Le devenir brouillon de la peinture

numéro 07/2023

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« Les étoiles […] ne relisent jamais ce qu’elles ont écrit. »
Jean Arp [1]

Du brouet au bouillon, de la brouillonnerie à l’embrouillamini, le brouillon invite aussi bien à la confusion et au désordre qu’au premier jet d’une pensée latente, non établie, à la recherche de sa présence. En peinture, le brouillon a gagné au cours des siècles derniers une visibilité et une reconnaissance sous diverses appellations, primo pensiero [2], croquis, ébauche, dessin préparatoire ou même esquisse, jusqu’à être pleinement considéré comme œuvre à part entière.

Ce changement du regard a été souvent décrit à partir de deux constats. L’un, énoncé par Baudelaire à propos de Corot, rappelle qu’ « il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini – qu’en général ce qui est fait n’est pas fini, et qu’une chose très-finie peut n’être pas faite du tout [3] ». Ainsi émerge une nouvelle idée de l’œuvre où la primauté est donnée à l’expression plastique sur la représentation, où le faire est substitué au fini [4]. Le deuxième, qui découle logiquement du précédent, est la reconnaissance de plus en plus évidente que l’ébauche, l’esquisse, qui traditionnellement devaient être parachevées par leur reprise sur la toile, abandonnaient leur caractère utilitaire pour être perçues comme le lieu d’une expression plastique à part entière. Ils devenaient brouillons, lieux d’invention, du surgissement de la forme et productions spontanées qui se suffisent à elles-mêmes.

Cependant, un troisième moment a rarement été pris en compte. En devenant une œuvre autonome, le brouillon a disparu en tant qu’objet provisoire ou état intermédiaire. Ou, plus exactement, il a migré d’un support à un autre. Classiquement lié au support papier et externe à la peinture elle-même, il s’est déployé directement sur la toile. On peut ainsi voir dans certaines toiles de Matisse les traces de différentes étapes de la peinture, l’enrichissant ainsi d’un surprenant foisonnement qui restitue ce qui dans chaque peinture doit être perdu ou doit être retenu. Mais le perdu fait partie du tout. Il est le brouillon sous-jacent de la peinture qui revendique sa présence. Il participe aussi bien du faire que de la coagulation des différents possibles qu’il s’agit de laisser ouverts. On retrouve cette économie de la pluralité des possibles, où ce qui précède est aussi présent que le dernier geste, chez des peintres contemporains, par exemple dans les œuvres de Shirley Jaffe. Le brouillon agit alors comme catalyseur d’une série de métamorphoses suspendues. À cet égard, l’usage de la photographie et des manipulations numériques des images repose la question des définitions des termes, « esquisse, ébauche et brouillon ». Par exemple, ainsi que l’analyse Noémie Cursoux, le croisement de deux langages formels, celui de l’esquisse et celui du collage, dans les œuvres d’un certain nombre de jeunes peintres, montre comment le montage, mais aussi la trace des événements, les gestes, les accidents et les erreurs, font écho à la discontinuité et l’impermanence du réel.

Il serait également possible de s’interroger si les étiquettes trop vite attribuées de « peinture expressionniste abstraite », de « peinture gestuelle », et même de peinture « post non-figurative [5] » ou de « post-figurative » à un certain nombre de peintures contemporaines n’empêchent pas de percevoir un autre moment de la peinture : son devenir brouillon. Il s’agirait alors de questionner si le brouillon n’a pas envahi la surface de la toile ou si la peinture n’emprunte pas tout simplement les qualités du brouillon : gestes suspendus dans leur mouvement, gestes et formes non sollicités, foisonnement ininterrompu ou éparpillement, biffures et griffonnages, accueil de ce qui vient et absence de choix, débordement d’informations, juxtaposition de temps différents… On peut retrouver ces indices formels, d’une manière exclusive ou non, par exemple dans les œuvres de Renée Levi, Oscar Murillo, Albert Oelhen et Charline von Heyl, ou dans les sculptures de Christopher Wool qui font écho à ses peintures en déployant des enchevêtrements de lignes en trois dimensions, ou encore dans les sculptures, intitulées Scribble, de Michel François qui transposent en trois dimensions un gribouillage ordinaire et rappellent le dripping de Jackson Pollock, mis en suspension.

Mais il faudrait aussi s’interroger, comme le propose Clément Davenel à propos d’une série d’œuvres de Clément Rodzielski, si la pratique d’une peinture brouillonne n’est pas une ruse pour prendre ses distances avec les revendications de la subjectivité et de l’intériorité supposées de la peinture abstraite gestuelle des décennies précédentes. Ruse d’ailleurs que la peinture met à mal comme le souligne Renaud Bézy lorsque Art & Language constate que les peintures de leur série Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock qui devaient, entre autres, assurer une critique « des mythologies du haut modernisme (authenticité, intuition, individualité) », laissent apparaître « une résistance » et des « qualités » qui débordent et caviardent le projet conceptuel. En fait, le caractère prémédité de ces peintures, qui tentent tout à la fois de noyer et de faire émerger du brouillon (le dripping) une figure reconnaissable, courrait « un grand danger » – celui de la peinture -, car il visait à se saisir d’un concept préalable. Or, comme l’explique Roland Barthes à propos de la peinture de Cy Twombly un « tracé de TW [ne] comporte aucun [grand danger] : il est sans but, sans modèle, sans instance ; il est sans telos, et par conséquent sans risque : pourquoi “se reprendre”, puisqu’il n’y a pas de maître ? » [6]. Aussitôt qu’est réintroduit, même subrepticement, un risque, le médium pictural, l’artiste, les questions de goût et les jugements critiques se mettent en scène. C’est face à cette question de la maîtrise que les artistes déploient des ruses et des procédures de contournement. Clément Rodzielski peint en aveugle en miroir de modèles yeux fermés photographiés pour des publicités, quand Art & Language insère les peintures dans un programme où se côtoie les peintures, des dessins, un texte, des chansons et une exposition afin de tendre à un « brouillon généralisé ». Ou Albert Oehlen, que ce soit indifféremment dans ses peintures ou dans ses œuvres numériques comme le montre Elsa Ayache, déjoue tous les attendus, quitte même à produire l’illusion d’une peinture sans artiste. Ne poursuivant aucun but prédéterminé, sa pratique témoigne d’un « élan brouillonesque [qui] peut conduire n’importe où, à n’importe quel moment ». Et c’est bien cette conduite de la peinture, plus que son aboutissement, que repère également Roland Barthes : « Son œuvre [celle de C. Twombly] ne relève pas d’un concept (trace), mais d’une activité (tracing) ; ou mieux encore : d’un champ (la feuille), en tant qu’une activité s’y déploie. [7] » Une activité qui se déploie donc sans but et ne veut rien saisir [8].

Déployer une activité sans rien saisir – ce qui pourrait être une définition du brouillon - étend un principe d’incertitude, non seulement dans la distance nécessaire à la conduite de la peinture, mais surtout sur l’activité elle-même, une activité réelle mais incertaine, défiant toute idée d’aboutissement. C’est ce jeu ouvrant une imperceptibilité fragile que Nicolas Giraud invite à voir dans les œuvres d’Ayako Kiyosawa qui s’inscrivent « dans un possible à venir » et dont l’artiste dit à propos de son travail sur des murs, que le mur n’est « jamais terminé, parce qu’il est aussi fini avant d’être commencé. » Sans début ni fin, le travail plastique devient ainsi une forme, une création ininterrompue qui se développe sans être sollicitée, une sorte de brouillon général qui laisse entendre une possible description du monde. Description qui, aussitôt commencée, serait aussitôt remise en cause. D’où une autre attitude plastique, à l’opposé d’un geste fragmentaire et fragile, une tentative d’épuisement par l’accumulation de signes plastiques hétérogènes. Ainsi l’enchevêtrement de plans, la superposition de motifs géométriques et de lignes spontanées, « la cohabitation dans un même espace de l’ordre et du chaos » donnent à voir, selon Farah Khelil, un « brouillard figural » dans les peintures de Julie Mehretu. Ce brouillage, remettant en cause toute forme de hiérarchie aussi bien que toute linéarité temporelle, donne à voir une saisie qui se dérobe au moment où elle se produit, en écho au caractère insaisissable du monde contemporain. Car, peut-être, s’agit-il d’étendre, comme le propose Benoît Maire, l’ampleur de la tache et son renouvellement constant en y introduisant les déchets de l’œuvre comme éléments constituants.

Si les démarches de ces artistes ouvrent le regard sur la présence active du brouillon dans la peinture, ou plus exactement sur des procédures qui initient le devenir brouillon de la peinture, il n’en reste pas moins que le jeu d’une saisie sans volonté de saisir, ou d’un dessaisissement dans l’acte même de peindre ne sont pas sans danger. Le risque est pour le peintre d’affirmer une peinture brouillonne, plutôt qu’un partage du brouillon que ce soit celui du réel qui nous échappe ou celui que nous sommes nous-mêmes sans cesse.

Antoine Perrot

Notes

[1Jean Arp, « Entre les lignes du temps » (1952), Jours effeuillés, Paris, Gallimard, 1966, p. 375.

[2Lizzie Boubli, « Entre esquisse et brouillon, le primo pensiero », Genesis [En ligne], 37 | 2013, mis en ligne le 21 mars 2016, consulté le 21 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/genesis/1248

[3Baudelaire, « Critique artistique, Salon de 1845, Corot », dans Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 850.

[4Voir à ce propos, André Malraux, Le musée imaginaire, Les voix du silence, Paris, Gallimard, idées/arts, 1965, p.48-61.

[5Terme employé, puis rejeté, par Albert Oelhen. Cf. Antoine Perrot, « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture », dans « Stratégies abstraites de la peinture contemporaine », Pratiques picturales, n°6, 2020, https://pratiques-picturales.net/article55.html

[6Roland Barthes, « Cy Twombly ou Non multa sed multum », dans L’obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 160.

[7Ibid., p. 159.

[8Ibid., p. 162.

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