Faire la peinture pas la guerre

Gasiorowski, un artiste qui « sort de ses gonds » pour imaginer une peinture hors du tableau

Résumé

Gérard Gasiorowski s’est mis « hors de lui-même » pour imaginer une peinture « hors du tableau ». Si à travers différents épisodes régressifs se sont constitués le peintre et la peinture, l’ensemble de cette œuvre a ouvert à une peinture autre, une peinture entre objets, paroles et mise en scène.

Plan

Texte intégral

Gasiorowski est mort en 1986. « C’était un peintre à n’en pas douter » comme il l’écrit à la troisième personne dans un de ses manuscrits inédits [1] en jouant d’un dédoublement énigmatique. Un peintre qui, pour contrer une représentation de la peinture, n’a pas hésité à sortir de lui-même et à s’attaquer à une peinture hors des frontières du tableau.

Si l’expression « sortir de ses gonds », signifie se mettre hors de soi-même, dans un état autre, on peut avancer que l’artiste est réellement sorti de lui-même, à travers des épisodes qu’il qualifiait lui-même, dans ses titres, de « régressifs ». Comme on le voit sur des photographies, il apparaît, autre. Il est comme un enfant mimant la guerre avec des jouets, puis, dans un film, on le retrouve dans le personnage d’une indienne, Kiga, identité sous laquelle il dessine et modèle avec ses excréments. L’artiste, en autre que lui-même, pratique dès lors une peinture hors du tableau qui emprunte différentes formes et formats et occupe autrement l’espace d’exposition. C’est à travers la fiction que s’instaure cette peinture élargie. C’est plus particulièrement à travers deux fictions qu’émerge une autre peinture ouvrant à des épisodes régressifs [2] :

  • La guerre de 1973 à 1975,
    et
  • l’Académie Worosis Kiga de 1973 à 1983.

Sortir « de ses gonds » pour Gasiorowski, c’est déclarer son hostilité à la représentation en peinture. Mais pas seulement ; c’est également, faire la guerre à tous les académismes, y compris celui des avant-gardes. Et surtout, c’est se dédoubler pour faire renaître en lui l’enfant, le primitif. Ces épisodes violents, irraisonnés, l’isolent de ses proches mais également du milieu artistique.

Tentons de faire revivre, à travers les œuvres, la façon dont la fiction et le jeu s’articulent à un développement de la peinture.

Jouer à la Guerre

« 1974 – joue avec des soldats ; des chars d’assaut, des avions, des locomotives » [3] tel est ce qu’il écrit pour composer sa biographie.

La guerre a lieu dans l’atelier, ses armes sont des jouets. Comme l’enfant, il fait semblant, il mime une attaque aérienne : un avion pique vers le sol, percute un tank puis s’écrase … il organise ses troupes, aligne les blindés. On le voit, sur les photographies de Claude Caroly, il est installé à table pour manipuler des maquettes d’engins militaires, des voitures, des avions, des tanks… Les photographies ne sont pas des témoignages de performance, car lorsqu’il joue, cela se fait seul dans l’atelier même s’il y a enregistrement photographique. Chez Gasiorowski, le jeu, le mime, la mise en scène participent de l’élaboration artistique. Est-ce une mise en condition ? Un rituel avant de peindre ? C’est en tout cas ici une étape de sa pratique picturale, avant qu’il ne transforme les jouets sous plusieurs aspects :

  • Le mur de guerre, 1972, est constitué de cinquante deux panneaux qui occupent la totalité du mur. Peintures de camions militaires, avions. On peut y voir des peintures brûlées, des monochromes avec impact de balles.
  • Les champs de bataille, 1973, se développent sur des supports de papiers des motifs guerriers, des pochades sont comme des archives historiques de cette guerre.
  • Les ensembles, 1974, ressemblent à des ruines. Ce sont des amas d’objets (rails tordus, wagons éventrés), jouets mêlés, fragments de cartons, plongés dans des bains de peinture noire comme une sorte de la boue. Il y a aussi Les catastrophes, Les chemins de fer, Les forces aériennes, Les chars réunis dans des boîtes également peintes en noir.
  • Le grand ensemble, 1974-1978, est constitué de jouets cassés, brûlés sur lesquels il a ensuite déversé une peinture acrylique noire comme recouvrement pictural, là encore un magma de peinture.

Gasiorowski écrit beaucoup. Dans la description qu’il fait de certaines pièces, il tente d’expliquer ce qu’il ressent par rapport à l’acte pictural. Ainsi parle-t-il du Grand ensemble :

« Je construisis cette énorme suite. Je peux dire énorme car elle m’a pris beaucoup de temps, constitué de tout l’appareil guerrier, char d’assaut, soldats, plans, tanks, avions, etc., le tout sur papier, la toile étant définitivement abandonnée. J’employais aussi des objets et des jouets que je maculais […] En fait de casser mes jouets paradoxalement je me mis à en construire avec des morceaux de carton, du papier, le tout enduit d’acrylique grossièrement étendue, je mettais en forme mes dessins d’avions. L’avion fut choisi en fonction de son pouvoir destructeur […] Il y a aussi les Objectifs  : une mise en caisse de jouets ferroviaires que je détruis en les brûlant partiellement, le tout formant un spectacle de catastrophe. Toute cette traduction de l’horreur n’est en fin de compte que l’horreur du pictural, ce qui est en cause n’est et n’a toujours été que la peinture, l’acte pictural est mon unique problème. » [4]

Si la guerre introduit une opération de peinture qui pourrait être qualifiée de recouvrement équivalente au camouflage, le recouvrement s’affirme là contre la représentation, la guerre libère aussi la peinture de ses formants traditionnels. Par ailleurs, le bombardement, la détonation, s’ils ne sont bien sûr pas audibles à travers les photographies, sont présents à travers les traces laissées par la gestuelle, le schème du jeté, du projectile qui détone, qui explose et se retrouve à plat, éclaboussé au sol. N’est-ce pas là le « mouvement de jeter “avant le sujet, avant l’objet, avant lui-même […] cette projection ou ce jeté” » » [5] que Derrida analyse à propos du subjectile chez Artaud ? Il y a en tout cas une recherche du dérèglement comme Gasiorowski l’écrit : « la PEINTURE recouvre et dérègle. […] c’est devenu la plus simple pratique du plaisir de peindre. » [6]

Ce mime exprime et raconte. C’est ainsi que la narration va entrer en jeu, narration qui se poursuit dans les photographies de L’artiste blessé. Afin de soigner l’artiste blessé mais la peinture également. Il organise une série intitulée Soins-secours. L’on comprend ainsi que les travaux doivent avoir du sens les uns par rapport aux autres ; ils s’articulent ainsi à travers la fiction. Les soins-secours sont des petits panneaux de pansements sanguinolents qui recouvrent une croix ; Il les accompagne d’un texte qui s’intitule : Faux soins à la peinture blessée à la guerre.

« LA PEINTURE BLESSÉE

PEUT ÊTRE A MORT

JE LE SOUHAITE

MAINTENANT QU IL N Y A PLUS RIEN A FAIRE

C EST UN CONSTAT D’ÉCHEC

CETTE SÉRIE

SUITE

DE TANT D AUTRES

S’ÉCRIT SOIN SECOURS

DEMAIN S’ÉCRIRA SEUL

SECOURS »

Jouer à l’indienne pour faire (de) la peinture

Venons-en à Kiga, l’indienne, son double, elle-même dédoublée par le professeur Hammer, directeur de la fictive Académie Worosis Kiga (anagramme de Gasiorowski). Les élèves sont des artistes célèbres. Parmi eux, l’indienne Kiga est une élève douée, mais rebelle ; c’est elle qui organise la révolte à l’Académie et tue le professeur Hammer. Elle incarne la rébellion dans sa pratique également. Elle modèle ses excréments sous forme de tourtes (Les tourtes d’après les pommes de Cézanne, 1977-1979) et dessine des personnages avec le jus extrait de ces tourtes (Les jus en 1978). Kiga n’est pas qu’une fiction, Gasiorowski va se retrouver dans la peau de l’indienne pour pousser plus loin la régression. Des photographies le montrent en costume d’indienne. Dans le film de Jacques Boumendil, il semble absorbé par l’identité de Kiga, mimant ses gestes pour l’exposition de ses travaux. Ici le médium peinture en devenant excrément pour les Tourtes et les Jus devient Peinture avec un P majuscule, sans déterminant, tel un nom propre. Du noN propre de l’excrément au noM propre Peinture, le nom commun peinture se transforme à travers l’excrément modelé, sorti du corps de l’artiste, en médium-même de peinture. Le nom propre s’inscrit dans le nom commun, lui-même absorbé par le non-propre de la matière. Le matiérisme et la pulsion s’engagent ainsi sur la voie créative non sans convoquer une certaine forme de régression.

Régression créatrice ?

Le terme de régression employé en psychanalyse est le plus souvent conçu « comme un retour à des formes antérieures du développement de la pensée, de relations d’objet et de la structuration du comportement ». [7] Il a été utilisé par Freud, dans son analyse du rêve. Il montre trois processus différents : le retour à des désirs infantiles (régression temporelle), à un mode de pensée rompant avec des cadres logiques (régression formelle), le passage de la pensée à des images quasi hallucinatoires (régression topique).

Gasiorowski fait l’expérience d’une régression, il revient à un état sensoriel brut. Faire la guerre ici, c’est casser, attaquer, brûler, gâcher, souiller. Toutes ces opérations intensifient l’expression en liant charnellement la forme et la matière au geste. Il revient au corps de l’enfant en colère, de l’enfant qui patauge dans la peinture, manipule ses excréments plutôt que d’assumer son autorité d’artiste, il ne signe plus ses œuvres. Celui qui confectionne Les tourtes avec ses excréments, malaxés avec des herbes et cuits, et qui peint avec ses doigts trempés dans le jus recueilli des tourtes, exécute aussi des autoportraits de l’artiste blessé. Il pose devant Le grand ensemble, il est couché, évanoui, porte une chemise blanche, a le crâne bandé.

Lorsqu’il joue, il est un autre. Seules quelques personnes pourront raconter sa « folie » dans ce dédoublement à l’œuvre. Comme ceux qui l’ont fréquenté en témoignent, son comportement mélangeait subtilement ce qui était joué et ce qui était vécu, surtout lorsqu’il se prenait pour Kiga l’Indienne. Que ce soit dans la manipulation de matière, la maculation de support avec ses excréments ou lorsqu’il badigeonne ses jouets de boue de peinture, toutes ses opérations lient Gasiorowski charnellement au geste qui peint.

Peut-on qualifier cette régression de créatrice ? Anton Ehrenzweig, Michel de M’Uzan et Didier Anzieu se sont interrogés sur les rapports que pouvaient entretenir les processus de création et la psychose.

Ainsi, Anton Ehrenzweig désigne cet état régressif de « dédifférenciation » [8] ce moment auquel accèdent les créateurs où les contradictions entre « intérieur et extérieur, public et privé » s’abolissent. Il y a alors « impossibilité d’intégrer leurs fonctions divergentes [ce qui] entraîne un véritable chaos. » [9] Tandis que Michel de M’Uzan dit, « la « descente dans les profondeurs océaniques » est une phase où l’activité créatrice « cède à l’attraction du passé, en suivant un chemin régrédient vers les données perceptives initiales qui, une fois retrouvées, donnent à l’œuvre son esthésie propre ». [10]

Et, en effet Gasiorowski va ainsi descendre jusqu’au stade le plus archaïque de la vie psychique, le corps de l’artiste produisant la matière-même de la peinture. Georg Groddeck pense que « le rapport au corps est éternel enfant et qu’il peut faire un retour « sauvage », incontrôlé, à son primat corporel où le sang, l’urine et l’excrément retrouve brusquement leur prépondérance perdue, leur signe brut. » [11]

Quant à Didier Anzieu, s’il explique que l’acte régressif permet de revenir à un état sensoriel brut, c’est-à-dire au plaisir de manipuler, gâcher, souiller, opérations plastiques qui impliquent un investissement des systèmes sensoriels. Il ne conçoit cet état que comme une phase de l’organisation du processus créateur. Il nomme cette phase le « saisissement créateur », phase suivie de ce qu’il nomme : « la prise de conscience de représentant psychiques inconscients » [12]. D’ailleurs, cette phase de « régression » chez Gasiorowski est bien « conduite », pour ne pas dire « appliquée » dans le sens où l’artiste l’accompagne d’écrits qui la justifient, la mettent à distance [13]. En effet, il y a bien ici « une partie qui régresse et une autre qui reste vigilante et prend conscience »  [14] ; l’un commente ce que l’autre fabrique.

Ces épisodes régressifs ne seraient finalement que des crises symboliques qui permettent le passage vers un autre état. Gasiorowski rassemble d’ailleurs les travaux de cette période sous le titre Régressions, retour à un stade antérieur de développement affectif et mental. Ce qui prouve bien qu’une « remontée » a lieu et que celle-ci est verrouillée par la conscience qu’il en a. Il rétablit alors le dialogue avec l’extérieur. Ces régressions, en le positionnant « hors de lui-même », lui permettent de retrouver la voie qui mène à celle qu’il nomme Peinture. Lorsqu’il sort de ce stade régressif, il décrit alors l’acte de peindre comme un acte sexuel, il écrit : « Je vis dans l’intimité la plus achevée de Peinture. Lié physiquement, la relation la plus étroite et très intense l’orgasme partagé, exceptionnel et dans les positions les plus variées » [15] .

Edig dou a dou, la glossolalie pour mieux s’enfoncer dans une profondeur picturale

La peinture renaît à partir de cet état primitif et orgasmique tout à la fois. Il réalise un enregistrement audio, où il semble redécouvrir les mots, leur prononciation, il articule les lettres P. O. M. M. E… Il s’écoute prononcer ces lettres en les répétant, les associant à des grognements et au rythme de ses sabots frappés. Chant, mélopée, recherche d’une syntaxe liée au souffle. Il passe à des sortes de glossolalies, « je monologue et deviens edig dou a dou… et cette langue, je la mime pêle-mêle, une furieuse violence à une étrange douceur. » [16]

Ces mots à consonance étrange ouvrent l’espace de la peinture à l’étranger, l’autre en lui-même et l’autre que lui-même. Comme Artaud qui cherchait dans les glossolalies « une puissance d’ébranlement de la force qui déchire le langage et détruit la représentation » [17], Gasiorowski soumet la langue et la peinture à un renversement libérateur. Les glossolalies, phénomène pathologique, sont aussi une expérience de l’intraduisible que l’on retrouve dans les profondeurs picturales. Il dit « Pour moi la peinture est une coulée qui vient des origines … encore ne suis-je plus très sûr de peindre un tableau, oui je peins encore, mais peut-être je me contente d’identifier, de toucher, un déroulement dont je ne suis que l’indice. » [18] Et l’on voit alors que si le tableau est encore nommé il a déjà éclaté sous d’autres formes et d’autres formats.

Peindre et exposer hors des gonds du tableau 

De ces expériences, de nombreux travaux ont émergé. Gasiorowski les expose. Mais qu’est-ce qu’exposer chez Gasiorowski ? C’est pour lui encore poser « hors ». Hors du tableau, hors et au-delà du mur et de tout modèle. La peinture est dans une certaine position, position qui porte la marque de l’action et du processus de création associés. La peinture n’est plus tableau, elle n’est d’ailleurs plus présentée à la verticale. Elle rejoint, ce que l’on ne nommait pas encore, le genre des installations.

Il fait littéralement sortir la peinture du support : « j’ai le sentiment de présenter un travail d’extérieur […] où en aucune façon la cimaise n’intervient » [19] ; et en effet, la peinture se présente sous différentes formes : en volume pour Les tourtes d’après Cézanne qui sont des excréments modelés, sous forme de tableaux vivants, de saynètes photographiées où il fait le clown, à travers un exposé oral filmé où il raconte avec force gestes Kiga. Tandis que La suite cézanienne tient dans des valises, des bouts de papier de couleur sortent de boîtes à cigare. La peinture se retrouve ainsi sous forme de bouts de tissu ou de papier de couleur déchiré. Il détruit même une partie de ses travaux en les brûlant puis rassemble leurs cendres dans une boîte.

Dans Les ensembles (liés à la série sur la guerre), la peinture au sol, n’est pas du dripping, elle s’étend et s’épaissit en volumes car constituée d’objets cassés, de papiers déchirés, de morceaux de plastique recouverts et étalés, comme projetés au sol, une figure de l’écrasement. D’ailleurs, quand il expose La guerre en 1974, dans l’exposition Pour mémoires  [20], le cadre de l’exposition est bouleversé. La peinture n’est pas accrochée, elle est montrée au sol, dans le coin d’une salle, comme jetée, elle déborde de la muralité, comme une décharge picturale, un champ de bataille. Mise en scène où toiles, dessins et objets sont figés dans une gangue noire. On le voit sur les documents photographiques, des peintures étaient appuyées contre des cloisons, des papiers et objets entassés jonchaient le sol, Gasiorowski engage la gravitation comme procès d’exposition. C’est l’horizontalité de la peinture et la bassesse de sa condition qui sont les fondements de sa mise en vue. Il n’accepte de présenter les pièces de cette série que rassemblées en tas d’ordures et de décombres informes.

Avec La guerre, Gasiorowski est dans l’amoncellement d’objets cassés, l’épaisseur de peinture débordante, son expansion en surfaces, l’agglomérat de matériaux qui évoquent des vomissures et ouvre à cette « forme fondamentale de la répugnance [qui est dans] ]l’agglomérat » [21].

Et ces débordements en tous genres ne rejoignent-ils pas alors l’idée de la guerre ? C’est la guerre pour déborder les frontières. Franchir des frontières pour détruire et envahir.

Pourtant ce n’est pas la façon dont les pièces seront montrées ensuite. En effet les expositions ne reprendront pas le processus d’exposition conçu par l’artiste. Les différents commissaires d’exposition ne l’entendent pas ainsi, soucieux qu’ils sont de la conservation de certaines pièces et de leurs meilleures présentations. Ils ont ainsi mis sur socles et sous cadres des matériaux divers sans penser aux effets d’une peinture « hors de tous cadres » que Gasiorowski voulait produire. Ainsi, le Grand ensemble de la guerre « était présenté sur un socle à l’Arc en 1983 et au centre Pompidou en 1995 » [22]. Comme Éric Suchère le rappelle, cet ensemble « disposé sur un socle […] détruisait, en partie, ce que cette pièce pouvait avoir de peu monumental, […] rendait en partie héroïque ce tas, ces décombres de l’acte pictural. » [23]

Par ailleurs, si exposer de la peinture c’est traditionnellement lui associer un dispositif de présentation pour lui permettre d’apparaître, pour représenter La Guerre, Gasiorowski recouvre d’acrylique noire des objets, les masque. Il les fait disparaître dans la noirceur du sol et oblige le spectateur à baisser les yeux. Le sol anéantit la peinture et invite le spectateur à tourner autour. Peut-être même imaginait-il le faire marcher dessus ou enjamber ce tas de décombres.

Ainsi, si Gasiorowski est un artiste qui a fait l’expérience d’une peinture-pulsion pour célébrer la peinture par la souillure. Après avoir accompagné l’acte créateur d’une régression vécue et avoir transformé le médium peinture en excrément, il met en question encore une fois l’acte pictural en exposant la peinture sous la forme d’un tas d’ordures. Ici, l’exposition est vraiment une phase importante qui modifie la peinture. Gasiorowski explique d’ailleurs cela dans le film Worosiskiga [24] « La peinture, il a toujours été difficile de l’exposer ». On pourrait poser l’hypothèse que Gasiorowski est un des premiers artistes a avoir pensé la peinture comme « peinture d’exposition » [25], c’est-à-dire comme une peinture remise en jeu à chaque présentation et incluant le dispositif d’exposition comme une de ses composantes pour faire sens dans la narration qui l’anime. D’ailleurs, pour Gasiorowski « […] en aucune façon la cimaise n’intervient » [26], la peinture a quitté le mur pour suivre les aventures de la fiction. Elle s’est épaissie, est devenue volume, est installée au sol pour le tas de Ni-nis de Kiga. Ce sont des petits chiffons enroulés, collés et recouverts de peinture se présentant sur une étoffe déployée au sol. « Elle jetait dessus tous ses tissus qu’elle présentait, dans lesquels toujours était fixée la peinture. Elle étalait cela comme sur les marchés. » [27] L’étalage du tissu renvoie au baluchon qui lui-même évoque le nomadisme de Kiga. Obligée de fuir tout le temps après l’assassinat du professeur Hammer, elle est finalement libre d’exposer partout et surtout, ailleurs que dans les traditionnelles salles d’exposition, loin des cimaises. Ainsi, Gasiorowski trace-t-il un premier chemin sur la façon de concevoir la peinture, qui plus est, d’exposer la peinture en refusant le tableau et le lieu fixe de l’exposition. Il « nomadise » son œuvre afin de ne pas signifier un temps d’arrêt par la fixité d’un lieu qui serait une forme d’achèvement de la peinture.

Enfin, une peinture incarnée

Finalement l’idée de Gasiorowski n’était-elle pas de faire une peinture qui « a lieu » où qu’elle soit, sous quelle forme qu’elle soit ? Quel que soit le lieu de la fiction ou du réel, du lieu-matériau où elle se montre, matière où elle s’exporte, corps de l’artiste devenu tube de peinture, c’est une peinture qui cherche à passer au-delà des « bords et débords, frontières » [28], une peinture envahissante comme la guerre.

Certaines peintures se finalisent même dans l’acte du langage et ses réseaux interprétants : l’écrit, dans ses notes d’atelier, ou l’oral lorsqu’il raconte l’indienne dans des films documentaires. Car, dit Gasiorowski, « Le langage est ailleurs dans le flux de la matière qui ne peut s’empêcher d’inscrire elle aussi les traces de sa réflexion » [29].

Ainsi en écoutant et en regardant Gasiorowski raconter et mimer la façon d’exposer de Kiga, nous imaginons ce que nous ne voyons pas, c’est-à-dire la peinture de Kiga telle qu’elle était exposée [30], nous adhérons au récit, ici « la capacité sémantique du langage est rapportée à son caractère représentationnel » [31]. Et, l’invisible de l’exposition de peinture devient montrable par le biais du récit mimé de l’artiste.

Pourtant, si « l’esprit du pictural » a « des sursauts redoutables » [32] pour reprendre les paroles de l’artiste, cela ne signifie pas que la peinture est tout et partout. Faire la guerre est plus qu’une pratique picturale, c’est une recherche (a)morale, et Gasiorowski nous fait la (dé) monstration d’une peinture qui brise les cadres pour nous faire éprouver à travers divers objets, une expérience réelle, quelque chose de vécu ; peut-être est-ce simplement une façon de traduire le ressenti d’une peinture incarnée.

Sandrine Morsillo, 2014.

Notes

[1Manuscrits inédits cités dans le catalogue Gérard Gasiorowski, Paris, Éditions du centre Pompidou, 1995.

[2Les fleurs en 1971-1982, Les amalgames 1973-1982, La guerre 1974 et l’Académie Worosis Kiga en 1976-191 qui constituent le corpus de cette entreprise de régression.

[3Collectif, Gasiorowski, catalogue, Paris, Centre Pompidou, 1995, p.238.

[4Gasiorowski entretien avec Bernard Lamarche Vadel, mars 1975 in Gasiorowski catalogue, op.cit. p. 238-239.

[5Derrida Jacques, « Artaud et ses doubles », entretien avec Jean-Michel Olivier, Scènes magazine, 5 février 1987. www. derrida.com.ar.

[6Gasiorowski, op. cit, p. 252.

[7Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Vocalubaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967, p. 400.

[8Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, 1967, Paris, Tel Gallimard, 1974, p 29.

[9ibid. p. 29.

[10Michel de M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, Tel Gallimard, 1972, 1977, p. 24.

[11Lawrence Durrell, introduction in Georg Groddeck, Le livre du ça,1963, Paris, Tel Gallimard, 1973, p.XIX.

[12Didier Anzieu, Le corps de l’ œuvre, Paris, Gallimard, Paris, 1981, p. 95.

[13Sandrine Morsillo, « Les images du moi-créateur chez Gasiorowski » in La voix du regard n°12, Printemps 1999, p 159 à 163.

[14Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, op.cit., p. 99.

[15Collectif, Gasiorowski catalogue, Paris, Centre Pompidou, 1995, p. 255.

[16ibid. Gasiorowski, p. 190.

[17Jacques Derrida, Forcener le subjectile, Paris, Gallimard, 1986, p. 70.

[18Gasiorowski entretien avec Bernard Lamarche Vadel in Gasiorowski, catalogue, op. cit. page 26

[19Gasiorowski, « Biographies » in Gasiorowski, catalogue, op. cit.

[20Exposition Pour mémoires, 1974, Bordeaux CAPC Entrepôts Lainé, La Rochelle Rencontres internationales, ARC Musée d’art moderne le la ville de Paris, Rennes, Maison de la culture.

[21Roland Barthes, « Réquichot et son corps », 1973, Œuvres complètes, paris, Le Seuil, 1994, vol. II, p 1624.

[22Éric Suchère, Gasiorowski –Peinture- Fiction, FRAC Auvergne CRAC Montbéliard, 2012, p. 85-86.

[23Éric Suchère, ibid

[24Jacques Boumendil, Worosiskiga, conception Alain Sayag, production MNAM, centre Pomopidou, 1983.

[25Sandrine Morsillo, L’exposition à l’œuvre dans la peinture même – Peintures d’exposition, Paris, L’Harmattan, collection Esthétiques, 2016.

[26Gasiorowski, catalogue, centre Pompidou, op.cit.

[27Gasiorowski, ibid.

[28Louis Marin, De la représentation, Paris, Gallimard, 1994, p. 347.

[29Gérard Gasiorowski, op. cit.

[30Gasiorowski dans le film Worosiskiga de Jacques Boumendil, conception Alain Sayag, production MNAM-CNAC Centre Pompidou, 1983. : « Je rapporte exactement les gestes et les paroles de Kiga et la façon dont elle montrait les objets, les rangeait, les enveloppait. [… ] Là je mime les gestes qu’elle faisait…un petit tapis dans un sac, un carnet de croquis, quelques tubes..[…] elle mettait des boîtes dans des boîtes »

[31Bruno Ambroise, Qu’est-ce qu’un acte de parole ? Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2008, p. 16.

[32Collectif, Gasiorowski, catalogue, op.cit., p. 101.

Mots-clés

art contemporain exposition fiction Gasiorowski Gérard peinture processus d’élaboration régression

Documents

Bibliographie

ANZIEU Didier, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, Paris, 1981, p.95.

BARTHES Roland , « Réquichot et son corps »,1973, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1994, vol. II, p 1624.

COLLECTIF Gasiorowski, catalogue, centre Pompidou,1995.

DERRIDA Jacques, Forcener le subjectile, Paris, Gallimard, 1986, p. 70.

DURRELL Lawrence, introduction in Georg Groddeck, Le livre du ça,1963, Paris, Tel Gallimard, 1973, p.XIX.

EHRENZWEIG Anton, L’ordre caché de l’art, 1967, Paris, Tel Gallimard, 1974, p 29.

LAPLANCHE Jean et PONTALIS Jean-Baptiste, Vocalubaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967, p. 400.

M’UZAN (de) Michel, De l’art à la mort, Paris, Tel Gallimard, 1972, 1977, p. 24.

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MORSILLO Sandrine, « Les images du moi-créateur chez Gasiorowski » in La voix du regard n°12, Printemps 1999, p 159 à 163.

MORSILLO Sandrine, L’exposition à l’œuvre dans la peinture même – Peintures d’exposition, Paris, L’Harmattan, collection Esthétiques, 2016.

SUCHÈRE Éric, Gasiorowski –Peinture- Fiction, FRAC Auvergne CRAC Montbéliard, 2012, p. 85-86.

Film

BOUMENDIL Jacques, Worosiskiga, conception Alain Sayag, production MNAM, centre Pompidou, 1983.

Site :

DERRIDA Jacques, « Artaud et ses doubles », entretien avec Jean-Michel Olivier, Scènes magazine, 5 février 1987. www. derrida.com.ar

Pour citer cet article

, « Faire la peinture pas la guerre, Gasiorowski, un artiste qui « sort de ses gonds » pour imaginer une peinture hors du tableau ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.

http://pratiques-picturales.net/article8.html