L’abstraction comme absorption picturale : l’approche naturelle de Gérard Traquandi
Résumé
Peut-on affirmer qu’analyser la peinture de Gérard Traquandi revient à interroger la place du réel dans une peinture sans représentation ? Au départ il y a la nature. Mais la nature n’est pas la montagne. Elle est ce qu’il y a entre le peintre et la montagne. Ensuite, à l’atelier, cela n’est plus là. L’expérience se transpose et devient un tableau. Et « le tableau, c’est plat et on s’en contente. Ça réautonomise la peinture. » (propos de l’artiste recueillis le 26 septembre 2019). De quelle autonomie s’agit-il là ? D’une résistance au motif ? La réalité de la peinture ne s’accorde-t-elle pas justement à peindre sans détachement ?
Plan
- I. Dans la nature : dessin, atmosphère et sensation
- II. Le moment pivot : l’atelier et l’autonomie pour la peinture
- III. Les premiers états de la peinture : qualité de surface pour fond lumineux
- IV. L’expérience des couleurs : correspondance de l’accord coloré
- V. Un rythme et une distanciation : scansion et gestuelle distancée
- VI. La peinture comme une saisie sensationnelle
Texte intégral
Gérard Traquandi est peintre. C’est ainsi qu’il se présente. Il dessine, il modèle l’argile aussi, mais surtout, il peint. Ses œuvres sont principalement de grandes toiles tendues sur châssis.
Comment regarde-t-on la peinture de Gérard Traquandi en 2020 ? Chaque artiste, chaque peintre, s’insère dans une histoire et le spectateur, lui-même, hérite de celle-ci qui a « construit » son regard. Aussi, directement, c’est-à-dire sans connaissance de tout ce qui est le contexte lié au peintre aujourd’hui, les toiles de G. Traquandi semblent-elles abstraites. La peinture y est tangible. Une peinture physique, solide, concrète, qui ne paraît pas entretenir avec le réel de relations figuratives. Et pourtant, une intuition -ou une curiosité- pousse à se poser la question : quelle est, ici, la place du réel ? Quels sont ses ressorts dans la peinture de G. Traquandi ?
Au départ donc une curiosité, et maintenant, l’occasion de tendre à l’expliciter.
Je propose de faire cela sous la forme d’une chronique, par un récit regroupant les faits et les mots du peintre [1]. Selon un déroulement suivant une forme de chronologie, nous allons suivre la flèche de la conception de sa peinture.
De façon plus générale, l’étude qui suit pose la question d’une abstraction picturale et de la référence extérieure. Extérieure à quoi ? A qui ? Au sujet peignant ? Elle posera conjointement la question de l’autonomie de la peinture.
Il conviendra donc, dans le cas présent, de chercher l’origine, la source des peintures (Quel en est le véritable point de départ ? Pourrait-il demeurer le référent de la peinture ?). Et de saisir les moyens -picturaux, il va sans dire- de son cheminement.
Dans le travail de G. Traquandi, il y a deux moments que l’on pourra à leur tour diviser : le temps extérieur à la peinture et le temps de la peinture que l’on ne saurait confondre avec le premier.
I. Dans la nature : dessin, atmosphère et sensation
1- la place du dessin
Le temps extérieur à la peinture, c’est celui où G. Traquandi arpente la nature, « la belle nature », dit-il, de préférence celle où la main de l’homme est peu apparente. Le reste n’est pas son sujet. L’artiste dessine, on dira « sur le motif ». Pourquoi dessine-t-il ? Quelle relation entretient-il au motif ?
Le dessin est une étape première. La grande nature référente, en face de lui, G. Traquandi la dessine pour la garder. Il aime dessiner. C’est un plaisir qui l’oblige à être concentré, à regarder, à ne pas faire semblant. Dessiner parce que, selon la formule classique de Goethe - notée dans un des carnets de croquis rempli lors de son voyage en Italie - « ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu. » [2]G. Traquandi est dans cet état d’esprit, dessiner est un moyen de connaissance. C’est par le dessin que l’artiste prend contact avec le monde. [3] D’abord dessiner, par plaisir, pour la concentration que cela exige et pour la vision que cela engage.
C’est le choix de la première salle de Contrepoint [4], à l’Espace de l’Art Concret où, à l’invitation de Fabienne Grasser-Fuchéri, G. Traquandi met en regard ses œuvres et celles de la donation Albers-Honneger : montrer des dessins, exclusivement ceux faits « sur le motif ».
Car le dessin est un prélude : il précède et annonce la peinture. Il en est l’introduction, introduction d’une saisie de la nature, de la relation que l’on a à elle. Il est un moment essentiel, pas un simple dessin préparatoire de montagne ou de bosquet. Car, si G. Traquandi choisit le paysage plutôt que les figures, c’est que ces dernières incitent au face à face quand le premier est englobant. « Je suis dedans. » dit le peintre. La nature est immersive.
2- un état atmosphérique
C’est ceci qu’il nous faut intégrer et ne pas s’y tromper : la nature ce n’est pas la montagne. « La nature, c’est ce qu’il y a entre moi et la montagne, tout est une histoire d’écart » dit le peintre. Le sujet n’est pas la montagne. Il faut qu’il y ait la montagne pour qu’il y ait un espace entre elle et nous. C’est dans cet « entre », avec cet « entre », que les choses se fondent. C’est cela que peint Cézanne. Et G. Traquandi a beaucoup appris de lui. Chez l’un, comme chez l’autre, la réalité est entre l’objet et le peintre. La nature sera comme un état atmosphérique et impermanent. Par la nature, ils touchent le réel, des phénomènes d’apparition et de disparition. Cézanne peint de l’air ; la montagne Sainte- Victoire [5], là-bas, fait écran, elle est un fond. Entre elle et Cézanne, il y a l’espace, un air qui la rend visible.
De fait, devant une grande Sainte-Victoire de Cézanne, G. Traquandi constate qu’il n’y a rien à voir, une branche, un ciel en haut, mais rien, il ne se passe quasiment rien ; ce n’est pas spectaculaire. Le peintre a pu être décontenancé par ce constat d’absence étrange. Cézanne peint de l’air. S’il y a sujet, il est là. L’air. Il en est ainsi de même dans la Nature morte au Chérubin [6] . Pour G. Traquandi, Cézanne est copernicien [7]. Cézanne peint, il se penche, pour peindre ce qui est derrière. L’espace est courbe, il enveloppe. Cela relève du vertige.
3- une logique de la sensation
Pour saisir l’œuvre de G. Traquandi, il faut en comprendre l’origine : un bain de mer, une pente enneigée dévalée à ski, un relief de neiges fondantes sur un carré de pelouse, une paroi rocheuse escaladée. Vécues, dessinées, retrouvées, les expériences ne sont pas seulement optiques, elles sont sensationnelles, engageant le corps réceptif, de ces perceptions que l’on a tous, fugaces, éphémères. Pour saisir l’œuvre de G. Traquandi il faut l’étendre à une logique de la sensation.
On pourra l’énoncer autrement : la saisie immédiate et globale, visuelle et sensorielle, produit une sensation de celles que l’on nommerait également « expérience ou émotion esthétique ». [8] Elle est, à l’origine, suscitée par l’expérience d’un motif, d’un paysage, expérience comme point de départ, au sens fort du terme, déclencheur et moteur. Effectivement, ici, s’attacher strictement à une réalité objective n’aurait pas de sens. Tel un écho phénoménologique, nous comprenons qu’avant l’objet il y a la réalité vécue. Les choses n’ont pas tant de réalité objective que celle, perceptive, qui les rend présentes à nous.
II. Le moment pivot : l’atelier et l’autonomie pour la peinture
Donc d’un côté : dessiner ce que G. Traquandi a vu, vécu. Et dans un second laps, le temps de la peinture visuelle, sensorielle, sensationnelle, matérielle.
À l’atelier, le temps est différent. À l’atelier, G. Traquandi est pris entre dessiner ce qu’il a vu et faire de grands tableaux. Il a fallu la sensation. Mais, dit le peintre : « quand les arbres ne sont plus là, je ne vais pas les peindre ». Il s’intéresse à « quelque chose d’autre qui reste de ça ». Au départ un rocher, un bain de mer, skier, quelques croquis au crayon que le peintre regarde à peine, une aquarelle, trois idées, ou plutôt trois envies. Et il part avec ça : pour peindre. À l’huile. Sauf qu’après, la réalité du travail de la peinture dépasse la réalité du point de départ.
Après, « quand je peins, je peins » dit-il. Alors c’est de la peinture. Ce qui était une sensation extra-picturale devient une sensation picturale, et il faut, dit le peintre « que je retrouve des « lois d’harmonie » dans mon atelier ». Le peintre a eu beau prévoir, il ne fait pas ce qu’il avait prévu. Il avoue humblement : « je ne fais pas ce que je veux ; je fais ce que je peux ». Il se trouve en prise avec la peinture.
Sa peinture a un programme simple qui relève de la question Cézannienne, celui de réaliser ses sensations, celui d’entrer dans un langage pictural de la sensation. Que guide alors le peintre : une forme de protocole élaborée depuis une quinzaine d’années. G. Traquandi se donne des contraintes pour limiter le champ des possibles, parce que, « avec la peinture, on peut tout faire ». Cela nous mène à l’analyse de faits artistiques précis, picturaux, que le peintre lui-même énonce, des phénomènes intrinsèques à la peinture, à la matière, à son relief, à la couleur pour trouver des lois que la nature impose dans ses harmonies à elle pour les transposer sur la toile dans le cadre de l’atelier.
III. Les premiers états de la peinture : qualité de surface pour fond lumineux
« La surface : il faut que je n’aie rien à lui reprocher ». G. Traquandi se place face au châssis, constate et intègre, comme les Modernes et comme, bien avant eux, les Primitifs, que : « Le tableau c’est plat ... ». Le peintre dit même : « Le tableau c’est plat ... et on s’en contente. Ça réautonomise la peinture ». Il peint à cette condition, avec cette condition de planéité. Le peintre vient du dessin, du noir et blanc, et va vers la couleur, d’une façon assez sophistiquée. Concrètement c’est une technique lente, pour d’abord peindre sur la toile un premier fond, d’une certaine saturation, un premier fond vif, voire virulent.
Un exemple de cela, tout récent : dans la lumière zénithale de son atelier parisien. Un vermillon, un jaune primaire. Un stade de préparation relevant de la première couche, de celle également appelée imprimeure ou impression dans les traités de peinture du XVIIème siècle. Cette couche permet au peintre d’obtenir un fond lisse et régulier sur lequel il va pouvoir travailler. C’est aussi une méthode traditionnelle de peinture connue et déjà utilisée dans les peintures des XIVème et XVème siècles. Les peintres recouvraient leur support d’une sous-couche pour obtenir un effet visuel souhaité, pour densifier un bleu profond, produire des effets de drapé.
À partir de là, progressivement, la tonalité évolue. La succession de couches a pour effet la modulation de la couleur, matière stratifiée, à ce stade-là certainement complètement informelle. S’opère une montée de la peinture, de fond en fond, en ce que le fond constitue la réalité profonde et toute picturale du tableau. Alors le peintre travaille à ce fond lumineux, mélange de pigments de qualité optique. Il fabrique des couleurs, qu’il ajuste dans de larges bassines
Le travail de peinture se réalise en feuilletage des surfaces, quand chacune des toiles se conçoit chromatiquement de la lente élaboration d’un palimpseste. La couche devient sous-couche, et, selon la nature du fond sur lequel est déposée une nouvelle étendue de peinture, la couleur est successivement modifiée. Le fond, d’abord uni, passe progressivement d’un aplat de vermillon à quelque chose de rosé, nuancé et plus vaporeux.
L’objectif est de donner la lumière par la couleur et non pas de réfléchir la lumière au sens d’une brillance. D’ailleurs, le peintre n’aime particulièrement pas que la peinture brille, qu’elle présente le reflet de ce qu’il y a autour. Bien sûr, selon les lois de l’optique, la peinture réfléchit la lumière, mais surtout, absorbante, elle la capte et la restitue par la couleur. G. Traquandi souhaite un phénomène semblable à celui de la fresque. La lumière extérieure va venir se poser dessus, mais elle n’en dépend pas. Cela donne toute son importance au fait que la peinture soit mate.
On saisira alors facilement l’actualité d’une qualité d’écran. Cette capacité à diffuser la lumière. G. Traquandi la met en relation avec la manière dont cela se conçoit dans la peinture de Cimabue et de Giotto, de Duccio di Buoninsegna. C’est l’idée que le tableau ne représente pas la lumière mais qu’il soit lumière, que celle-ci affleure à sa surface du tableau, comme cela se produit pour les icônes. C’est aussi l’or dans la peinture de la Renaissance.
Dans la peinture de G. Traquandi, les références se croisent, forment un corpus, un bassin privé, une « eau dans laquelle je nage, sans naïveté », dit-il. Le peintre actif aujourd’hui est lié à l’Histoire de l’art, qui est affaire contextuelle. Il est « un héritier avant tout », avec comme idéalité picturale, le grand modèle de la fresque et son inhérence à l’architecture, quand la vibration chromatique se révèle en fonction de la lumière et du lieu qui l’accueille [9].
Considérant cette relation à l’Histoire, de façon plus générale d’ailleurs, quand beaucoup se situent comme « Post-Modernes », G. Traquandi se dit « maniériste », se référant à la période du XVIème siècle, car elle posait la question qui trotte constamment : « comment fait-on de la peinture quand tant d’autres en ont fait avant moi ? ».
La couleur-lumière, on la sait réfléchie (en termes de lois optiques) mais on la souhaite et la vit comme une manifestation immanente. Une lumière-couleur venant de l’intérieur de la peinture. La peinture est vécue comme matériau diffusant, gagnant de couche en couche, comme par glacis, un degré supérieur d’opacité. La peinture devient le véhicule de la propagation de la lumière et de la couleur.
IV. L’expérience des couleurs : correspondance de l’accord coloré
La qualité lumineuse de la couleur est augmentée quand celle-ci s’accorde à une nouvelle. C’est là le deuxième temps de la peinture, celui d’un accord coloré : « parce que, une fois que j’ai le rose, il faut que je trouve ce qui va avec ».
Ce que G. Traquandi aime dans la peinture, c’est la couleur. Et pourquoi la couleur ? Parce qu’elle est irréductible au langage, qu’elle lui résiste ; et que, donc, on ne peut l’expliquer. Le peintre est en quête de ça, de ce qu’il advient des rapports, des accords indicibles. G. Traquandi avance deux ou trois couleurs par tableau. Dans les fonds, déjà, on le sait, il y en a sept ou huit. Ensuite, c’est très dur à dire, il faut que ce soit « juste ». Mais « juste », cela veut dire quoi ? C’est au moment où quelque chose de la nature revient ; quelque chose déjà ressenti réapparait. C’est ce que le peintre nomme les « lois d’harmonie ». C’est de l’ordre de la ressemblance. Le peintre dit : « ce que je fais me renvoie à ce qui était là, c’est ce qui me fait dire “oui” à un accord coloré. Et avant cela, tant que le tableau n’est pas comme je veux, je recommence. » Un accord coloré éveille, en quelque sorte, se déjouant de la fadeur par exemple, s’en remettant à l’appréciation de celui qui le cherche et le dépose sur la toile.
Pour cela, G. Traquandi peint en se défiant du clair-obscur qui suggère la profondeur dans une tentative illusionniste où il décèle du trompe l’œil. Il reprend les mots d’Eugène Leroy [10], qu’il aime citer « : le clair-obscur c’est le péché originel de la peinture ». Il y voit là une « perversion », le signe d’une caractéristique sculpturale en peinture. G. Traquandi a le souci de ne pas se situer dans cet illusionnisme, ce modelage. On y revient, pas illusion de lumière mais tableau lumineux. D’ailleurs, si le peintre vient de travaux très sombres, aujourd’hui ce n’est jamais assez clair. Sa palette gagne en clarté. Son intérêt est aux accords clairs, qui relèvent beaucoup plus de la couleur que de la valeur. Cette recherche, il la mène en travaillant des couleurs de luminosités proches pour déclencher des vibrations chromatiques sans se laisser aller du côté des écarts de valeurs, afin d’éviter les « facilités » du clair-obscur. C’est cette même quête qu’il décèle, par exemple, dans les œuvres de Josef Albers et d’Aurélie Nemours, de celles qu’il présente dialoguant avec ses œuvres dans cette autre salle de l’exposition Contrepoint. Effectivement, « les deux toiles carrées de Josef Albers et d’Aurélie Nemours sont des manifestes de la couleur ». « Ce sont, dit G. Traquandi, de vraies déclarations de guerre au clair-obscur. La couleur y est préférée à la valeur. »
Les couleurs sur le motif : le rapport au réel
D’où vient la couleur ? On l’a vu, avant de peindre, G. Traquandi dessine, alors le sujet n’est pas la montagne. Il faut qu’il y ait une montagne, mais c’est « entre » elle et lui que l’essentiel se passe. Il en est pareillement pour les couleurs. Ses rapports aux couleurs, G. Traquandi les expérimente en dessinant, en pensant aux Fauves (1904-1908), aux couleurs en réaction. Il regarde un espace entre deux branches, le ciel est d’une couleur ; entre deux autres branches, s’il est attentif à cela, le ciel n’est pas de la même couleur. Là, parce que les feuilles sont jaunes, il est violet ; plus bas, là où il y a de la mousse, il est bleu ; différent parce qu’il n’est pas au même endroit. C’est optique, certes, on le sait. Ce qui importe est que le peintre le voit, le vit. Et que l’œil travaille. « Ce que je veux faire quand je peins, c’est faire travailler celui qui regarde le tableau, comme mon regard à moi a travaillé quand j’ai regardé ces choses-là. Pour regarder ces choses-là, il faut qu’il y ait cette relation, un accord, parce que, pour qu’une couleur change, il en faut une autre. ». G. Traquandi travaille à deux couleurs. Il aimerait en mettre cinquante mais c’est trop compliqué, ou « ça ne marche plus ». Il opère donc une réduction au sens d’une concentration. Il veut transformer une couleur par une autre, le rose par le vert. S’il enlève le vert alors le rose n’est plus le même, les couleurs dépendent l’une de l’autre et réagissent l’une à l’autre, étroitement. C’est cette relation que pointe la peinture de Traquandi. Et c’est ce qui fait que c’est vivant. L’œil fait le rose.
G. Traquandi raconte ainsi : « Cette sensation que je trouve merveilleuse, j’essaie de la convoquer : “je pars d’un arbre et puis ça devient un rose et un vert” ». Ce qui est peint là, cette ressemblance, se partage avec et par le regard des autres. G. Traquandi pense que les gens qui aiment ses tableaux y reconnaissent quelque chose. Ils n’y découvrent rien ; lui, peintre, ne leur apprend rien ; il révèle ce qu’ils savent déjà, mais qu’ils ont oublié. Il n’y a là rien de démonstratif. Sans en faire une théorie (lui-même dit qu’il n’est pas Joseph Albers), mais cela a à voir avec ça : une ressemblance, un écho.
V. Un rythme et une distanciation : scansion et gestuelle distancée
Le troisième point est le rythme, au sens élargi de « dessin, ou de composition ». Scandé, un tableau, comme une musique, doit être scandé. Le rythme aussi a quelque chose à voir avec la résonance et l’écho. Il procède de grands mouvements, répond à de vastes orientations : ascendante, descendante, traversante. Les deux premières, le peintre les associe volontiers à son goût immodéré pour la grande peinture religieuse. On y verra aussi la marque de la pesanteur, ou de l’élan vertical d’une futaie. Ascendance, descendance. Sa peinture est aussi traversante, comme le vent balaie et infléchit la nature. Les anfractuosités des rochers, le lacis des branchages : le peintre en dit : « ces formes, je ne les ai pas répertoriées mais elles sont en moi, par le dessin. » À force de les dessiner, il se les approprie, les intègre et c’est extrêmement intuitif. Les rythmes font partie des choses que l’on assimile, comme escalader ou glisser sur une pente neigeuse.
Le rythme est nécessaire ; il est apposé sur la toile de manières diverses. Comment ? Il fut un temps où G. Traquandi peignait avec ses mains, dans le frais. Mais peut-être les traces étaient-elles là trop directes et le geste du peintre « au milieu », lisible comme une signature. Au contraire, il fallait laisser s’absenter la subjectivité de l’action du peintre au bénéfice d’un geste partagé coloré et rythmique, optique et corporel, engageant la perception du spectateur. Alors le peintre choisit de procéder différemment, indirectement, en utilisant des drippings, en passant par l’écoulement d’un arrosoir, par exemple. Dès lors une certaine distance s’établit avec le tableau. [11]
Une autre manière, maintenant devenue une technique, est d’avoir recours au transfert. Par un système de report, la peinture est déposée dans un premier temps sur une feuille, ensuite celle-ci est appliquée sur la toile préparée. Dans ce passage à l’empreinte, il s’agit beaucoup plus du rythme et beaucoup moins de la main. L’indirect du transfert brouille la forme. Déchargé d’un trop plein subjectif, de la patte du peintre, ainsi différé, le geste s’abstrait, s’éloigne de la forme, pour ne laisser que le rythme, sans la signature. Par ce mode de distanciation, le geste pictural tend à devenir impersonnel.
VI. La peinture comme une saisie sensationnelle
Simultanément à l’expérience de la lumière-couleur, la peinture de G. Traquandi donne à s’attarder, aménage les conditions propres à s’enfoncer dans la peinture. La qualité façonnée et mate de la peinture la donne comme purement chromatique (résistante aux effets de reflet) et la dote d’une qualité d’imprégnation, quand le choix des tons associés en révèle et en diffuse la luminosité. Y compris dans sa part rythmique, le parti-pris est de ne pas être là, pour laisser la place à la sensation. C’est en cela que l’on ressent ce que l’on pourra appeler : une « absorption picturale », comme une intégration, une assimilation, celle du peintre, celle du spectateur, dans la peinture.
Qualité de surface, accord coloré, rythme, ces trois conditions doivent être réunies pour que le tableau soit acceptable, qu’il soit aussi différent de ce qui a déjà été fait. Il ne s’agit pas d’un bouleversement, néanmoins, certainement cela manifeste quelque chose de ténu et d’exigeant. Comme l’écrit Cézanne à Émile Bernard : « je vous dois la vérité (en peinture) » [12], G. Traquandi cherche la justesse picturale des choses. Il peint jusqu’à ce qu’il reconnaisse quelque chose, qu’il vérifie la sensation. « La peinture rejoue sur sa scène propre le rapport au monde » [13]. Alors c’est une « bouteille à la mer ».
L’étude des œuvres de G. Traquandi permet d’établir, de poser et d’observer une relation entre les œuvres d’art et les émotions humaines qui ont conduit à leur conception/création. Par sa peinture, G. Traquandi interpelle la réalité vécue dans la brièveté d’un moment. Cela a à voir, on l’a vu, avec la résonance, l’écho, et la ressemblance - une ressemblance bien loin, bien différente d’un mimétisme formel, une ressemblance non descriptive dans laquelle le réel s’incorpore à la sensation.
À l’origine : un référent impalpable que l’on ressent, connu de tous, agréable ou désagréable, « le froid, l’onglée, les mains dans la neige ». G. Traquandi veut peindre, « un bon bain de mer dans de l’eau salée tiède », « marcher sur des cailloux pieds nus », « grimper », « descendre, « arracher une branche ». Peindre des moments « délicieux », des bons moments. Avant, oui, il arrivait à G. Traquandi de peindre des moments durs, mauvais, maintenant ce sont des « bons moments ». Cela relève d’une attention soutenue, combinée à une disponibilité réceptive, aiguisant le regard, comme on développe une capacité à se laisser toucher, par ce qui pourrait, sans cette attention, s’enfoncer dans le continuum régulier de l’ordinaire.
En faire une peinture ? Pourquoi ? Simplement, pour se le rappeler, pour pouvoir le convoquer, rendre éternelles les choses volatiles. Le peintre dit : « je veux que ça perdure ; c’est vain, mais je dois le faire. » De fait, ce que l’on trouve sur les toiles de G. Traquandi entre en résonance avec la définition donnée par le philosophe pragmatiste John Dewey dans l’ouvrage L’Art comme expérience : « L’œuvre d’art développe et accentue ce qui est spécifiquement précieux dans les choses qui nous procurent quotidiennement du plaisir » [14]. L’œuvre d’art donne l’opportunité de rappeler, d’éveiller, au sens fort du terme, la sensation. Ainsi, aussi méridional soit-il, G. Traquandi a des accents proustiens. Et sa peinture produit un effet comparable à celui d’« une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine » [15]. Retenons ce que Marcel Proust en écrit : « à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. » La notion, sans la cause.
Enfin, s’il est bien une correspondance majeure de la peinture de G. Traquandi avec la peinture abstraite, « historique », elle est dans sa façon - pour reprendre les mots d’Éric de Chassey - de « donner à voir les dimensions non matérielles de l’expérience humaine » [16]. Peindre l’insaisissable afin de permettre d’effleurer son rappel inépuisé et s’y enfouir.
Notes
[1] Propos du peintre recueillis par l’auteur lors d’entretiens de septembre à novembre 2019.
[2] Johann Wolfgang von Goethe, première version des Années de voyage de Wilhelm Meister, publiée en 1821.
[3] Jean Clair, dans ses Considérations sur l’état des beaux-arts (1983-2015) précise : « Le dessin n’est pas seulement la preuve de ce que j’ai vu, il est ce qui me permet de voir ».
[4] Contrepoint - Gérard Traquandi & la Donation Albers-Honegger, 6 avril 2019 - 5 avril 2020, commissariat : Gérard Traquandi, Espace de l’Art Concret, Mouans-Sartoux. Quatre-vingt-douze dessins (1988-2018) sont ainsi présentés.
[5] Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire, 1885-1887, 67 × 92 cm, Courtauld Institute of Art, Londres.
[6] Paul Cézanne, Nature morte au Chérubin ou Nature morte avec l’Amour en plâtre, vers 1895, huile sur papier, 70 x 57 cm, collection Courtauld Institute of Art, Londres.
[7] G. Traquandi avance que c’est ceci que n’ont pas compris les cubistes. Nicolas Copernic, astronome polonais, également chanoine, médecin et mathématicien (1473-1543).
[8] Ceci rejoint l’idée selon laquelle ne saurait prévaloir une objectivité du monde. Voir Antonio Muniz de Rezende, « Le point de départ dans la philosophie de Merleau-Ponty », Revue Philosophique de Louvain, 1975, p. 451-480 : « au nom de la phénoménologie, Merleau-Ponty développe toute une critique de la « science classique ». La critique de base consiste à rappeler que la connaissance perceptive est première et, partant, constituante ».
[9] C’est ainsi que G. Traquandi peint de grands formats revendiquant leur rapport à l’architecture, incitant à les inscrire dans des espaces présentant de vastes dimensions.
[10] Eugène Leroy, peintre français (Tourcoing, 1910 – Wasquehal, 2000)
[11] À propos de ces traces et transferts, voir la monographie GT – Gérard Traquandi Œuvres – 01.2009, 04.2012 – Contact, trace, tracé, Blandine Saint Girons (auteur), Marseille, éditions P, 2012.
[12] Le 23 octobre 1905 Cézanne écrit dans une lettre à Émile Bernard. ’peindre c’est bien plus que reproduire ce que l’on voit, je vous dois la vérité, et je vous la dirai ’.
[13] Au sujet de la peinture de Cézanne, Jean-Pierre Mourey, Le Vif de la sensation, « La Saillie du réel », Presses Universitaires de Saint-Étienne, 1993, p.74.
[14] John Dewey, L’Art comme expérience, Paris, Gallimard, 2016 [1934], p.42.
[15] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1987 [1913], vol. I, p.1524.
[16] Éric de Chassey, L’Abstraction avec ou sans raison, Paris, Gallimard, chap. « Récit de la naissance de l’art abstrait », 2017, p.59.
Pour citer cet article
Élisabeth Amblard, « L’abstraction comme absorption picturale : l’approche naturelle de Gérard Traquandi ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.