Embraser la peinture

Résumé

Les pratiques artistiques ignées placent la création et la destruction au cœur de la peinture. Embraser, embrasser la surface mobilise la psyché du peintre et questionne les constituants de l’acte pictural. Si l’événement se substitue au recouvrement, peut-on considérer pour autant le feu comme un médium de la peinture ?

Plan

Texte intégral

Introduction : embraser, embrasser

Alberti dit de Narcisse qu’il est l’inventeur de la peinture – car, peindre, qu’est-ce d’autre qu’embrasser l’ensemble de la surface de la source ? Embraser la peinture, embrasser la peinture ; il suffit de peu pour glisser de l’un à l’autre. Dans le premier, il est question de brûlure, dans le second, il s’agit d’amour et ce qui les relie est la passion.

Nous allons donc nous intéresser à des situations extrêmes, prises comme des points critiques de la peinture. Ces situations ont la rareté des lacérations de Fontana ; il s’agit des démarches pyrogènes d’Yves Klein, Christian Jaccard, Alberto Burri, Pier Paolo Calzolari, Janis Kounellis, Claudio Parmiggiani.

Toutes n’ont pas eu pour support, cible ou médium le tableau et la peinture. La figure qui concentre tous les questionnements sur les pratiques ignées est celle de Klein. La relation du tableau au feu qu’il établit pose une limite indépassable et radicale, posée tant à l’œuvre elle-même qu’à la sémiotique picturale et à la muséologie. Ce sont donc essentiellement ces peintures qui seront au centre de notre étude.

De façon générale, embraser la peinture met devant nos yeux le conflit entre une idée créatrice et une destruction. Plusieurs prémonitions nous avertissent qu’un jour le feu ira à la peinture mais également que la peinture ira au feu. Ces deux paradigmes sont de nature radicalement différente. Le premier concerne l’histoire matérielle de la peinture et la psyché du peintre, le second concerne le manifeste de l’art moderne et l’existence même du médium de la peinture.

1 - Mettre le feu à la peinture

1-A. La Psyché du peintre

Mettre le feu à la peinture, c’est exposer la création à un danger imminent, une passion au sens étymologique de patior, une souffrance subie. Le feu possède une valeur incantatoire, presque liturgique qui n’appartient qu’à lui seul. Faire vivre la passion à la peinture appelle donc une dimension religieuse que l’on peut situer du côté du messianisme chrétien. La lumière céleste y est la lumière divine. Les anges séraphins, dont le nom provient de l’hébreu séraphin qui signifie « brûlant », irradient d’une lumière si intense que personne ne peut les fixer du regard. Giovanni Joppolo dit, à propos de l’œuvre de Christian Jaccard : « Il tresse une couronne d’épines à la peinture. Les outils, ici les mèches, sont alors comme des armes : elles meurtrissent la toile en lui infligeant des blessures qui, après la combustion, deviennent des cicatrices. » [1] De même un critique dit des seize Peintures de feu de Klein, qu’elles sont les littérales stations d’un chemin de croix.

Exposer la peinture à une lumière brûlante n’est-il pas le symptôme de la crainte de sa disparition ? La peur se manifesterait par la mise en œuvre d’un processus symbolique, mettre la peinture « au bord de la catastrophe » et, en quelque sorte, la charger d’une seule tâche : « présenter l’imprésentable », selon Lyotard. Dans ses écrits, Rothko dit de ses tableaux qu’ils sont des drames lumineux ; il travaille contre la mort de sa propre lumière. La peinture serait alors un objet de médiation de l’artiste pris dans sa vie psychique qui s’enflamme, quittant par là même le monde réel.

Une seconde voie concerne l’illusion du réel. Dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac, l’incarnat, c’est la robe de chair que revêt la figure féminine, la couleur-fard qui rend la peinture vivante. Le don de chair est ce qui manque au tableau de Frenhofer qui, face à cette atteinte impossible, met le feu à son atelier. La plus belle des anatomies féminines est « toujours en deçà du don de chair, or la toile est cela même qui nous fait voir qu’un corps peint est une non-vie. » [2] affirme Didi-Huberman. Avec le feu, le projet de ne plus donner le change à la surface, c’est-à-dire de tromper, se réalise, mais il la détruit.

Enfin, une troisième voie concerne la revendication du feu comme un fait de l’artiste de l’après-guerre aux prises avec une conscience critique de l’homme inhumain. Il est détourné du dialogue monothéiste, lucide sur sa capacité à commettre des atrocités, convaincu surtout de sa capacité de récidive d’homicide à grande échelle. Un aspect de la tentation pyrogène des artistes est donc lié au contexte psycho-social de l’immédiat après-guerre. La surface de la toile est vue comme le théâtre opérationnel de l’inconscient où pratiques soustractives et réductionnistes sont à la mesure de l’espoir d’un possible rachat des déchets d’un moi privé et d’un moi social portant les séquelles d’Hiroshima. L’art accuse le coup de la désintégration de la croyance en un modèle humain foncièrement animé de forces positives, il tâtonne dans la boue, la fange, il interroge les conditions d’apparition de la forme menacée dans son existence. Germano Celant rappelle que lorsque Manzoni aborde la peinture en 1956, il est animé « d’une fureur destructrice à l’encontre de l’image et de la forme » [3], considérant que la survie du tableau ne peut être assurée que sur les seuls terrains de la désuétude et de la perte. Dans les années 60, l’agressivité contre la peinture est majeure. En 1967, Buren, Mosset, Parmentier, Toroni déclarent : « Nous ne sommes pas peintres. » Entre 1963 et 1968, Sigmar Polke a pour propos essentiel de punir la peinture en utilisant des pigments comme pharmakon, remède et poison.

L’inquiétude ontologique forme une des couches sédimentaires des pratiques ignées de Klein, Kounellis et Parmiggiani. Parmi les autres facteurs qui conduisent à des attitudes aussi radicales, on peut compter sur l’inoculation du virus « Marcel Duchamp » et le négatif chez Bataille qui associe l’Abstraction à la manifestation de concepts psychanalytiques tels que la perte et le trauma.

1-B. L’hypothèse de la brûlure d’Éros

Dans le récit légendaire d’Apulée, L’âne d’or ou les métamorphoses, Psyché aime Éros et rejoint sa couche à la nuit avec un unique gage pour le retrouver : qu’il demeure dérobé à sa vue. Elle le quitte lorsque le jour se lève puisqu’il lui est interdit de le voir. Le désir charnel traverse le conte antique ; lorsqu’il est assouvi sans la vue de l’être aimé, il est, en soi, insuffisant. Voir sans toucher, toucher sans voir installe l’amour dans le manque et la privation. Le passage à l’acte de Psyché s’effectue lorsque, ni résistant pas, elle approche Éros endormi pour le voir à la lumière d’une lampe à huile. À la vue de sa beauté, sa main tressaille et une goutte brûlante tombe sur sa peau. Éros se réveille et tous deux sont emportés dans le monde des défunts. Dans cette histoire, le moment de la découverte et du contact coïncide avec celui de la disparition.

Le symbolisme de la lampe dont l’huile brûle Éros est multiple. La lumière, qu’elle soit produite par la lampe ou par le soleil, symbolise la conscience dans le contexte mythologique. La lumière de la lampe représente le point de vue conscient qui ne voit en Éros qu’un animal, c’est-à-dire « rien que la sexualité » : c’est là ce qui chasse le dieu. Dans le récit se dissimule une motivation émotive secrète : le désir d’échapper à l’aspect « divin » présent dans toutes les manifestations archétypiques des couches les plus profondes de l’inconscient collectif. La véritable motivation de cette dépréciation est la peur. Nous la retrouvons dans les théories de Freud, dans lesquelles les grands symboles divins de l’inconscient sont considérés comme « seulement » de la sexualité ou de l’instinct de puissance. De plus, on peut voir aussi dans l’huile de la lampe qui fait profondément souffrir Éros, un élément de passion « brûlante » dans laquelle entre davantage de pouvoir et de possessivité que d’amour vrai. Psyché incarne ici la passion de savoir et un penchant pour la magie, technique dont le but est de manier les pouvoirs divins au lieu de les servir. On le voit, toucher, voir, brûler sont pris dans une triangulation qui n’a d’autre alternative qu’un corps entièrement devenu lieu de l’absence. La métaphore dépressive du vide projetée sur la peinture conduit à ce que le tableau aimante et repousse, fasse approcher et reculer. Assouvir la pulsion scopique conduit donc au désir de la perte : combustion de la surface de la toile, brûlure d’un corps. Dans la poétique du feu, de Bachelard, grâce à la lumière de la flamme, la solitude du rêveur devient concrète, elle n’est plus la solitude du vide.

Le geste de Klein n’est-il pas dirigé vers la recherche d’une unité qui tend à l’union et à la confusion des corps ? La flamme qui lèche la toile, c’est l’action érotique strictement localisée dans le jeu de deux corps mais le thème de la ruine inclut ces deux polarités. Dans une conférence à la Sorbonne, en 1959, Yves Klein déclarait « Mes tableaux ne sont que les cendres de mon art ». Derrida, dans Mémoires d’aveugle, écrit : « « Au commencement il y a la ruine. Ruine est ce qui arrive ici à l’image dès le premier regard. […] D’où l’amour des ruines. Et que la pulsion scopique, le voyeurisme même, guette la ruine originaire. Mélancolie narcissique, mémoire endeuillée de l’amour même. Comment aimer autre chose que la possibilité de la ruine ? [4] »

2. Mettre la peinture au feu

2-A. Le feu dans l’ADN de la peinture

La combustion programmée de la peinture est décrite par Pline puis Cennini. Le liant historique de la peinture, l’huile de lin, met le feu aux poudres.

En 50 après JC, Pline l’Ancien étudie le lin, plante précieuse dans tous ses usages. Exploitée pour fabriquer les voiles des bateaux, il dit de cette graine [5] qu’elle présente une terrible contrepartie qui est un véritable châtiment. « Rien ne pousse plus facilement que le lin ; et pour que nous comprenions que cette production se fait contre le gré de la nature, le lin brûle des champs et détériore la terre elle-même » [6]. Avec l’introduction de l’huile de lin qui enrobe les pigments, l’espace de la peinture est ainsi imprégné puis soumis à une lente oxydation. Dès que l’huile est absorbée par le support, le compte à rebours commence, occasionnant jaunissement, craquelures. L’autodestruction est programmée, inéluctable. Derrida évoque la lenteur de ce processus de brûlure fatale : « Si vous ne vous rappelez plus, c’est que l’incinération suit son cours et la consumation va de soi, la cendre même » [7].

L’ancrage de la peinture dans l’imaginaire de la cuisine donne des indications sur les préparations à mettre en œuvre pour parvenir à une expression de qualité. Poudres et pigments, cru et cuit concernent directement la cuisine de la peinture. Le passage de la couleur crue à la couleur cuite y tient une place importante, le cru étant associé au manque d’élaboration, à un « en deçà » de la culture. Dans son traité Il Libro del arte de 1437, Cennini donne des conseils aux peintres : « Cette huile que tu viens de faire se cuit encore par un autre moyen et n’en est que plus parfaite pour peindre. Pour les mordants, elle ne peut être cuite qu’au feu. Aie ton huile de semence de lin versée dans un chaudron d’airain ou de cuivre. »  [8] Mais dans une autre de ses recommandations, il prévient : « Fais un petit fourneau avec la bouche ronde, que la marmite ferme l’entrée pour que le feu ne puisse passer et gagner le dessus, car le feu irait volontiers et mettrait en danger l’huile et la maison » [9] Le feu et le foyer tendent là encore à la fusion.

Avec le feu, la chimie de l’hostilité chère à Bachelard, ce qu’il nomme le combat des substances, devient une chimie sentimentale dont les racines plongent dans la métaphore de la rouille rongeant l’os comme le chagrin ronge le cœur. Baudelaire exprime la possession par le feu du cœur de la peinture : « Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ; où, cuisinier aux appétits funèbres, je fais bouillir et je mange mon cœur. Par instants brille, et s’allonge, et s’étale un spectre fait de grâce et de splendeur. [10]

2-B. L’anti-peinture : un nouveau dessein

Si nous cherchons l’origine des pratiques pyrogènes dans la naissance du modernisme, nous la trouvons dans le mot d’ordre de destruction du Manifeste Dada de 1918 qui comprend l’introduction de la négativité, comme puissance créatrice et, dès lors, ce mouvement est sans retour. Infiltrer la subversion dans l’histoire matérielle de la peinture, stratégie de Duchamp et Picabia, est davantage une attitude anti-art qu’une attitude anti-peinture. Proche historiquement, la seconde origine, associée à Malevitch, est la recherche de pureté formelle adossée à une quête métaphysique.

Dans Peinture, Photographie, Film  [11], en 1915, Moholy-Nagy dessine une ligne de partage entre les médiums. Il assigne à la photographie et au cinéma la tâche de la représentation ; à la peinture d’assumer celles de la couleur et de la surface. Ainsi, il débarrasse la peinture de sa dette à l’égard du réel observable et il définit le double lien qui lui incombe désormais : la question de la surface que la couleur révèle, et celle de la couleur mise en évidence par les propriétés de la surface. Dans le rapport entre énonciation et vision des œuvres, Rodchenko lui emboîte le pas, crée un nouveau type d’espace, si on peut l’appeler espace, où coïncident une étendue fixe, équation entre couleur et spatialité ; ce sont les Constructions spatiales de 1921. Les configurations ainsi créées sont évocatrices d’une platitude et d’une profondeur indéterminées.

En 1933, Moholy-Nagy déclare « qu’il est indispensable que nous acceptions de renoncer aux anciennes idées traditionnelles de la peinture aux pigments afin de permettre aux œuvres des meilleurs peintres de devenir de vraies créations artistiques produites par la lumière ». Dans la prophétie de Moholy-Nagy, on peut entendre la relégation d’un des moyens essentiels de la peinture mais, surtout, la lumière en question n’est-elle pas évocatrice de la chaleur solaire, de son intensité ?

Le présage de Moholy-Nagy et Rodchenko se réalise avec Klein car difficile d’imaginer pinceau plus idéal, symbole de pureté, pour celui à qui, nous le citons, « il ne viendrait même pas à l’idée de se salir les mains avec de la peinture ».

En 1961, le centre d’essai de Gaz de France de la Plaine Saint-Denis permet à Klein de réaliser ces travaux en maniant une nouvelle sorte de pinceau vivant : des flammes de gaz très puissantes allant de trois à quatre mètres de hauteur avec lesquelles il effleure ou craquelle la surface de cartons suédois, choisis en raison de leur résistance plus importante à la combustion. Klein enregistre le passage de la flamme sur le support, parfois lent et distant, parfois violent et destructeur. Entre ces deux extrêmes, il rend visible toute une déclinaison de rapports en provoquant des coulures et des éclaboussures que le passage de la flamme dessèche et fixe. Au contact de ces différents éléments, le carton laisse apparaître des stries verticales, des zones de brun ou tirant vers le noir et des formes ovoïdes, traces du foyer ovale du brûleur. Il réalise une déclinaison de l’abstraction, américaine cette fois, proposant « l’explosion de l’espace plan comme essence du médium ». [12]

3. Le questionnement de l’acte pictural

3-A. Le repli sur les constituants de la peinture et le procès de son application

Conquérir le plan du tableau, mettre au jour l’identité de la surface est un enjeu porté par le mouvement européen, polonais et russe du début du XXe siècle. La réflexion sur la « facture », dont l’étymologie mêle le faire au fait est indissociable de celle qui concerne la production de la surface et le devenir du tableau. Elle est abordée par Larionov dans son Manifeste de 1912 comme synonyme « d’essence de la peinture ». À partir de là, le travail du peintre ne va plus tirer son sens que de son support, de l’histoire de son procès d’application.  [13]

Manier le feu est un héritage du réductionnisme. Les pratiques ignées de Klein prennent place dans ce courant qui prédomine en alternance aux États-Unis et en Europe - on pense aux peintres monochromes, analytiques ou fondamentalistes dans la filiation de Rothko, Reinhardt - qui se préoccupe du degré de différenciation des moyens picturaux. Le réductionnisme de Klein, en amont de toutes les opérations de la réalisation de l’oeuvre, pense l’idée comme source productrice. Les définitions et les intentions y sont résumées dans la notion d’ « idée créatrice de forme » (form giving idea) empruntée à Ryman. Dans sa réappropriation des constituants matériels de la peinture, Klein inscrit ses pas dans ceux de Ryman mais cette fois, la perte de sujet, la faillite de la surface, la division chromatique, la neutralisation de l’invention, ne sont plus au service d’un processus de production analytique mais catalytique de la peinture.

3-B. L’événement se substitue au recouvrement : quelle identité de la surface ?

Klein réduit la peinture à deux données matérielles du langage pictural : le subjectile et la flamme or, le code génétique de la peinture est la matière colorante par le recouvrement. La nature même du feu et de la combustion déplace la question de la couche et de l’épaisseur car rien n’y fait dépôt. Dans la peinture, même réduite à sa plus simple expression, l’effet de sédiment est conservé, or là, ce qui est en jeu est le plan, dans son creusement par sa morsure concrète, fulgurante. « Rien dans le feu n’est reporté à plus tard » dit Christian Jaccard. Difficile de faire la part de l’accidentel et du maîtrisé avec cette pratique exigeant un temps d’exécution extrêmement rapide, deux à trois minutes maximum, avant que le support ne brûle complètement. L’action ignée est un moment transitoire et éphémère ; juste le temps du passage de la lumière dans la fibre. Dans ses peintures de feu, Yves Klein organise la capture de la forme par l’événement : la forme est l’enregistrement du point de contact entre la flamme en mouvement et le solide, puis de l’expérience de leur fusion. Il résulte de ce processus une saisie du dessus et du dedans les rendant identiques, formant un autre corps, lieu de l’ankylose du support par la flamme et de la révélation du subjectile par le feu.

Le questionnement de la peinture se poursuit donc en utilisant un médium qui ne permet pas d’édifier une présence au-dessus car la flamme en contact avec du solide produit un anéantissement de la matière qui part en fumée. Le sédiment traditionnel devient calcination, scorie, du grec skôria « écume d’un métal, en particulier du feu », dérivé de skhôr, skatos « excrément » qui s’apparente au latin stercus « excrément, fumier ». Ici, la valeur indicielle de la scorie est prise dans l’épaisseur de son étymologie : désignant un résidu qui monte comme une écume à la surface des métaux ou une matière provenant du refroidissement superficiel des coulées de lave.

Cette forme d’anti-peinture est-elle anti-plastique ? Mettre la peinture au feu s’inscrit dans le refus de l’illusionnisme, la littéralité, l’économie des moyens mais l’héritage formaliste et matérialiste de la forme en soi est-il véritablement balayé ? Klein n’a pas refoulé la charge iconique inhérente au travail du feu, tout en menant des opérations de réduction et de déconstruction de la peinture. Les plages colorées annulent la vision du recouvert et du recouvrant, simplement « picturalisées » car présentées comme peinture. En effet, Klein joue des effets de la flamme et cherche l’aveu de la surface. Y aurait-il un prix à payer pour celui qui passe par un sacrifice, pour que la peinture gagne à partir d’un processus de perte ? Si peindre, c’est tromper, brûler, alors, c’est mordre et dévorer. Pourquoi ? L’éviction du recouvrement et du pigment signifierait-elle le sacrifice de l’élément le plus précieux de l’économie de la peinture ou bien serait-elle la condition de visibilité d’une autre couleur-lumière ? Bachelard qualifie précisément les déterminations de l’univers poétique des flammes : « pour illustrer le conseil de toute flamme : brûler haut, toujours plus haut pour être sûr de donner de la lumière. » [14] Brûler, est-ce éteindre les feux de la couleur ? Nul doute que Klein cherche une manifestation profonde de la couleur, or celle-ci oppose un obstacle, celui de l’impossibilité de la nommer et de la fixer. Dans un entretien avec Restany, il confie : « Le feu est bleu, or, et rose aussi. Ce sont les trois couleurs de base dans la peinture monochrome et pour moi, c’est un principe d’explication universel. » L’idée de voir la lumière où naissent les couleurs plutôt que de voir les couleurs elles-mêmes est le fait de l’homme qui « sur sa couche se tourmente », selon Saint-Augustin. [15] La réflexion sur le destin des corps n’est pas étrangère à celle de la vie des couleurs, étant donné que celles-ci apparaissent et s’évanouissent dans les éléments de la matière.

Conclusion : le feu, médium de la peinture ?

Klein met en œuvre un nouveau procès d’engendrement de la surface — forme d’agressivité mordante, tournée vers la peau de la peinture, lieu où se focalise le désir de voir.

Peut-on dire du feu qu’il est un médium ? Que voit-on de son passage, de son travail ? A-t-il encore à voir avec ce qui constitue le médium pictural ? Les tenants de la pureté du médium ou de sa spécificité — Greenberg qui a impulsé cette notion, puis Fried qui l’a prolongée en 1965 — pointaient l’évidence selon laquelle, la peinture ayant abandonné la tâche de représenter le réel observable, seuls les problèmes intrinsèques à la peinture elle-même pouvaient constituer son propos. On perçoit la complexité de la notion de médium pictural lorsque l’on comprend qu’elle ne recouvre pas seulement une réappropriation des moyens matériels de la peinture mais qu’elle inclut une relecture historique de leur signification. Dans ce contexte, Klein isole des données du langage pictural — et non du simple tableau —, actualise des composantes matérielles ignorées du passé et en rejoue, dans un nouvel emploi, celui d’une peinture événementielle, performative.

Ce qui demeure irrésolu dans les pratiques pyrogènes est le problème de la définition de la peinture, plus précisément de la spécificité du phénomène pictural. La question est d’importance : comment, en effet, peindre sans s’être demandé ce qu’est « la peinture » ? Voilà ce qui hante le travail pictural depuis un siècle et que l’acte de peindre à la flamme exacerbe. Ce qui est donné à voir comme « peinture » ne va pas de soi. La surface engendre une unité intégrative de deux composants pris dans un espace-temps paradoxal. Elle n’est plus un espace à conquérir mais une chose concrète qui fonctionne comme une aporie de la projection. Il n’y a plus ni écran ni fenêtre. Le feu n’habille pas le support, il l’habite. Il en fait un lieu. Le subjectile devient scène, le chalumeau remplace le pinceau, l’irruption de cataclysmes texturels à la surface remplace le recouvrement, comme si la peinture devait défier les catastrophes avec une force d’égale intensité, devenant un champ énergétique, champ de bataille où s’affrontent des molécules. Cette lutte éperdue, inlassable est une bataille de la peinture avec elle-même.

L’artialisation du feu reprend une question que Descartes se pose dans un moment de solipsisme : le feu qui brûle en nous est-il de la même nature que le feu qui brûle dans les corps inanimés.

En pactisant avec les forces de la nature, les artistes pyrophiles dépouillent la parure de la peinture pour regarder ce qu’il en reste, ils exhibent ses reliques en quelque sorte, une manière d’apprivoiser l’angoisse d’après la mort. Le feu, c’est l’atteinte de l’appareil sémiotique de la peinture et un nouvel « engendrement topologique des surfaces », pour reprendre un propos Buci-Glucksmann, une voie qui pousse la peinture à bout jusqu’à en éprouver la résistance physique et conceptuelle, hors de ses gonds.

Agnès Foiret, 2014

Notes

[1Dans « Énergies dissipées », catalogue d’expositions de Christian Jaccard, par Dominique Château, Éd. Bernard Chauveau, Paris, 2011, p. 89.

[2Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 20.

[3Cf. « Piero Manzoni, un artiste du présent », dans : Piero Manzoni, catalogue de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 28 mars – 26 mai 1991, Elemond Editori Associati by Paris-Musées, Milan, 1991, p. 15.

[4Jacques Derrida, dans Mémoires d’aveugle L’autoportrait et autres ruines, catalogue de l’exposition de Paris, Musée du Louvre, 26 octobre 1990 – 21 janvier 1991, Paris, 1990, Éd. de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1990, p. 72-74.

[5Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Textes choisis et présentés d’après la traduction de Littré par Hubert Zehnacker, Éd. Gallimard, Collection Folio classique, Paris, 1999, p. 241-242.

[6Ibid. , p. 242.

[7J. Derrida, Feu la cendre, éd. Des femmes, Paris, 1987, p. 41.

[8Cennino Cennini, Libro dell’arte, Traité des arts, Éd. L’Œil d’Or, Paris, 2009, p. 94.

[9C. Cennini, Libro dell’arte, op. cit., p. 94.

[102ème et 3ème strophes de : « Les ténèbres, Un fantôme » (XXXVIII) de Charles Baudelaire, Œuvres Complètes, tome I, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 38.

[11Laszlo Moholy-Nagy, Peinture, Photographie, Film et autres écrits sur la photographie, traduit de l’allemand par Catherine Wermester et de l’anglais par J. Kempf et G. Dallez, préface de Dominique Baqué, Éd. J. Chambon, Nîmes, 1993, p. 198.

[12Ibid.

[13Naomi Spector, « Robert Ryman, une chronologie », Dossier Ryman, traduit de l’américain par Ann Hindry et Alain Malclès, Macula, n°3-4, septembre 1978, p. 120, 121.

[14Bachelard Gaston, La flamme d’une chandelle, PUF, 1ère éd. 1961, collection « Quadrige », 8ème éd., Paris, 1986, p. 5.

[15Cf. « Prologue : la triple ’confessio’ », dans « La mémoire des commencements », Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques, Œuvres, tome I, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1998, p. 781-783.

Mots-clés

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Documents

Bibliographie

Augustin, Les Confessions, précédées de Dialogues philosophiques, œuvres, tome I, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1998.

Apulée, L’âne d’or ou les métamorphoses, Éd. Gallimard, Paris, 1975.

Bachelard Gaston, La flamme d’une chandelle, PUF, 1ère éd. 1961, collection « Quadrige », 8ème éd., Paris, 1986.

Baudelaire Charles, Œuvres Complètes, tome I, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975.

Cennino Cennini, Libro dell’arte, Traité des arts, éd. L’œil d’Or, Paris, 2009.

Chateau Dominique, « Énergies dissipées », catalogue d’expositions de Christian Jaccard, Bernard Chauveau, Paris, 2011.

Derrida Jacques, Feu la cendre, Éditions Des femmes, Paris, 1987.

Derrida Jacques Mémoires d’aveugle L’autoportrait et autres ruines, catalogue de l’exposition de Paris, Musée du Louvre, 26 octobre 1990 – 21 janvier 1991, Paris, 1990, Éd. de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1990.

Didi-Huberman Georges,La peinture incarnée, Les éditions de Minuit, Paris, 1985.

Piero Manzoni, catalogue de l’exposition au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 28 mars – 26 mai 1991, Elemond Editori Associati by Paris-Musées, Milan, 1991.

Moholy-Nagy Laszlo, Peinture, Photographie, Film et autres écrits sur la photographie, traduit de l’allemand par Catherine Wermester et de l’anglais par J. Kempf et G. Dallez, préface de Dominique Baqué, Éd. J. Chambon, Nîmes, 1993.

Spector Naomi, « Robert Ryman, une chronologie », Dossier Ryman, traduit de l’américain par Ann Hindry et Alain Malclès, Macula, n°3-4, septembre 1978.

Pour citer cet article

, « Embraser la peinture ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.

http://pratiques-picturales.net/article3.html