Entretien avec Noël Dolla

Faire, défaire et refaire : un procédé entre teinture et peinture

Résumé

Noël Dolla donne ici quelques repères sur une pratique de peintre, une peinture défaite (du châssis), parfois « du côté ménager » et qui se déploie, de 1967 à aujourd’hui, « à la limite de la sculpture ».

L’entretien s’est déroulé à la Galerie Bernard Ceysson, pendant l’exposition Noël Dolla, Plis et Replis, “Silences” (Paris, 22 octobre - 12 décembre 2015).

Texte intégral

Comment est apparue la teinture, procédé fréquent dans votre travail, depuis les serpillères sur Étendoirs des années soixante, jusqu’aux rouleaux de tarlatanes en 2015 ?

Le 14 décembre 1967 j’ai rompu avec la toile et le châssis au sens classique du terme, dans ce geste un peu iconoclaste de briser le châssis pour en garder deux montants, donc un étendoir. La toile étant libérée, il est devenu techniquement plus facile de teindre que de peindre. Peindre implique toujours un enduit préalable, une tension, que l’on peigne à la tempera ou que l’on peigne à l’huile. Le fait de se libérer du châssis permet la teinture et interdit l’épaisseur. De la peinture on passe à la teinture parce que l’on a cette possibilité de rouler, de plier, de tremper, et puis de reteinter et à la limite de faire bouillir. On se retrouve du côté du ménager, dans des gestes que faisaient les teinturières ou les femmes à la maison, gestes éliminés par le temps.

Faire bouillir est assez extrême pour le matériau… vous en jetez ?

On en jette. Pendant un temps, j’ai utilisé tous mes draps. En 1969, je me suis marié et le trousseau est devenu œuvre d’art. Taies d’oreillers, mouchoirs, serviettes, torchons, tout cela a reçu des traces, des marques, des pois, des gestes très simples, y compris une coloration par teinture. On la fixe aussi à l’eau de mer. Même avec des couleurs de qualité grand teint, ce n’est pas d’une fixité formidable. Cela n’a pas, dans le temps, la tenue de la peinture à l’huile où le pigment est enrobé par l’huile et les résines, qui reçoivent aussi un vernis protecteur contre les salissures, l’oxydation, etc. Donc toutes ces œuvres teintes sont d’une relative fragilité, à la lumière surtout.

Si les œuvres teintes sont fragiles, comment faites-vous pour celles que vous exposez en extérieur ?

Je considère ces pièces exposées en extérieur comme éphémères. Elles sont détruites à la fin de l’expérience. Donc je reteins, je rachète des serpillères. Pour une de ces œuvres, achetée par le Musée de Strasbourg il y a une quinzaine d’années et longtemps exposée, la couleur est beaucoup passée. Je leur ai proposé, pendant que j’étais encore là, de reteindre la pièce à l’identique, d’après mes notes.

Vous prenez des notes sur les couleurs, les teintures ?

Oui, j’ai eu une formation à la fois très classique dans l’école [1] où j’étais, et par mon grand-père qui était un très bon technicien. Je fais des choses qui apparaissent très anormales, aussi dans une volonté d’aller contre le beau métier, le savoir. Mais j’ai toujours eu un souci de technicité.

Dans la teinture, comment se joue ce souci de technicité ?

Tout d’abord en essayant de fixer la couleur de la meilleure manière, d’avoir les meilleurs colorants possibles. Ça s’apparente beaucoup à la fragilité du dessin. Pour les tarlatanes qui sont là [2], c’est autre chose, ce ne sont pas des teintures à l’eau, mais des ripolins dilués dans des proportions assez considérables. Ce sont des peintures à l’essence, des laques Ripolin et je procède par trempage comme pour n’importe quel autre tissu.

Pour les serpillères ou les draps, utilisez-vous plutôt des teintures destinées aux tissus d’ameublement ?

Oui, sauf pour certaines pièces destinées à l’extérieur qui ont été faites avec des laques Ripolin extrèmement diluées à l’essence. C’était le cas au MAC/VAL [3] pour que la pièce résiste plusieurs mois, j’avais fait teindre les serpillères de cette façon.

Noël Dolla, Etendoir aux serpillères, 1967-2009, vue de l’installation dans les jardins du MAC/VAL
serpillères, peinture, câbles, pinces à linge et structure métallique, 43 mètres chacune. Exposition Léger vent de travers, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, du 6 mars au 2 août 2009. copyright François Fernandez, Noël Dolla ADAGP, Paris 2016 ;

Vous avez fait teindre les serpillères ?

J’ai réalisé les teintures avec trois copains. Je n’ai pas beaucoup de personnel, Je ne suis pas une entreprise. Sauf cas spécifique, par exemple quand l’outillage est trop cher pour un temps court, pour quelque chose que je ne peux pas réaliser parce que je n’ai pas le matériel, je fais tout moi-même. Comme je change de technique assez souvent, parfois ça ne vaut pas la peine d’investir lourdement.

Pour la couleur et les serpillères du Grand Étendoir aux serpillères (1967-1999), peut-on parler d’un rapport avec le monochrome ?

Non, il s’agit toujours de marquer, d’une manière simple et presque simpliste, le matériau. Dans les premiers temps, les années soixante, soixante-dix, la couleur n’avait d’importance que comme marquage. Elle n’avait pas une importance esthétique, je m’en foutais complètement. Souvent c’était le produit de ce que je trouvais, de ce qui restait. Par exemple, beaucoup de choses ont été faites avec les restes de couleurs de mes chantiers puisque j’étais peintre en bâtiment pour manger. Je pouvais utiliser un reste de bleu, ou grapiller à gauche, à droite, des fonds de boîtes.

Que permettait cette peinture défaite ?

Il y avait une volonté d’amener le spectateur à se déplacer face à des choses qu’il ne pouvait pas comprendre ou ne comprendre que difficilement en faisant un effort, le déplacer par rapport à ses croyances, son savoir de la peinture, essayer de le mettre dans une position mentalement active.

Noël Dolla, Grand étendoir aux serpillières, 1967-1999.
serpillières, peinture, structure métallique, pinces à linge et cordes, 220 x 200 x 200 cm.

Que devient, aujourd’hui, cette détermination ?

Avec le temps, en cinquante ans, j’ai le sentiment que les gens jeunes ne peuvent pas bien entendre certaines choses. Le regard n’est pas le même quand on tape à deux doigts sur une Remington, quand le téléphone et la télévision ne sont pas encore accessibles. Vis-à-vis de l’art, il n’y a plus le même état d’esprit, entre ce qu’on accepte et ce qui était inacceptable à l’époque, les luttes d’idées, ce à quoi on tenait, ce que l’on affirmait. On était quand même un peu en guerre. Politiquement c’était le grand bordel, mais entre un anar, un trotskiste, un anarcho-syndicaliste et un maoïste, c’était chaud.

Il y a une grande différence entre les serpillères et les tarlatanes, l’un plus proche de l’objet, l’autre du matériau. La tarlatane serait-elle un peu “chic”, un peu noble, par rapport à la serpillère ?

La tarlatane sert et a servi à beaucoup de choses, ça va du vêtement à la fissure des murs. Elle a d’abord été pour moi l’un des outils du peintre en bâtiment avec lequel je masquais les fissures des plafonds. Sur les chantiers, la serpillère me servait à nettoyer les lieux à la fin du chantier. Une grande partie de mon travail entretient un lien étroit avec le ménager et donc à la vie, la vie des chantiers et la vie à la maison. L’une comme l’autre ont été mon lot quotidien pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que je devienne professeur à la Villa Arson (1974). La tarlatane, les serpillères, les draps de lit étaient des matériaux pratiques pour un jeune artiste sans trop d’argent, car très peu chers, beaucoup moins chers que la toile de lin. Par ailleurs, et c’est là que réside une grande différence avec mes copains de Supports/Surfaces, j’ai toujours pensé que ce n’était pas suffisant d’enlever le châssis, mais qu’il fallait aussi se défaire de cette « belle » toile à peindre. Une taie d’oreiller neuve, un mouchoir neuf sont déjà porteurs de quelque chose avant même que l’on intervienne dessus. Cet intérêt pour le ménager renvoie à mon côté Fluxus, car j’ai quand même été assez nourri par Fluxus, notamment à travers Ben. Mon travail est pris entre ces deux pôles, d’un côté l’esprit Fluxus et de l’autre la rigueur conceptuelle ou minimaliste.

La tarlatane permet-elle davantage de dessiner ?

Cette exposition est extrêmement dessinée [4]. Pendant une année, après l’exposition à la Villa Arson, je n’ai pas peint, je n’ai fait que dessiner. Et même ces derniers mois j’ai dessiné. Je n’ai pas fait de tarlatane mais une série de Dessins de fer, environ une centaine, peut-être cent cinquante. Ce dessin rigoureux évite tout tremblement de la main, même s’il en ressort des dessins généreux. J’utilise des formes (fers à repasser) autour desquels je trace, comme je l’ai fait pendant les années 1980 en traçant et peignant autour de mon corps. J’ai ainsi longtemps dessiné autour de mon corps, l’absence de ce corps. C’est pour moi une vieille histoire dans la construction du dessin : dessiner comme le charpentier qui trace sur une planche la ligne à découper, en s’appuyant d’un doigt sur le bord de la poutre pour que la main trace droit et ne tremble pas.

Noël Dolla, Tarlatanes, (vue d’atelier)
(de gauche à droite), 1976, peinture sur tarlatane, 400 x 130 cm, 1975, peinture sur tarlatane, 20 000 x 20 cm, 1976, peinture sur tarlatane, 20 000 x 15 cm. copyright François Fernandez, Noël Dolla ADAGP, Paris 2016.

L’idée de cette exposition c’était de faire un dessin, que la tarlatane dessine dans l’espace et sur le mur. C’était une volonté de construction rigoureuse dans le maximum de simplicité possible.

Pourquoi cette référence au Pli de Deleuze [5] dans votre texte pour l’exposition Plis et Replis ?

Je ne veux et ne peux pas tenir un grand discours sur Deleuze, mais, il m’a semblé nécessaire de relire ce texte. J’installe souvent une relation entre un texte et une forme de mon travail, le texte aide à la pratique et ma pratique m’aide à mieux comprendre un texte ; c’est presque de l’ordre de la relation amoureuse. C’est une relation, comme un acte manqué, le hasard, le lapsus, ou le présent que me fait mon brodeur en m’offrant « ALICE » comme prénom pour ma pièce : pas question de passer à côté, je saute sur ce cadeau.

Comment on peut jouer ÇA, comment ÇA se Plie et se Replie pour accéder à un niveau particulier, différent, de tout ce qui précède ? J’ai relu ce texte dans les derniers mois, pendant des jours, puis je devais l’oublier pour pouvoir laisser libre cours à ma pratique. Pour être peintre il faut OUBLIER, pour se souvenir avec les yeux et les mains.

Peintre, je ne veux pas m’encombrer, parce que je ne suis pas un homme du verbe et de l’écrit, un texte doit me secouer le cerveau de droite à gauche, pour mettre ma pratique à l’épreuve.

Comment se font les plis, avec les bandes de tarlatane appliquées sur les murs, d’un mur à l’autre ?

Par exemple, pour les dessins à la tarlatane sur le mur, ce qui en fait la force et la qualité, c’est l’impossibilité de retour. On fait le pli et il est définitif, il n’y a pas de faux-pli, il y a le pli. C’est très important. Si vous vous trompez lors du pliage d’un demi degré, cela vous oblige pour le reste du dessin à rectifier ce faux pli et à reprendre sans cesse le dessin, en allant toujours de l’avant, puisque le retour en arrière est matériellement impossible. Le croquis préalable que je fais qui est plutôt vague, très simple, avec des flèches, et des numéros, pour pouvoir suivre un ordre de progression dans le pliage. Pendant la réalisation avec la tarlatane, au fur et à mesure des plis, la forme prévue est modifiée parce que le pli a sa vie propre. Ce qui m’oblige à repenser totalement mon dessin, tout au long de son exécution. Toute la tension est là, réussir un dessin, sachant que le pli ne se plie pas à la volonté de son auteur.

Si pour la tarlatane vous insistez sur l’importance des plis, peut-on parler, pour la serpillère, de couches, de strates ?

Il y a un autre type de densité, parce que la serpillère se charge et se tend lors du trempage contrairement à la tarlatane qui s’écroule un fois mouillée. Pour la serpillère, il y a peut-être une question de langue. En niçois, on ne dit pas serpillère, on dit un stoupoun. Pour moi, la serpillère, c’est vraiment une chose qui a à voir avec une dégradation, elle ne s’adresse jamais à un homme. Stoupoun, c’est toujours une femme, la femme dégradée. C’est une lecture un peu bizarre que je fais, mais parfois je suis très baroque. Quand je dis serpillère, c’est entre le chiffon et l’estrasse [6]. La serpillère n’est pas non plus universelle. J’ai dans mon atelier une pièce faite en 2001 à New York, avec des balais espagnols, (mops) démontés et teints, parce qu’à New York la serpillère sous sa forme européenne n’existe pas. En Chine, on en trouve peut-être. J’ai eu les pires difficultés quand j’avais un atelier à New York, pour trouver où acheter des mouchoirs et des serpillères.

Les Étendoirs permettent-ils d’exposer dans des lieux moins standards que le musée ou la galerie, avec les murs blancs ?

Oui, parfois ; j’ai d’ailleurs présenté des Étendoirs en extérieur : dans le jardin du château de Bionnay en 1996, dans le parc de Vassivière en 1998 ou, plus récemment, dans les jardins du MAC/VAL (2009) et du Musée Fernand Léger (2011) ou encore dans un patio à la Villa Arson (2013). Mais dans aucun cas, il ne s’est agi d’une transposition d’un lieu à un autre. J’ai dû repenser les Étendoirs pour chacun de ces nouveaux espaces. À ce titre, ils n’ont rien à voir avec ceux des années soixante et sont presque à la limite de la sculpture. On peut dire que ça ouvre le champ des possibles au ménage.

Propos recueillis par Béatrice Martin, 2015.

Notes

[1Noël Dolla entre à l’École des Arts Décoratifs de Nice en 1962.

[2La tarlatane teinte, en bandes ou rouleaux déployés, pliés, suspendus, est très présente dans l’exposition Plis et Replis “Silences”.

[3Noël Dolla, Léger vent de travers , MAC/VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, du 6 mars au 2 août 2009. Avant d’entrer dans le musée, le spectateur voit des dizaines de serpillères teintes (avec dégradé rouge) suspendues au-dessus du jardin et des voies d’accès.

[4Noël Dolla, Plis et Replis “Silences”, 2015.

[5Noël Dolla met en exergue de son texte cette référence : « La barbe ne fait pas le philosophe... le pli du vêtement, si ! », Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988.

[6Mot provençal que l’on peut traduire par “torchon”.

Mots-clés

déconstruction Dolla Noël Fluxus pli Supports/Surfaces tarlatane teindre

Bibliographie

Noël Dolla, Entrée libre mais Non obligatoire, monographie, Paris, Léa Gauthier-Blackjack éditions et la Villa Arson, 2015.

Marianne Khalili Roméo et Robert Kudelka, Noël Dolla, Entrée libre mais Non obligatoire, film, L’Éclat (producteur délégué), 2015.

Noël Dolla, Léger vent de travers, Catalogue de l’exposition, MAC/VAL, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, 2009.

Noël Dolla, La parole dite par un œil, Paris, L’Harmattan, 1995.

« Noël Dolla par Noël Dolla »,http://noeldolla.fr/wordpress/index.php/bio/

Béatrice Martin, « Noël Dolla, le tableau est aussi là où on ne l’attend pas », Sandrine Morsillo (dir.), L’école dans l’art, Paris, L’Harmattan, 2011.

Pour citer cet article

, « Entretien avec Noël Dolla, Faire, défaire et refaire : un procédé entre teinture et peinture ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.

https://pratiques-picturales.net/article36.html