Peindre à travers, teinture et profondeur
Résumé
De la peinture, nous passerons à la teinture pour entrer dans la profondeur du tableau. Nous examinerons ici des œuvres qui ouvrent à la teinture en partant du principe qu’une teinture est une coloration qui agit d’abord et surtout en profondeur. Si peindre renvoie aux gestes de recouvrement sur un plan, autrement dit, aux deux dimensions de la surface, « teindre » n’est-elle pas une action qui ouvre à l’inverse au fond de la matière, autrement dit à une profondeur réelle ? Il s’agira alors non pas seulement de « voir à travers » le support mais de traverser l’espace réel.
Plan
Texte intégral
Peindre n’est [-ce]) pas teindre est la cinquième exposition et le cinquième ouvrage de la collection Créations & Patrimoines. Montée au Musée de la toile de Jouy, cette exposition permet de présenter des pratiques artistiques qui s’affûtent au contact d’une collection de toiles de Jouy mais également de permettre une réflexion sur les processus artistiques à l’œuvre ; cela avec des artistes et des théoriciens issus de différents territoires. Dans les ouvrages qui accompagnent les expositions, les artistes sont invités à prendre la parole pour relater, par des écrits ou lors d’entretiens, leur démarche. Chaque fois, bien sûr, la question qui rassemble fait écho au lieu du patrimoine qui accueille la création : architecture, environnement ou collections. Aussi, n’insisterai-je pas sur ce qui nous a poussé ici à questionner la peinture, dans une collection où se déploie la teinture sous différentes formes ; Esclarmonde Monteil explicite l’intérêt du procédé pictural dans la teinture de la toile de Jouy ; j’en profite d’ailleurs pour la remercier infiniment pour son accueil et sa participation à notre réflexion. C’est donc naturellement, comme nous le verrons dans les textes qui suivent, que cette journée d’étude s’articule au programme de recherche Pratiques picturales dirigé par Antoine Perrot.
Jusqu’à présent les journées d’étude Pratiques picturales n’ont pas été liées à une exposition. Cependant, la pratique artistique est au cœur de nos recherches, précisons d’ailleurs que c’est toujours en « plasticiens » que nous nous positionnons pour analyser les œuvres.
Pour entrer dans le vif de la peinture, j’aimerais revenir sur ce que la teinture « fait » à la peinture. Alors, quels enjeux émergent en repartant des propos de Dubuffet « peindre n’est pas teindre » [1] ? Peindre et teindre sont en effet deux actions différentes. « Le geste essentiel de peindre est d’enduire » [2] écrit encore Dubuffet. Peindre, c’est travailler la matière picturale, manier des outils pour étaler la pâte sur un support tandis que l’action de teindre est une opération ayant pour but de fixer par pénétration un colorant dans le matériau traité.
René Passeron dit que « les peintres chercheront toujours à faire du tableau une surface sensible au geste du travailleur, voire une surface appelant, fût-ce mentalement, le geste » [3] ; nous sommes ici alors bien loin du trempage d’une toile dans un liquide coloré, de la pénétration du colorant dans la matière qui annule toutes traces de recouvrement. L’absence de traces ne pouvant renvoyer au geste dont elles procèdent laisse alors les seuls effets du support coloré venir à la surface … dessus donc ; en ouvrant néanmoins à l’imprégnation de la couleur dans la toile, en profondeur, dessous et dedans.
Alors oui, peindre n’est pas teindre. Cependant, toute négation pose toujours problème, surtout pour une peinture qui échappe aujourd’hui à toutes règles. Je tenterai ici de questionner ce que produit la teinture dans la peinture, la teinture mais également « l’idée » de teinture.
Je vous propose donc de regarder des œuvres qui ouvrent à la teinture en partant du principe qu’une teinture est une coloration qui agit d’abord et surtout en profondeur. Si peindre renvoie aux gestes de recouvrement sur un plan, autrement dit, aux deux dimensions de la surface, « teindre » n’est-elle pas une action qui ouvre à l’inverse au fond de la matière, autrement dit à une profondeur réelle ? De même que Donald Judd considère que « les trois dimensions sont l’espace réel. [et que ] cela élimine le problème de l’illusionnisme […] » [4] l’on pourrait poser l’hypothèse que l’effet « teinture » renforce l’effet de profondeur, désigne l’espace profond, parce qu’elle ouvre à une profondeur intimement liée à la surface du support, cependant soulignons que cet espace profond n’appartient pas à celui de la perspective [5].
La teinture contre l’illusion de profondeur
Loin donc de la profondeur comme illusion, d’une peinture qui troue illusoirement le support, substituant la perception d’un plan plat à celle d’un espace illusionniste des trois dimensions, la teinture se présente en profondeur dans l’espace réel d’une matière, d’un support. Marie-Hélène Guelton ouvre à des jeux de matières entre transparence et opacité et révèle le graphisme à travers des effets de plissé du tissu. En écho d’ailleurs à ce que dit Jean Le Gac : « peintures et tissus échangent leurs propriétés (en se muant) en objet de caresse ». [6]
En passant du peindre au teindre on pourrait affirmer qu’il y a une requalification du plan pictural, que la couleur teinte déborde du champ de la surface, du cadre du tableau, en s’immisçant partout. On pourrait même dire avec Bachelard que « l’intérieur et l’extérieur sont conquis dans l’infini de la profondeur » [7]. Aussitôt l’on pense au proche et au lointain, à la surface qui s’oppose à la profondeur dans l’espace pictural. Matisse dit (à propos des fenêtres dans ses tableaux) « l’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma chambre-atelier et […] le bateau qui passe vit dans le même espace que les objets familiers autour de moi, et le mur de la fenêtre ne crée pas deux mondes différents » [8]. Peindre comme teindre, n’est-ce pas alors prolonger l’intention de Matisse entre le plan pictural et l’espace réel ? Ainsi, la couleur glisserait-elle du tableau au mur dans un effet de débordement. Et si l’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur, c’est que la couleur se diffuse dans l’espace tout entier, l’envahit partout de façon uniforme comme dans L’atelier rouge.
Dans L’atelier rouge, en effet, Greenberg le souligne : « Le pigment n’est pas sur la surface du tableau mais absorbé par celui-ci » [9]. Absorbé comme imprégné de teinture rouge. Imaginons alors que la surface peinte n’est rien d’autre que le tissu teint de la toile. Matisse met à mal la perspective classique en redressant en un plan l’espace ; ne serait-ce pas alors une tentative pour capter l’espace au-delà du tableau… Et cette capture n’est-elle pas produite par ce que l’on pourrait appeler « l’effet teinture » ? Une couleur peinte comme teinte qui se répand et s’infiltre partout.
Il y a bien sûr la surface peinte du support mais ne faut-il pas imaginer l’intérieur, l’en dessous de la peau picturale, la réalité matérielle du pigment dans la toile, la chair de la peinture, son intérieur lié à l’infinie profondeur. Ces surfaces ne sont pas des feuilletages qui travaillent ensemble même si « la ligne est pratiquement formée par le support que l’on voit à travers le rouge qui l’entoure » [10] comme un jeu de double fond pour une mise en jeu réversible des figures et du fond ? La profondeur teinte, si elle implique quelque chose comme passer derrière, passer à l’intérieur, au milieu de la matière, se présente d’abord par une relation frontale.
Ici la peinture s’impose dessus, semble traverser le support, du dessus en dessous et avance, vers nous, du dedans au dehors. Une façon de nous installer aussi dans la peinture ou de nous y faire entrer.
La teinture, une vérité des profondeurs
L’on pourrait avancer que la distinction bachelardienne entre couleur et teinture est ici brouillée, la couleur comme « séduction des surfaces » et la teinture comme « vérité des profondeurs » [11] se retrouvent inversées. La peinture comme teinture pourvue d’une force colorante devient action des profondeurs tandis que le pigment teint est présent en surface. Le monochrome ne tient-il pas plus de la teinture que de la peinture ? Précisons que lorsque le champ pictural de la couleur fait oublier le pinceau et ses effets, c’est « l’idée de teinture » qui émerge. En effet, dans le monochrome l’uniformité du passage de la couleur sur le support joue avec l’idée de la toile colorée au cœur même de celle-ci, comme imprégnation. Une couleur qui au-delà d’une simple marque colorée en surface serait présente dans la fibre même du support ? Pour peindre la surface de l’océan, n’imagine-t-on pas les nuances qui viendraient des profondeurs ?
Imprégner l’objet de couleur dans sa profondeur même
Revenons à l’acte de teindre dans sa forme première. « La main du teinturier est une main de pétrisseur qui veut atteindre le fond de la matière » écrit encore Bachelard [12]. Si Yves Klein s’est servi d’une éponge pour peindre ses monochromes, c’est précisément pour faire oublier les traces de l’outil et de la main du peintre sur le support. Pourtant cette éponge rappelle le procès de production, c’est-à-dire à la fois l’outil lié au faire, la main qui presse l’éponge jusqu’au cœur de la matière, et l’objet produit l’éponge sculpture ; ceci, dans un renversement incessant, car, comme le dit Derrida : « L’éponge s’éponge ». [13]
Et en effet, l’éponge, « retient, abrite en soi […] ingère, absorbe, intériorise. » [14] Cette profondeur de la couleur se retrouve dans la matière teinte, instillée dans sa substance. Teindre c’est agir dans l’épaisseur, la profondeur, au cœur de l’objet. Regardons une des éponges de Klein saturée de couleur bleue. Elle acte le passage du geste de recouvrement à l’imprégnation de l’objet dans sa profondeur, puisque elle apparaît même, dégoulinante. L’éponge gorgée de couleur, s’écoule et dégouline au sol. Peut-on dire qu’elle dégorge comme on le dit d’un tissu qui, au lavage, perd sa couleur ? Clin d’œil d’ailleurs à Miguel Angel Molina avec ses Flaques de peinture qui montrent une peinture qui se répand, s’étale dans toute sa matérialité
Teindre c’est peindre à travers
Une teinture est une peinture qui passe à travers la toile enchâssée. Lorsque Pascal Pinaud repeint par-dessus du tissu d’ameublement, on pense que la peinture traverse cette toile. Il y a là, la toile d’une surface plane, repeinte, toile elle-même préalablement teinte. Teinte et peinte à la fois, c’est alors une traversée du support qui pourrait renvoyer au velum, tissu quadrillé, voile d’Alberti à même lequel le peintre reportait par transparence les contours de l’objet pour le reproduire sans avoir recours à la géométrie. C’était le moyen le plus simple de passer par le plan pour dessiner en perspective. Mais chez Pinaud, il n’y a pas cette idée de représenter en peinture la troisième dimension puisque ce sont réellement des tableaux collés sur un tableau central qui sortent de ce tableau, se détachent, et par superpositions viennent en avant. Il dit d’ailleurs travailler « l’épiderme des matériaux » [15] mais sa peinture atteint le « derme », traverse pour réellement teindre et s’étendre, et qui plus est, se « volumiser » [16].
Le mot traverser renvoie par ailleurs au mot perspective qui est issu du latin per spectare, voir à travers ? Or, avec la teinture, il y a bien l’idée d’une traversée d’un plan à l’autre. Faut-il voir alors la teinture comme tissage qui démontre et dé-monte la perspective, loin de lignes de fuite et de plan de projection ? En effet, l’opération de teindre nie le plan projectif pour s’ouvrir à une profondeur véritable. Regardons les papiers d’Agnès Foiret, qui laisse filtrer la seule lumière de l’huile, recto-verso. Ici le plan pictural par les marques du médium ouvre à un espace autre tandis que Claire Chesnier étale l’encre dans une intricatoin de transparences dans l’épaisseur du papier entre recouvrement et délaiement, conjoignant en écho l’action du teindre et du peindre.
N’est-ce pas ce que produit aussi Cécile Bart avec ses Toiles/écrans ? D’ailleurs, elle dit de ses écrans de voile tergal « plein jour » : « c’est presqu’une espèce de teinture : une imprégnation de la peinture dans le tissu » [17] et elle « charge » le médium peinture jusqu’à la trame pour obtenir un écran imprégné qui, cependant laisse voir, par transparence, l’espace environnant. Elle fait bien passer le regard sur de la surface colorée à la troisième dimension de l’espace réel. La traversée de la peinture ici implique un regard qui traverse l’écran bien tangible pour atteindre une vision de la réalité.
Alors cette peinture monochrome, dans la profondeur de sa matière colorée, ne questionne-t-elle pas à la fois ce qui l’entoure mais également ce qu’elle traverse ? N’y a-t-il pas, à partir de là, une perspective d’expansion hors du tableau ? Nous assistons bien à une transformation de la peinture, qui de surface opaque de peau devient fenêtre de couleur et est installée dans l’environnement comme une machine à modifier le paysage. La toile colorée cadrée transforme le devant en dedans, abolit l’espace pour nous plonger dans un lieu de la couleur et l’absence de limite. Christian Besson, à propos du travail de Cécile Bart, parle de « traversée instauratrice » [18]. La traversée du regard instaure en effet une autre dimension et joue sur l’immersion du spectateur dans l’espace réel et son intégration dans la toile/écran.
La teinture comme une couleur atmosphérique
Ainsi, la couleur par la teinture pénètre, transforme le devant en dedans, abolit l’espace coloré pour nous plonger dans un lieu de la couleur et l’absence de limite en son sein. On pense alors aux dispositifs monochromes de James Turell, à la vision d’une couleur tellement dense, qu’il ne semble y avoir aucune limite. Monochrome de couleur qui apparaît à la fois comme surface et profondeur sans fin. Ne s’agit-il pas ici de rendre à la couleur son poids, sa valeur de lumière comme substance visuelle ?
J’ai expérimenté Light field à Avignon en 2000 et Ganz feld à Venise en 2011. Sur un mur, à l’intérieur d’un espace cubique, est visible un monochrome bleu d’une grande compacité… au fur et à mesure de notre avancée dans ce lieu nous semblons être dans une profondeur infinie. Habitués à la vision frontale du tableau, nous sommes là confrontés à des perceptions contradictoires. En effet, nous ne percevons pas la matière de ce pan de couleur et ressentons autour de nous, un volume de couleur illimité, un champ de lumière. Classiquement, la perspective par des lignes imaginaires crée une illusion de profondeur. Ici, c’est la densité de la couleur qui semble creuser l’espace. On pense alors à la « couleur atmosphérique » au sens de Merleau-Ponty, des couleurs qui se diffusent pour atteindre une certaine voluminosité [19]. En effet, plus nous avançons vers le plan de couleur et plus nous ressentons alors une dilution de la surface, l’effet de profondeur se modifie avec les couleurs du monochrome également. Le pan de couleur irradie dans le lieu. À mesure que l’on marche vers lui, on expérimente l’espace lumineux coloré et l’illusion de profondeur déborde et nous intègre en se modifiant également. Plus le corps s’avance et plus le monochrome de lumière colorée semble se dématérialiser en se décolorant. Autour de nous, les couleurs changent très progressivement, tandis que l’horizon se déstabilise.
Le monochrome au fond de l’espace n’est pas un trompe l’œil peint, c’est notre vision associée à notre corps qui trompe l’œil, car à chaque avancée, la profondeur semble s’éloigner toujours plus et nous perdons les repères trouvés. C’est que, sans nous en apercevoir vraiment, la luminosité s’opacifie et englobe tous les murs, du sol au plafond, l’espace est devenu un volume illimité de lumière colorée et nous ne parvenons pas à voir, à distance, la distance qui nous sépare du monochrome. Il y a une différence entre la perception du monochrome à distance et notre corps percevant, immergé dans la lumière. L’on comprend bien par l’expérience que la vision est suspendue au mouvement que l’on effectue dans cet espace.
Plus nous pénétrons la couleur, plus la profondeur se teinte et nous fait face, et plus nous nous laissons aller aux impressions liées aux perceptions oubliant l’espace vide où nous nous tenons. Ne serions-nous pas là installés au milieu de la peinture ? D’une peinture comme teinture alors ? Arrivés au fond de la galerie, nous découvrons que ce plan profond n’est pas un tableau monochrome mais une cloison évidée derrière laquelle une rampe luminescente a été installée. Disparues la profondeur et la ligne d’horizon que nous pensions trouver. En nous retournant, nous constatons qu’il y a les mêmes lumières dans l’espace où nous nous tenons. Ce dispositif questionne une profondeur teinte, la présentation d’une profondeur tout en nous la faisant vivre et ressentir physiquement. Si ce monochrome au fond de l’espace renvoie bien à la peinture, au fur et à mesure de notre avancée dans le lieu, c’est bien l’idée de teinture qui s’est imposé par les vertus infuses et les forces d’imprégnation de la lumière.
À l’inverse, Ann Veronica Janssens, avec Lee 121 dispositif expérimenté à la Biennale de Lyon en 2005, aborde la question de la peinture en dématérialisant des couleurs au sein d’un espace fermé ; la couleur est en effet dispersée par des rayons lumineux à travers l’évanescence d’un brouillard contenu dans un habitacle. Ici, Il nous faut avancer à tâtons car nous ne voyons rien. Et la couleur à travers les rayons de lumière est instable, elle « est détachée de tout support visible […] dans une épaisseur intangible » [20] comme le dit l’artiste. Le gris du brouillard est donc teinté de couleurs différentes, par endroits et par moments… Retournons à la peinture, les gris en peinture ne sont-ils pas non plus teintés ? Ne sont-ils pas ces zones où s’intercalent lumière et ombre, ces nuances que l’on nomme « perspective atmosphérique » comme des dégradés de couleur pour produire un effet du plus près au plus lointain. Cependant, contrairement au tableau, le champ de brouillard semble ici illimité, car l’on ne perçoit aucune issue. L’artiste explique : « Ce que je propose constitue des seuils, des espaces à franchir entre deux états ou perceptions, entre lumière et ombre [21]… » Ces états de perception nous renvoient encore à la dimension picturale du tableau, à la matière stratifiée, aux couches de peinture et à son élaboration. Recouvrement couche après couche, couches de brumes tantôt très denses, tantôt traversées de lumières colorées, il y a une épaisseur du brouillard comme l’ « expression d’un volume pour une vue, que l’on pourrait nommer avec Bergson, de « tact à distance » » [22].
Ainsi, ressentons-nous l’idée forte d’être prise, engluée dans ces couches picturales comme une peinture qui nous enveloppe. Cela pourrait renvoyer à l’expérience de la nuit décrite par Merleau-Ponty. Celle-ci n’est en effet pas « un objet devant moi, elle m’enveloppe, elle pénètre par tous mes sens, […] elle est une profondeur pure, […] sans distance d’elle à moi [23] ».
On peut alors le constater ici, dès lors qu’il y a une traversée, c’est bien le rapport aux limites qui résonne. Ici, la peinture est envisagée hors des frontières du tableau. Et hors de ce cadre, la peinture ne se limite plus au médium peinture. Nous nous retrouvons ainsi dans une peinture qui s’enrichit d’autres pratiques (lumière, installations ici) pour faire advenir une vision de la couleur. Cette abolition des frontières du tableau renvoie à l’abolition entre l’acte de peindre et l’ouverture vers une « peinture absolue ». Rappelons encore le « passage de la toile au Specific Object » en référence aux assemblages de Donald Judd, c’est-à-dire un passage entre le tableau peint et des matériaux colorés assemblés pour parvenir à un dispositif qui réagit dans l’espace. C’est ce que démontre les couleurs pour Antoine Perrot qui « nous encadrent même, habillant nos habitudes et nos objets. » [24]
Traverser la toile peinte et sortir des limites du tableau
Ce qui s’affirme à travers la dialectique du peindre/teindre, c’est qu’il y à là une ouverture hors du cadre du tableau, ce qui pose donc la question de son exposition.
En effet, dès lors que la peinture se fond en teinture, qu’elle joue avec le dessous du support, elle questionne le « comment exposer ? ». On pourrait d’ailleurs revenir aux monochromes de Klein, exposés non pas contre le mur mais à une dizaine de centimètres de lui. Ce qui contribuait à les faire flotter dans l’espace et ouvrait alors à une peinture immatérielle liée au « rien profond » et à la « profondeur bleue » qu’il cherchait à capter.
D’ailleurs pour Cécile Bart, la peinture ne peut plus être présentée accrochée au mur puisqu’elle joue avec la quasi-transparence de son support et l’inscription des spectateurs dans l’espace de l’œuvre et du lieu liés, au milieu de la peinture.
De même, si pour Noël Dolla, le geste de peindre se transforme en geste de teindre, c’est bien dans le manifeste d’un flottement de toiles suspendues à des cordes dans l’espace que cette teinture-peinture apparaît le mieux. Ce sont des peintures-teintures sur serpillères ou sur des tissus légers, à la limite du visible, alors même qu’elles ne semblent pas se limiter dans l’espace.
L’enjeu de l’exposition est visible dans le travail que j’expose ici-même. Les toiles sont articulées les unes par rapport aux autres, superposées sur place pour tenter de saisir une profondeur colorée. Peindre recto-verso , n’est-ce-ce pas une façon de saisir la traversée de la couleur ? De jouer avec l’absorption de la couleur par le retournement de la toile ? Bref, de montrer que la couche picturale comme une teinture traverse la toile. Peut-on pour autant parler de réversibilité comme « entrelacement du dedans et du dehors ? De « l’envers [qui] s’applique […] sur l’endroit » [25] ? Au-delà de l’imagination picturale qui porte en elle une imprégnation des propriétés d’une couleur profonde, n’est-ce pas alors à une peinture d’exposition qu’est invité le spectateur pour entrer dans la profondeur de la peinture [26] ?
Si réversibilité il y a, ne serait-ce pas plutôt que le peindre se retourne en teindre dès lors qu’il y a un développement dans l’espace ? C’est bien la réalité de « l’exposition en œuvre », exposition liée à l’expérimentation du processus par le spectateur, consubstantielle de l’œuvre elle-même chez Turrell et Jansens, qui fait passer d’une vision brouillée à une couleur-lumière. Une peinture qui absorbe celui qui la contemple. Car si la peinture traditionnellement isole la représentation dans les frontières délimitées du cadre, lequel institue une démarcation avec l’espace réel, la peinture-teinture immerge le spectateur dans l’épaisseur de seuils de couleurs pour briser un point de vue unique. Le spectateur absorbé au centre de la peinture peut alors ressentir sa profondeur sans limite.
Ainsi, au-delà de l’imagination picturale qui porte en elle une imprégnation des propriétés d’une couleur profonde, c’est bien à une peinture d’exposition qu’est invité le spectateur… Entrons alors dans l’épaisseur d’une peinture élargie par la teinture.
Sandrine Morsillo
Notes
[1] Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, Tome1, Paris, Gallimard, (1967), 1986, p. 71.
[2] Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, ibid., p 60.
[3] René Passeron, L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin,1980, p. 60.
[4] Donald Judd, « De quelques objets spécifiques » in Écrits 1963-1990, Paris, Lelong éditeur, 1991, p.16 « Les trois dimensions sont l’espace réel. Cela élimine le problème de l’illusionnisme et de l’espace littéral.[…] Un espace réel est fondamentalement plus fort et plus spécifique que la peinture sur une surface plane. »
[5] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, (1945), 1985, p. 296. « La profondeur est de toutes les dimensions la plus « existentielle ».
[6] Jean Le Gac, Peindre n’est (-ce) pas teindre ?, Musée de la toile de Jouy, catalogue d’exposition, Paris, Créations & Patrimoines, UMR ACTE SORBONNE CNRS, 2016, p. 35.
[7] Bachelard Gaston, La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, (1948), 2010, p. 44.
[8] Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, (1972), 1992, p. 100.
[9] Clément Geenberg, in catalogue Henri Matisse 1904-1917, Paris, Centre Pompidou,1993, p. 481.
[10] catalogue Matisse, ibid. p. 482.
[11] Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, op. cit, p. 42.
[12] Gaston Bachelard, ibid.
[13] Jacques Derrida, Signéponge, Paris, 1988, p. 61.
[14] Jacques Derrida, Signéponge, ibid, p. 60.
[15] Pascal Pinaud, entretien avec Martine Royer Valentin, « Aller dans le décor » in catalogue Peindre n’est [-ce] pas teindre, Paris, Créations & Patrimoines, 2016, p. 52.
[16] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit, p. 308.
[17] catalogue Cécile Bart Plein jour, Dijon, Les Presses du réel, 2008. Cécile Bart, propos recueillis par Patrick Bougelet, Denis-Laurent Bouyer et Ghislain Mollet-Vieville, sans titre, Lille, juillet-septembre 1997.
[18] Christian Besson, « Traversia de la pintura » traduction Milena Ghariani, in catalogue de l’expositon Cécile Bart, Madrid, galeria Juana Mordo, 1990 (« Traversée de la peinture », original en français, joint au cahier central inséré).
[19] Merleau Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 307-308.
[20] Ann Veronica Janssens, « monochrome5 » in Expérience de la durée, catalogue de la 8ème biennale de Lyon, 2005, p. 162.
[21] Pascal Rousseau, « Ann Véronica Janssens, Ligth Games », Art Press, n °299, mars 2004, p. 28.
[22] René Passeron, L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, (1962), Paris, Vrin, 1980, p. 55.
[23] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit., p. 328.
[24] Antoine Perrot, « Elles n’en ont aucunement besoin » in Peindre n’est[ce]pas teindre ?, op. cit., p. 47.
[25] Comme le dit Merleau-Ponty, « il suffit que, d’un côté, je voie l’envers du gant qui s’applique sur l’endroit, […] c’est cela : la réversibilité. »
[26] Sandrine Morsillo, L’exposition à l’œuvre dans la peinture même – Peintures d’exposition, Paris, L’Harmattan, 2016.
Bibliographie
Bachelard Gaston, La terre et les rêveries du repos, Paris, Corti, (1948), 2010.
Cécile Bart Plein jour, catalogue, Dijon, Les Presses du réel, 2008.
Besson Christian, « Traversia de la pintura » traduction Milena Ghariani, in catalogue de l’exposition Cécile Bart, Madrid, galeria Juana Mordo, 1990 (« Traversée de la peinture » original en français, joint au cahier central inséré).
Derrida Jacques, Signéponge, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
Dubuffet Jean, Prospectus et tous écrits suivants, Tome1, Paris, Gallimard, (1967), 1986.
Janssens Ann Veronica, « monochrome5 » in Expérience de la durée, catalogue de la 8ème biennale de Lyon, 2005.
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Perrot Antoine, « Elles n’en ont aucunement besoin » in Peindre n’est[ce]pas teindre ? Paris, Créations & Patrimoines, 2016.
Pinaud Pascal, entretien avec Martine Royer Valentin, « Aller dans le décor » in catalogue Peindre n’est [-ce] pas teindre, Paris, Créations & Patrimoines, 2016.
Rousseau Pascal, « Ann Véronica Janssens, Ligth Games », Art Press, n °299, mars 2004.
Pour citer cet article
Sandrine Morsillo, « Peindre à travers, teinture et profondeur ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.