Une profondeur légère de couleurs et de temps...

Résumé

Étrangeté de cette matière qu’est l’encre. Elle ne se donne à voir pleinement ni dans le recouvrement opaque, ni dans le délaiement transparent. Parce qu’elle est de nature excentrique, elle s’éloigne du centre et poursuit sa course, jamais deux fois la même. Le papier boit, s’imbibe et se gorge, alourdissant son corps du poids de l’eau, d’une masse de noir, d’une densité de couleurs. Cela se passe comme une levée du jour. C’est aussi dur que du verre et aussi diaphane que de l’air. Son épaisseur n’est pas faite de recouvrement. C’est une épaisseur d’eau coulée au papier. Une profondeur légère de couleurs et de temps.

Texte intégral

C’est toute une étude, et qui conduit loin, que d’analyser les rapports que peut tisser la peinture avec la teinture. Car les imprégnations du support et les intrications de la matière prennent des chemins aventureux, inconnus à l’auteur même. La peinture ne connaît de limite que ce qui la constitue comme présence et visibilité. En ce sens, la peinture ouvre des horizons libres de toute terminologie et nous amène à cheminer avec la même fluidité que son corps mobile et lumineux.

Je ne sais pas ce que “parler de la peinture” veut dire. Ou du moins, je ne vois pas comment elle pourrait “servir à” la parole, y être assujettie. Je me dis qu’on ne peut y engager la voix, le dire, le langage, “qu’avec elle”, à l’intérieur d’un consentement ténu, retenu. Alors, il faudrait convoquer les éléments de la peinture, leurs manifestations, leur support, pour pouvoir y arrimer ce qui, précisément, est extérieur à elle, ce qu’elle exclut au moment même où sa nécessité se fait sentir. Car peindre se situe - en ce qui me concerne - en lieu et place de l’impossibilité de dire. Et c’est au creux de cette absence consubstantielle qu’il faut bien, ouvrir la bouche, chercher le dire et l’écrire. Le poète Paul Valéry ne disait-il pas : « On doit toujours s’excuser de parler peinture. Mais il y a de grandes raisons de ne pas s’en taire. » [1] Si travailler à l’intérieur de l’aporie du verbe peut sembler être une contradiction à l’exercice de la recherche en arts plastiques, elle est pour moi au contraire le moteur et le levier d’une poussée de l’écrit. Et tant que demeure l’expérience fondatrice, sans jamais qu’elle ne quitte le papier, l’encre peut trouver dans son affectation langagière la compagnie des poètes pour continuer d’étendre son voile. Rendre lisible n’ôte aucunement le voile de son lit. Écrire l’y dépose dans un égal silence. Mais un silence bruissant de mots. Une solitude que l’on peut lire.

Car comment nommer une peinture qui n’appartient ni à la pâte, ni à la couche ni encore même véritablement au tableau ? Définir une peinture qui oscille entre picturalité et dessin, relève de l’un comme de l’autre sans jamais prendre place si ce n’est à la lisière des deux. Une dualité qui trouve d’ailleurs sinon sa résolution, du moins sa relativité dans le travail.

Claire Chesnier, Vue de l’exposition « Et la peinture… ? », Galerie du jour agnès b., Paris, 2014.
© Claire Chesnier & Galerie du jour agnès b.

Je peins des encres sur papier. Je les appelle des encres ou des peintures indifféremment. Mais pour moi, nul doute qu’il s’agisse de peinture, elle est mon horizon que j’aime à laisser ouvert, labile même.

J’utilise également le terme de constructions liquides qui désigne la nature de mon geste et qui appartient au domaine de l’objet, du volume, de l’architecture. La construction donne à penser la peinture en termes de charpente, de dessin et de plan au sens de la planification des étapes de fabrication. Ces actions évoquent les différentes instances du faire au sens quasi trivial du peindre : réaliser une surface. Néanmoins, la peinture ne se fabrique pas, pas plus qu’elle ne se planifie ou ne suit de plans. Cette dénomination ne trouve donc sa validité qu’avec son pendant liquide. Le geste d’édification s’éprend alors du fuyant et du fluide, du mouvant et de l’instable et devine la nécessité à temps de son retrait pour saisir le liquide sans briser le récipient.

Construire suppose un sol, un socle et un ancrage où arrimer la tache, le geste et les matériaux. C’est au port du papier que je remets mon exécution, à l’attache de son grain si fin soit-il, à l’appréhension de son épaisseur, à la considération de son étendue, au choix de son format et à la lumière de son corps blanc.

Comme une prise de contact avec les lieux, j’arpente la surface à l’affût du moindre accident, je prépare, détrempe, tends et aplanis le support, la peinture déjà à l’œuvre. Il contiendra bientôt les encres, activées dans et par lui, agissant de la sorte comme un véritable révélateur photosensible. La couleur, elle, naîtra de son adhésion au blanc, de superpositions fines et de mélanges directs des flux pour s’étendre en voiles liquides faits de passages doux ou de replis saillants.

De la perméabilité des voiles entre eux naîtra l’épaisseur plane recherchée, la couleur avançant dans le blanc à la mesure du geste que j’appelle revoilement. Étendre dans le retrait s’affirme ici comme le mouvement contenu d’une marche vers l’avenue possible de la peinture.

Claire Chesnier, CCLXXXIV, 2014
encre sur papier, 151 x 133 cm. © Claire Chesnier & Galerie du jour agnès b., Paris

Mais qu’elle étrange matière que l’encre. Elle ne se donne à voir pleinement ni dans le recouvrement opaque, ni dans le délaiement, transparent. Parce qu’elle est de nature excentrique, elle s’éloigne du centre et poursuit sa course, jamais deux fois la même. On ne peut l’aborder que par ses limites. Et de limites - corps déliquescent et vite évaporé - elle n’en a guère si ce n’est celles créées pour elle - découpe de la forme. Elle ne demeure pas longtemps liquide et inonde pourtant toute la page. Elle lave, détrempe, comme le disent les technicités qui lui sont voisines - lavis, détrempe. Comme des vagues de ciel, les luisances vite passent et sèchent. Le papier boit, s’imbibe et se gorge, alourdissant son corps du poids de l’eau, d’une masse de noir, d’une densité de couleurs. Corps sombre à mesure que se déposent les voiles d’ombre, mais en quelque sorte limpide, telles que les éclaircies de l’eau portent, tirent au clair la fibre brumeuse. L’encre dessille un horizon de clarté par sa fluidité même et son impermanence. Peut-être même pourrait-on dire, son tempérament, tant sa course lui appartient et tant la main qui tente sa maîtrise est vaine. Une lumière aperçue in extremis, au bord littéralement et à la limite de son évanouissement. Quelque chose comme la clarté conjuguée de l’encre et du papier, la transparence du lavis et le satiné de la page affirmant leurs corps coïncidents pour signifier la surface tout en laissant entrevoir les passages successifs dans l’amuïssement du geste. Stratification de couleurs et de temps sont ainsi perceptibles comme échos lointains d’une lumière antérieure. Puis ôter les bandes de masquage et voir la couleur pour la première fois, surgissant, compagne du blanc, aussi coupante que du verre, sertie dans la luminosité qui lui vient d’en dessous. Vite, saisir cela ! Le temps d’y retourner, elle est passée déjà. Encres labiles, couleurs changées. Une clarté rutile sous une nuit de vitrail. Car l’encre se dépose mince, comme des lames de verre sédimentées ou plutôt incorporées à la surface du blanc. Un blanc qui devient vertige, sans attache, qui n’est plus support, qui est lumière, dans son épaisseur, sans opacité. Cela se passe comme une levée du jour, par le point de bascule entre l’aube et le crépuscule, entre l’enténèbrement d’un bleu de Prusse et le cristal d’un jaune de cadmium. C’est aussi dur que du verre et aussi diaphane que de l’air. Son épaisseur n’est pas faite de recouvrement. C’est une épaisseur d’eau coulée au papier. Une profondeur légère de couleurs et de temps.

Claire Chesnier, CCXC, 2014
encre sur papier, 148,5 x 132,5 cm. © Claire Chesnier & Galerie du jour agnès b., Paris

Mais encore, il faudrait pouvoir dire le flux, le déferlement des encres qui glissent en surface et au creux du papier. Ce courant commence au bord du pinceau quand la brosse chargée de couleurs prend contact avec le mouillé du support. C’est ainsi que le geste et le regard débutent leur course ; un déroulé plus vif que l’eau, épris du poids des pigments, du minéral et de la terre. Quelle énigme que cette effusion excentrique : non pas seulement dans le mouvement de chute mais également dans le transport par capillarité vers le haut, les épanchements en tous sens. C’est l’eau qui capte et creuse la lumière, la coupe, l’étend dans un scintillement sourd. Mais c’est encore plus ardent quand la main se retire après de larges va-et-vient. Un champ de rythmes et de vibrations résonne dans l’écoulement. Le geste du pinceau placé littéralement à contre-courant laisse place au geste de la couleur. Cependant, l’œil arrimé à la moindre modification de surface, éprouve le dessaisissement et l’évitement du peindre quand l’étale et le diaphane se coulent en un précipité sombre, quand chacune des aspérités du papier est prise dans une variation incessante de tons et de densités. Dans ce moment fertile où tout bouge encore, les imprégnations tendres deviennent des morsures irréversibles, les flux tendus jusqu’au noir des d’éclaircies filantes et transparentes. Peindre revient alors à vivre dans le présent le plus radical, à délier son geste dans le froissement de l’eau, à s’éprendre de la gravité pour mieux condenser les faisceaux rutilants en un cristal solide. Peindre tout contre le courant. Qu’une teinte se hâte vers le bord et tout le corps fuit avec elle ou bien alors il se gaine, devient limite et barrage pour saisir à la volée une lueur pressée.

Les macules affluent et s’étendent de halos vagues en contours imprécis. Puis elles dessinent par la gravité et le poids du mouvement de l’eau, raies et rayonnements, scansions de lignes composant la fréquence musicale et le spectre lumineux apparaissant. Le papier s’est teinté de traces sans tracés de la main. L’impression à lieu dans et par le geste de la couleur lui-même tandis que la main se retire, ravie comme l’on dit d’un rapt d’amour. Le papier boit et absorbe la coloration des encres denses ou diluées, déposées ou liquéfiées. La trace du pinceau, les larges brossages, se sont dissous dans la fibre épaisse de la page.

Aussi, cette approche de la peinture ne tolère aucun repentir. Le passage de la couleur n’a lieu qu’une fois. Il est définitif et indélébile. Les pans se succèdent, s’entremêlent, s’intriquent et se chevauchent mais ils ne se recouvrent pas, ne peuvent s’annuler, s’oblitérer l’un l’autre. Chaque voile est ancré au centre de l’épais, dans la page. La peinture est irréversiblement présente comme la teinture court dans la trame et étoile le tissu imbibé. L’encre s’immisce dans la fibre qui l’informe. La fibre du papier est ce qui donne corps à ce fluide épars et insaisissable. Une coprésence de l’un à l’autre, dévoyant le papier de son statut de support. Il est médium et matière du peindre autant que la pigmentation des encres. La coloration entache le blanc et contamine la fibre et le papier offre son déroulé lisse aux pérégrinations liquides.

J’œuvre en dialogue avec la matière. Ni accident, ni maîtrise, je tente d’être à l’écoute du surgissement de la lumière et de la manifestation de la couleur. La volonté n’a que peu de prise sur l’apparaître de la peinture. La couleur arrive, dans l’étendue qui lui est offerte, que je prépare consciente de ne saisir si l’en est qu’un fragment, une aire circonscrite de l’événement qui a lieu ici et maintenant et se poursuit au-delà du cadre, au loin de la réserve, jusqu’au sol maculé de flaques étales. La dilution est parfois extrême, jusqu’à six litres d’encres s’écoulent. Les va-et-vient de la brosse se succèdent, le papier boit, la couleur est bue. La matière n’est pas outils mais agissements, mouvement et acte de la création. Le geste de la couleur s’incorpore au papier qui le fait sien.

Le bras s’allonge en gestes amples et réguliers. Un balancement et une cadence s’installent et s’accordent au cours de l’encre : accélérations liquides, ralentissements denses, stagnations sèches, fixations mates. Chaque couleur appliquée induit la suivante, les nuances et les gradations en découlent naturellement. Il faut travailler centrée et posée, en prise avec le mouvement de l’eau, l’adéquation de l’air et l’adhérence des terres. C’est une concentration lente, un allongement du temps nécessaire et une conscience aiguë de ce qui est en train de venir, ce qui arrive dans l’instant. Cependant, le geste doit être précis et sûr, rapide et léger. L’encre sèche, le papier marque à la moindre inflexion du poignet. Le pinceau est ainsi placé dans la retenue tout en constituant la réserve de la couleur à venir. L’attente est active et à l’écoute. La pensée n’impose rien. Elle se dépose plutôt et se déploie à mesure que l’encre glisse sur le papier. Jamais la dominance générale n’est envisagée à l’avance. Seule la première impulsion colorée relève d’un désir intuitif et à tâtons, le reste procède comme une danse, un pas entraînant l’autre dans l’attention portée au poids et à l’équilibre d’une jambe à l’autre et jusqu’à l’envolée.

Vue de l’exposition « Fragments d’une déposition », Galerie du jour agnès b., Paris, 2012
(photo : galerie du jour agnès b.)

Aussi, la peinture est pour moi sans intention. Elle se vit dans l’inattendu et l’invu [2]. En ce sens, elle ne peut se produire, ne peut être un produit ou une production. Elle est création de ce que l’on n’attendait pas et qui pourtant, ne pouvait pas ne pas être. L’évidence à saisir - la lumière qui arrive.

La peinture se passe et arrive en tant qu’événement et venue de la lumière. La lumière est l’événement. La main l’observe, la tait ou la retient dans son apparition. Elle a lieu, en même temps qu’elle est l’origine et la finalité de l’acte de peindre. En ce sens, l’apparaître lumineux est agissant, sa phénoménalité en constitue l’acte et le dénouement. Alors, la peinture peut être vivante. Elle ne dépend d’aucun prétexte et ne peut en constituer un commentaire. La couleur est la tonalité autant que le rythme. Un souffle, une saccade, une exhalaison, c’est selon. Le temps s’inscrit dans la matière et la suspend.

Claire Chesnier, CCXXXII, 2013
encre sur papier, 144 x 132 cm (photo : Claire Chesnier.)

Peindre à contre-courant, littéralement et métaphoriquement, c’est apposé l’espace du silence à celui de la communication. C’est faire que la peinture ne communique pas, ne se réfère à rien d’extérieur et donne pourtant à voir un certain rapport au monde et un espace ouvert au cheminement du regard et aux pérégrinations de la pensée. C’est affirmer le fragment sans être fragmentaire. Chaque œuvre est un morceau de peinture, étendue infinie et débordante, mais se constituant comme un tout. Elle s’affirme sans le heurt, la brisure, la fracture. Elle est prélèvement de l’instant de la couleur, mais sans être brève. Au contraire, le saisissement s’il a lieu est un ouvert de la durée. Chaque peinture témoigne de sa complétude, conjointe du blanc, son espace tu. Car le blanc entame, prend sur la couleur l’espace du débord : il évide le temps du hors-champ, le temps de l’excédent. Il est une ellipse de l’écoulement, de la débâcle des encres, de l’en dehors du geste qui passe et repasse le seuil de la forme. Il est un silence sur le chaos et le bigarré, sur le chamarré et le versicolore.

Le geste maintes fois répété, imprègne le papier et se déplace avec l’encre qui recouvre la trace. Cette manière de faire n’est pour moi jamais un système. Le système clôture et mécanise la main, la répétition engage la variation et la différence. Les champs colorés se succèdent sans jamais s’identifier les uns aux autres. Ils ne s’annulent pas mais déclinent leurs voiles dans une phrase rythmique, sorte de danse fluide et continue. Cette recherche s’engage dans la matière et la forme et inscrit l’homme dans sa fragilité et son impermanence. La prégnance des encres et leur imprégnation, cette coprésence du liquide et du support agit par et pour la présence d’un instantané de peinture où rien n’est pur, pas même la couleur, pas même le blanc. Où tout bruit de la porosité et de la perméabilité des matières. Traversée, la page blanche est aussi traversante, par l’entremise de sa lumière et de sa touche. Les teintes se mêlent et s’intriquent, se chevauchent et se contaminent, transmission et contagion d’une encre à l’autre. Alors la peinture côtoie et approche la teinture avec la même perméabilité : ouverte, elle œuvre dans le passage.

Claire Chesnier

Notes

[1Paul Valéry, Autour de Corot, “Pièces sur l’art”, in Œuvres II, Paris, Éd. Gallimard, 1960, p. 1307.

[2Cf. Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Éd. PUF, 1991, p. 51.

Mots-clés

capillarité couleur encre étendue fragment imprégnation perméabilité porosité temporalité

Bibliographie

Paul Valéry Autour de Corot, “Pièces sur l’art”, in Œuvres II, Paris, Éd. Gallimard, 1960.

Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris, Éd. PUF, 1991.

Pour citer cet article

, « Une profondeur légère de couleurs et de temps... ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.

https://pratiques-picturales.net/article35.html