Peintres offshore

Qu’est-ce que le métamodernisme en peinture ?

Résumé

Issue d’une revendication de libération politique dans les arts de la première moitié du vingtième siècle, l’autonomisation de la peinture vis–à-vis de son support et de son cadre a débouché sur une destitution de l’acte de peindre et la production de l’artiste comme superproduction de soi dans les années 1990. On a dès lors annoncé la fin de la peinture, dans un contexte de consensus autour de la fin de l’histoire. Après le postmodernisme, Il semble que ce début du vingt-et-unième siècle ait remis l’histoire en marche, et que la question de l’avenir se pose à nouveau en peinture. La peinture de l’ère métamoderne (qui est la nôtre) est une peinture visionnaire, mystique, métamorphique et méta-mélancolique. C’est de ce point de vue que nos interrogerons l’histoire du support en peinture de l’exposition 0.10 de Petrograd (1915) à aujourd’hui.

Plan

Texte intégral

Issue d’une revendication de libération politique dans les arts de la première moitié du vingtième siècle, l’autonomisation de la peinture vis–à-vis de son support et de son cadre a débouché sur une destitution de l’acte de peindre dans la seconde moitié du vingtième siècle. On a dès lors annoncé la fin de la peinture, dans un contexte de consensus autour de la fin de l’histoire dans les années 90. Il semble que ce début du vingt-et-unième siècle ait remis l’histoire en marche, et que la question de l’avenir (de l’histoire et a fortiori de l’histoire de la peinture) se pose à nouveau.

Aujourd’hui, le peintre fait figure de revenant. La question demeure de savoir ce qui supporte la peinture, puisqu’on sait que les fantômes, créatures hors-sol, sont souvent suspendus dans l’air. Interrogée sous l’angle de ce qui la supporte, se pose inévitablement la question du fond en peinture. Cette question du support renvoie toutefois plus profondément à une question de fond posée aux arts plastiques. Interroger le support de la peinture, c’est interroger les bases symboliques, économiques, politiques et historiques qui supportent l’art, c’est tenter de comprendre ce qui fonde la possibilité de la peinture en notre époque actuelle. Comment penser ces questions fondamentales dans une perspective post-fondationnelle, c’est-à-dire après que le postmodernisme ait déclaré caduque toute question de fond ?

Rejouer Hamlet.

« La peinture hors de ses gonds ». Dérouler ce fil d’Ariane [1] revient à se demander : comment vivre quand le temps a explosé ? « The time is out of joint » prononce Hamlet foudroyé. Yves Bonnefoy traduit : “Le temps est hors de ses gonds ». Et comment ne pas exploser quand vous interpelle un spectre ? Et plus encore quand ce fantôme vous révèle que votre père défunt a été assassiné par votre oncle et que cet oncle est maintenant dans le lit de votre mère. Dès ce moment Hamlet déraille, il sort littéralement de ses gonds pour s’extasier dans une folie qui le dépasse. « Dé-lirer », c’est étymologiquement sortir du sillon, renvoyé aux confins de la psychose et de la mania guerrière, Hamlet plonge dès lors dans un monde où son seul délire peut le hisser à la hauteur de l’absurdité de l’époque, afin d’en exhiber l’essence démente. Envahi par la Berserk (la fureur sacrée) [2], le prince scandinave est gagné par la « rage transfigurante » des guerriers vikings, cette furor en laquelle « l’homme se dépasse pour changer de comportement » et se transformer en monstre. Livide, Hamlet semble devenu ce guerrier démonophanique qui, sur le champ de bataille, foudroie l’ennemi par son seul regard. Son visage est insoutenable pour qui le croise, car il annonce la toute-puissance infaillible d’un ennemi insensible à la douleur. Quand l’inceste règne en maître, que le temps passe à rebours du fil des générations, quand tout déraille et dysfonctionne, l’œil se retourne comme un gant, la vue bascule et s’inverse comme dans un miroir. Quand la terreur devient ordinaire, le réel se désarticule et la vue se trouble. Ce que raconte Hamlet, c’est donc une histoire de père mort et de fantômes qui reviennent pour faire délirer l’histoire présente. Leurs voix annoncent qu’on n’en a simplement jamais fini avec le temps qui passe et qui fait valoir ses droits, alors même que le Réel n’est plus perceptible qu’en l’inversion d’une image fantôme.

C’est la raison pour laquelle les fantômes d’Hamlet impliquent le regard et les troubles qui l’affectent en temps de crise. Hamlet est une école, la pièce nous met simplement à l’écoute des fantômes de notre temps. D’un point de vue de peintre, c’est à l’écoute de la peinture comme phénomène spectrographique qu’il convient de prêter oreille, si l’on veut entendre la manière qu’ont les fantômes de nous interpeller - encore aujourd’hui - dans les arts plastiques. Notre temps est devenu lui-même out of joint, reste à repérer comment l’histoire présente rejoue celle d’Hamlet.

Les « fantômes » renvoient aux « deuils impossibles », aux « cryptes », aux traumatismes reçus en héritage. Qui pose la question du spectral en peinture doit envisager une forme de « transgénérationnel » dans les arts plastiques. Le fantôme est aussi fréquemment suspendu dans l’air, il n’a pas de lieu où reposer, rien ne le supporte. Si la peinture est puissance d’apparition, il semble donc que l’errance en peinture soit à mettre en rapport direct avec la question du support. Qu’est-ce qui supporte la peinture sinon son assise subjectile ? Commençons donc cette psychogénéalogie artistique par un travail de remémoration. En quel moment singulier la peinture a-t-elle pu sortir de ses gonds, s’affranchir de son support ? Quel événement marquant de l’époque contemporaine a-t-il pu manifester une disjonction du temps qui oblige à penser l’urgence d’une remémoration ?

0, 10 Hamlet à Petrograd

Ce moment c’est la Révolution russe. C’est à cette date que la peinture occidentale est plastiquement, matériellement, et très concrètement sortie de ses gonds. Entendons par là qu’elle s’est affranchie de son support traditionnel : la toile de lin tendue sur châssis. Ce support stable avait été son assise, son fondement et sa gloire depuis que la peinture d’autel avait remplacé l’icône peinte sur bois à l’époque de la Renaissance vénitienne.

Si ce texte résonne comme une commémoration, c’est parce qu’il est donc écrit pour un anniversaire. Il y a tout juste cent ans s’ouvrait « La dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 » [3] à Petrograd. La dite exposition a eu lieu dans la galerie de Nadeja Dobytchina du 19 décembre 1915 au 17 janvier 1916. Cette monstration est restée dans toutes les mémoires pour avoir concrètement mis en scène une des plus grandes tentatives de désassujettissement qu’ait connue la peinture dans l’histoire de l’art occidental.

En 1915, dans l’exposition 0, 10, encore très marquée par le futurisme italien, le désassujettissement de la peinture s’est affiché de deux façons distinctes et spectaculaires. Il y avait d’un côté le Carré noir de Malevitch (accompagné d’une quarantaine de peintures suprématistes) qui faisait géométriquement sortir la peinture de ses gonds, par l’exhibition de figures abstraites (en lieu et place des figures géo-maîtrisées de la représentation perspective traditionnelle), et de l’autre il y avait Tatline.

On a confondu Malevitch et Tatline en faisant de 0,10 la première exposition simultanément « suprématiste » et « constructiviste ». L’affiche de l’exposition annonce toutefois une exposition « futuriste » [4] et les photos de l’époque prouvent que la seule salle où expose Malevitch est nommée « suprématiste ». Le peintre a écrit ces mots de sa main sur un cartel géant. Il a par la suite formellement interdit à Tatline d’utiliser lui-même cette appellation.

Tatline présente donc dans une salle séparée ses fameux « contre-reliefs ». Ce sont des « sculptures » abstraites - souvent installées dans des angles de leur espace de présentation. Les gens peuvent voir ces « contre-reliefs » depuis le mois de mai 1914 dans l’atelier du peintre, à Moscou. Curieux volumes qui pourraient être des « sculptures » abstraites, mais qui sont en fait des peintures à part entière, puisque ce sont d’authentiques plans de matières diverses et variées, déployés dans l’espace d’exposition. Tatline découpe, plie, assemble et compose, comme il a vu Picasso [5] le faire lors d’une visite qu’il fit à son atelier, lors d’un voyage à Paris quelques mois plus tôt, au printemps 1914. C’est la raison pour laquelle, ces contre-reliefs sont dit « picturaux ». À la manière cubiste, Tatline a rassemblé et assemblé pieds de chaises, fragments de plafond en aluminium, tôles galvanisées pliées, fil de fer, fer blanc, vis, clous, cuir, et toutes sortes de matériaux étrangers à l’art de peindre. Le rapport au mur, les découpes de plans dans l’espace et l’absence de socle font de ces assemblages des reliefs qui sont d’abord des « tableaux-reliefs » sinon des peintures au sens strict du terme.

Tout comme le Carré noir de Malevitch, ces « tableaux », placés -tels de saintes images dans l’ « angle sacré » des isbas russes- sont de véritables icônes abstraites. Ces « icônes » sont toutefois faites de débris, contestant les rutilances, les ors et les pompes de l’église orthodoxe. Les « tableaux » de Tatline exhibent l’usure de matériaux tellement hors d’usage que peu de ces « contre-reliefs » sont parvenu jusqu’à nous. Pour Tatline, peindre c’est composer des tableaux en relief avec les reliefs d’une époque, c’est-à-dire les reliquats du travail de la société industrielle. Comme le Carré noir de Malevitch, ces reliefs sont cinétiques, (parce que futuristes). Ils expriment un dynamisme dans l’espace, il faut les voir en mouvement. Tatline est possédé par un optimisme encore futuriste, le constructivisme est un enthousiasme qui relie marxisme et futurisme : une société nouvelle est à construire, toutes les énergies doivent être mobilisées. L’utilisation des rebuts ne marque aucune désillusion -comme ce sera le cas chez Dada-, la confiance de l’artiste-ingénieur est une croyance en l’évidence des puissances de l’homo faber. La pratique des peintres constructivistes est secrètement travaillée par un « principe-espérance » [6] qui dessine les contours d’une utopie révolutionnaire dans les arts plastiques.

La réalité rectifiée.

L’art de Tatline est un art du recyclage. Il collecte des matériaux usagers, des matières premières qui portent les marques d’un travail de transformation et les stigmates d’une usure liée à leur utilisation. Il adapte ces matériaux, les transforme pour qu’elles forment un ensemble cohérent, comme un ajusteur-monteur assemblerait les pièces d’une machine. Cet art est aussi un art de la rectification, de passe en passe, de fraisage en tournage, les plans qu’il élabore changent d’état de surface. La conviction de l’artiste-ingénieur Tatline, c’est qu’un travail de transformation des matériaux de l’art (par assemblage et ajustage) pourra travailler le processus de transformation industriel qui a produit ces matériaux. Ce réemploi est une opération de transformation à la puissance deux, puisque le recyclage artistique travaille à rebours du procès de transformation social qu’ont subi ces matériaux dans leur phase de pré-production industrielle. Ce qu’exhibe la stratégie de réemploi, c’est une critique du système de production qui a produit ces matériaux.

Chacun sait bien que dans l’industrie capitaliste, derrière le travail de transformation des matériaux se cache l’exploitation de la plus-value du travail ouvrier. Ce que visent les « contre-reliefs », c’est à exhiber ce « contre-travail » d’exploitation. Le travail de spoliation est la vraie matière du système de production capitaliste. Exhiber la valeur d’usure des matériaux, c’est prouver leur valeur-travail, et plus encore démontrer ce que cette valeur doit à l’exploitation du travail vivant qui les a produits. Exhiber le travail comme valeur d’usure et d’usage, c’est métaboliser le matériau-travail pour le rendre à la vie. Les « rectifications » de Tatline visent à rendre l’invisible de la vie, visible. C’est aussi réclamer pour le peintre-ouvrier la valeur ajoutée du travail de transformation social que le peintre-constructeur opère. Chez Tatline, la valeur ajoutée du travail ouvrier est la véritable valeur d’usage et d’exposition du travail artistique rendu à la vie.

L’usurpation qu’opère le capital est une usure de la valeur d’usage du travail ouvrier, c’est par conséquent une usure opérée sur la vie même. Les rentiers du capital, (qui ne travaillent pas), s’accaparent la force de travail du prolétariat comme le Claudius d’Hamlet usurpe la couronne du Danemark. C’est la raison pour laquelle, selon Marx, l’histoire marche sur la tête. Si l’on passe d’une métaphore religieuse (l’inversion religieuse du ciel et de la terre) à une métaphore optique, cette usurpation du capital trouve sa justification dans une optique précise : l’idéologie.

De fait, l’inversion de valeur qu’opère la spoliation capitaliste est rendue imperceptible. Un dispositif de perception spécifique (l’idéologie) montre le monde la tête à l’envers ; ceci afin de faire croire que l’histoire tourne à l’endroit. Ainsi chez Tatline, ce que l’œuvre expose dans son état d’usure, c’est l’image d’une spoliation soigneusement oblitérée, rendue invisible, comme en un tour de passe-passe. Du point de vue de l’économie des regards, l’inversion idéologique est une camera obscura. Marx écrit : « Dans toute l’idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus-dessous comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur procès de vie historique, tout comme l’inversion des objets sur la rétine provient de son processus de vie directement physique [7] ». L’idéologie est une optique et une catoptrique, c’est un dispositif de falsification des regards pour inverser la perception de la réalité : dans une optique marxiste, ce retournement de perspective produit une illusion qui cache qu’une masse immense de travailleurs est dominée par un nombre infime de rentiers. C’est en ce point que Marx et Shakespeare [8] se rejoignent, car immédiatement après avoir prononcé que « Le temps est hors de ses gonds », que l’époque est détraquée, Hamlet reprend son discours par ces mots : « Maudite fatalité, que je sois jamais né pour le remettre en ordre ». De manière identique, en une geste platonicien, le constructivisme est là pour renverser l’ordre d’une représentation idéologique qui est la plus sûre complice d’une aliénation spectatorielle.

Malevitch et Tatline ont compris dès 1915 qu’il fallait retourner la perception sur elle-même pour inverser l’ordre de l’injustice de la domination. Tatline a pensé que la puissance nouvelle de la technique pouvait œuvrer par « rectification » dans les œuvres des arts plastiques, ceci afin de réorienter les regards au profit des producteurs effectifs du capital : les artistes. Qu’est-ce que la rectification, au sens technique du terme ? C’est une opération qui consiste à améliorer l’état de surface d’une pièce de mécanique par polissage. Ce polissage est analogue au lustrage des miroirs. Les œuvres de Tatline sont des tableaux de deux point de vue : d’abord parce que ce sont des plans déployés dans l’espace à la manière de Picasso, mais aussi par ce que la rectification opérée par l’artiste renvoie au polissage des miroirs. L’œuvre est cette image-miroir qui retourne la vision inversée de la camera obscura. Dans ce processus de création, il s’agit de faire pivoter l’histoire autour d’une charnière perceptuelle, en un processus de rotation catoptrique, afin d’opérer un retournement, une révolution du regard. A l’issue de cette « rectification », peindre c’est user de la valeur d’usure et d’usage des matériaux, afin que ces matériaux exhibent dans l’espace d’exposition les transformations possibles d’une l’époque.

Deux ans après l’exposition 0, 10 la Révolution renversait le Tsar, l’histoire sortait effectivement de ses gonds. Faire sortir la peinture du cours des choses, pour Malevitch et Tatline, c’était proposer une alternative en peinture, opposer une stratégie qui rende la possibilité d’une disjonction du cours inéluctable de l’histoire fondée sur la répétition de la domination. Ils enseigneront cette utopie dans les écoles d’art russes jusqu’à ce que Staline n’instaure la dictature du réalisme socialiste en 1936. La camera obscura était redevenue laterna magica, cet ancêtre du cinéma d’abord baptisée « lanterne de peur ». Toute idée d’une politique d’émancipation des regards disparaissait.

Libération du support et invention de l’art contemporain.

De ces espérances, que reste-t-il aujourd’hui ? La formation qu’a connue ma génération dans les écoles d’art en France autour des années 80 a été marquée par la geste héroïco-hégémonique du mouvement Support/Surface, issu des événements de mai 68.

1968 s’est vu comme le retour des revendications émancipatrices de la Révolution d’Octobre. L’enjeu de ce mouvement a été de « libérer la toile » de toute aliénation. En écho aux années 20, peinture et support font à nouveau, dès ce moment, l’objet d’une opération de déliaison critique.

Les membres du groupe Support/Surface ont poussé ce geste dans ses conséquences ultimes. À l’instar de Tatline, ils se sont mis à peindre sur toutes sortes de matériaux pauvres : toiles de tentes, bâches, toiles de parasols, tapis, voiles de bateaux, filets de pécheurs, etc. Ils ont aussi élevé à la dignité de support les encadrements de vieilles fenêtres qui devenaient la métaphore des châssis de l’ancienne peinture. Non seulement l’exaltation de la matérialité des supports renvoyait aux matériaux usagés de Tatline mais les outils qu’adoptèrent ces nouveaux ouvriers-peintres furent les brosses à rechampir et les splatters des peintres en bâtiment. L’installation de ces peintures dans l’espace évoquait souvent les « contre-reliefs » de Tatline.

De fait, ne plus peindre sur une toile tendue posait moins une question à la peinture que ces artefacts ne questionnaient la prétention d’être à la fois peintre et artiste. Le peintre est-il un illusionniste complice du système de domination ou un ouvrier qui travaille à l’émancipation des regards ? C’est une définition politique de l’art qu’ambitionnait de faire basculer un tel geste. Il y avait là une tentative de réactiver dans la peinture un communisme des regards. Croire au progrès possible de l’histoire renouait avec les utopies de la Russie des années 20.

Il faut toutefois revenir au contexte pour comprendre que ce qui était en jeu dans l’époque n’était pas une simple répétition de la Révolution russe. « Libérer la toile » mettait en question la subjectivité en peinture, bien au-delà de la question de l’objectivation de la peinture comme support. Pour comprendre ces événements, une petite remise en perspective s’impose.

Le débat sur l’aliénation du sujet traverse les années 70. Dans le sillage du structuralisme, on s’est demandé en littérature si l’on ne pouvait pas remettre en cause le roman traditionnel avec ses personnages, le fil de son récit, sa mise en scène stéréotypée et le type de projection qui servait sa mise en intrigue. On redécouvrait Flaubert. Le dispositif fictionnel du roman classique était le fait d’un sujet psychologique, occidental, blanc, bourgeois. Ses états d’âme pouvaient être contestés au nom d’une réalité objective : la situation de l’écrivain, l’espace de l’écriture. Au nom de cette revendication, le but du Nouveau roman fut de subvertir l’acte de lecture. Il s’agissait de transformer la production d’une subjectivité romanesque en critique objective de cette subjectivité. Le Nouveau roman était un roman conceptuel, il convoquait un bagage de références et des ressources qui mettaient à distance la fabulation en tant que telle. Au contact d’un livre dont l’écriture se tenait au plus proche de ce qu’est la critique littéraire, le romancier comme le lecteur devenaient eux-mêmes critiques d’art et critiques de l’art comme fabrique de subjectivation. Le livre devint cet objet qui disqualifie toute projection, sa fonction principale fut de provoquer une opération de distanciation, de critique active de la subjectivité projective. La littérature était devenue un art conceptuel,

Dès ce moment, c’est peut-être moins chez le groupe Support/Surface que chez BMPT qu’il faut chercher l’héritage d’un désassujettissement matérialiste et constructiviste de la peinture. Il s’agit d’ailleurs moins de désassujettir la peinture comme support que d’une destitution du peintre comme sujet. L’écrivain comme le peintre sont des puissances d’œuvre simplement anonymes.

Une dizaine d’année auparavant Frank Stella, un peintre américain, avait introduit la notion de peinture déductive (shaped canvases). Dans les peintures déductives, c’est la matérialité d’un outil, la largeur de la trace du pinceau comme figure qui définit la forme du support, on vit apparaître des supports découpés aux formes inhabituelles : la peinture était devenue un objet dont le format renvoyait à la matérialité d’une inscription machinique et anonyme d’un outil dans l’espace.

À l’instar du l’exposition « 0, 10 », le titre des expositions de BMPT (Manifestations I, II, III, IV, V) était le chiffre de cette lutte anti-idéologique [9]. C’est en ce point que la reprise des problématiques constructivistes de Support/Surface par BMPT -dans un contexte qui avait fait de la question de la destitution du sujet une priorité-, renversait la donne : l’objectivité du constructivisme des années 20 était devenue un déconstructivisme de la subjectivité dans les années 80. Le nom du groupe BMPT, constitué d’abréviations, effaçait le nom propre de chacun de ses « auteurs », de même que la sérialité des formes proposées à l’exposition renvoyait le spectateur à l’anonymat de sa propre solitude. Le réductionnisme méthodologique de BMPT s’opposait de fait à tout holisme, la question de la destitution du sujet prenait le pas sur la construction collective d’une histoire des sujets libérés de leur aliénation.

De 1960 à 1980, on comprend que ce qui est en jeu, sous couvert d’une définition objective de la peinture, dans la subversion du support, c’est une redéfinition des limites du champ artistique comme espace critique de transformation politique des regards. La subjectivité est au cœur de ce processus. Duchamp avait expliqué dès 1957 que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre » [10], la phrase devint vite un slogan individualiste, elle renvoie évidemment le sujet-spectateur à sa puissance constituante, à sa capacité à produire l’œuvre. Toutefois, dans un contexte de destitution du sujet, cette phrase prenait paradoxalement une tonalité nettement individualisante. « D’où parlez-vous ? », « D’où regardez-vous ? », « Qui êtes-vous  ? » C’est-à-dire « qu’êtes-vous comme sujet lorsque vous vous regardez de tel ou tel point de vue tel ou tel objet artistique ? ». Telles étaient les questions systématiquement renvoyées à l’auteur comme au récepteur de l’œuvre. Ce que critiquait la destitution du sujet, c’est un mode de sujétion et d’assujettissement spectatoriel qui mettait paradoxalement la subjectivité au centre de questions d’objectivations à l’œuvre dans le corpus de l’œuvre. Objectiver la subjectivité visait à annuler magiquement les illusions de la subjectivité, mais quand « le regardeur fait l’œuvre », cette opération consacre immédiatement l’aspect le plus narcissique des subjectivations.

Au cours de ces années 70-80, la peinture se revendiqua comme « art contemporain » quand elle perturbait la définition de ce qu’on pouvait considérer comme de l’art. Les mouvements Support/Surface et BMPT sont donc bien à l’origine de l’art contemporain en France si l’on définit l’art contemporain comme ce genre artistique -né dans les années 70- qui exhibe de manière spectaculaire un déplacement des frontières du regard dans le monde de l’art. Est défini comme « contemporain » ce qui fait entrer de manière problématique dans le champ de l’art, quelque chose qui était jusqu’alors considéré comme non artistique, c’est-à-dire extérieur au domaine de l’art par les « regardeurs ». Quand Tatline exhibait des matériaux usés, en pleine guerre de 14, il faisait effectivement entrer les rebuts de la société industrielle dans le monde de l’art, mais dans une optique toute autre que celle du ready-made : il s’agissait d’abord de transformer la société d’un point de vue politique plutôt que d’engager des guerres de frontières dans l’espace des visibilités, comme prélude à la conquête de nouveaux territoires dans le monde de l’art.

Les peintres se servent dès lors du support comme cheval de Troie d’une critique politico-institutionnelle. Si la peinture avait le pouvoir de libérer définitivement le sujet de son aliénation spectatorielle, c’est sous l’aspect d’une critique du musée comme espace idéologique de l’art bourgeois. En autonomisant la peinture de son support, une critique institutionnelle et duchampienne de l’œuvre exaltaient la neutralité objective de l’objet-peinture comme du peintre-sujet, c’est le sujet-spectateur qu’on voulait émanciper en introduisant une distance critique dans l’acte de voir. La question du support mute puisqu’elle se pose moins sous les auspices d’un constructivisme politique que sous les espèces d’une guerre de position dans le champ des visibilités dans les années 80. Dans cette tentative de redéfinir les frontières de l’art, de cette guerre de territoires naît l’art contemporain : un art hanté par une question identitaire : celle de savoir s’il est ou s’il n’est pas de l’art. L’artiste fait sienne la hantise des cabinets de tendance : plutôt que d’affirmer une singularité ou de faire œuvre, l’enjeu est de savoir si l’on n’est ou pas « dans le coup » du moment.

En passant des années 20 aux années 80, du constructivisme à une certaine forme de déconstructionniste post-dadaïste, la question d’une peinture « hors de ses gonds » glisse imperceptiblement du champ historico-politique des luttes pour l’émancipation des années 20 à la question des identités et des prescriptions qu’elles induisent. L’identification de ce qui est une œuvre ou de ce qui n’en est pas, ouvre le champ des luttes politico-institutionnelles en vue de définir une orthodoxie esthétique. L’avènement d’une gauche non communiste et la mainmise de l’État sur l’ensemble des procédures de reconnaissance dans le monde de l’art français à partir de 1981 ne firent qu’accélérer le processus. La lutte des places avait remplacé la lutte des classes, elle faisait rage partout, le monde de l’art en fut l’arène la plus spectaculaire (avec anathèmes, excommunications, mises à mort symboliques, exil sans retour, etc.). L’objet du retour périodique des querelles qui suivirent (les fameuses querelles de l’art contemporain) fut de réactiver une sorte de vigilance guerrière et inquisitoriale afin de surveiller jalousement les frontières d’une orthodoxie fantasmatiquement attaquée de toutes parts. L’art contemporain était un territoire périodiquement déclaré sous contrôle de l’état d’urgence.

Si bien qu’on peut se demander si la peinture est réellement « sortie de ses gonds » dans les années 70-90, emportée par le grand flot d’une l’histoire qui aurait commencé en 1915, ou si la question du support, connectée à un art de la provocation dadaïste, n’a pas été instrumentalisée dans le cadre d’un conflit de subjectivations.

Engageons une métapsychologie de la question. « Sortir de ses gonds » c’est perdre le contrôle, s’échapper dans la décompensation hystérique. « Faire péter les plombs » à un père qu’on veut symboliquement tuer, se rendre insupportable pour contester sa place et lui faire perdre la tête et la face, cela ne révèle-t-il pas d’un simple conflit générationnel ? Provoquer dans une revendication phallique adolescente, c’est se rendre définitivement « insupportable ». Le négatif de cette provocation c’est l’appel du père absent. Provoquer est une manière d’invoquer, manière bien commode de faire revenir l’absent comme support de présence. Mai 68 fut-il une révolution ou une révolte ? Dans un contexte œdipien, se révolter n’est pas être révolutionnaire [11]. Au travers du père absent, fantôme et forclos, c’est moins le support que l’image de ce qui porte le support, c’est-à-dire l’institution (paternelle), qui est l’objet de toutes les revendications, de toutes les mises en scène et de tous les fantasmes. L’hystérisation de la question du support, l’esthétisation de postures multiples le concernant, produisent en peinture la présence-fantôme de l’œuvre comme imago paternelle de substitution. Cette génération a porté la question à sa limite : sans peinture, le support ne supporte plus rien, il se perd. C’est cette perte qu’allait explorer la génération suivante.

Tableau et superproduction de soi : Les installations-Blockbusters des années 1990.

Ces multiples tentatives de désassujettissement aboutirent à la destitution définitive du sujet et au triomphe paradoxal d’un art de commande qui consacrait l’assujettissement de l’artiste au marché de l’art et au contrôle des institutions. Autonomiser la peinture vis-à-vis de son support, de ses formes et de son sujet, engagea l’œuvre à n’être plus qu’un pur support d’ambiance.

Tatline s’était servi des odeurs de divers matériaux dans ses « contre-reliefs » (cuir, graisse entre autres) pour démontrer la matérialité problématique du travail artistique. Une étape supplémentaire fut franchie quand l’œuvre disparut pour ne plus devenir qu’une ambiance, une expérience. Cet éther, plus subtil qu’un gaz rare, était aussi plus volatile que les mouvements des capitaux à l’échelle planétaire. Si bien qu’on peut se demander si l’œuvre d’ambiance ne condamne pas l’artiste à devenir l’ « ambianceur », c’est-à-dire l’animateur des festivités organisées dans le monde de l’art [12].

Après tout, les plus grands artistes de la Renaissance ont passé le plus clair de leur temps à fabriquer des décors plutôt qu’à peindre des tableaux d’autel. Les commandes pour les fêtes et carnavals organisés à l’occasion des triomphes de princes divers occupaient une bonne partie de leur activité. Que reste-t-il de ces bœufs tout décorés, de ces inscriptions grecques et latines, de ces images somptuaires, de ces guirlandes bariolées, de ces costumes mirifiques, de ces chevaux recouverts de peaux de lions surmontés par des bergers entièrement nus, ainsi que toutes ces décorations de char qui firent la gloire immédiate de Jacopo Pontormo à Florence selon Giorgio Vasari [13] ? Évidemment rien, leur existence fantôme n’est plus qu’une curiosité de l’histoire de l’art.

L’ « ambiance », c’est au sens strict : « l’atmosphère matérielle qui environne une personne [14] ». Observons les aléas de ce nouveau « matérialisme » dans une œuvre des années 1990. Dominique Gonzalez-Fœrster présente à la fin de fin l’année 2015, une grande rétrospective intitulée « 1887-2058 » [15]. On peut entendre dans ce titre chiffré l’écho de l’exposition 0, 10 de Petrograd. Le titre de l’exposition 0, 10 signifiait concrètement, mathématiquement, scientifiquement, le projet de dix artistes russes de repartir de zéro. Le titre « 1887-2058 » attribue - par une ironie toute postmoderne - une longévité de patriarche biblique (171 ans !) à Dominique Gonzalez-Fœrster, l’auteure de l’exposition parisienne. Précisons que Dominique Gonzalez-Fœrster est âgée de 50 ans. La dénégation ironique du titre « 1887-2058 » donne à entendre une critique de toute commémoration et l’éphémère de toute monstration. Dans un monde délocalisé, atemporel, voué au culte des apparences et des échanges immédiats, tout cérémonial est désormais impossible. En régime d’ubiquité, le temps ne s’écoule plus.

La pièce introductive de l’exposition du Centre Pompidou, intitulée Brasilia Hall, donne le chiffre du fil qui relie l’exposition 0, 10 de 1915 à la Rétrospective, 1887-2058 de 2015. Il s’agit d’une immense pièce dont le sol est tapissé de moquette verte. Ce matériau pauvre rappelle les rebuts de Tatline. Comme l’indique un cartel géant, sorte de néon de fête foraine, il s’agit d’un Brasilia Hall, c’est-à-dire d’un espace de foire, de fête ou d’exposition. On trouve ce genre d’espace dans ce pays hors d’échelle qu’est le Brésil. L’immense moquette synthétique évoque par sa couleur uniforme et ironique, l’immensité bigarrée de la forêt amazonienne. Cette couleur est une des teintes du drapeau brésilien. De quelle conquête cette œuvre-drapeau se fait-elle l’étendard ? L’ironie est patente, quand, en lieu et place du « petit pan de mur jaune », l’artiste qui se définit comme « réalisatrice de films » propose, à la manière d’un urbaniste un simple « espace vert » en guise d’œuvre. Jardin ou square, l’œuvre engazonnée est un espace artificiel végétalisé : un véritable poumon dans la ville.

On imagine sans mal le type d’écrasement symbolique que produit sur l’habitant de Paris, (logé dans une surface moyenne de 31 mètres carrés), l’invitation à pénétrer une œuvre dont le volume rivalise avec celui d’un terrain de basket (400 mètres carrés, 8 mètres de plafond, soit 3200 mètres cubes d’art). Pénétrer dans l’immense nef de Notre-Dame de Paris, ne devait pas faire un effet moindre sur le manant médiéval. Ce que vend l’art d’ambiance c’est avant tout de l’espace à construire mentalement en temps de crise du BTP et de flambée immobilière, tel serait l’aspect le plus matériel de l’œuvre d’ambiance puisque l’ « ambiance » c’est très concrètement comme nous l’avons dit « l’atmosphère matérielle qui environne une personne ». L’œuvre est un architainment, une « scénarisation du territoire » [16] produite dans le cadre d’une industrialisation des désirs.

Le journal Libération décrit quant à lui ce travail comme « une conquête des espaces [17] ». C’est ici que la question se pose moins de savoir si le public est conquis par l’œuvre que de se demander pourquoi la logique de l’installation empreinte ses mots au langage d’une conquête de l’espace dans l’art contemporain globalisé.

Il faut savoir que la « mondial-latinisation » [18] procède d’une logique de conquête violente (religieuse, militaire et commerciale) propre à l’Occident chrétien. L’installation est le genre artistique qui incarne concrètement dans le champ de l’art le triomphe et la puissance de cet empire mondialisé : c’est le « grand genre » de l’Art contemporain des années 1990, comme la peinture d’histoire fut le « grand genre » des empires coloniaux de la fin du XIXème siècle.

« S’installer », c’est étymologiquement « occuper sa stalle ». La « stal » désigne primitivement en ancien français l’étal du marchand sur le champ de foire. La « stalle » est aussi la chaise, la chaire qui permet aux ordres religieux d’occuper une place stratégique au cœur de l’église urbaine, tout près de la « cathèdre » qui est littéralement « la chaise de l’évêque, le siège épiscopal », la cathédrale. Le siège épiscopal c’est étymologiquement le « lieu d’où l’on voit tout ». La cathèdre est le siège du pouvoir urbain dans l’occident médiéval. Le pape est déclaré « infaillible » quand il parle ex cathedra, c’est-à-dire du haut de son trône romain qui le transforme magiquement en empereur de la chrétienté. S’« installer » c’est donc ce coup de force symbolique et politique qui permet de prendre en grande pompe possession d’une charge et d’un espace imaginaire… à conquérir.

Revenons aux artistes. Il convient de se demander si l’installation, en tant qu’ « environnement-tableau » ne relève pas d’une logique de conquête similaire à la logique d’envahissement par l’image qui a caractérisé l’espace de l’Occident chrétien. Une même logique de colonisation et d’accaparement des sensibilités a maintenant lieu dans l’espace d’exposition transformé en espace d’ambiance, en territoire scénarisé. L’installation a colonisé le milieu artistique comme l’algue verte le milieu marin. Elle a conquis l’espace politique et artistique global. À quoi sert l’installation sinon à occuper l’espace sensible ?

On voudrait faire croire que l’art peut-être une activité installée, auquel cas l’artiste serait un notable. Le travail des « peintres d’ambiance » et des « peintres réalisateurs » dans l’art contemporain des années 90 relève d’un « art de réalisateurs », il vise la production de l’artiste comme superproduction de soi au moyen d’une occupation maximale de territoire artistique. L’installation est le vecteur de cette colonisation à l’échelle mondiale. Impossible à stocker, l’installation expulse aussi les artistes confrontés à la spéculation immobilière de leurs ateliers. Dans cette optique la notabilité est affaire de notabilisation institutionnelle, le curator a l’autorité d’une œuvre co-produite, c’est-à-dire d’une œuvre sur laquelle il prend la main.

Quand l’art d’une époque n’est que le reflet de la prescription du goût des oligarques les plus riches de la planète, le sociologue canadien Alain Deneault exprime les avatars de cette nouvelle spectatorialité en termes choisis : « La somptuosité des gens riches et célèbres se donne désormais à voir comme le reflet d’une culture de masse industrielle qu’on est amené à imiter. […] Les maîtres du jeu s’abusent eux-mêmes. Ils prennent leur comédie au sérieux et se mirent dans le cinéma qu’ils se font. Ils s’émeuvent tels des enfants devant les jeux du stade qu’ils ont fait construire comme ils croient à leurs mensonges lorsqu’ils les lisent dans les journaux ». [19] Quand l’exposition se fait blockbuster, cette « nouvelle spectatorialité » fait de l’exposition la quintessence d’un cinéma narcissique global.

Le spectateur, tout comme l’artiste et l’institution sont maintenant appelés à devenir co-producteurs de l’œuvre. Pour ce qui concerne Brasilia Hall, de Dominique Gonzalez-Foerster, les spectateurs sont invités à envoyer sur un site web les « cadrages » c’est-à-dire les clichés que leur Iphone prendra dans l’espace d’exposition. Les regards subissent de cette manière une sorte de délocalisation hors-champ, hors du support d’exposition. Le hors-champ du cinéma ou le hors-cadre de l’œuvre baroque se trouve ainsi délocalisé en back-office. Machine-monade, l’œuvre est un dispositif panoptique qui offre en temps réel la totalité des points de vue possibles sur l’événement. Le spectateur (et a fortiori l’artiste) sont les employés précaires de cette mobilisation éphémère. De même que Dieu suivait du regard le croyant de certaines icônes, ici l’œuvre est le réseau tel qu’il se perçoit dans son aperception communicationnelle globale. Si le temps est « sorti de ses gonds », c’est parce que la délocalisation des regards et des espaces a généré une accélération du temps qui l’a proprement pulvérisé et réduit à zéro. Le temps n’est plus hors de ses gonds, il est scotomisé par l’acte de voir au service d’un réseau qui devient en backoffice le véritable « support-administrateur » de l’œuvre.

Délocalisation postmoderne

Si Tatline utilisait des objets usés, ce n’était pas pour exalter leur obsolescence programmée ni la puissance de consommation qui les consumait. À partir des années 90, le postmodernisme occidental consacre la toute-puissance de consumation du monde en dématérialisant la conscience spectatorielle. Dans le même temps, très liée à son histoire, la peinture est donnée pour morte puisque la fin de l’histoire est décrétée par l’idéologue américain Francis Fukuyama. Ne reste plus dans le circuit d’échange des œuvres que l’éternel retour des marchandises. Dans la dernière décennie, le rapport à l’œuvre se réduit souvent aux clichés pris dans l’espace d’exposition, ces clichés sont rapidement relégués à l’espace-mémoire de disques durs peu visités. Le rôle des échanges de photos prises au moyen de téléphones portables dans les espaces d’exposition est de redoubler et de ratifier les rapides échanges de regards qui enveloppent l’échange marchand. La dématérialisation de l’œuvre permet l’échange quasi-immédiat des œuvres d’art et installe leur puissance de télé-monstration à l’échelle planétaire.

Dès 1968, les Wall drawings de Sol Lewitt fondent la naissance de l’art conceptuel, ils n’ont plus pour support que le mur de l’institution et la définition lexicale qui les génère. L’œuvre, exécutée par des « employés » du musée ou des sociétés de production privées, disparaît quand on repeint les cimaises. Il en va de même des Définitions/Méthodes de Claude Rutault. Le véritable support de l’œuvre, c’est son contrat. Le contrat fonctionne comme la licence d’un logiciel propriétaire dans l’industrie informatique, il garantit un service d’assistance (le « support service ») et de maintenance de l’œuvre dématérialisée. Il n’est pas l’objet d’une production d’atelier, son modèle de production, c’est l’entreprise de dernière génération qui fonctionne sans usine et sans travailleur.

Quand l’œuvre devient éphémère, le contrat n’a plus pour pérennité que l’institution qui la porte, à charge pour cette dernière de perpétuer une mémoire de l’immémorial. Prenons un exemple : ce qui reste de l’exposition du vide organisée par Yves Klein chez Iris Clert en 1958, c’est la mémoire d’un événement. Le support de cet événement c’est un souvenir que l’institution perpétue. Sans support fixe, l’œuvre éphémère conteste la pérennité de l’institution ; dans le même temps, elle lui accorde pleinement son rôle : celui de lui assurer une pérennité dans la durée au moyen de son inscription institutionnelle. Il y a là une dialectique de la critique institutionnelle dont les mécanismes se laissent aisément comprendre. Dans la perpétuation des opérations de maintenance, l’artiste est redéfini comme agent d’entretien de l’œuvre. Il est un intermittent temporaire (et souvent un travailleur pauvre, seul le système marchand s’enrichit de ses idées). Si du point de vue du marché, les galeries sont des agences d’emploi temporaire, du point de vue de l’artiste, l’œuvre conceptuelle signe la précarité de son producteur. L’ « uber-isation » de l’artiste l’assigne à des missions à durée déterminée. 

Quand l’artiste est devenu un « artiste d’aéroports » (l’œuvre n’est souvent qu’un hall de transit, un Brasilia hall), que le collectionneur n’est plus qu’un presse-bouton qui donne des ordres d’achat et de vente depuis un taxi, l’œuvre pousse hors-sol. Si elle est définitivement « sortie de ses gonds » pour employer l’expression d’Hamlet, c’est parce que l’artiste lui-même est devenu un fantôme dans la machine. Il est autant célébré qu’absent du monde de l’art. Le système de production le virtualise, si bien que son nom n’est plus invoqué qu’à la manière d’un esprit, qu’on interpelle comme on invoque un spectre. Son nom est un support de croyance. L’artiste ne compte pas mais son inexistence rassure.

L’avènement de l’informatique à la fin des années 90 fit du réseau numérique le support incontournable des entreprises de notabilisation artistique. Le support électronique génère une mobilisation autour d’un événement, mais l’œuvre c’est le réseau lui-même. Quand l’œuvre est un message à diffuser, les supports de communication deviennent la véritable surface d’expression artistique. Les pièces à collectionner s’exposent et se vendent d’abord sur Facebook ou Instagram qui deviennent les véritables supports de monstration. L’exposition n’est plus centrale pour le marché de l’art, elle n’est qu’un support d’affichage.

L’œuvre doit répéter un même message à l’identique partout sur la planète (biennalisation de l’art). C’est la raison pour laquelle le nombre des signatures reconnues doit être très limité pour que l’effet de matraquage soit maximum, sous peine d’un oubli immédiat. La conséquence en est que les collections d’art contemporain du monde entier se doivent d’avoir les mêmes signatures tout en créant un effet de rareté en ce qui concerne le nombre des artistes exposés. Les signatures fonctionnent comme un support de marquage uniforme des esprits et des sensibilités. Dans cet art de vivre dématérialisé, l’objet n’a même plus à s’exhiber sous forme de ready-made puisque ce qui s’exhibe c’est la circulation fantôme d’objets virtuels. Ils ont pour seule fonction d’entretenir une sorte d’ambiance artistique dès lors qu’ils investissent certains espaces mentaux, à la manière d’une musique de supermarché.

D’objectivation en dématérialisation il ne faut pas s’étonner que dans un tel contexte, la nouvelle surface d’inscription du geste artistique soit le marché ; la dématérialisation du support, la destitution de l’artiste comme sujet autonome aboutit paradoxalement à la réification de l’artiste-fantôme. Ce qui s’exhibe dans l’« art d’ambiance », c’est la toute-puissance du capital, et la mise en scène de son emprise sur les consciences. L’œuvre n’est que le simple rouage d’une machine de communication beaucoup plus ample. Le nerf de la guerre, le véritable support de toute communication c’est un réseau : carnet d’adresse ou base de données. Dans ce cadre, l’artiste se fait l’attaché de presse de lui-même. Son rôle est de se promouvoir comme marque auprès de la classe dominante (ceux que la presse aux mains des oligarques nomme les « gens riches et célèbres »).

Comme marque commerciale, le nom de l’artiste est un support de transactions financières qui s’effectuent souvent dans des ports francs à l’abri des regards profanes. Il n’y a qu’à consulter les conclusions des Panama papers et l’implication de nombreux acteurs du monde de l’art dans ce scandale planétaire, pour se rendre compte de ce fait. La spectralisation de l’artiste ne fait que redoubler l’invisibilité des flux financiers. L’art n’est pas « déterritorialisé » comme veut le faire croire un sabir néo-deleuzien parlé par les curators, mais « extraterritorialisé », c’est-à-dire : offshore. Les flux de capitaux sont les moyens d’une inscription monétaire de la valeur symbolique et marchande rendue invisible et soustraite aux regards. Toutefois, ce qui constitue fondamentalement le nom d’un artiste comme marque, c’est sa puissance de diffusion sur un ensemble de supports très diversifiés (objets dérivés). C’est la raison pour laquelle l’œuvre et l’artiste ne sont plus au centre du dispositif de production des marques dans le monde de l’art. La marque est au centre d’un entrecroisement d’opérations de communication, de stratégies de marketing, d’échanges symboliques et financiers qui ne valorisent pas simplement un objet : l’œuvre c’est le nom. La marque opère une capitalisation symbolique, une cristallisation, un positionnement autour de l’immatérialité d’un nom devenu « valeur d’ambiance ».

L’installation comme art de l’espace n’a pas disparu en tant que telle, elle relève d’un positionnement marketing. L’artiste comme personne physique n’est qu’un prête-nom de la marque, seules comptent les transactions qui valorisent la marque. Les transactions en salle de ventes sont elles-mêmes vendues comme des opérations de communication : ce qui compte n’est pas la vente, mais la communication qui s’opère autour des plus chères enchères du monde.

Quelle est la surface d’inscription de cette trace ? C’est d’une part l’inscription de la marque dans des classements qui mesurent sa réputation (Kunstkompass, Artprice, etc.). C’est d’autre part son inscription dans le psychisme des spectateurs. Au centre de toutes les opérations de valorisation qui entourent une marque, ce qui supporte l’œuvre, c’est l’image mentale de la marque ; ce qu’on peut aussi nommer sa « valeur d’ambiance » qui prend le relais de sa valeur d’usage ou de sa valeur d’échange. Il s’agit bien d’un art de l’espace, puisqu’il faut installer la marque dans un environnement qui la positionne symboliquement, commercialement, mentalement, idéologiquement dans l’espace.

La marque signale le capital, elle est un support de projection mentale en même temps qu’un support de mobilisation des esprits. Si bien que le véritable support de l’œuvre est maintenant neuronal. La marque est l’expression et l’empreinte de l’impact de la marchandise sur les psychismes. Générer un nom, c’est produire une marque comme support pérenne de mobilisation des esprits dans l’espace de la célébrité. L’abstraction se voulait à l’origine une communication d’esprit à esprit [20], l’ultime étape de ce processus est de réduire l’œuvre à l’abstraction de la marque pour que s’instaure une adhésion directe, invisible et quasi télépathique des consommateurs autour de la survalorisation d’un nom.

Dans ce contexte, quand on pose la question du support de l’œuvre, on ne peut ignorer que celle-ci est devenue un support pour diverses opérations de marketing et de positionnement. De support d’émancipation, l’œuvre est devenue un support de valorisation symbolique et financière des classes dominantes qui virtualise l’artiste en tant que producteur dans un processus d’expression de la marque. Que reste-t-il à la peinture ? Puisque l’institution est le support de l’œuvre, la peinture fait désormais partie du décor, elle n’a plus qu’une fonction d’ameublement. De manière symptomatique, de nombreuses œuvres des années 90 (exemple : les « tableaux-meubles » de Richard Artschwager) sont des œuvres d’ambiance.

Dans le cadre de telles limites, certains travaux de Tania Mouraud, Claude Rutault, Felice Varini, Lily Van der Stokker, Christophe Cuzin, et plus récemment de Katharina Grosse ou de Dominique Gonzalez-Fœrster témoignent de manières très différentes de l’ambition d’occuper un espace économique, symbolique et institutionnel après la disparition de l’artiste et sa virtualisation par le marché.

Les « contre-reliefs » de Tatline tentaient de propager dans l’espace de la terre entière l’utopie d’une émancipation collective, ils étaient les supports d’une désaliénation. En régime de postmodernité, le règne de l’installation, en tant qu’agencement, participe d’un art de l’aménagement de magasin : le spectateur y défile comme le chaland devant une vitrine ou dans un terminal d’aéroport. Cette circulation est la version savante et cultivée de la promenade au supermarché, ou de l’après-midi de shopping : le mouvement des corps prouve la sociabilité des regards dans l’espace marchand. Si l’on entend le mot « sociabilité » au sens qu’il avait chez Maurice Aghulon : « la sociabilité, c’est l’aptitude des hommes à vivre intensément des relations publiques [21] », on comprend ce qui sépare cet art relationnel des sociabilités anciennes. Ici, la sociabilité est toute entière investie dans la célébration du capital et de la célébrité, elle n’engendre jamais de rupture politique. C’est d’ailleurs le but de ces dispositifs qui sont les nouvelles camera obscura d’un libéralisme prédateur et décomplexé.

Toutefois les opérations de vente s’effectuent en arrière-boutique. Du point de vue d’une économie des regards, ces « environnements » sont des interfaces de sociabilité ; une sorte de service-clientèle qui constitue l’œuvre en guichet de front-office de l’entreprise artistique. Toutefois c’est en back-office, que sont assurés les services de support destinés à la valorisation et à la promotion de la marque, comme nous avons pu l’observer lorsque les spectateurs d’une exposition sont invités à envoyer des photos de l’événement sur un réseau social en back-office de l’œuvre.

Si nous revenons aux sociabilités incriminées, le sublime contemporain se partage entre le plaisir d’être fan c’est-à-dire d’appartenir à une communauté de consommateurs virtuelle, et la peur concomitante d’être exclu de cette communauté imaginaire. On sait bien depuis Burke que le sublime comporte cet inévitable mélange de plaisir et de terreur. Ici, la terreur est produite par l’exhibition de la toute puissance du contrôle social effectué par le marché dans des sociétés de consommation obligatoire. Ce qui supporte l’œuvre, c’est une socialité de followers, de suiveurs, de lovers en back-office. Aimer une œuvre, c’est moins partager le goût pour la production d’un individu singulier, que suivre l’actualité d’une star-fantôme qui rassemble un groupe de consommateurs virtuels auquel on s’identifie. Assister à un vernissage, c’est souvent partir en quête d’un selfie de l’artiste et de soi-même, afin d’exhiber immédiatement la preuve de son existence marchande sur un réseau de sociabilités en ligne. La valeur d’usage, c’est le temps passé sur le réseau, changer la photo de son profil trois fois par jour, informer ses amis de son activité constante dans le réseau de l’art exhibe la preuve d’une veille inquiète et scrupuleuse. Dans ce contexte, le public devient lui-même support quand il se fait supporter d’une œuvre comme on supporte une équipe de football. L’œuvre, -nouveau théâtre rousseauiste - est le spectacle qu’une communauté de consommateurs virtuels se donne à elle-même. Si bien qu’il ne faut pas s’étonner que le mot bankable vienne tout droit du jargon de l’industrie cinématographique. L’« œuvre » fonctionne par capacité d’abstraction intrusive d’une marque projetée sur le spectateur-support et supporter de son activation capitalistique.

En régime postmoderne, l’utopie livrée au cauchemar d’une contre-utopie, est devenue dystopie. Lost in space, Lost in translation, Ghost in the Shell titraient quelques films des années 1990. À ce niveau de nébulosité, peut-on encore parler d’une peinture « hors de ses gonds » ? C’est l’époque toute entière qui semblait maintenant libérée de toute gravité, vaporisée, comme en apesanteur. Pourquoi « sortir encore de ses gonds » ? Les gonds, du grec gomphos, désignent étymologiquement les chevilles qui arriment et tiennent ensemble deux éléments de maçonnerie. Quand tout flotte dans l’air l’idée même de désarrimage devient saugrenue.

Histoire, mystique, métamorphose et mélancolie : un changement de paradigme.

Peinture et histoire

Après cette « conquête de l’espace », cette époque d’apesanteur, quelques événements des années 2008-2010 allaient modifier l’ « ambiance » et faire retomber l’époque sur terre -sinon sur ses pieds. Il fallut le retour de l’histoire et quelques attentats pour constater que, quoique « sorti de ses gonds », le réel existait bien encore.

Plusieurs événements modifièrent le paysage de la mondialisation au tournant des années 2010. Il y eut d’abord une crise financière globale, issue de la crise des subprimes américaines, qui permit de comprendre qu’à l’échelle mondiale, l’économie était devenue un phénomène chaotique largement incontrôlable. De nouvelles formes de violence politique, perpétrées à l’échelle globale sous forme de meurtres de masse, donnaient aussi à entendre que quelque chose s’était détraqué dans la pax americana : une guerre civile mondiale était peut-être en cours disait-on. La fin du pétrole était aussi au programme et les guerres de l’énergie commençaient à faire rage. Enfin le réchauffement climatique faisait concrètement ressentir ses premiers effets et il fallut apprendre à vivre sur fond d’apocalypse annoncée. Quels événements avaient précédé tout cela ?

Triomphe des moudjahidines afghans soutenus par les États-Unis et fin concomitante de l’empire soviétique à la fin années 90, écrasement de l’ « axe du mal » en deux guerres conséquentes au Moyen-Orient, tout semblait prouver la victoire définitive de l’ « Empire du bien » dans les années 90. Pourquoi s’encombrer encore du concept d’histoire ? Les théories de Francis Fukuyama, l’ironie postmoderne et dominatrice des années 90, un citationnisme qui se riait de toute chronologie : ces divers événements avaient fait de l’Histoire une notion caduque. Seuls quelques naïfs pouvaient y croire encore. L’Histoire fit pourtant retour sur le devant de la scène dès le 11 septembre 2001. Quelles en furent les conséquences pour la peinture ?

Réduite à rien, de peau de chagrin qu’elle était devenue, la peinture devint le support spectrographique d’une histoire revenante. Le roumain Adrian Ghenie déterrait dans ses peintures les cadavres du régime de Nicolae Ceausescu ; l’allemand Neo Rauch faisait revenir les fantômes « ostalgiques » d’une RDA disparue ; dans la peinture de Luc Tuymans affleuraient les atrocités de l’ex-Congo belge et le génocide rwandais qui s’en était suivi ; dans la peinture de Daniel Richter s’exhibait une violence qui pouvait être aussi bien celle des guerres de l’ex-Yougoslavie que celle du néo-nazisme redevenu virulent dans les anciens territoires de l’est de l’Allemagne. Par-delà l’ironie, les prises de distance et les micro-récits du postmodernisme, l’Histoire montrait une puissance de transformation à l’œuvre dans la peinture de ces années 2000-2010.

Mystique et mélancolie

La tonalité de cette peinture était toutefois nettement mélancolique, cette peinture était souvent une peinture grise, aux couleurs mortes et éteintes, aux sujets ambigus, à la manière des peintures de Magritte. Il faut dire que la peinture de Magritte et de Chirico, peintres auxquels tous ces artistes faisaient explicitement référence était une peinture ouvertement mélancolique.

Chez De Chirico, l’extase mystique et les visions sont un phénomène maniaque et récurrent. Le peintre décrit en termes de « révélation qui vient tout à coup » l’expérience qu’il fit en 1912 et qui le mènera à la découverte de la peinture métaphysique. De Chirico étant méditerranéen, c’est la lumière d’hiver du soleil sur une statue de marbre blanc au sein d’un espace urbain désert, qui lui donna le sentiment inexplicable de voir « toutes les choses pour la première fois » [22]. Ce ne sont plus les villes désertes du symbolisme gothique (Bruges la morte de Rodenbach par exemple) qui sont propices aux expériences d’extase dans la peinture métaphysique de De Chirico. Ce sont les « villes de silence » de d’Annunzio, ces cités industrielles mort-nées que l’expérience poétique et extatique régénère. De Chirico voulait refaire en peinture l’expérience mystique qu’il avait éprouvée devant les toiles de Klinger et de Böcklin. La thématisation de cette expérience de révélation mystique du monde, De Chirico l’avait trouvée dans ses lectures de Schopenhauer et de Nietzsche.

Nietzsche lui avait appris la valeur de ces instants d’acuité visionnaire qui détruisent la perception logique de la réalité. Nietzche parle dans Ecce Homo du « caractère involontaire de l’inspiration » qui fait qu’une image s’impose en « une sensation de révélation » [23]. C’est la clef du visionnaire chez Chirico. Selon Nietzche, cet événement n’arrivait qu’une fois tous les mille ans [24]. L’expérience visionnaire est une vieille histoire dans la métaphysique allemande. Kant avait défini dans Les rêves d’un visionnaire, le genre d’exaltation qui s’empare d’un visionnaire comme Swedenborg ; c’était selon lui « une illusion consistant à vouloir quelque chose par-delà toutes les limites de la sensibilité » [25]. Le visionnaire en peinture est donc bien une manière pour le regard de « sortir de ses gonds » mais au moyen d’une extase immobile, c’est-à-dire mélancolique. C’est la raison pour laquelle la peinture métaphysique de Chirico est une peinture de statuts, d’objets, de mannequins et d’instants figés pour l’éternité.

Le « retour à la peinture » du début du vingt-et-unième siècle se faisait sous les auspices de De Chirico, parce que Chirico était précisément la mélancolie faite peinture. Et c’est Hamlet qu’il convient d’interroger encore pour comprendre une nosographie de ces événements. Hamlet sombre dans le berserk, avons-nous dit, toutefois, avant que la pièce ne se conclue sur un meurtre « de masse » (une sorte d’amok final) Hamlet est travaillé par la difficile question qui est celle de savoir s’il est fou ou s’il est encore sain d’esprit. « Être ou ne pas être », telle est effectivement la question. Singeant les romans de chevalerie, un autre dépossédé de l’âge baroque, Don Quichotte se lance dans d’invraisemblables exploits pour conjurer l’absurdité des temps. Il se démarque pourtant d’Hamlet en un point : Hamlet est peut-être devenu fou mais pas fou furieux. Dans la démence d’Hamlet, par-delà son impuissance, c’est bien la question de la mélancolie qui se pose.

Il est donc symptomatique que la peinture des années 2000-2010 fut hantée par le spectre de Chirico. Faut-il parler de « néo-surréalisme » - comme on l’a souvent fait pour qualifier cette peinture des années 2000 ? De Chirico avait été le soleil noir de toute la génération surréaliste des années 20. C’est en voyant des toiles de Chirico que Miró [26], Yves Tanguy [27] ou Magritte [28] comprirent leur vocation picturale. La mélancolie de Chirico avait donc été déjà contagieuse dans ces années là, c’est la raison pour laquelle s’attarder sur cette époque nous permet de comprendre ce qui se rejoue de manière identique et différente dans la nôtre.

Le début du vingtième siècle, époque née dans l’horreur, avait vraisemblablement trop souffert pour ne pas socialiser ses inquiétudes et ses souffrances dans une peinture qui avait les traits d’une nouvelle religion mystérique : le surréalisme. Ainsi Miró se servait des hallucinations procurées par la faim pour trouver des idées pour ses tableaux [29] ; Max Ernst, hallucinait le plancher de sa chambre d’hôtel de Pornic pour voir apparaître dans le décalque des lambris du plancher des batailles, la mer, des animaux, des têtes [30] ; Giacometti rapporte en termes de transe l’expérience violente et originelle d’un inexplicable accès à la réalité qu’il aurait eue au sortir d’un cinéma de Montparnasse [31]. Magritte, se réfère à cette expérience hallucinatoire qu’il rapporte en détail dans son autobiographie. Il parle d’une « longue contemplation » qui [lui] fut donnée d’avoir dans une brasserie populaire de Bruxelles [32] ». Cette vision, mêlée de terreur, est pour Magritte la clef d’un « mystère » qui le met en contact avec la réalité. C’est une expérience qui lui donne un « sentiment d’appartenance mystique [33] ».

Art visionnaire et métamorphose

Comme l’après-guerre avait été une période de profonde transformation pour les surréalistes, le début du vingt-et-unième siècle était celui de toutes les métamorphoses : les frontières du commerce avaient explosé, la délocalisation mondiale faisait désormais apparaître le temps comme synchrone, les migrations rendaient caduques les dernières frontières des États-nations, les limites des genres se déplaçaient, la distinction homme/machine n’était parfois plus évidente, le virtuel brouillait la séparation du fantasme et de la réalité. Dans ce contexte les frontières de la vie et de la mort devinrent elles-mêmes un objet d’interrogation. Avec le retour des interrogations métaphysiques et religieuses revenait un art visionnaire qui prenait parfois les aspects d’un art de la transformation.

La peinture de cette époque fut souvent une peinture de la métamorphose, du monstre, de l’hybride, de l’alien et du thauma idesthai [34]. Dans des genres très différents, le réalisme de l’époque se faisait quasi-magique. En limite de fantastique, les travaux de Jérôme Zonder, de Hernan Bas, de Cecily Brown, de Axel Palhavi, de Davor Vranvik, de Gérard Garouste, de Lionel Sabaté, de Oda Jaune, de Marcos Carrasquer, de Romain Bernini, de Stéphane Pencréach, ou de Sandra Vásquez de la Horra donnent à voir les mutations de l’époque présente.

L’imaginaire des métamorphoses, depuis la plus lointaine antiquité, est un imaginaire qui opère - comme rituel d’initiation - la négociation des frontières de l’existence. Au sein du monde clos des sociétés traditionnelles, ce rituel de passage à l’âge adulte permet aussi d’éprouver les limites de son propre corps confronté au corps social. Au travers des transgressions qu’ils mettent en scène, les grands mythes de métamorphose dans la Grèce antique (Actéon, Io, Lyssa, Tirésias, etc…) sont très souvent des métaphores d’une transformation du regard [35]. L’œil s’affranchit et expérimente dans ces images les frontières de l’invisible ou de l’interdit. C’est la raison pour laquelle, depuis l’homme-oiseau de Lascaux, l’imaginaire métamorphique ressurgit comme une donnée transculturelle dans les époques de mutation. L’imaginaire métamorphique offre la possibilité d’être à la fois soi-même et un autre. Il accompagne les processus de transformation du regard, c’est la raison pour laquelle Il est par essence un art de l’image. C’est peut-être la raison pour laquelle, la peinture des années 2000 fut, de fait, une peinture de l’image en mutation.

Le visionnaire, c’est ce qui advient en peinture quand l’époque se trouble et se détraque. C’est un art de l’hybride dans des époques de transition. On pense à Bosch et aux hérésies de la fin du Moyen Âge, aux miniatures de l’époque ottonienne ou à l’art des monastères irlandais sous invasion viking, on se souvient de la peinture baroque espagnole concomitante des grandes crises religieuses qui accompagnent la naissance du monde moderne (alumbrados, érasmisme, et expulsion des juifs d’Espagne), on pense à Blake qui réactive le Moyen Âge de Dante en se faisant militant de la Révolution américaine [36]. Il y a aussi Turner qui croit réinventer la peinture d’histoire alors qu’il initie le grand mouvement de la peinture abstraite, quand l’Angleterre est envahie par les fumées d’usines (le fog londonien) de la révolution industrielle. Odilon Redon est le visionnaire des débuts de la biologie moderne, alors que s’impose une importante révolution des mentalités (naissance du positivisme et du matérialisme). Gauguin est le visionnaire de l’expansion coloniale européenne et de la violence qu’elle exporte. Le visionnaire en peinture ignore les séparations de frontière comme des genres artistiques, ainsi Redon, Blake, Michaux, les imagiers médiévaux sont des écrivains autant que des peintres. Pour preuve de cette porosité des genres, « Pingere  » signifie l’art de tracer des caractères [37] dans la rhétorique des « visions cognitives [38] » médiévales.

Il se trouve qu’avec le développement d’internet, des téléphones portables, des réseaux sociaux, les images devenaient omniprésentes dans un monde mutant. Plus la vision de l’avenir s’estompait, plus les images déferlaient. Quand le monde devint un village global, une fois les frontières disparues, l’atmosphère devint aussi étouffante que celle d’un village traditionnel. C’est la raison pour laquelle les années 2000-2010 virent le retour d’une peinture de métamorphoses. Comment être soi tout en étant un autre quand on vit les assignations permanentes qu’impose le regard omniprésent d’une communauté virtuelle par le biais des réseaux ?

Métamodernisme/méta-mélancolie.

Dans l’antiquité grecque, les récits de métamorphoses sont des récits auxquels « personne ne croyait mais dont tout le monde rêvait » écrit Françoise Frontisi-Ducroux [39]. Ce mode d’être s’accorde à notre époque qui a connu tous les désenchantements de la postmodernité. La question métamoderne [40] est celle-ci : comment y croire encore quand on y croit plus, mais que l’absence d’espérance est toutefois impossible à vivre ? Telle est l’équation de l’ère métamoderne. Kant avait bien vu que certaines idées étaient productrices d’espérance, bien qu’elles ne fassent pas pour autant l’objet d’une expérience. Tel est peut-être le statut des images de métamorphoses en ce début de vingt-et-unième siècle. Elles sont éminemment productrices d’un art de visions, orienté vers le futur, quand bien même celui-ci serait impossible à circonscrire, puisque l’avenir est en panne.

L’économie est au point mort, (certains économistes assurent que la croissance ne reviendra pas avant 25 ans [41]), mais personne ne peut empêcher l’animal-humain de croire en l’avenir. C’est la raison pour laquelle, le métamodernisme politique, (qui est de fait un anarchisme), renoue avec une forme d’utopie qui refuse de livrer clef-en-main les plans d’un système de gouvernement futur. Dans son soliloque, Hamlet, forcé à l’interdiction de révéler son terrible secret, explore les dimensions multiformes d’une souffrance mélancolique qui invalide toute action. Toutefois le célèbre monologue de l’acte III énonce : « Mourir, dormir- Pas plus […] Dormir, rêver peut-être [42] ». Notre époque semble celle de ce « peut-être », de ces visions troubles mais prégnantes qui envahissent l’imaginaire mélancolique.

L’art visionnaire, à l’instar de l’imaginaire chamanique le plus ancien [43], cherche à produire un usage social, intellectuel, religieux et certainement thérapeutique des songes et des mythes. De la même manière, dans la peinture contemporaine, un art du passage rituel de l’adolescence à l’âge adulte emprunte ses codes à la culture populaire de masse (snuff movies, films de zombies, films gore, bande dessinée). Cet art bricole à partir des représentations de l’imagerie de masse véhiculée par le réseau, afin de les détourner, en vue d’ébaucher des tentatives d’organisation d’une époque troublée, bloquée, afin d’en extraire une vision prospective. La mélancolie contemporaine est une mélancolie d’anticipation. Proche de la science-fiction des époques passées, à cette différence près : elle rêve au futur antérieur ses visions d’un avenir forclos.

Tout ceci définit les caractères essentiels du métamodernisme en peinture. Il est à la fois métaphysique (à la manière de Chirico), mystique (à la manière de Magritte ou des visionnaires médiévaux), métamorphique (à la manière des peintures de mythe des vases grecs), visionnaire (à la manière des peintures d’homme-bison ou d’homme-cerf de la Grotte des Trois-Frères en Ariège), mélancolique, rétro-futuriste, et utopique : on va chercher dans le passés les espoirs d’un devenir, la possibilité de transformations futures afin de garantir pour le présent un devenir possible.

Le rapport nouveau qui s’instaure entre mélancolie et futurisme fait que la métamodernité n’est ni simplement futuriste (comme la modernité), ni historiciste (comme la postmodernité). Elle vit le paradoxe d’un double rapport qui noue de manière neuve futur et passé. La métamodernité est simultanément un modernisme, mais sans fanatisme ; et un postmodernisme, mais sans cynisme. Le métamodernisme en peinture est à la fois retro-futuriste (post-romantique ou steampunk) et atemporel [44] (c’est-à-dire asynchrone plutôt qu’anachronique).

Reprenons l’explicitation de ces paradoxes du point de vue d’une mélancolie début-de-siècle, au futur antérieur donc. Déjà chez Aristote, le mélancolique n’est pas un dormeur [45]. En Grèce antique, le motif de la pétrification mélancolique n’est qu’une figure-limite de cet art de la transformation qu’a initié l’imaginaire occidental. La pétrification appartient à l’art des métamorphoses. Ainsi la beauté médusante de Niobée est-elle statufiée sur la tombe de ses enfants [46], figée comme le pâle Hamlet dans sa souffrance, livré à la douleur éternelle. La statue des mythes grecs est le paradigme de l’immobilité, la métaphore de la quasi-paralysie mélancolique. Selon Françoise Frontisi-Ducroux, « Le minéral, qu’il soit pierre amorphe ou statue mimétique est en relation avec la notion d’invisibilité. […] Pour tout ce qui relève de la vision, la pierre devient aussi aveugle qu’invisible [47] ». Dans sa pétrification, dans sa stagnation, l’histoire de Niobé est le paradigme d’une double-vue possible en mélancolie.

Cet aveuglement mélancolique de l’invisible, fit des surréalistes, les spécialistes d’une vision médiumnique qui avait pour lointains ancêtres les visions hypnagogiques (entre rêve et sommeil) d’Hervey de Saint Denys [48]. L’exemple qui était le leur, ils le trouvèrent dans Les Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgard Poe. Cet ouvrage fut le livre de chevet de Magritte par exemple. Dans Bérénice, une nouvelle des Histoires extraordinaires, Egaeus, le personnage principal de la nouvelle, passe le principal de ses journées dans une complète stagnation, dans une sorte d’extase statique absolue. Sa monomanie consiste à fixer les objets « les plus vulgaires du monde » et plus particulièrement la tapisserie et les ciselures de la salle d’arme (comme le faisaient Magritte à Bruxelles, Ernst dans un hôtel de Pornic ou Miro dans sa misère parisienne) jusqu’à ce qu’une complète absorption dans les moulures lui procure une expérience visionnaire stupéfiante. Entre rêve et cauchemar, l’hallucination du banal produit une extase cataleptique qui opère la transmutation de l’imaginaire en réalité. On reconnaît là sans peine ce sentiment d’une rêverie pétrifiante propre à la mélancolie rêveuse d’Hamlet [49]. Déjà chez Hamlet, cette fixation est à la fois régressive et progressive, puisque l’écriture des fantômes est génératrice d’images littéraires. Cette fantasmagorie spectrographique est une manie œuvrante. Depuis Aristote la bile noire est bien connue pour être productrice d’images : « Chez tous ceux dont la nature se présente comme bavarde et mélancolique on trouve des visions variées » [50]

Dans un mouvement similaire, un retour vers l’extase surréaliste et visionnaire du début du vingtième-et-unième siècle, nous permet de comprendre que la peinture de cette époque n’est pas simplement une peinture d’images, c’est aussi une peinture du « rêve » et du « peut-être » mélancolique. Les flous de Gerhardt Richter se référaient déjà à Gaspar David Friedrich, les « images dans l’image » de Neo Rauch revendique le parrainage explicite de Chirico, chez Michael Borremans les « double et triple aspects » de ses tableaux se veulent aussi l’héritage direct de Magritte et de Chirico ; Luc Tuymans, dans des peintures d’outre-vie tente d’inscrire dans des couleurs « fond-de-Polaroid » une entreprise d’écriture spectrographique [51].

Ce règne du flou, « des images dans l’image, de l’équivoque, du double, triple aspect, des soupçons d’aspects, des choses suggestives qui apparaissent, des formes qui vont être ou qui le seront selon l’état d’esprit du regardeur [52] » renvoient certes au surréalisme, mais plus lointainement, à des chemins qui bifurquent du récit moderniste. C’est en ce point que le métamodernisme contemporain est clairement rétrofuturiste. Il est rétrofuturiste parce qu’il remonte à une préhistoire de la modernité antérieure au futurisme lui-même. Cette remontée plonge dans le souvenir d’une modernité qui est inachevée [53], parce que ses rêves n’ont pas abouti.

Cette phrase que nous venons d’énoncer, et qui annonce ce règne « des images dans l’image, de l’équivoque, du double, triple aspect, des soupçons d’aspects, des choses suggestives qui apparaissent, des formes qui vont être ou qui le seront selon l’état d’esprit du regardeur  [54] » n’est pas de Michaël Borremans, de Neo Rauch, ou de Luc Tuymans ; elle ne doit rien non plus à la prose de Gerhardt Richter. Le « regardeur » invoqué ici est encore moins celui de la vulgate duchampienne des années 90 [55]. Cette énonciation constitue, dès 1902, le programme d’Odilon Redon, cinquante-cinq ans avant Duchamp [56]. Par-delà l’ironie postmoderne, c’est un retour à Redon, Gauguin, les Nabis et autres post-impressionistes, post-symbolistes et post-romantiques qui s’annonce dans le rétro futurisme de ce début de vingt-et-unième siècle. En limite de fantasmagorie, c’est moins une peinture de l’apparence qu’une peinture de l’apparition qui s’expose. Car depuis Gauguin et a fortiori Redon (qui le précède), l’œil visionnaire est « un œil de l’esprit [57] ».

Duchamp avait toujours affirmé que son point de départ était Odilon Redon [58]. Les Nabis, Matisse [59], Picasso, Kandinsky, Mondrian, Max Ernst, André Masson n’avaient rien dit d’autre [60]. Mais tout cela avait été oublié. Si bien que le retour d’une peinture qu’on pensait surréalisante dans les années 2000, s’inscrivait en fait dans une archéologie rétro-prospective de la modernité qui puisait ses racines bien au-delà des lectures simplificatrices du travail de Duchamp.

La mélancolie est polymorphe, l’histoire revisitée de la modernité renvoyait tout autant à la nostalgie d’époques révolues qu’à la volonté de faire droit à des passés enfouis, à des futurs non advenus et à des potentialités non encore abouties de la modernité. C’est ainsi que sous la pression renouvelée du réel, la possibilité d’une utopie faisait retour, inaugurant cette époque métamoderne et métamorphique qui est la nôtre. L’art se fait opérateur de passage lorsque toute vision d’avenir s’estompe. De ce point de vue quand « il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie » (Hamlet), délirer l’avenir n’est plus simplement produire fantasmatiquement l’objet absent, c’est aussi l’ultime tentative de réactiver le futur du passé, par le moyen d’une imagination remobilisée. Si nos ancêtres avaient un avenir pourquoi en serions-nous privés ? Se tourner vers l’avenir du passé, c’est légitimement inventer et produire le futur auquel nous avons tous droit.

Observons de nouvelles formes de mobilisation politique comme « Occupy Wall Street » par exemple. Mobilisés par des indignations individuelles, des gens se rassemblent sur des places. Le regroupement fait alors sortir chacun de son isolement, toute prise de conscience individuelle se fait dès lors artisane d’une puissance de clairvoyance collective. Chacun devient sensible à des problématiques parfois très éloignées de ses indignations de départ. Peu à peu, l’horizon des colères s’élève pour ouvrir une fenêtre d’intelligibilité sur ce qui était ressenti de manière obscure. L’isolement, l’apathie consommatrice que des gouvernances impuissantes et coupées du réel (« Votez pour nous, nous ne pouvons rien pour vous ») proposent d’échanger quotidiennement contre la confiscation des volontés, se mue en mobilisation active des sensibilités. C’est ici que la colère devient imaginative. C’est après avoir soulevé de nombreux pavés que l’émeutier comprend que le sable du boulevard est peut-être une plage. « Sous les pavés la plage », telle est le produit d’une vision consécutive à une mobilisation active des sensibilités. Tel serait le paradigme du visionnaire en politique. Les mouvements d’émancipation actuels sur toute la planète (USA, Espagne, Tunisie, France…), sont des mouvements qui n’ont rien perdu de l’espoir d’une possible transformation du monde. Ironiques dans leurs modes d’action (la Brigade Activiste des Clowns est de ce point de vue postmoderniste), ils ne renient en rien la modernité et la puissance d’émancipation d’un socialisme utopique ou de mouvements anarchistes qu’on pourrait penser prémodernes (à la manière de la politisation des guinguettes françaises des années 1830). C’est là le sens du métamodernisme, un mixte de postmodernité et de modernisme qui revisite -du point de vue d’une activité de l’imagination- les espoirs avortés de la modernité sur fond d’apocalypse annoncée. D’une manière toute autre, une utopie fascisante comme celle de l’état islamique en Irak est appelée retro-coloniale (et non plus post-coloniale) par certains observateurs de l’Islam [61]. Est-ce un rétro-futurisme métamoderne ? Il lui manque certainement une bonne dose d’humour post-moderne pour être métamoderne. L’humour métamoderne est une conversion de l’ironie postmoderne en espérance kierkegaardienne. Si tant est que l’espérance est l’espoir de ceux qui n’ont plus rien à espérer. Le métamoderne travaille à l’inverse de la pulsion de mort qui investit le nihilisme du « désir d’Occident » inaccompli [62].

En peinture, après l’époque des Blockbusters écrasants des années 90, il s’agit de se réapproprier les gestes simples qui permettent de tenir le fil d’une continuité personnelle [63]. La toile semble un territoire suffisamment vaste pour tenir cette promesse. Elle est un territoire où chacun peut refaire le monde et s’inventer un avenir en dehors de toute sujétion. Ce rétrofuturisme en peinture consiste en une exploration active des promesses non advenues d’une modernité inaboutie. Quand la nostalgie du plus-jamais est grosse de l’espérance d’un pas-encore, Le passé est ici invité à faire valoir ses droits du point de vue des virtualités qu’il recèle, face à l’annonce d’un futur déclaré impossible.

On retrouve une tonalité similaire dans un passage de Walter Benjamin, lorsqu’il affirme : « Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l’image du passé que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons [64] ».

Ce qu’avait forclos la postmodernité - entre historicisme et ironie - c’est l’ouverture d’un avenir possible. Ce qu’ouvre la métamodernité des premières décennies du vingt-et-unième siècle, c’est la possibilité renouvelée pour le passé de porter l’index d’un possible secret. Ce secret est une « force faible », un temps ralenti, pesant, quasi figé. La fixation mélancolique est dans l’air du temps, elle est certainement liée au sentiment d’une « croissance zéro ». Et simultanément l’époque donne l’impression contraire : celle d’être celle d’une accélération sans précédent [65]. Quand on avance très vite et qu’on recule simultanément à toute vitesse, on est comme au point mort… mais à une vitesse fulgurante. Ce mélange de vitesses contradictoires initie une mélancolie paradoxale qui n’est pas un simple retour en arrière, mais le chiffre d’une destinée prospective fulgurante. Le retour spectral est ainsi aptitude à sauver, rappeler, reprendre du passé l’utopie futuriste qui a prophétisé en son temps une vitesse renouvelée, si bien que notre fuite en avant se fait maintenant retro-futuriste. Métamodernisme et futurisme s’aimantent de manière paradoxale, et c’est la raison pour laquelle la dernière exposition futuriste de Petrograd, 0, 10, peut-être relue dans une perspective prophétique. Le visionnaire contemporain n’est donc pas mélancolique, mais plus exactement « méta-mélancolique » [66]. Entre nostalgie d’un inexorable plus-jamais et espérance d’un pas-encore, la méta-mélancolie visionnaire est souvent d’essence postapocalyptique, elle s’exprime dans un mélange de futurisme dépassé, has been, sans avenir et de science-fiction rétrospective. Le « post-exotisme » d’Antoine Volodine est certainement le sentiment littéraire du métamodernisme en peinture.

Les yeux déchirés.

C’est en ce point que la méta-mélancolie se fait œuvrante, qu’elle retrouve le travail de la forme et qu’on peut aussi se demander ce qui la supporte. La question du support et de ce qui porte la peinture a été un enjeu politique dramatisé dans les arts plastiques du début du vingtième siècle. On peut se demander si le décollement de la peinture des surfaces qui la portent ne concerne pas une question plus profonde. Cette question est celle de la matérialité physique de la peinture et de son inscription sur un subjectile. On peut soupçonner que dans ce drame ne se jouent pas simplement les aléas d’un matérialisme historique du support ou d’un productivisme de l’œuvre. Ce qui se joue dans la noirceur mélancolique, c’est la possibilité du jour et de la nuit et plus simplement la possibilité du regard qui scrute le prochain pas qui sépare de soi.

Ce que nous enseigne la paléontologie, c’est que l’œil humain n’est qu’une peau identique à cette autre peau qu’est la peinture. Il a fallu la mutation des cellules de peaux des organismes du Cambrien, il y a quelques 550 millions d’années, pour que se forme sur l’épiderme des organismes vivants, une surface sensible apte à distinguer la nuit du jour. Nous sommes les descendants de ces créatures primitives, notre destin est d’être des organismes photosensibles. C’est par l’entremise d’une rétine qui jauge l’alternance des jours et des nuits que notre œil perçoit le monde comme cycle et comme rythme, c’est-à-dire comme temps. La rétine est le véritable support de la vision et de son rapport à la prévision, c’est-à-dire de sa capacité visionnaire. Si bien qu’on peut se demander si les divers débats qui concernent le support ne sont pas la métaphore de cette condition même : une manière d’étendre les pouvoirs de la rétine en délocalisant sa sensibilité dans des surfaces qui sont des matières que nous nommons « tableaux », toujours plus éloignés de cette rétine primitive, surfacique, autarcique, épidermique.

La question du support est donc bien celle de la surface. Le tableau est l’interface sensible qui redouble dans l’univers symbolique et imaginal les projections rétiniennes qu’interprète l’espace neuronal primitif. Le duchampisme a joué le cerveau contre la rétine. Mais la capacité à « voir » est antérieure au regroupement des cellules nerveuses qui ont formé notre premier cerveau, cet amas de cellules électrisées sur la face antérieure de notre œil primitif. Une photosensibilité épidermique précède la formation des plus anciennes connections synaptiques. C’est aussi la raison pour laquelle voir c’est déjà penser, bien avant la theoria (du grec theorein : regarder) platonicienne qui fait de la pensée un pur regard, éloigné de toute surface de projection. L’utopie qui consiste à délocaliser notre activité neuronale dans une prothèse externe à la personne humaine (qu’elle soit numérique [67] comme le réseau ou analogique comme la peinture sur toile) ne peut se passer de cette donnée la plus primitive.

Ainsi la question du visionnaire en peintre pose inévitablement le problème du support de projection qu’est l’œil, c’est à lui que revient en dernier ressort la capacité visionnaire de l’animal humain. La mélancolie a longtemps été définie comme soleil noir. Reste à savoir quelle est la surface de projection d’une méta-mélancolie quand le soleil brille comme ombre négative. Il n’est que de se reporter à la peinture de Munch pour comprendre ce phénomène. La peinture de Munch est une peinture de l’angoisse, de la vision, ses figures apparaissent et disparaissent dans un monde de courbes et d’arabesques qui peut évoquer l’art des entrelacs vikings, l’art celte, les figures des monnaies gauloises, les volutes des crépons japonais, les courbes des tableaux de Gauguin (que Munch a vu à Paris). On dirait que le peintre observe ses figures diffractées au travers des déformations d’un corps vitreux. Il faudrait expliquer pourquoi de l’art des Inuits à Francis Bacon, de Greco aux visions de l’art psychédélique, de l’art aborigène à Blake, du baroque à Matisse en passant par Ernst, Miró, Gaudí et Yves Tanguy, l’art visionnaire est un art de la courbe et de la déformation. À l’inverse de Mondrian qui affirme que « les courbes sont trop émotives ».

Les travaux de Philippe Lanthony [68], ont montré ce que l’art de Munch devait à une brusque perte de vision liée à une hémorragie intraoculaire. Ce fait est intéressant pour comprendre à quelles sources puise l’art visionnaire et quel est son support de projection. Un certain nombre d’œuvres de Munch révèlent la projection sur le papier de formes en volutes. Elles sont la transcription de visions concrètes : son œil était atteint d’une hémorragie du vitré. Si bien que son travail doit nombre de ses figures à une imagerie entoptique. La vision entoptique consiste à percevoir la structure anatomique de son propre œil (réseau vasculaire rétinien, corps flottants, phosphènes, images de Purkinge, etc.), elle transforme la perception oculaire en vision flottante.

« Ferme l’œil de ton corps pour voir le tableau avec l’œil de ton esprit » disait Friedrich [69]. Peu importe que cette phrase soit une formulation picturale de l’intériorité piétiste et romantique chez le peintre de Dresde, pour Kleist l’impression que donne Le moine au bord de la mer de Friedrich [70] est d’ordre physiologique tout autant que métaphysique. « Le tableau est une sorte d’apocalypse […] on a l’impression qu’on vous a coupé les paupières » écrit-il [71]. Chez Fichte [72] également, l’œil n’est pas une simple métaphore, c’est un véritable organe qui est le support de l’esprit humain. Il y a chez Turner une intuition similaire quand il peint l’histoire de Regulus [73]. Regulus -général d’une République romaine intègre- se soumet à la torture des carthaginois par fidélité à la parole donnée. Il est exposé face au soleil de Carthage, paupières cousues [74]. Turner peint l’histoire de Regulus aveugle en faisant du spectateur ébloui le visionnaire d’une expérience de cécité picturale. Le dispositif du tableau brûle la rétine du regardeur en solarisant la couleur du tableau dans un fondu au blanc : tout est gris. Chez Turner, voir en peinture, c’est être convié à une destruction ultime du regard : en bordure de vision tout est gris [75]. Ceci semble une donnée universelle de l’expérience visionnaire : on sait que pour se procurer des visions, les indiens des plaines fixaient à plusieurs reprises le soleil lors de leur danse du soleil. Ils se faisaient simultanément scarifier la peau afin de libérer leur regard de toute entrave [76]. Il s’agit toujours de peau qu’on perce, de paupières coupées, de voile qu’on déchire et de regards scarifiés, autant de métaphores qui disent les puissances visionnaires de l’animal-humain à toutes les époques.

C’est la raison pour laquelle le regard du visionnaire, à la recherche d’un au-delà de la vision commune, dans sa quête d’un avenir pour le regard est d’abord perception de la perception elle-même. Le visionnaire n’est pas simplement métamoderne, il est essentiellement méta-perceptif.

Il est paradoxal que dans une obscurité totale, notre œil ne voit pas du noir. Physiologiquement, l’absence complète de lumière n’est pas une information de couleur nulle. En l’absence d’information, notre cerveau continue à interpréter les influx nerveux que lui transmet la rétine. Ce bruit interne à la vision est optiquement mesurable [77]. C’est ce que les allemands nomment l’ « Eigengrau », le « gris intrinsèque » ou « gris intérieur ». Qu’est-ce que ce gris intime ? C’est le rayonnement que renvoie l’excitation du nerf optique quand il fonctionne à vide. Là où il n’y a plus rien à voir, ce qu’excite la peinture visionnaire, c’est la capacité auto-vibratoire de l’œil humain. Ce que révèle la stase mélancolique dans son profond jadis, c’est que l’avenir ne peut être encore que vie. Une vie qui reprend sa course, revendique le regardeur, le ressaisit plus fortement que jamais ; quand bien même toute lumière aurait disparu, se serait éteinte. Reste alors un rayonnement, cette lumière des astres morts, que l’œil éprouve comme « gris intérieur », comme auto-affectation du regard par lui-même. Cette auto-affectation vibratoire, qui est en définitive l’auto-affectation de la vie même, est une expérience concrète dont le nerf optique constitue le support.

Le gris est passage, son immensité tranquille transforme toute mélancolie en recueillement.

Notes

[1Ce texte a été produit à l’occasion d’une journée d’étude de l’Université Paris 1-Sorbonne, intitulée « La peinture hors de ses gonds ». Cette rencontre interrogeait - du point de vue des peintres - la fonction du support en peinture.

[2Voir à ce sujet Georges Dumézil, « Horace et le furor » in Horace et les Curiaces, Paris, éditions Gallimard, 1942 et Aspects de la fonction guerrière chez les indo-européens, Paris, Presses Universitaires de France, 1956.

[3À la Recherche de 0,10 - La Dernière Exposition Futuriste de Tableaux, une exposition de la fondation Beyeler a commémoré l’événement à Riehen/Basel du 4 octobre 2015 au 10 janvier 2016, catalogue aux éditions Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2015.

[4Voir le catalogue de l’exposition de Basel.

[5Les Guitares du musée Picasso sont de 1912.

[6Le Prinzip Hauffenung d’Ernst Bloch ?

[7Karl Marx, L’idéologie allemande, in Œuvres, tome III : Philosophie, bibliothèque de la Pléiade, Paris, éditions Gallimard, 1984, p. 1056.

[8Voir à ce sujet Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, éditions Galilée, 1993.

[9Michel Claura, in Catalogue de le Ve Biennale de Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 29 septembre - 5 novembre 1967.

[10Marcel Duchamp, « Marcel Duchamp, vite » in Le surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, p. 143-147.

[11Comme le disait Sartre à propos de Baudelaire : « Le révolutionnaire veut changer le monde, il le dépasse vers l’avenir, vers un ordre de valeur qu’il invente ; le révolté à soin de maintenir intacts les abus dont il souffre pour pouvoir se révolter contre eux (…) Il ne veut ni détruire ni dépasser, mais seulement se dresser contre l’ordre. Plus il l’attaque, plus il le respecte obscurément ». In Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, éditions Gallimard, 1947, p. 50.

[12Une manifestation annuelle comme « Nuit Blanche » à Paris, promenade artistique organisée aux frais des artistes eux-mêmes, est un bon exemple de cet art d’ « ambianceur ».

[13Giorgio Vasari, La vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Arles, éditions Actes Sud, 2005, tome II, p. 122 sq.

[14Définition du Nouveau Petit Robert de la langue française, édition 2008, p. 77.

[15« Dominique Gonzalez-Fœrster, 1887-2058 », galeries contemporaines du Centre George Pompidou, Paris, 23 septembre 2015 – 1er février 2016.

[16Selon l’expression de Norman M. Klein « Architainment – l’industrialisation du désir », in Au-delà du spectacle, Paris, Centre Georges Pompidou, 2000, p. 75 sq.

[17« Dominique Gonzalez-Fœrster, La conquête des espaces », par Clément Ghys, in Libération, 16 octobre 2015.

[18L’expression est de Jacques Derrida.

[19Alain Deneault, La médiocratie, Lux éditeur, Montréal, 2015, p. 157.

[20Voir le catalogue de l’exposition, Aux origines de l’abstraction (1800-1914), Musée d’Orsay, sous la direction de Serge Lemoine et Pascal Rousseau, Paris, éditions Réunion des musées nationaux, 2003.

[21Maurice Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Paris, Fayard, 1968.

[22Giorgio De Chirico, « Méditations d’un peintre », in Giovanni Lista, Giorgio De Chirico, Paris, éditions Hazan, 1991, p. 253.

[23Ainsi que l’explique un texte de Chirico de 1911, Ibidem, p. 232.

[24Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bon livres », §3.

[25Emmanuel Kant, Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysique, Paris, Vrin, 1967.

[26Joan Miró, Écrits et entretiens, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1995, p. 98.

[27Yves Tanguy aperçoit depuis la plateforme d’un autobus Le cerveau de l’enfant, une toile de De Chirico, dans la galerie de Paul Guillaume, rue de La Boétie, en 1923. Voir Yves Tanguy, derrière la grille de ses yeux bleus, livret qui accompagne le film de Fabrice Maze, Yves Tanguy, Grenoble, Seven Doc éditions vidéo2007, p. 17.

[28René Magritte, Écrits complets, éditions Flammarion, Paris, 2009, p. 367.

[29Joan Miró, Écrits et entretiens, op. cit., p. 116.

[30C’est l’origine de ses fameux « frottages ».

[31Voir Yves Bonnefoy, Alberto Giacometti, Biographie d’une œuvre, Paris, éditions Flammarion, 1991, p. 298.

[32René Magritte, Écrits complets, Paris, éditions Flammarion, 2009, p. 119 et 143.

[33Magritte, op. cit., p. 409.

[34Le thauma idesthai est le sentiment d’étonnement quasi-religieux qui stupéfie le grec devant le sacré. Voir Raymond Adolph Prier, The phenomenolgy of Sight and Appearence in Archaic Greek, University Press of Florida, 1989, p. 97 sq. et aussi Jean-Pierre Vernant, Irène Pennachionni, “Affronter Méduse” in Métis, n°4, novembre 1990.

[35Françoise Frontisi-Ducroux, L’homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, Paris, éditions Gallimard, 2003,p. 95 sq.

[36Jon Mee, « William Blake et Thomas Paine » in William Blake, Le génie visionnaire du romantisme anglais, Paris, éditions Réunion des musées nationaux, 2009, 108, et 105sq.

[37Voir à ce sujet Mary Carruthers, Machina Memorialis, Méditation, Rhétorique et fabrication des images au Moyen-Âge, Paris, éditions Gallimard, 2002, p. 196.

[38Mary Carruthers, Ibidem, p. 199-220. Voir à ce sujet mon article « Au temps des visions, peinture visionnaire et temps. » (À paraître dans le numéro 2 de la revue Pratiques picturales de l’institut Acte).

[39Françoise Frontisi-Ducroux, L’homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, éditions, Paris, Gallimard, 2003.

[40L’expression est de Timotheus Vermeulen et Robin van den Akker. Voir « Notes on metamodernism » in Journal of Aesthetics and Culture, volume 2, 2010.

[41Robert j. Gordon, The Rise and Fall of American Growth ; The US Standard of Living since the Civil War, Princeton University Press, janvier 2016.

[42Shakespeare, Hamlet, III, 1.

[43Voir à ce sujet Michel Perrin, Les praticiens du rêve, un exemple de chamanisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 12-13.

[44Voir à ce sujet Bruce Sterling, « Atemporality for creative artists », in Wired, février 2010, (version accessible en ligne) et l’exposition organisée au MOMA de New York, The Forever Now : Contemporary Painting in an Atemporal World, 14 décembre 2014, 5 avril 2015.

[45Aristote, Histoire des animaux, III, 2, 457 a 31 « Les mélancoliques ne sont pas d’avantage dormeurs, car l’intérieur de leur corps a été refroidi »

[46F. Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 198.

[47Idem, Ibidem., p. 180.

[48D’Hervey de Saint Denys, Les rêves et les moyens de les diriger. Observations pratiques, Paris, Amyot éditeur, 1867.

[49Voir à ce sujet Géralde Nakam, « La mélancolie de la « vanitas » : des Essais à Hamlet, de Montaigne au Prince Hamlet », in Shakespeare et Montaigne : vers un nouvel humanisme, Actes du Congrès de la Société Française Shakespeare, 2004, p. 221-243.

[50Aristote, De la divination dans le sommeil, 463b 17 et aussi Des Rêves, 461, a22.

[51À ce sujet, voir Hélène Cixous, Luc Tuymans, relevé de la mort, Paris, éditions La Différence, 2012.

[52Odilon Redon, en 1902, in À soi-même, Paris, éditions José Corti, 1961, p. 100.

[53L’expression est de Jürgen Habermas In ’ La Modernité : un projet inachevé ’ in Critique, 1981, t. XXXVII, n° 413, p. 958.

[54Odilon Redon, en 1902, in À soi-même, Paris, éditions José Corti, 1961, p. 100.

[55Dans La transfiguration du banal, Paris, éditions du Seuil, 1989, c’est le regardeur qui fait l’œuvre selon Arthur Danto.

[56Odilon Redon, Op. Cit. et Marcel Duchamp, « Marcel Duchamp, vite » in Le surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, p. 143-147.

[57Paul Gauguin, in Oviri, écrits d’un sauvage, Paris, éditions Gallimard, 1974, p. 72.

[58D’après une conversation de Frederic C. Torrey avec Duchamp, citée in Walter Pach, Queen Thing, Painting : Forty Years in the World of Art, New York et Londres, 1938.

[59Voir à ce sujet Olivier Long, « Matisse théologie », article à paraître.

[60Voir l’article de Christophe Bouvier, « Odilon Redon et l’art du XXe siècle » in Catalogue de l’exposition Odilon Redon, Fondation Beyeler, Riehen/Basel, du 2 février au18 mai 2014, Ostfieldern, éditions Hatje Cantz, 2014, p. 14-23.

[61Gilles Kepel, Terreur sur l’hexagone, Genèse du djihad français, Paris, éditions Gallimard, 2015.

[62Voir à ce sujet Alain Badiou, Notre mal vient de plus loin, Penser les tueries du 13 novembre, Paris, Fayard, 2015.

[63Voir à ce sujet la conclusion de mon livre L’œuvre comme exercice spirituel, Paris, éditions Hermann, 2012.

[64Walter Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » in Œuvres, tome II, Paris, éditions Denoël, 1971, p. 278.

[65Hartmut Rosa, Accélération ? Une critique sociale du temps, Paris, éditions La Découverte, 2010.

[66Le mot désigne en psychiatrie des troubles de l’audition (voies entendues) plus que de la vision.

[67C’est l’hypothèse de Pierre Levy, in L’intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, éditions La Découverte, 1994.

[68Philippe Lanthony, « L’oiseau entoptique d’Edvard Munch », in La Revue du praticien, 2007, n° 57, pp. 807-809.

[69Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures, Paris, éditions José Corti, 2011, p. 64.

[70Caspar David Friedrich, Le moine au bord de la mer, 1810, 110 x 171,5 cm, Berlin, Alte Nationalgalerie.

[71Heinrich Von Kleist, “Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft” in Berliner Abendblätter, 1810.

[72Johann Gottlieb Fichte, Gesamtausgabe der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, ed. Reinhard Lauth, Hans Gliwitzky, Erich Fuchs et Peter Schneider, Stuttgart-Bad Cannstatt, 1962-2012, I, III, p. 382.

[73Joseph Malord William Turner, Regulus, 1828-1837, 124 x 89,5 cm, Londres, Tate Gallery.

[74Aulu-Gelle, Nuits Attiques, livre VI, 4-5.

[75A ce sujet Pierre Wat, Turner, menteur magnifique, Paris, éditions Hazan, 2010, p. 57 sq.

[76Voir à ce sujet Ruth Benedict, « The vision in plains culture », in American Anthropologist, jenvier-Mars 1922, New Series 24(1):1-23.

[77Il prend les valeurs RVB : 22, 22, 29 ou CMJN : 24%, 24%, 0%, 89%.

Mots-clés

De Chirico Giorgio exposition 0.10 mélancolie métamodernisme modernisme mystique peinture visionnaire Tatline Vladimir

Bibliographie

Benjamin Walter, « Thèses sur la philosophie de l’histoire » in Œuvres, tome II, Éditions Denoël, Paris, 1971.

De Chirico Giorgio, « Méditations d’un peintre », in Lista Giovanni, Giorgio De Chirico, Éditions Hazan, Paris, 1991.

Derrida Jacques, Spectres de Marx, Éditions Galilée, Paris, 1993.

Dumezil Georges, « Horace et le furor » in Horace et les Curiaces, Éditions Gallimard, Paris, 1942.

Frontisi-Ducroux Françoise, L’homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, Éditions Gallimard, Paris, 2003.

Lanthony Philippe, « L’oiseau entoptique d’Edvard Munch », in La Revue du praticien, 2007, n° 57, pp. 807-809.

Marx Karl, "L’idéologie allemande", in Œuvres, tome III : Philosophie, bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1984.

Redon Odilon, À soi-même, Éditions José Corti, Paris, 1961.

Miro Joan, Écrits et entretiens, Daniel Lelong éditeur, Paris, 1995.

Vermeulen Timotheus, Van Der Aker Robin, « Notes on metamodernism » in Journal of Aesthetics and Culture, volume 2, 2010.

Wat Pierre, Turner, menteur magnifique, éditions Hazan, Paris, 2010

Catalogue de l’exposition "À la Recherche de 0,10 - La Dernière Exposition Futuriste de Tableaux", Fondation Beyeler, Riehen/Basel du 4 octobre 2015 au 10 janvier 2016, éditions Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2015.

Pour citer cet article

, « Peintres offshore, Qu’est-ce que le métamodernisme en peinture ?  ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.

https://pratiques-picturales.net/article22.html