L’urgence du Peintre (de la Vie Moderne).

Résumé

La peinture moderne n’est peut-être pas, ou pas seulement, la peinture de la modernité. Baudelaire l’a prédit (de même qu’il a pu voir une modernité au cœur de chaque grand peintre du passé) : la peinture moderne se caractérise fondamentalement par son engagement critique. Critique de quoi ? D’elle-même et de son temps. C’est le Sujet, le sujet de la métaphysique classique qui se trouve radicalement mis en cause. La modernité picturale impose le renouvellement radical de sa représentation.

Plan

Texte intégral

Selon les conventions historiographiques relatives à la peinture moderne, celle-ci serait traversée par un fil rouge politique ayant mis à l’avant de son avant-gardisme militant la bannière de l’engagement critique.

Que la modernité ne puisse se penser sans utopie, c’est l’un de poncifs philosophiques de son histoire. Or ce type d’interprétation, galvanisée dès l’origine par l’esthétique baudelairienne, plonge ses racines les plus profondes dans un conglomérat de textes politiques et littéraires ayant décrit l’artiste — le peintre de la vie moderne — à la manière d’un témoin privilégié de l’urbain, du transitoire et du contingent. « Ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, comme le dit Baudelaire, et qui possède un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance » [1]. Aux yeux du poète, le peintre moderne se confronte à la modernisation de la vie par une quête du « beau », s’adaptant en quelque sorte à la mouvance du présent pour en extraire la véritable beauté du temps fugitif.

L’historien Gérald Froidevaux soutient à ce propos que « Baudelaire imagine le peintre de la vie moderne à la manière d’un historien du présent qui, au lieu d’emprisonner le spectacle de la vie contemporaine dans une représentation objective, cherche à faire vivre le présent à travers une image empreinte de sa propre subjectivité » [2]. Il s’agit en somme, selon sa thèse, d’adapter les images de l’art pictural au flux du réel et du vertige subjectif pour en extraire la beauté, toujours inédite, du temps présent. Or, ce dessein engendre le paradoxe d’une tension entre les divers « présents » dont on peut envisager la représentation, dans la mesure où l’entreprise de sauvetage subjectif du présent suppose la négation d’un présent éventuellement objectif.

C’est en ce sens que la peinture vraiment moderne s’avère « inactuelle » (si l’on me permet l’usage de cet adjectif dans le sens accordé par Nietzsche) : elle suppose une représentation du présent qui s’arrache au présent lui-même pour échapper à l’aliénation de la vie moderne dans son urgence irréfléchie ; elle suppose une représentation dont l’exigence anachronique est au fond « d’exercer une influence inactuelle, c’est-à-dire d’agir contre le temps, sur le temps », ainsi que Nietzsche l’écrit, « au bénéfice d’un temps à venir » [3] — en extrayant, ainsi que Baudelaire le veut, « l’éternel du transitoire » [4].

C’est le constat autocritique de la peinture « moderne ». Suivant les contradictions propres à son époque, elle se produit comme réaction à l’aliénation du présent, à l’encontre de toute représentation prétendant à l’objectivité commune et positive (positiviste) de la vie moderne. Baudelaire entame de la sorte ce décadrage théorique à travers lequel va se développer l’entreprise de destruction des canons du passé la plus systématique et la plus radicale, ainsi que le saccage des formules établies par la doxa moderniste du progrès, vu qu’une représentation représentant sa propre temporalité (le présent) brise incontestablement les liens qui rattachent la subjectivité à des valeurs déterministes.

Mais deux questions se posent : si, chez Baudelaire, la tentative de sauvetage du « sujet » nous mène à la négation d’un présent aliéné au progrès, on peut penser que toute modernité dans la démarche du peintre de la vie moderne serait logiquement habitée par le signe d’une négativité de l’œuvre face à l’urgence du monde... Synthétisant le passage d’un concept du moderne opposé au passé vers un concept critique avec l’instant présent, Baudelaire dialectise le « moderne » et donne lieu au terme insolite de « modernité ». D’autre part, si nous considérons que, par cette critique, le poète propose de « soustraire au Temps le présent » [5], alors on se doit de conclure que le « devenir » de chaque art, le devenir de son propre processus, de sa propre deixis, devient lui-même un contenu négatif par rapport au temps présent dont le poète réclame la soustraction.

Le présent en devenir devient le contenu de l’œuvre : il s’auto formule dans l’acte même de la création pour ainsi transformer la représentation possible du temps (présent). Se configure de la sorte le socle d’une relation esthétique et plastique inédite, « moderne », où la représentation phénoménale subjective est enfin saisie à partir de l’expérience déictique elle-même, sans avoir à figurer nécessairement l’image d’un éventuel temps présent extérieur à l’œuvre.

Le fond du problème est ce qu’il advient de ce modèle changeant qu’est le « présent »... dans la peinture : soit l’instant présent cohabite avec sa représentation picturale, soit le présent disparaît pour sombrer dans son propre néant de « présent passé » remplacé par une peinture qui, en même temps, le sauve et le dénie. D’où la question de savoir comment un présent effectivement présent peut être représenté picturalement sans que sa qualité ontologique de présent ne se voie affectée par l’œuvre. On comprend qu’il ne s’agit pas, pour Baudelaire, de contrecarrer les stéréotypes classicistes que la peinture académique transpose à la vie moderne, ni même de se confronter avec un passé dont il revendique l’importance et la modernité des enjeux formels [6]. À le suivre, il faut rompre avec les idéaux stables et prétendument objectifs de l’art, de même qu’avec cette pensée faussement moderne qui, sous son jour le plus « réaliste », se contente du calque anodin de la réalité contemporaine.

« On répète que Baudelaire est le premier chez qui l’expérience esthétique et l’expérience historique de la modernité se fondent, écrit à ce propos Henri Meschonnic. Mais on ne prend pas garde que modernité n’a pas le même sens chez Baudelaire, et dans la confusion actuelle qui sert de vulgate » [7]. Baudelaire cherche en particulier cet élément artistique (plastique) moderne qui, à l’intérieur de la modernisation sociale — et plus concrètement au sein de la catégorie historico-philosophique de « modernité » —, se donne à voir comme véritable sens critique de la vie moderne. De manière globale et collective, cette vie moderne est assimilée à la vitesse, à l’urgence, au triomphe du progrès, à l’industrialisation du monde et aux excès positivistes qui ne laissent plus de place à l’individu, à ce « sujet » enfin libéré des chaînes de l’Ancien Régime — justement grâce au progrès — mais que ces mêmes forces progressistes aliènent tout autrement. Dans le nouveau contexte social, Baudelaire tente d’extraire une beauté autre, une autre signification esthétique possible et le moyen de résister dans et par l’art à cette modernité infidèle qui gouverne la vie contemporaine comme vulgaire dévoratrice du présent. En somme, Baudelaire développe une problématique à visage multiple où se mélangent l’actuel, le progrès, l’histoire et le sujet (la subjectivité) dans une formule qui, comme le note Dominique Chateau, possède une double détente. « Il s’agit d’épouser le parti pris du présent contre le passé, tout en sachant que celui-ci résiste à sa relégation, du moins dans le domaine de l’art. D’où l’ambivalence de la modernité, celle de toute modernité, qui excite l’exercice critique dans deux sens : vers l’avant, par la substitution des valeurs actuelles aux anciennes ; vers l’arrière, par l’appel pressant et réitéré à se dégager de la mode, à tirer l’éternel du transitoire » [8].

Compris selon les formules du poète, l’artiste moderne est obligé de se transformer lui-même en vecteur critique d’une société en mutation permanente, contraint de renouveler sans cesse sa représentation. Au commencement du Spleen, il nous demande : « qui est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique (d’un art) assez souple et assez heurté pour s’adapter aux soubresauts de la conscience ? » [9]. L’enjeu, bien entendu, est de renouveler la représentation du présent aussi bien au moyen d’une refonte de l’imagerie — les images d’un présent voué à disparaître — qu’au moyen d’une réforme de la technique  : une technique capable d’exprimer la représentation du présent dans la transition même de ce présent qui s’en va.

Le Sujet, vite !

Y aurait-il donc une « manière moderne » de la peinture ? Non. Il n’y a pas de peintre de la vie moderne semblable au peintre classiciste dont les « préoccupations dominantes sont le goût de l’antique et le respect de l’école » [10]. Il n’y a qu’un type d’attitude qui consiste à « dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire » [11]. Cette attitude conduit l’artiste à considérer comme étant beau le présent et ses changements, la transformation des villes et de l’homme. Ce qui caractérise la modernité artistique que Baudelaire dessine c’est la radicalisation progressive de la subjectivité au-delà du « style » de l’époque ou de ses « thématiques ». Lentement, la subjectivité devient le seul pilier sous lequel se légitime l’expérience de l’art [12]. Ce faisant, le poète bouleverse le rapport esthétique traditionnel entre l’objet (œuvre d’art) et le sujet, vu qu’on ne pourra plus chercher un critère « externe » — fondé sur un quelconque statu quo sociétal — pour émettre notre jugement. Ainsi écrira-t-il : « L’art pur selon la conception moderne est la création d’une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même » [13].

Toutefois, cette « magie suggestive de l’art pur selon la conception moderne » métamorphose la subjectivité en assise d’une représentation qui, ne pouvant plus se donner comme une entité figée et parfaitement objective, fini par révéler l’expression du sujet artiste comme produit de sa propre objectivation (chosification ou réification) autocritique dans le temps présent de l’agir pictural. Autrement dit : le sujet a pénétré dans une représentation qui l’efface et s’efface sans cesse... en tant qu’image de son « devenir »... dans le devenir image de son art…

Dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire note que « le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent » [14]. Même si ce présent se voit dévalorisé par une relation esthétique qui le dépasse et au moyen de laquelle l’artiste extrait le « Beau présent  » du présent par représentation. Il en découle que la modernité reste encore intacte dans sa pure qualité de présent : « la vie moderne » est encore représentée selon la vieille mécanique identificatoire de la résurrection d’une donnée absente, effectivement morte en tant que présent. À cet égard, Le Spleen de Paris est sans équivoque l’échantillon sublime du deuil du présent en tant que passé et de la contradiction qui s’infiltre dans toute tentative de représentation de l’actuel se voulant en même temps « moderne » et « classique ». Confession faite par Baudelaire lui-même à Monsieur Houssaye lors de sa propre présentation du texte : « L’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’[Aloysius Bertrand, dans Gaspard de la Nuit] avait appliqué à la peinture de la vie ancienne » [15].

Le processus de représentation du présent est donc possible car on dispose d’un « procédé ». Mais... lequel exactement ? Un ancien procédé appliqué à la représentation de la vie moderne ou un procédé moderne appliqué par le passé à la vie ancienne et qui pourrait aussi servir à représenter la vie moderne ?

De fait, Baudelaire tente d’« établir une théorie rationnelle et historique du beau en opposition avec la théorie du beau unique et absolu » [16]. Il affirme que le mouvement rapide de la vie « commande à l’artiste une égale vélocité d’exécution » [17]. Le peintre — en l’occurrence Constantin Guys —, lorsqu’il peint vite, s’adapte à la confusion et à la célérité des images du monde comme preuve d’une « nouvelle obéissance à l’impression » [18]. Il s’agit donc d’une nouvelle manière de représenter qui, comme le précise Baudelaire, contredit le « style classique [à cause d’une recherche de] la beauté passagère, fugace, de la vie présente, [et] de ce que le lecteur nous a permis d’appeler la modernité  » [19]. Face au présent, à l’actuel, au transitoire, l’artiste peut établir un rapport esthétique moderne et contempler la modernité du monde comme un effet de présent dans le présent, comme un choc de la sensibilité qui, tout d’un coup, découvre la beauté du devenir et s’efforce de la retenir au moyen de la représentation. La modernité artistique — ou le moderne dans l’art — surgirait ainsi comme un procédé permettant de représenter justement cette conscience esthétique du sujet dans le présent.

Chose curieuse : il manquait dans la définition de la modernité — dont la clef se trouve dans l’élément subjectif — un élément objectif capable de garantir dans l’art son effet. Cet élément, Baudelaire le trouve dans l’objet même de chaque représentation qu’il qualifiera de « moderne » en fonction d’un geste particulier, d’une expression dont le conflit plastique engendre selon lui la modernité. Comme Henri Lemaître l’a justement remarqué, ce que ces considérations illustrent c’est « l’importance que Baudelaire attache aux rapports entre esthétique et technique », vu que l’art du peintre moderne « est défini à partir des caractères propres des techniques coulantes et instantanées ». D’ailleurs « c’est par sa fidélité à la loi même de sa technique que l’artiste (Constantin Guys) fait de sa peur de n’aller pas assez vite la raison de son efficacité expressive » [20].

En même temps, ce rapport de l’expression au médium avait déjà été affirmé par le passé, dans les commentaires que le poète avait fait sur l’Exposition Universelle de 1855... Lorsqu’il fait l’élogieuse critique de l’art de Delacroix, Baudelaire soutient « qu’un bon dessin n’est pas une ligne dure, cruelle, despotique, immobile, enfermant une figure comme une camisole de force ». Pour lui, le dessin doit être semblable à la nature, « vivant et agité », dans la mesure où la nature nous présente pour sa part « une série infinie de lignes courbes, fuyantes, brisées » [21]. En somme, Baudelaire signale le mouvement de la peinture — c’est-à-dire sa malléabilité, la rupture des lignes et des contours — comme l’élément plastique indicateur d’une certaine « modernité » picturale. Constat qui ne va pas sans rappeler les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art de Wölfflin et la distinction qu’il établit entre les configurations « fermées » de la Renaissance et l’expansion des figures baroques ; cette dialectique formelle qui, depuis le temps de la Querelle des anciens et des modernes, avait divisé les « classicistes » partisans du disegno et les « modernistes » partisans de la couleur. Cette dialectique semblait renaître, en effet, avec la peinture romantique [22]. Or, Baudelaire ne signale pas cette caractéristique plastique comme un simple geste stylistique ou technique d’affirmation picturale, mais comme si la rupture des contours signifiait en quelque sorte l’éclatement définitif — une réelle libération — de l’« image univoque du présent » dont le contour emprisonne la nature « vivante et agitée ». C’est en tout cas de cette manière que Baudelaire réussit à faire fusionner deux définitions du moderne au sein d’une considération d’ordre plastique. Il transforme son premier concept sur la représentation de la vie moderne (sa contingence) pour définir la modernité de l’art comme une expression magique et suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet.

Au départ, Baudelaire se limite à synthétiser les propos d’une certaine « modernité esthétique » dont la fonction est avant tout la critique de l’œuvre d’art à travers la reconnaissance des valeurs changeantes du présent. Cela suppose une représentation du monde moderne, mais pas une représentation moderne en soi. Par la suite, la modernité se transforme dans son discours en élément plastique  : cet élément doit se manifester dans chaque œuvre de telle sorte que le sujet puisse, d’après lui, d’après sa teneur objectale, d’après son impact, concevoir la possibilité d’une esthétique de choc : une esthétique critique, voire autocritique. Ainsi, la modernité artistique (plastique, picturale) se produirait de façon explicite dans l’objet, d’après l’objet, comme un mode de représentation, comme un « procédé » objectif qui rendrait possible la modernité esthétique en tant que conscience de la temporalité subjective et de l’art comme processus interne à la figure du choc. Je veux dire... le choc du « sujet présent » représenté par une expression qui lui fait prendre conscience de son propre devenir et de son propre effacement. Au poète d’écrire : « C’est un moi insatiable de non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images » [23].

Pensée de la peinture.

Baudelaire trouve dans l’image du présent la possibilité moderne d’atteindre par représentation cet état esthétique qui fait fusionner la subjectivité dans l’objet plastique. D’où cette double disparition du présent dans les figures modernes que l’art nous offre : non seulement le présent objectif disparaît à travers l’emprise de la subjectivité, mais le présent subjectif, objectivé en tant qu’expression, est englouti par une œuvre qui dévore le passage de sa propre image dans la représentation.

Certes, « c’est un moi insatiable de non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images »… Mais que veut dire au juste cette représentation qui, en tant qu’image du présent, tend à s’effacer pour montrer son caractère objectal « moderne », c’est-à-dire ce procédé de la modernité plastique dont la vitesse d’exécution est la clef et dont l’incertitude formelle semble briser tout canon préalable ? On me permettra pour l’instant d’avancer l’hypothèse que cette disparition objective/objectale — de l’image — est la solution dont Baudelaire tisse la trame pour sortir du problème, je dirais hégélien, d’une certaine « mort de l’art » et qui, à plusieurs niveaux, parcourt le siècle de la modernité comme un tourbillon dont l’art ne sortira pas indemne. Baudelaire, conscient de la problématique d’un art ayant perdu sa capacité de représentation de l’« Idée » dans son univocité — et voyant surtout dans l’art de la peinture l’incapacité évidente de représenter « l’image du présent » avec l’exactitude de son impression fugitive —, bâtit le paradoxe d’une représentation qui semble s’autodétruire et détruire l’image du réel. Paradoxe de l’inactuel dans un présent qui, étant représenté, disparaît comme « image du présent » mais qui, néanmoins, atteint sa juste valeur — devenant de la sorte « classique » — dans la représentation, puisque le but est précisément de témoigner de ce présent avec la volonté de le faire devenir toujours présent.

Le véritable enjeu de la modernité dont Baudelaire est l’esthète fondateur résulte du fait que son concept défie la métaphysique sous-jacente dans l’ancien système représentatif du monde. « Demander la représentation du présent, c’est supposer que le présent ne soit pas présent, c’est contester que le fond et le principe de toute pensée soit la présence à soi de la conscience » [24]. Cela introduit de force dans le champ jusqu’alors relativement stable du concept de représentation une contradiction dont il faudra saisir l’enjeu, et qui modifie la nature même des œuvres d’art.

Hegel avait saisi la problématique négative de tout cela avec son annonce d’une certaine « mort » de l’art ou, plutôt, d’un certain « après » de l’art. Baudelaire, de son côté, aura tenté de rendre cette négativité pleinement positive tout en opérant un renversement radical de l’enjeu représentatif. Il commence par affirmer que dans le monde moderne, dans son système de modes, d’artifices et de simulacres, le présent (la vie) a perdu sa valeur, et que l’artiste se doit de préserver au moyen d’une représentation inédite ce qui, dans le présent, est digne de devenir classique et de le rester. Son idéal est de poser la représentation comme un nouveau (vrai) présent capable de remplacer le (faux) présent.

La mort hégélienne de l’art faisait partie du délicat constat d’un processus subjectif spirituel dont le permanent dépassement conceptuel face aux formes offertes par l’art semblait parachever un cycle figuratif. Baudelaire, conscient de la permanence de l’art et d’un changement de valeurs qui, au contraire, met en crise l’univocité de l’esprit, de son « Idée » — et bien sûr, dans l’art, l’harmonie des valeurs, l’harmonie de tout canon —, tire sa conclusion et nous annonce un art nouveau, un art de la modernité dont la crise est le seul principe de vérité. Vérité qui ne perdure, ne peut perdurer, que dans la métamorphose incessante de l’homme à l’affût de la pensée.

En ce sens, l’esthétique baudelairienne relève encore de la philosophie du maître Allemand, avec toutefois un changement non négligeable : le poète pense pouvoir extraire la positivité de la modernité en affirmant que l’art « pense », tout comme le sujet. La clef se trouve, encore une fois, dans le texte consacré à l’Exposition Universelle de 1855 : « Il me semble que cette couleur, dit-il, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même, indépendamment des objets qu’elle habille » [25].

Replaçons-nous dans le contexte : on a vu précédemment que Baudelaire reproche aux « classicistes » de jouer trop explicitement avec de vieilles formules, de même qu’il reproche aux « faux modernes » de déguiser ces formules avec une apparence de contemporanéité. Ainsi va-t-il rédiger une méthode critique afin d’entamer la destruction de tout système posé a priori. « J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, dit-il, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre » [26]. La méthode que Baudelaire nous présente possède l’avantage, en même temps que le danger, de ne plus mettre en relation les œuvres avec un principe préalable, avec une sorte d’image archétypale ou de forme « close » — close pour ainsi dire dans le moule de l’idée qui la précède, le projet — dont on sait désormais que le sujet dépassera toujours la représentation par l’esprit. Ce ne sont donc plus les thématiques qu’il combat — ces thématiques dont l’exigence première était, pour être contemporaines, de montrer « la vie moderne » —, mais plutôt un certain type d’expression, un certain type de procédé qui, en ultime instance, va chambouler le concept de représentation.

Il est pourtant curieux de constater que cette adéquation baudelairienne de la représentation moderne à une technique, une plastique, ait pu correspondre dans une certaine mesure à un ancien combat entre coloristes et partisans du dessin. Je veux dire qu’il est curieux de constater que c’est finalement la résolution formelle de ce débat qui peut nous aider à distinguer plus précisément le « classicisme » de la « modernité ».

Le poète, dans ce fameux texte de 1855 où il étudie « les éléments de progrès ou les ferments de ruine [que l’école française de peinture contient] » [27], revient sur les principes d’une antique dispute entre la couleur et le dessin pour faire de la première la clé sous laquelle Delacroix, face à Ingres, atteint la pleine modernité. Il me semble important de signaler ce fait car le débat entre coloristes « modernes » et « classicistes » partisans du disegno aurait pu continuer sur ce même (ancien) chemin si Baudelaire, avec une justesse imparable, n’avait introduit cette nuance absolument inédite avec laquelle il se démarquera nettement des stéréotypes coloristes (faussement) modernes.

Revoyons la sentence avec laquelle, presque à la fin de son article, il procède au renversement de la querelle : « Il me semble que cette couleur, qu’on me pardonne ces subterfuges de langage pour exprimer des idées fort délicates, pense par elle-même » [28]. La peinture, dit Baudelaire, pense. En affirmant cela, il se situe du côté de la forme, du côté du matériel et de la technique, mais ce n’est pas pour autant qu’il réduit l’œuvre à la condition d’un fétiche où le spectateur grefferait sa croyance. La peinture, au-delà de sa teneur objectale, exerce une influence décisive (pense) sur le représenté et sur le sujet qui représente. Au-delà de la scission traditionnelle entre forme et contenu, entre objet et sujet, elle peut réussir à « créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même ». Tous les deux sont freinés, ralentis dans la peinture, mais placés aussi, grâce à elle, sur les rails nouveaux d’un possible présent éternel... toujours mouvant... toujours contemporain... celui de l’œuvre d’art.

Désormais, la question est de savoir comment la peinture pense.

Juan Porrero, 2015

Notes

[1Le Peintre de la vie moderne, dans Curiosités Esthétiques. Classiques Garnier, Paris, 1990, p. 466.

[2G. Froidevaux. Baudelaire. Représentation et modernité. José Corti, Paris, 1989, p. 12.

[3F. Nietzsche, Considérations inactuelles. Deuxième partie : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. Trad. P. Rusch. Gallimard, coll. Folio Essai, Paris, 1990, p. 94.

[4C. Baudelaire, op. cit.

[5G. Froidevaux. Baudelaire…, op. cit., p. 54.

[6Voir à ce sujet Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle. Curiosités…, op. cit.

[7H. Meschonnic. Modernité, modernité. Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 1988, p. 103.

[8D. Chateau. Introduction au recueil d’articles Représentation et modernité. Publications de la Sorbonne, Paris, 2003, p. 8.

[9Ch. Baudelaire. Le Spleen de Paris. Ed. Baudelaire, Paris, 1967, p. 22.

[10Ch. Baudelaire. Exposition Universelle de 1855 dans Curiosités..., op. cit., p. 228

[11Le Peintre de la vie moderne, op. cit., p. 466

[12« Dans le présent, Baudelaire est en train de découvrir le sujet […] qualité essentielle de présent ; c’est-à-dire, le passage du sujet » — H. Meschonnic. Modernité, modernité Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 1988, p. 113

[13L’Art philosophique dans Curiosités..., op. cit., p. 503

[14Le Peintre…, op. cit., p. 684.

[15Le Spleen…, op. cit., p. 22.

[16Le Peintre…, ibid., p. 455.

[17Ibid., p. 457.

[18Ibid., p. 469.

[19Ibid., p. 502.

[20Ibid., p. 472.

[21Exposition Universelle de 1855 dans Curiosités... op. cit., p. 238.

[22Gautier, par exemple, ramena de son Voyage en Espagne cette même impression sur Goya, dont la manière « était aussi excentrique que son talent car il puisait la couleur dans des baquets, l’appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, somme de procédés expéditifs et péremptoires, composée de Rembrandt et de Watteau ». Th. Gautier. Voyage en Espagne. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1981. p. 157.

[23Le Peintre…, op. cit., p. 464.

[24G. Froideveaux. Baudelaire…, op. cit., p. 20.

[25Exposition Universelle de 1855, op. cit., p. 238.

[26Ibid., p. 214.

[27Ibid., p. 222.

[28Ibid., p. 238.

Mots-clés

moderne modernité peinture représentation

Bibliographie

Charles Baudelaire. Curiosités Esthétiques. Classiques Garnier, Paris, 1990.

Charles Baudelaire. Le Spleen de Paris. Ed. Baudelaire, Paris, 1967.

Dominique Chateau. Introduction Représentation et modernité. Publications de la Sorbonne, Paris, 2003.

Gérald Froidevaux. Baudelaire. Représentation et modernité. José Corti, Paris, 1989.

Théophile Gautier. Voyage en Espagne. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1981.

Henri Meschonnic. Modernité, modernité. Gallimard, coll. Folio Essais, Paris, 1988.

Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles. Gallimard, coll. Folio Essai, Paris, 1990.

Pour citer cet article

, « L’urgence du Peintre (de la Vie Moderne). ». Pratiques picturales : Ralentir peintures, Numéro 02, décembre 2015.

https://pratiques-picturales.net/article26.html