La reprise autorisée. Gammes de couleurs et échantillons de peinture.
Résumé
Tout commence par la reprise. La peinture aurait-elle fait son temps, après avoir abandonné depuis belle lurette derrière elle les derniers monochromes que l’on ne pourra jamais peindre ? Il ne s’agit pas de ressusciter une chose aujourd’hui morte. Si elle ne s’applique pas à rétablir son ancienne magnificence, sa reprise s’applique concrètement à lui donner une nouvelle coloration. Pour reprendre un monochrome, les échantillons de tissus ou les nuanciers de couleurs ne servent pas de métaphore mais de programme. Avec le nom de ses morceaux de peinture pour produits prêts à l’emploi, le plaisir d’énoncer les couleurs se confond avec le plaisir de faire comme avec le plaisir de voir.
Plan
Texte intégral
La reprise : c’est au moins le titre de deux livres. Le plus connu, qui change la traduction précédemment admise avec La Répétition, est sans doute celui de Sören Kierkegaard. Le roman La Reprise d’Alain Robbe-Grillet, paru en 2001, y fait directement référence [1]. Non seulement il prend délibérément le même titre, mais il en porte la trace en copiant des passages, empruntant des idées, s’appropriant des personnages, des lieux, des atmosphères. Une œuvre ne serait-elle pas toujours la reprise d’une autre œuvre, signalant par là qu’elle est à tout le monde et qu’elle m’appartient ? Qu’elle n’est jamais complètement autonome mais partie constituante d’un réseau complexe lui-même composé d’autres œuvres qui pareillement m’appartiennent ainsi qu’à d’autres ?
La peinture aurait-elle fait son temps, après avoir abandonné depuis belle lurette derrière elle les derniers monochromes que l’on ne pourra jamais peindre ? Il ne s’agit pas de ressusciter une chose aujourd’hui morte, comme l’art, « quant à sa suprême destination [2] », depuis Hegel, se trouve aujourd’hui relégué dans sa représentation. Si elle ne s’applique pas à rétablir une ancienne magnificence, sa reprise s’applique concrètement à lui donner une nouvelle coloration. Pour reprendre un monochrome, les échantillons de tissus d’ameublement ou les nuanciers de couleurs ne servent pas de métaphore mais de programme. On les trouve dans le commerce tels qu’ils ne servent pas de modèle, mais fournissent un mode d’emploi. Pour paraphraser Nelson Goodman à ce sujet, un échantillon de papier peint ou de tissu teint ne possède pas seulement des propriétés de couleur ou de texture, il les exemplifie en ajoutant à la possession la référence [3]. Avec le nom de ses morceaux de peinture pour produits prêts à l’emploi, le plaisir d’énoncer les couleurs se confond avec le plaisir de faire comme avec le plaisir de voir. Tout commence par la reprise.
Pour devenir il faut savoir revenir
Le titre du roman d’Alain Robbe-Grillet, La Reprise, a été choisi en hommage à Kierkegaard dans la version plus littérale de La Reprise, proposée il y a quelques années par les éditions Flammarion. Robbe-Grillet relate une anecdote que je propose d’associer à l’analyse que fait Roland Barthes du travail de l’écriture. Il raconte avoir demandé, chez Minuit, sa maison d’édition, avant la sortie de son livre, ce que pouvait évoquer « la reprise », pour s’entendre répondre : « Des chaussettes », et finalement admettre que « dans le fond », cela lui convenait aussi : « un trou, une déchirure, que le narrateur tente de retisser [4]. » C’est avec la métaphore du tissage qu’il relie au texte, l’idée que Barthes développe d’une écriture qui entrelacerait les textes et qui ne serait pas dès lors à déchiffrer mais à démêler. L’occurrence est celle de « La mort de l’auteur » : « la structure peut être suivie, “filée” (comme on dit d’une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n’y a pas de fond [5] ». Le caractère textuel de la structure, encombré de ses idiomes ressassés, est devenu une tarte à la crème de la réflexion sur le travail de l’art. Robbe-Grillet n’en est pas dupe lorsqu’il s’amuse de la comparaison avec une chaussette.
Le premier livre écrit par Robbe-Grillet, Un régicide, s’ouvre sur une citation du Journal du séducteur qui inaugurait avec Ou bien… ou bien… l’activité éditoriale « pseudonyme » de Sören Kierkegaard. Le livre de Robbe-Grillet achevé en 1949 n’a paru en l’état qu’en 1978 après maintes corrections dont une révision complète du texte qui donna naissance à un autre roman, Dans le labyrinthe. De l’extrait donné à la page d’ouverture de son premier roman à la citation globale de La Reprise, Kierkegaard encadre les livres de Robbe-Grillet. Pour présenter sa bibliothèque personnelle à la Bibliothèque nationale de France en avril 2005, il a fait le choix exclusif de Kierkegaard (avec celui de Juan José Saer) pour expliquer comment les deux livres du philosophe danois traitent d’une même relation amoureuse entre l’auteur et sa fiancée, Régine Olsen. « Kierkegaard voulait sacrifier à Dieu ce qu’il avait de plus cher, son amour. Après ses fiançailles avec Régine Olsen, il part pour Berlin et il écrit Le Journal du séducteur où elle est représentée sous les traits de Cordelia. Il a l’espoir qu’elle lui pardonnera ce livre, que Dieu surtout, auquel il fait la preuve, comme Job, de sa capacité à tout lui sacrifier, lui donnera en retour un amour double. Ça ne marche pas, bien entendu. […] Il ne comprend pas comment Dieu a pu le trahir. Il ne l’accuse pas, mais il se dit que pour qu’une “reprise” soit possible, il aurait fallu qu’il soit le Christ. Si ça avait marché, il aurait pu penser l’être [6]. » Pour Robbe-Grillet, la référence à Kierkegaard ne consiste pas simplement à citer un texte exemplaire ; il ne s’agit pas non plus d’un collage à la façon d’un rapport de coprésence qui inclut un texte dans un autre.
La citation préliminaire d’Un régicide est un avertissement en donnant du déjà dit en exergue d’une œuvre à venir. Pour cela, les guillemets assurent moins une fonction de césure que de traits d’union entre Le Journal du séducteur et Robbe-Grillet lui-même. En reprenant ainsi la phrase particulière de la description de Johannes, le séducteur : « On eût dit que cet homme traversait la vie sans laisser de trace… et l’on peut même prétendre qu’il ne faisait pas de victimes », il peut de la même façon la récrire en 1967, presque dix ans avant la parution d’Un régicide, et la confondre à la définition de l’érotisme qu’il présente comme « un pur mouvement de l’esprit, un pur mouvement créateur qui, tel le séducteur de Kierkegaard, traverse le monde — c’est-à-dire le néant — sans y laisser de trace [7]. » Or, c’est de cette même manière que procède la reprise : non pas passivement sur place, mais tirant activement son sens du travail qui la déplace et la fait jouer constamment en avant. Reprendre, qu’il s’agisse dès lors du produit de la reprise ou de sa production, n’est donc pas seulement dupliquer à l’identique et répéter sans scrupule ; c’est surtout recommencer dans un mouvement plastique par lequel s’effectue le passage de l’identité à l’autre. La reprise est le devenir de Shéhérazade qui sauve sa vie en la racontant chaque nuit sans fin. Pour devenir il faut savoir revenir, tels les personnages de Robbe-Grillet qui reviennent d’une histoire à l’autre, comme chez Kierkegaard où ils passent d’un stade à un autre. L’auteur des Gommes en donne une illustration lorsqu’il intègre à la page 27 de sa Reprise un extrait emblématique de la première partie de La Reprise de Kierkegaard où l’auteur, sous le pseudonyme de Constantin Constantius, évoque son retour à Berlin comme un voyage pour « s’assurer jusqu’à quel point une reprise était possible ». Il confie à son « lecteur complice » combien le ressouvenir de son ancien logis avait contribué à son départ et donne la description suivante, annexée telle quelle à quelques mots près par Robbe-Grillet : « On va tout droit ; on est dans une antichambre, où s’ouvrent deux chambres de formes absolument identiques, meublées de manière absolument identique, comme lorsqu’on voit une chambre redoublée dans un miroir. » On ne peut pas se tromper lorsque Robbe-Grillet ajuste à ses mots ceux de Kierkegaard et allie sans hiatus ses sentiments de narrateur aux impressions de son modèle. Le narrateur lui-même est sujet à caution, et c’est derrière les pseudonymes et les travestissements, les simulacres et les impostures, que s’élabore une fiction qui a moins pour prétention de mettre en défaut la réalité que de la reprendre à l’image de ces objets qui se redoublent comme si on les voyait se réfléchir dans une glace. Mais l’expérience de la reprise ne se confond pas cependant avec la division du miroir. Avec l’effet mélangé d’étrangeté et de risible qu’elle provoque, la description de l’appartement du héros de Kierkegaard, ou celui de Robbe-Grillet, ressemble davantage à l’impression que l’on peut avoir devant un décor de théâtre. Les objets, pareillement aux protagonistes et aux mots qu’ils prononcent, sont bien les mêmes que ceux de la réalité mais transposés dans un nouvel espace. Ils agissent dans la reprise à l’inverse du trouble fortuit que produisent les reflets. Kierkegaard ou Robbe-Grillet peuvent témoigner de leur existence réelle, puisque ce sont eux qui les ont créés [8].
Un nouveau commencement : « une teinturerie qui va marcher »
Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin rappelle que les images furent techniquement reproductibles avec l’invention de la gravure bien avant que l’écriture ne le soit avec l’imprimerie. Il avance cependant l’idée d’un rapport ontologique entre l’art et la reproductibilité : ce sont les premières phrases qui suivent l’introduction de son célèbre texte : « L’œuvre d’art a toujours été fondamentalement reproductible. Ce que des hommes avaient fait, d’autres pouvaient le refaire [9]. » Si elle n’est pas sans faire penser au mouvement de la reprise dessinée par Kierkegaard, la formule rivalise volontiers avec la conception temporelle de la création selon Jorge Luis Borges : « Ce que fait un homme c’est comme si tous les hommes le faisaient [10]. » La logique de ce raisonnement ne s’oppose pas à la suggestion humoristique. Borges défend la même thèse à propos de Shakespeare dans une étude publiée dans le recueil des Enquêtes et intitulée « De quelqu’un à personne » ; il cite une maxime attribuée à William Hazlitt : « Shakespeare ressemblait à tous les hommes, sauf en ceci, qu’il ressemblait à tous les hommes [11]. »
C’est un raisonnement tautologique du même ordre que Marcel Duchamp adapte dans son readymade rectifié Wanted de 1922-1923 en livrant son propre portrait à la police conformément au système du bertillonnage réduisant le corps humain à la platitude d’une vue de face et de profil. Sa tête mise à prix, l’avis indique qu’une récompense de 2000 dollars reviendra pour tout renseignement permettant d’arrêter l’individu en question. Le montant fixé correspond précisément à la somme engagée par les Arensberg pour acquérir le Grand Verre qu’ils s’apprêtent à revendre à Katherine Dreier la même année 1923. La valeur matérielle de Wanted tient à un artefact pour touristes, trouvé dans un restaurant de New York, participant autant du faux que de la plaisanterie. Duchamp reprit l’avis de recherche pour l’affiche qu’il composa à l’occasion de sa rétrospective au musée d’Art de Pasadena en 1963 : une affiche dans l’affiche. Entre l’auteur recherché et l’appellation de Rrose Sélavy sous lequel il est aussi connu, le texte dresse, parallèlement aux mesures biométriques, une liste d’identités permettant de le reconnaître sous les divers faux noms de George W. Walch, alias Bull, alias Pickens, etcetra, etcetra. Le même, par ailleurs découvert sous le surnom de Hooke, Lyon et Cinquer, se serait en outre fait passer pour un obscur courtier à ses heures [12]. Or, c’est aussi lestement, comme on passe d’un nom à un autre à la manière dont on change de chemise, qu’un épisode de la vie de Duchamp devait le voir affublé du masque de « teintre [13] » après avoir renoncé à peindre tout en s’accommodant d’être artiste « en dépit de [lui]-même ». Tous les spécialistes n’ont visiblement pas relevé l’anecdote qui devait autrement amuser Duchamp malgré la faillite à laquelle elle est associée. La teinturerie qu’il ouvre à New York en compagnie du peintre Léon Hartl durant l’été 1922 ne devait cependant pas servir de couverture à d’autres desseins que de s’enrichir à peu de frais dans le commerce de la couleur. « Ai une teinturerie qui va marcher... [14] », écrit-il à Francis Picabia avec une confiance naïve en novembre 1922. Comme la consonance des verbes « peindre » et « teindre » devait l’enchanter, le masque du businessman ne pouvait lui déplaire pour autant qu’il puisse donner un nouvel éclat à ses idées dans la peinture [15].
Tiré d’une fausse publicité, le readymade Wanted brosse le portrait d’un auteur en caméléon susceptible de changer de nom aussi bien que de couleur, d’emprunter de multiples identités et de jouer différents rôles. « Une œuvre d’art sans auteur [16] » est la définition que donne Duchamp du readymade. Il complète sa réponse, lors d’une interview en 1968, en expliquant : « Le tube de peinture que l’artiste utilise n’est pas son œuvre, mais la production du fabricant. Dès lors, le peintre fait un ready-made lorsqu’il peint avec un objet manufacturé appelé “peinture” [17]. » C’est donc loin de la sentence de Jean Dubuffet opposant le geste de peindre à l’opération de teindre que le tact de Duchamp vise d’abord à choisir les couleurs en fonction de leur nom avant de les utiliser pour leurs vertus tinctoriales. Dans Fenêtre jaune cadmium, Hubert Damisch, qui a sans doute beaucoup compté pour la notoriété de la déclaration de Dubuffet [18], observe que le primat de la matière, chez le peintre des Texturologies, est voué à ensevelir les couleurs dans un profond oubli. À l’inverse, le nominalisme pictural de Duchamp s’apparente à un dictionnaire de couleurs sélectionnées sur des critères de classification. De nombreuses notes de la boîte blanche À l’infinitif attestent qu’il n’aura pas attendu la proposition de son complice Léon Hartl pour s’aventurer dans la « teinture physique » et « l’élevage des couleurs ». Les listes de teintes égrenées sur ces notes se placent dans la descendance du nuancier mis au point par Eugène Chevreul à la Manufacture des Gobelins au XIXe siècle pour permettre aux tapissiers d’appliquer les couleurs aux arts industriels. Le catalogue que réalise alors Chevreul se présente comme un atlas détaillé ordonnant les tonalités chromatiques tirées de pigments naturels à côté des nouveaux colorants synthétiques obtenus grâce aux progrès de la chimie industrielle. La dernière peinture de Duchamp, Tu m’, peinte en 1918 à la demande de Katherine Dreier, inspire une autre logique de classement des couleurs sous l’effet d’un empilement de losanges s’étirant en perspective du centre du tableau au coin supérieur gauche. Du jaune citron au noir d’ivoire, en passant par le rouge minium, le bleu de Prusse ou le vert clair, leur superposition se perd à l’infini tandis qu’un véritable boulon semble retenir sur le plat de la surface le premier losange fixé au centre. Pour décrire la perception visuelle, Alberti comparait les rayons du milieu au caméléon qui prend la couleur des éléments qui l’entoure [19]. La collection d’échantillons multicolores prend place au milieu d’un assemblage de choses peintes en trompe-l’œil et de vrais objets rivés à même la toile, comme ces épingles de sûreté attachées à une déchirure fictive. Avec les fausses ombres portées de certains de ses readymades, comme la roue de bicyclette ou le porte-chapeau, et le nuancier, dont il aurait confié la réalisation à sa sœur Yvonne [20], Tu m’ présente autant un inventaire des travaux de Duchamp qu’il constitue une nouvelle reprise de ses recherches sur le terrain de la reproduction technique. C’est de même que ce dictionnaire pictural, tel que le représente Tu m’ aux dires de son auteur, intègre son propre titre à sa gamme chromatique comme une couleur verbale ouverte à toutes les interprétations. En reprenant sous sa forme inversée la signature du pseudonyme derrière lequel Duchamp signait un an plus tôt l’urinoir Fontaine [21], l’anagramme composée de Tu m’ marque en fin de compte un nouveau commencement.
« Un producteur, est-ce un reproducteur ? »
« Un producteur, est-ce un reproducteur [22] ? » se demande Michel Serres dans son livre Le Parasite. Pour Ellsworth Kelly, la peinture constitue un travail d’assemblage engageant tout à la fois à « voir séparément et pourtant au même niveau [23] ». Tout se passe, d’après lui, à la manière dont l’écriture de Robbe-Grillet articule dans une même phrase les choses les unes par rapport aux autres en reliant la partie et le tout comme l’étrange et le déjà-vu. Les quatre couleurs du titre donné au polyptyque Red Yellow Blue White qu’il réalise en 1952 ne présentent ainsi ni forme ni fond en refusant de laisser paraître la trace de l’artiste comme sa touche personnelle. L’ensemble est composé de cinq colonnes verticales composées chacune de cinq panneaux carrés et séparées les unes des autres par des intervalles en intégrant le mur entre elles. Soit en tout 25 panneaux carrés, telles que les cinq colonnes réunies formeraient à leur tour un damier carré reposant sur un jeu de symétrie associant deux à deux les différentes couleurs des panneaux et les quatre colonnes latérales autour de la colonne du milieu. Mais si Kelly poursuit avec Red Yellow Blue White ses recherches sur la grille modulaire pour réduire toute décision individuelle, il pousse sa volonté d’anonymat en allant jusqu’à supprimer la matière même de la peinture au profit de couleurs readymade en l’espèce de toiles de coton teint achetées dans le commerce et tendues sur panneaux de bois. Le premier titre de Bon marché ne donne pas simplement un indice sur la provenance du matériau, comme un souvenir des années parisiennes de Kelly, mais atteste surtout sa volonté d’éviter toute subjectivité en s’amusant à peu de frais. Il n’est pas indifférent que Red Yellow Blue White ait été précédé par les expérimentations stochastiques de la série des Spectrum Colors Arranged by Chance (1951) exécutés à l’aide de gommettes colorées qu’il tire au hasard et dispose sur une grille selon un mode systématique prédéterminé. En se débarrassant de l’impasto et du relief, qui seraient « le propre de la peinture [24] », l’arrangement des toiles déjà teintes oppose à l’appréciation esthétique l’appellation des couleurs par leur simple nom. Tel que le titre les désigne, il ne s’agit pas autrement de nommer les couleurs de Red Yellow Blue White, comme celles de Painting for a White Wall (1952) dans la juxtaposition insolite de pans monochromes : noir, rose, orange, blanc, bleu. C’est tout le sens que devait prendre la confrontation du public avec cette dernière œuvre ainsi que Kelly en témoigne : « Les gens la regardaient en disant : cela ne suffit pas, il n’y a aucune marque dessus, cela ne veut rien dire, cela ne rime à rien [25]. » Les évidences se prêtent souvent aux malentendus : alors que les toiles de Kelly ne montreraient rien, sinon des couleurs, aux dires de ces spectateurs interdits, « c’est exactement de quoi il s’agit, selon lui : d’énoncer des couleurs [26]. »
Des fantômes de fantômes
Force est bien d’admettre que « l’art découle toujours de l’art [27] », comme en convient Ellsworth Kelly alors qu’il est interrogé en 1991 sur ce qu’il pense du renouveau de l’art abstrait à la fin des années 1980. C’est à l’instar de la vie elle-même que l’art est dialogique de par sa nature comme de par sa fonction. Comme « vivre signifie participer à un dialogue [28] », selon le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, la reprise n’a rien de commun ni avec le sens univoque de l’influence ni inversement avec l’acception irrégulière de l’appropriation.
Un exemple emblématique est fourni par le projet de l’artiste américaine Sherrie Levine de produire une nouvelle lecture du fameux texte de Barthes, « La mort de l’auteur », publié en 1968 dans la revue Aspen, et devenu depuis une tarte à la crème de la critique appropriationniste. L’interprétation de Sherrie Levine renvoie aux copies qu’elle exécute sous la mention générique « after » pour désigner les reproductions d’œuvres auxquelles elle recourt : elle joue sur le double sens du mot qui signifie à la fois après et d’après pour signaler sa position seconde de reproductrice. C’est la thèse qu’elle reprend de l’essai de Barthes sur le renversement de l’auteur en « scripteur » – sans mentionner naturellement son nom –, en démarquant ses idées dans leur traduction anglaise sobrement titrée « Déclaration » et publiée en 1982 : « Semblables à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, nous montrons le profond ridicule qui est, précisément, la vérité dans la peinture. Nous pouvons seulement imiter un geste qui est toujours antérieur, jamais original. Le plagiaire, qui succède au peintre, ne porte plus en lui de passions, d’humeurs, d’émotions, d’impressions, mais plutôt cette immense encyclopédie dans laquelle il puise [29]. »
De façon analogue aux œuvres qu’elle intitule After, suivi du nom de l’artiste auquel elle emprunte l’objet de sa reprise, la « Déclaration » de Sherrie Levine est à la fois un calque intertextuel des mots de Barthes et un modèle de dérision formelle de l’image de l’art et de son histoire vue au travers de la figure de l’auteur. Elle opère la même stratégie de translation avec des photographies dupliquées à partir des reproductions de maîtres de la photographie, comme Rodtchenko ou Walker Evans, et avec des gouaches qu’elle peint délicatement au format des chefs-d’œuvre de la peinture moderne occidentale imprimés au format de carte postale. Mais une résistance peut toujours s’opposer à l’identification visuelle du modèle : la gravure sur bois After Mondrian de la série Meltdown de 1989, a été tirée à partir d’une image scannée de Composition n° 2 de Mondrian en la résumant à douze pixels à l’aide d’un programme informatique. La série comprend trois autres gravures dont la charte chromatique a été prélevée sur la surface de tableaux de Monet et de Kirchner, et de l’inévitable L.H.O.O.Q. Hormis la compression de l’abstraction d’origine, la réduction d’une peinture à une gravure n’est pourtant pas une nouveauté : ce n’est pas en d’autres termes que Poussin brocarde ses contemporains asservis à la répétition tout en convenant que « la pauvre peinture est réduite à l’estampe [30] ».
La comparaison entre l’article de Barthes et la déclaration de Levine fait apparaître deux différences : la première signale une rédaction postérieure, largement abrégée et fragmentaire, à la manière d’un collage morcelé et bigarré (les quatre premières phrases ne proviennent pas de la même source). La deuxième différence porte sur le vocabulaire qui substitue à la terminologie de la littérature celle de la peinture : les mots de tableau, image, peinture, peintre et spectateur remplacent en conséquence ceux de texte, mot, auteur et lecteur. Mais la caractéristique principale repose sur la nature fonctionnelle des textes quant à leurs intentions et leurs destinations respectives. Elle marque la différence de leur signataire et de leur statut. Si tout semble les rapprocher, à la manière dont la pensée de Barthes se reflète dans les propos de Levine, c’est inversement seulement en apparence que la déclaration de l’artiste peut être tenue pour un simple plagiat de son modèle intellectuel. Elle a pour effet de mettre en fiction la théorie dont sa déclaration est issue à l’exemple des reproductions qui sont à l’origine de ses travaux. « Les images que je fais, dit-elle, sont vraiment des fantômes de fantômes [31]. »
En dépit du paradoxe, il n’y a pas de justification à écarter la raison du plaisir dans le mouvement de la reprise, et encore moins à la condamner, ni dans la conduite physique et matérielle, ni dans la dimension réflexive. La délégation de la fabrication des objets n’altère pas foncièrement la condition du plaisir qui est alors pris par procuration. On ne retrouve évidemment pas moins cette condition dans la distanciation de principe que Duchamp affiche en ouvrant une teinturerie pour se détacher de soi ou dans la propension à l’anonymat qui gouverne la peinture d’Ellsworth Kelly fasciné par l’art collectif du Moyen-Âge. Ce n’est pas un hasard si Levine tient à souligner l’attention qu’elle porte à la fabrication de ses œuvres : « Il y a une espèce de solitude pendant qu’on fait une peinture ou un dessin qui procure une forme particulière de plaisir. J’aime passer mon temps à ça [32]. » Si la durée ne peut pas davantage que le plaisir justifier la qualité de l’œuvre exécutée, il y a dans ces moments passés au travail artistique ce mélange de gravité et d’humour que l’on trouve dans l’abandon à certaines occupations domestiques. Pour nombre d’entre elles, elles se partagent entre passivité et activité sans que la frontière ne soit foncièrement affirmée.
La reprise ne conditionne ni au mimétisme ni à la servilité. Au contraire. C’est de façon comparable aux propos que Robbe-Grillet attribue au narrateur de sa Reprise qu’elle agit comme une puissance en acte. Ses commentaires embrouillant nombre de considérations – de l’ouragan qui a ravagé la Normandie lors du passage à l’an 2000 à la ville de Berlin sous les décombres, en passant par la réécriture de son roman –, il écrit de la sorte : « J’ai souvent parlé de la joyeuse énergie créatrice que l’homme doit sans cesse déployer pour reprendre le monde en ruine dans des constructions nouvelles [33]. »
Qu’il puisse sembler insignifiant, voire illusoire, l’entrain requis pour recommencer ne saurait certainement être démenti. Reprendre ne consiste pas à remettre en l’état mais à produire à nouveau autrement tout en acceptant d’en rire. L’absurdité comique est la dernière forme du risible que Bergson analyse en conclusion de son essai Le Rire. Il la définit dans une propension singulière à se couper du monde sans que rien ne lui échappe. Tel le Witz, l’absurdité comique invente des rapports : c’est dans la distance que la perception des images fait sens. Le jeu réside dans l’assemblage des formes et des idées qui naissent de la rupture avec la logique ordinaire. On le voit effectivement dans l’œuvre de la reprise où l’application patiente du geste se redouble constamment d’une tension intellectuelle et dans le même temps à l’inverse se libère de toute pensée à son sujet. L’assujettissement du travail inclut la liberté d’une pensée qui nous rappelle constamment à l’œuvre et à autre chose. « Ce qu’il faut, c’est ne pas perdre le sens de l’humour, car ce n’est que de l’art [34] », rappelle Sherrie Levine qui peut craindre le sérieux des regards que l’on porte sur sa pratique. Sa boutade rejoint ici l’idée de Bergson qui rappelle la médiation active du spectateur dans la représentation : « Notre premier mouvement est de nous associer à ce jeu. Cela repose de la fatigue de penser [35]. »
Notes
[1] Voir Sören Kierkegaard, La Reprise [1843], traduit du danois par N. Viallaneix, Paris, GF Flammarion, 1990. Les précédentes traductions du « petit livre » attribué au pseudonyme Constantin Constantius optaient pour le terme de « répétition ». Le titre du roman d’Alain Robbe-Grillet, La Reprise (Paris, Minuit, 2001) constitue dès lors une première citation contemporaine de cette version.
[2] Georg W. F. Hegel, Esthétique [1835], volume 1, traduit de l’allemand par S. Jankélévitch, Paris, Flammarion Champs, 1984, p. 34. En conclusion de la première section du premier chapitre de son introduction à l’esthétique, Hegel écrit : « […] l’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé. De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation. »
[3] Voir Nelson Goodman, Manières de faire des mondes [1978], traduit de l’anglais par M.-D. Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 85-94, 167-172.
[4] Alain Robbe-Grillet, entretien [2000], Le Voyageur [2001], Paris, Seuil, Points, 2003, p. 583-584.
[5] . Roland Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, Points, p. 68.
[6] Cité dans Jean-Marc Terrasse, « Cent fois sur la reprise… », Le Magazine littéraire, n° 441, avril 2005, p. 17.
[7] Alain Robbe-Grillet, « L’ordre et son double » [Préface à La Nouvelle Justine de Sade, 1967], Le Voyageur, op. cit., p. 102.
[8] Voir Alain Robbe-Grillet, « Post-scriptum » [2001], ibidem, p. 600.
[9] Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1936], traduit de l’allemand par C. Jouanlanne, Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, Arts et esthétique, 1997, p. 19.
[10] . Jorge Luis Borges, « La Forme de l’épée » [1942], traduit de l’espagnol par P. Verdevoye, Fictions, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1993, p. 520.
[11] Jorge Luis Borges, « De quelqu’un à personne » [1950], Autres inquisitions, traduit de l’espagnol par P. Bénichou et S. Bénichou-Roubaud, ibidem, p. 780.
[12] Le texte de l’affiche dit : WANTED/$2,000 REWARD/For information leading to the arrest of George W. Welch, alias Bull, alias Pickens, etcetry, etcetry. Operated Bucket Shop in New York under name Hooke, Lyon and Cinquer. Height about 5 feet 9 inches. Weight about 180 pounds. Complexion medium, eyes same. Known also under name RROSE SÉLAVY. Le théoricien de l’art Thierry de Duve analyse ce texte en notant d’abord que, avec Wanted, la liste des alias de Duchamp « s’ouvre à l’infini. » Les jeux de mots abondent dans ce court texte, à propos duquel De Duve écrit notamment : « Un auteur est recherché, mais à croire le trouver sous son nom propre, on goberait l’hameçon “hook, line and sinker” » (Résonances du readymade, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989, p. 27, 30). Difficile toutefois d’en appeler à la traduction pour justifier toute interprétation comme ont pu le faire certains commentateurs en changeant « Bucket Shop » par teinturerie louche. Voir en particulier Michel Butor (« Reproduction interdite », Critique, n° 384, mars 1975, p. 270) et André Gervais qui reprend la traduction de Butor (La Raie alitée d’effets. À propos of Marcel Duchamp, Québec, Hurtubise, 1984, p. 30-31). Je remercie tout spécialement Alain Le Provost pour son indéfectible fidélité et son concours sans faille sur ces points litigieux liés à l’herméneutique duchampienne. Son insatiable curiosité, son goût pour la précision associés à sa profonde connaissance de Duchamp ne trouvent guère de pareil sinon dans le cercle des amis de l’auteur de Tu m’. C’est aussi grâce à Alain Le Provost que j’ai bénéficié, parmi ces amis fidèles, de l’aide précieuse de Monique Fong et de Paul B. Franklin. Qu’ils soient ici assurés de toute ma gratitude.
[13] Voir Robert Lebel, « Marcel Duchamp. Poils et coups de pied en tous genres », Sur Marcel Duchamp, Paris, Trianon Press, 1959, p. 97 : « […] on sait qu’il a volontiers pris le masque du “businessman” de style américain, par exemple en participant à la gestion d’une teinturerie à New York, ce qui lui permit surtout de se targuer un moment de la qualité de “teintre”. » Voir également Linda Dalrymple Henderson, Duchamp in Context. Science and Technology in the Large Glass and Related Works, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 213 : « […] Couture had been an occasional touchstone for Duchamp’s earlier work, and in the 1920s and 1930s he would become increasingly interessed in the realm of textiles, finding there concrete manifestations for his optical concerns and his infrathin speculations. In 1922 Duchamp even explored fabric dyeing as an alternative to the painter’scraft, briefly forming a partnership wih Leon Hartl in a dye shop in New York, so that he could, as he said, be a teintre rather than a peintre. »
[14] Lettre de Marcel Duchamp à Francis Picabia, novembre 1922 [lettre 59], dans Francis M. Naumann & Hector Olbak, Affect Marcel. The Selected Correspondance, Londres, Thames & Hudson, 2000, p. 126. Dans une lettre envoyée de New York à Man Ray pendant l’été 1922, Duchamp écrit : « I am a businessman – Hart and I bought a dye shop – He dyes and I keep books – If we are successful, we don’t know what we will do. » [lettre 55], dans ibidem, p. 121. Voir Calvin Tomkins, Duchamp. A biography, New York, Henry Holt and Company, 1996, p. 245 : « [Léon Hartl] […] happened to be an expert on aniline dyes. He had made his living in Paris dyeing ostrich and other rare feathers for milliners and couturiers, and in 1922, when a New York entrepreneur offered to set him up in a fabric and feather-dyeing shop, Hartl asked Duchamp to come in as an equal partner. Duchamp, who had plenty of free time, saw no reason to refuse. He borrowed three thousand francs from his father to finance his share and lost it all when the business went belly up six months later. »
[15] Voir Marcel Duchamp, Interview with James J. Sweeney [The Museum of Modern Art Bulletin, vol. xiii, n° 4-5, New York, 1946, p. 19-21] : « I was interested in making painting serve my purposes, and in getting away from the physicality of painting. […] I was interested in ideas, not merely in visual products. I wanted to put painting once again at the service of the mind. » Voir Duchamp du signe, écrits réunis et présentés par M. Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 171 : « Je voulais m’éloigner de l’acte physique de la peinture. […] Je m’attachai à mettre la peinture au service de mes objectifs, et à m’éloigner de la “physicalité” de la peinture. […] Je m’intéressais aux idées – et pas simplement aux produits visuels. Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit. » La traduction donnée dans le texte d’introduction du catalogue de l’exposition Marcel Duchamp, la peinture, même, tend à trahir le sens des propos de Duchamp : « J’étais nettement plus intéressé à recréer des idées dans la peinture » (Paris, Centre Pompidou, 2014, p. 22).
[16] Marcel Duchamp, interview avec Francis Roberts, « I Propose to Strain the Laws of Physics », Art News, LXVII , n° 8, december 1968, p. 67.
[17] Ibidem. Voir également « À propos des ”Ready-mades” », le bref exposé de Duchamp donné au musée d’Art moderne de New York lors du symposium The Art of the Assemblage, le 19 octobre 1961 : « Comme les tubes de peintures utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d’assemblage. », Duchamp du signe, op. cit., p. 192.
[18] Voir Hubert Damisch,Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, Essai, 1984, p. 116-117. Damisch donne par deux fois la phrase de Jean Dubuffet telle qu’on la trouve en exergue d’un paragraphe des « Notes pour les fins-lettrés » dans Prospectus et tous écrits suivants, tome I, Paris Gallimard [1967], 1986, p. 71 : « Teindre c’est changer la couleur et rien de plus. Mon mouchoir, mes chaussettes, je les trempe avec une boule (de rouge), je n’en modifie pas appréciablement les qualités essentielles. La fine toile légère reste fine toile légère, la grossière reste grossière, le coton reste coton et la laine laine. Tandis que le peintre transmue ; il sait manier ses enduits de manière à transformer ce linon délicat (ou ce mur) en substance de feuille d’arbre, de bois équarri, ou d’écorce, de coquille d’œuf, de faïence ou de plancher sale, de peau de reptile ou de poisson, de silex ou d’ardoise, de crème, de glace, de peluche, de moire ou de velours, ou de sol pierreux. » Voir au sujet de cette distinction, les propos tenus par Barnett Newman dans sa lettre à Clement Greenberg, le 9 août 1953, pour corriger les « erreurs factuelles » commises par le critique dans son article « Peinture à l’américaine » dans lequel Newman était cependant présenté comme un peintre « majeur ». L’une de ces erreurs concerne le fait que Newman se voit comparé à Rothko qui « imbibe[rait] sa toile de peinture, pour obtenir un effet de teinture ». Or, d’après Newman, « pour le lecteur, les mots “imbibe” et “teinture” impliquent que la surface soit comme teintée d’une couleur semblable à de la teinture. Voilà une description qui pourrait convenir à la surface de Rothko mais, en ce qui concerne mon travail, c’est une erreur, un contresens complet. Vous savez que ma pâte est lourde, massive, directe, à l’opposé d’une teinture. Si vous vouliez donner une idée de l’image unique, totale, que produisent mes tableaux, vous auriez dû distinguer entre ce qui est “teint” et ce qui forme un tout, comme découpé ou estampé par des matrices. Je pense que ces variations sur votre vocabulaire donnent une image plus juste de la matérialité de ma peinture que les rapprochements erronés que vous avez établis. » (Écrits, traduit de l’américain par J.-L. Houdebine, Paris, Macula, 2011, p. 300).
[19] Voir Alberti, De la peinture [1435], traduit de l’italien par J.-L. Schefer, Paris, Macula, Dédale, 1992, p. 89.
[20] Voir Jacques Caumont et Françoise Le Penven, Système D. Roman, même si véridiques sont, de Marcel Duchamp, Paris, Pauvert, 2010, p. 229. Duchamp confia par ailleurs l’image de la main pointant l’index à un peintre d’enseignes (A. Klang). Dans sa note sur Tu m’, Arturo Schwartz témoigne de la désaffection dans laquelle Duchamp tenait sa dernière peinture : « I have never liked it because it is too décorative ; summarizing one’s Works in a painting is not a very attractive form of activity. » (The Complete Works of Marcel Duchamp, New York, Delano Greenidge, 2000, p. 658).
[21] Transposition homophonique inversée de Tu m’, Mutt est le pseudonyme derrière lequel Duchamp signait l’urinoir Fontaine pour le soumettre à l’appréciation du comité de sélection de la Société des Artistes Indépendants dont il faisait partie en qualité de responsable de l’accrochage. Le rejet de l’œuvre, avant l’inauguration de l’exposition au Grand Central Palace à New York le 10 avril 1917, par la majorité des dits indépendants, dont Katherine Dreier, entraina la démission de Duchamp et de William Arensberg le « Managing Director » du comité. Parmi les nombreuses significations possibles du pseudonyme choisi, on retiendra l’explication de l’auteur lui-même associant dans un même tour le nom de l’entreprise Mott Works où il avait acheté l’urinoir et le nom de Mutt, héros farceur d’une bande dessinée populaire de l’époque, dont les blagues mystificatrices devaient favoriser le rapprochement avec les airs de canular de Fontaine. Dans ses entretiens avec Pierre Cabanne, Duchamp explique que le titre Tu m’ est quant à lui dépourvu de sens dans la mesure où il peut être complété par n’importe quel verbe commençant par une voyelle (Marcel Duchamp, Ingénieur du temps perdu [1967], Paris, Belfond, 1977, p. 102-103).
[22] Michel Serres, Le Parasite, Paris, Grasset, 1980, p. 110.
[23] L’observation de Kelly établit un parallèle entre ses recherches et ses lectures d’Alain Robbe-Grillet. C’est à la suite d’une question d’Ann Hindry en janvier 1992 sur sa connaissance des écrivains du Nouveau roman qu’il répond : « Je me rappelle avoir lu un passage d’un livre de Robbe-Grillet où il décrit le quai puis le bateau puis l’eau et avoir pensé “c’est exactement comme cela que j’essaie de voir, séparément et pourtant au même niveau.” » (« Conversation avec Ellsworth Kelly », Artstudio, n° 24, Spécial Ellsworth Kelly, printemps 1992, p. 16).
[24] Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium, op. cit., p. 296.
[25] Ellsworth Kelly, « Interview par Paul Taylor », Artstudio, n° 24, op. cit., p. 152.
[26] Ibidem.
[27] Ibidem, p. 153.
[28] Mikhaïl Bakhtine [1961], cité dans Tzvetan Todorov, Le Principe dialogique, Paris, Seuil, Poétique, 1981, p. 149.
[29] Sherrie Levine, « Five Comments », dans Brian Wallis ed., Blasted Allegories. An Anthology of Writtings by Contemporary Artists, New York, The New Museum of Contemporary Art, 1987, p. 92.
[30] Nicolas Poussin, Lettre à Chantelou, Rome, 7 avril 1647, Lettres et propos sur l’art, Paris, Hermann, Savoir, 1989, p. 129.
[31] Interview avec Jeanne Siegel, « After Sherrie Levine », Arts Magazine, n° 59, juin 1985, p. 141-144.
[32] Sherrie Levine, propos recueillis par Gerald Marzorati, « Art in the (Re)Making », Artnews, 85, n° 5, mai 1986, p. 90-99. « There is something about the solitude while making a painting or a drawing that is a certain kind of pleasure. I like passing the time that way. »
[33] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, op. cit., p. 82.
[34] « I think there is a long modernist tradition of endgame art – starting with dada and the suprematists, if you like, and a lot of artists have made the last painting ever to be made. It’s a no-man’s land that a lot of us enjoy moving around in, and the thing is not to lose your sense of humor, because it’s only art. » « From Criticism to Complicity. After the “Pictures” generation », Flash Art, n° 129, été 1986, p. 49. Le propos de Sherrie Levine est extrait d’une discussion menée entre Peter Nagy et plusieurs artistes de la génération « Pictures » dont le nom fait référence à l’exposition Pictures organisée par Douglas Crimp à l’Artists Space en 1977 : Haim Steinbach, Ashley Bickerton, Philip Taaffe Peter Halley, Jeff Koons. Il conclut la discussion menée à la Hearn Gallery de New York le 2 mai 1986.
[35] Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1899], Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 149.
Bibliographie
Walter Benjamin, Sur l’art et la photographie, traduit de l’allemand par C. Jouanlanne, Paris, Carré, Arts et esthétique, 1997.
Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1993
Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, Essai, 1984.
Sören Kierkegaard, La Reprise [1843], traduit du danois par N. Viallaneix, Paris, GF Flammarion, 1990.
Tzvetan Todorov, Le Principe dialogique, Paris, Seuil, Poétique, 1981.
Pour citer cet article
Christophe Viart, « La reprise autorisée. Gammes de couleurs et échantillons de peinture. ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.