, « L’avidité de couleurs. Dix questions à Albert Oehlen », catalogue de l’exposition Albert Oehlen : Peintures/Malerei 1980-2004, Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, JRP/Ringier, 2004, p. 16.
[6] Anne Montfort, « Conversation avec Albert Oehlen, (août 2009), dans catalogue Albert Oehlen, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2009, p. XII.
[7] Albert Oehlen, Rainald Goetz, « Autoportrait aux mains vides. Conversations sur la peinture, 1994-1998 », dans le catalogue, Albert Oehlen, Strasbourg, Musée d’Art moderne et contemporain, 2002, p. 44.
[8] Jörg Heiser and Dominic Eichler, « Ordinary Madness. An Interview with Albert Oehlen », Frieze magazine, n° 78, October 2003. https://frieze.com/article/ordinary-madness, consulté le 20 novembre 2019. Et également : « Vous faites d’abord un pas en direction de la laideur, puis, d’une manière ou une autre, vous arrivez là où c’est beau. », cité par Christopher Schreier, « Storm Damage – Albert Oehlen’s Painting as a Visual Stress Test », catalogue Albert Oelhen, Terpentin, 2012, Kunst Museum, Bonn, traduit par Jean-Pierre Criqui,« Phrases au bord de la peinture », op. cit., p. 182.
[9] Jörg Heiser and Dominic Eichler, « Ordinary Madness. An Interview with Albert Oehlen », op. cit.
[10] Alexander Klar & Albert Oehlen, « Deux fois la même chose n’est pas un double succès », dans Hans Werner Holzwarth éd., Albert Oehlen, Taschen, 2017, p. 122.
[11] Judicaël Lavrador, « Albert Oehlen, Entretien », 2011, Paris-art, https://www.paris-art.com/albert-oehlen-9/, consulté le 20 novembre 2019.
[12] Ibid.
[13] Ralf Beil, « L’avidité de couleurs. Dix questions à Albert Oehlen », op. cit., p.16.
[14] Alexander Klar & Albert Oehlen, « Deux fois la même chose n’est pas un double succès », op. cit., p. 119. C’est l’artiste qui souligne.
[15] Ibid., p.120.
[16] Jean-Christophe Bailly, Sur la forme, Paris, Manuella éditions, 2013, p.17.
[17] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit, 1991, p. 192. Phrase dont François Dosse raconte qu’elle est issue d’un dialogue avec le peintre Gérard Fromanger, cf François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Biographie croisée, Éditions La Découverte, 2009, ouvrage numérisé 2013, p. 525.
[18] « “La rose est sans pourquoi”, dit un vers célèbre d’Angelus Silesius », dans Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 53.
[19] Albert Oehlen, dans Judicaël Lavrador, « Albert Oehlen, Entretien », 2011, op. cit.
[20] Albert Oehlen cite souvent dans ses entretiens son intérêt pour la peinture de Salvador Dali. Il faudrait peut-être à ce propos analyser le rapport d’Oehlen avec le surréalisme, tâche difficile car il est peu interrogé sur cet intérêt, même lorsqu’il cite Dali. Voir Jörg Heiser and Dominic Eichler, « Ordinary Madness. An Interview with Albert Oehlen », op. cit., https://frieze.com/article/ordinary-madness, consulté le 20 novembre 2019.
[21] Pierre Pachet, Les baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Le Bruit du temps, 2015, p. 69.
[22] Ibid, p. 40-41.
[23] Jörg Heiser and Dominic Eichler, op. cit.
[24] Dans le sens, mais avec les écarts dus à la différence de médium, que lui donne Pierre Pachet lorsqu’il affirme que « Pierre Joubert contribue ainsi à l’invention d’une forme littéraire nouvelle, peut-être pernicieuse : le brouillon. » Pierre Pachet, op. cit. , p. 75.
Bibliographie
Albert Oehlen. Cows by the water, catalogue, Venise, Palazzo Grassi, Marsilio Editori, 2018
Jean-Christophe Bailly, Sur la forme, Paris, Manuella éditions, 2013
Jörg Heiser and Dominic Eichler, « Ordinary Madness. An Interview with Albert Oehlen », Frieze magazine, n° 78, October 2003. https://frieze.com/article/ordinary-madness,
Judicaël Lavrador, « Albert Oehlen, Entretien », 2011, Paris-art, https://www.paris-art.com/albert-oehlen-9/,
Pierre Pachet, Les baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Le Bruit du temps, 2015
Pour citer cet article
Antoine Perrot, « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.