Grand écart

ou quand la toile devient toile de Jouy

Résumé

En s’attaquant à la transformation de la peinture, Pascal Pinaud et Miguel Angel Molina s’affranchissent des limites de la toile et du tableau. Les deux artistes ont en commun un rapport à l’objet du quotidien, détourné ou retravaillé pour le premier, support du médium pour le second jusqu’à devenir objet-peinture. Dans les deux cas, la couleur est un non-choix et le temps est à l’œuvre, dans une patiente référence aux savoirs faire du passé ou dans un irrémédiable accident qui fige aussi l’espace. Ce qui a lieu a eu lieu et le regard sur la peinture n’en sort pas indemne.

Plan

Texte intégral

Des canevas sont apposés sur l’avers dans une composition présentée à l’endroit et installée dans le premier vestibule à l’entrée du musée de la Toile de Jouy lors de l’exposition Peindre n’est [-ce] pas Teindre ? L’œuvre de Pascal Pinaud accueille le visiteur, défie les lois du genre et le temps long attaché au lieu. Un peu plus loin, sitôt passé le seuil de la grande salle d’exposition, un diable, dressé à la verticale sur ses roues, tend ses poignées au premier qui entre et le voit de dos. Sans toile en attente de transport ni ballots en souffrance, une planche de bois, verticale elle aussi, inscrit son double dans le format, horizontalement, au sol. Une flaque de peinture de forme rectangulaire, un « splash », un miroir, vertical - horizontal s’est figé en blanc et rose, un rose façon « Toile de Jouy ». Tache, tâche, touche, impression sont les mots qui viennent devant le travail de Miguel Angel Molina.

Envers, revers, avers, les peintures de Pascal Pinaud et de Miguel Angel Molina ont en commun ce retournement du sens commun. Rien d’autre pourtant ne semble les réunir sinon quelques rapports à l’espace et la question de la matérialité de la peinture. Cependant, si aucun des deux artistes ne semble attacher de l’importance à la couleur, elle est omniprésente, récurrente, évidente et toujours issue de l’expérience du quotidien.

Tzvetan Todorov, dans Eloge du Quotidien [1], souligne « l’espèce d’acuité dans le regard de la peinture, que l’on ressent lorsqu’on est en face ». À des siècles de distance, le quotidien reste une inépuisable source d’inspiration.

En donnant à regarder ce qui ne se regarde pas, s’expose une peinture concrète et une réalité de la peinture. Choisir la « non-couleur », l’objet dans son « dedans », c’est opérer une mise à distance, pouvant aller jusqu’à rejouer la nature morte voire même la scène de genre. Mais, loin de manifester une crise de la peinture, ici le revers opère comme un retournement vers une peinture élargie, une peinture actuelle.

Regarder la peinture à l’envers, en marge de la peinture, loin du chevalet.

Le titre de l’exposition pose une question à laquelle les œuvres de Pascal Pinaud et de Miguel Angel Molina semblent répondre d’emblée positivement et de manière peut-être moins éloignées qu’il n’y paraît de prime abord. Les verbes « peindre » et « teindre » peuvent ici être associés dans un prolongement à ce que l’on nomme une peinture élargie, c’est-à-dire une peinture où le médium ne s’impose pas mais, qui néanmoins, est à la fois traversée et traverse pleinement l’histoire de la peinture. Le mouvement que Pascal Pinaud imprime à son travail depuis plus de vingt-six ans relève de la translation, du passage d’un état de la peinture à un autre. Il a été qualifié de ’transpainting’ [2]. L’artiste insiste sur son refus de la peinture dite « de chevalet », ce qui est incontestable au plan de sa pratique picturale - Pascal Pinaud travaille à plat, à l’horizontale. Tendant à sublimer la réalité en s’appuyant sur le réel ou sur ses indices, ses traces, il n’en peint pas moins des tableaux ou façonne des reliefs (on pense ici à la terre chamottée [3]), se rapprochant ainsi de l’œuvre traditionnelle à laquelle il donne une vie nouvelle, une vie prolongée par son intervention de peintre sur l’objet, la représentation et le temps. Celui qui signe PPP (Pascal Pinaud Peintre) a donc retourné le gant, nous invitant à en regarder les coutures, la rugosité et les imperfections cachées plus que la douce peau des apparences.

Miguel Angel Molina, Peinture en forme de flaque de peinture, (...)

Miguel Angel Molina, Peinture en forme de flaque de peinture, 2009.

Peinture sur film plastique et vitrificateur, dimensions variables. "L’empathie des parties". CRAC. Sète. 2009

Si, chez Pascal Pinaud, l’envers opère comme un témoin de la réalité, témoin au sens d’échantillonnage dans une série de tests, le travail de Miguel Angel Molina (MAM, comme il se présente lui-même) le conduit aux marges de la peinture, déposée au sol dès l’entrée du musée. De la marge, il en est toujours question lorsqu’il œuvre aussi, physiquement, sur les franges de la peinture, comme sur ces bordures de certains tableaux évidés, dont il a découpé la surface rectangulaire centrale [4]. Quand il ne reste plus de matière à laquelle se raccrocher, l’œil se fixe sur les bords. Dérouté, le regardeur tente de se saisir de la rampe que MAM a éloignée en la recouvrant de sa peinture épaisse. La matérialité du médium est criante. Il a été trituré en tous sens, comme un objet malaxé et dégoulinant, surtout lorsqu’il est saisi à pleine main. En marge du tableau traditionnel, de la toile et du châssis, l’artiste fait sortir la peinture de ses gonds, la pousse hors des rails, hors des limites de son format. Il l’élargit comme on dit d’un prisonnier qui vient d’être libéré. Avant de tendre à cet élargissement de la peinture, MAM, à ses débuts, faisait des aquarelles, dont la fluidité est une des caractéristiques. Aujourd’hui, il dit que sa peinture se dévoile, se déploie en glissant vers le sculptural. Un lien de cohérence ne peut manquer de s’établir de l’une à l’autre, toujours dans cette peinture malléable qui se répand jusqu’à faire appel à certaines parties du corps, comme la main. MAM utilise vraiment la peinture comme une peau à part entière, qui recouvre le corps, égare l’esprit et recouvre des objets comme autant de repères familiers qui se perdent dans le médium. Le tableau qui tombe par inadvertance reste au sol et fait œuvre. Chez Pascal Pinaud, la peinture s’empare aussi des objets pour revendiquer l’humanité de la possible malfaçon, avec ses débordements et ses aléas. On pense au Principe d’Equivalence. Création Permanente de Robert Filliou « bien fait - mal fait - pas fait ». L’histoire de l’art n’est jamais loin quand Pascal Pinaud évoque sa pratique. Il rappelle aussi volontiers cet échange entre Cézanne et le docteur Gachet qui lui avait commandé un portrait. Ce dernier ayant remarqué qu’on voyait encore la toile à la commissure entre deux doigts et qu’il fallait donc retravailler le tableau, Cézanne répliqua que l’ajout d’une seule touche l’obligerait à le recommencer tout entier.

La « non-couleur », une redéfinition d’une réalité de la peinture.

Pascal Pinaud et Miguel Angel Molina ont en commun un rapport à la couleur qui se définirait par un choix : celui de ne pas la choisir. La couleur qu’on ne choisit pas pour elle-même peut ainsi entrer dans la palette de la « non-couleur » et la négation devient affirmation. Cependant, la couleur existe bien, chez l’un comme chez l’autre. Pour Pascal Pinaud s’emparant d’un objet usuel, la couleur n’est pas associée à la peinture - la couleur est inhérente au matériau choisi, déjà contenue dans le point de départ de son travail. La couleur n’est pas le prétexte à sa pratique picturale. En ne se posant pas la question de la couleur, il se concentre sur l’idée motrice de son travail. La peinture est ailleurs, les motifs aussi. Ainsi, des rondins de bois vendus dans une grande enseigne de bricolage ont leur couleur « bois », voire faux bois. Ne choisissant pas une couleur plutôt qu’une autre, il cherche une idée au travers d’une représentation, comme celle de rondins de bois, par exemple. Ce faisant, il parvient à se dégager, à s’abstraire de la représentation en utilisant l’objet pour lui-même et fait advenir une composition, faite avec des séries de stères de bois photographiés [5].

Pascal Pinaud, Stères, décembre 2006 - avril 2007

Pascal Pinaud, Stères, décembre 2006 - avril 2007

tirages numériques contrecollés sur Dibon et vernis, 153x123x10,5cm.

Invité à exposer à Jouy-en-Josas, il a choisi de montrer trois oeuvres existantes dont deux ayant pour origine la toile éponyme. Mais, il a hésité devant l’évidence, alors qu’il n’avait jamais imaginé exposer un jour dans ce musée de tradition. De la toile de Jouy à Jouy, Pascal Pinaud a-t-il songé à l’émergence d’une possible tautologie ?

Pour l’une, il a (re)-peint patiemment, un à un, les motifs bleus de cinq tonalités différentes, allant du sombre jusqu’au clair. Pour la deuxième, il a découpé des motifs typiques de Jouy pour en faire des camés incrustés sur la toile, tandis que pour le troisième tableau, celui qui accueille le visiteur à l’entrée, il a utilisé un canevas au motif populaire maintes fois reproduit par l’industrie de la décoration mais pris par sa face interne pour en montrer la fabrication. Pascal Pinaud l’affirme : « à chaque geste, avec les erreurs, les faiblesses et les qualités de la main, tout est remis en question constamment et rien n’est jamais gagné. Le rapport à l’espace et le rapport à la couleur n’existent que dans le vrai ».

À l’opposé, le vrai, pour Miguel Angel Molina, ne serait pas dans la couleur même si l’on remarque que la pièce qu’il expose n’est pas sans rappeler des gammes chromatiques de la toile de Jouy. L’artiste parle volontiers de subjectivité dès qu’on aborde la question de la couleur qu’il affirme ne pas l’intéresser, ne pas être première dans sa pratique. Pourtant, ce rose a bien été choisi, à moins qu’il ne soit ici qu’affaire d’intuition. Lorsqu’on retrace le parcours de MAM, le médium peinture est omniprésent tandis que la couleur accroche l’oeil, interpelle le regardeur et renvoie à un système visuel appartenant aux mass-media. Cette couleur, souvent réservée à la signalétique, opère une transformation des codes couleur qui dialoguent entre le beau, le vulgaire et les goûts, le bon et le mauvais.

Ici se situent bien des différences avec Pascal Pinaud et ses décors hérités de l’histoire de l’art mais diffusés de longue date au travers d’objets populaires souvent synonymes de goût douteux. Mais, des canevas pour le coin du feu, des porcelaines peintes pour murs de cuisine ou de la toile de Jouy pour petit coussin sont repositionnés dans une suite de pirouettes où le peintre déploie, avec un immense respect, des raffinements de pratique quasiment obsessionnels. Pascal Pinaud ne maltraite jamais la matière, il y va au petit pinceau dans les ouvrages de dame ou explore les possibilités offertes par les traitements de surface en carrosserie automobile, jusqu’à la perfection, en laissant au constructeur le choix initial de la couleur.

Pascal Pinaud, Sans titre, Mai 2004 - Juillet 2005

Pascal Pinaud, Sans titre, Mai 2004 - Juillet 2005

Acrylique, gel médium sur tissus d’ameublement contrecollé sur bois, 120 x 180 x 12,5 cm.

Objet du quotidien, objet de la peinture, peinture objet.

Si la couleur n’est pas l’objet d’un choix pleinement revendiqué, il n’en est pas de même pour la place de l’objet dans la pratique de Pascal Pinaud ou celle de Miguel-Angel Molina. Cependant, cette présence d’un objet, le plus souvent choisi dans le plus banal du quotidien, ne semble pas recouvrir la même intention chez l’un ou chez l’autre. Comme dans un improbable inventaire de cession de fonds de commerce se révèle l’itinéraire de ces glaneurs solitaires, chineur de brocante pour PPP qui prolonge avec cœur la vie de ce qu’il attrape, attrapeur de mouvement pour MAM qui fige la matière comme dans une catastrophe irrémédiable. L’objet inspire le premier, non sans délicatesse, mais semble désespérer le deuxième en provoquant un geste d’arrêt définitif. Chez MAM, l’épaisseur qui épouse les objets transforme la peinture même en objet alors que l’objet qu’elle emprisonne, perdant sa fonction initiale, a changé de statut. Faut-il y voir comme un ready-made élargi ? Plutôt que de faire référence à Marcel Duchamp, MAM préfère se situer dans un prolongement plus récent de l’histoire de la peinture qui recommencerait avec Pollock et ne renierait pas l’énergie juvénile des questionnements de Supports/Surfaces. Molina traite la peinture, prise en tant que substance malléable, comme matière première et dernière, comme une fin en soi. Mais peut-on parler ici d’art concret, une question souvent posée à l’artiste ? MAM parle plus volontiers de peinture concrète, voire très concrète parce que physiquement presque quantifiable, pondérable. On pense à Marcelin Pleynet douchant d’une boutade les brûlantes controverses sur la peinture abstraite, devenue soudain tout à fait concrète lorsqu’un tableau « abstrait » vous tombe sur les pieds.

Miguel Angel Molina, Windows, 2014

Miguel Angel Molina, Windows, 2014

Peinture aérosol sur tables de camping, 60x80x70cm chaque une. "L’effet McGuffin". Les Salaisons. Bagnolet. 2014

Quand la peinture a été déversée sur une poignée de porte, une rampe, un mètre pliant, une étagère ou sur une voiture miniature, quand elle n’a pas été répandue à même le sol, elle devient aussi objet muséal pour lieux d’exposition. On interrogera, dès lors, l’écart entre la présence réelle de l’objet et sa représentation dans le travail de MAM, une peinture faite objet et qui fait voir davantage la peinture que l’objet qu’elle recouvre ou même qui le constitue. Entre la peau de la peinture et le pot qui l’a contenue, l’objet sous-jacent, qui fait mémoire et rend à tous présent le quotidien, peut aussi entraîner le peintre vers une réinterprétation de l’ancestrale scène de genre.

Pascal Pinaud, Sans Titre, Novembre 2010 - Janvier 2011

Pascal Pinaud, Sans Titre, Novembre 2010 - Janvier 2011

Tissu d’ameublement contrecollé sur bois, canevas, gel médium, 190 x 137 x 10 cm.

C’est ici qu’une discrète jonction s’opère avec Pascal Pinaud, utilisateur et transformateur d’objets du quotidien, à la fois pris à revers et remis en lumière par sa peinture dans une volonté de renouvellement. Ce qui intéresse ce dernier, c’est la « seconde main », l’objet de peu, témoin délaissé de la vie des gens modestes. PPP affectionne le petit monde meilleur de la toile de Jouy, ses montgolfières, ses scènes de genre et les multiples clichés de représentation de paysages typiques puisés dans l’histoire de l’art par d’habiles industriels. Il aime citer en exemple ses collectes en brocante, assiettes murales ou petits canevas reprenant les thèmes décoratifs stéréotypés de Delft (canaux, moulins à vent...) qu’il associe à des reproductions de tableaux de Franz Hals, Rembrand ou Velasquez en les juxtaposant. Parfois Pascal Pinaud nous fait aussi remonter le temps de l’histoire de l’art et la requestionne en rappelant Marcel Duchamp et ses ready made « assistés ou contrariés ». Les artistes procèdent souvent par association et élaborent des liens avec l’histoire de l’art pour générer des productions. Cette manière de procéder est aussi celle de commissaires comme Jean-Hubert Martin et qui « consiste à interpréter des œuvres en les combinant dans des espaces déterminés pour qu’elles fassent sens [6] ». Les deux tableaux exposés au musée de la toile de Jouy apparaissent aussi, rétrospectivement, comme des clins d’œil ironiques, car issus de coupons de qualité industrielle, bas de gamme, pour la garniture de petits fauteuils. Quand PPP trouve ces choses-là, il se les approprie mais dans le dur labeur presque invisible de la main sur ces motifs qu’il repeint, pendant des mois, couleur par couleur, succédant à la puissante machine qui les avait, en un tournemain, imprimées en cinq passages de bleu. Sur l’autre tableau, des petits personnages de la toile de Jouy isolés dans une forme ovale comme un camé, renvoient au féminin dans ce rapport de patience, voire de cœur à l’ouvrage de dame que l’on trouve aussi bien dans le canevas ou le tricot. Celui qui se dit voleur de savoir-faire fait aussi travailler des tiers, des « petites mains » de femmes pour finalement produire un art d’idée et non d’image. Ces camés, comme une incrustation de tableautin, sertis de ficelle d’emballage bleue, questionnent ici non plus le rapport à la peinture mais au dessin. Il y a comme un parfum de douce nostalgie dans les œuvres de PPP exposées dans lesquelles la dimension temporelle est omniprésente. Mais si Pascal Pinaud allonge ou tente de ralentir le temps qui passe, Miguel Angel Molina le stoppe frontalement.

Le temps, entre nostalgie et temps difficiles

Tout comme la Box with the sound of its own making de Robert Morris (1961), le temps de la réalisation de l’œuvre chez Pascal Pinaud participe pleinement de son existence et devient source de création. Chez lui, le médium renvoie toujours à une idée, mais à une idée de temps. La fabrication de Toiles de Jouy a demandé cinq mois alors qu’un ordinateur n’aurait pris qu’une dizaine de minutes car le rapport au temps intéresse particulièrement le peintre. Ce temps contenu est une des composantes de l’œuvre car il intègre pleinement celui de sa réalisation. D’autres pièces, comme Le Point étiré (2015) ont aussi demandé aussi des mois de travail, voire toute une année comme Silo (2005). On retrouve ce même rapport dans une œuvre comme L’Arbre à fèves (2011) qui nous rappelle que chacune des milliers de fèves qui constituent l’arbre a été lentement sucée. Mais, Pascal Pinaud ne veut pas être seul à se saisir de cette dimension temporelle et cherche à retenir l’attention du regardeur. Le temps d’observation de ce dernier, d’arrêt interrogatif devant la pièce, peut se prolonger dans un effort partagé avec l’artiste, parfois de plusieurs secondes. Quatre à six semblent faire bonne mesure. Dans les Toiles de Jouy, il place le regardeur face à des truchements, des éclats mêlés d’envolées lyriques. C’est ainsi que le dispositif devient un manifeste de regard sur la peinture, à la fois déni et incantation. Opérant par accumulation de savoirs, son intention est de marquer le « être là », le « ici » et le « présent ». En regardant la réalité, il intervient par déplacement et se situe dans l’action : « Pour faire œuvre, si Fontana enlève, moi j’ajoute ». Avec ses petits objets décoratifs pris à revers, il montre les nœuds patiemment noués par les personnes qui y ont passé beaucoup de temps, parfois même pour le tuer. Puis, il passe sur cette image inversée une peinture opaque. Cacher pour mieux montrer, dans une vision d’hier et d’aujourd’hui, tout se passe dans une succession de moments, celui de la première fabrication, puis de la trouvaille et enfin, de la nouvelle élaboration.

Miguel Angel Molina, Factum, 2012

Miguel Angel Molina, Factum, 2012

Peinture murale et barre d’acier, 300x200x30 cm. "La fureur de l’éternuement". Galerie Duchamp. Yvetot. 2012

On retrouve cette notion dans la pratique de MAM pour lequel il existe quelque chose d’irremplaçable dans la sensation de peindre mais de laquelle le résultat escompté s’est absenté. Le processus s’opère toujours dans une temporalité lors d’un corps à corps avec la matière et sa fluidité, dans cette sensation de lenteur quand on étale une encre ou une peinture très liquide, et qui est très différente selon qu’on est à l’horizontale ou à la verticale. Chez MAM, la peinture est affaire de temps et de matière qui s’écoulent dans le geste mais pas seulement. Quelques titres d’expositions comme La peur du vide (1998), De singuliers débordements et Deux pièces cuisine (2002), Lieux communs, A fleur de peau et Trace et restes (2003) ou Zone de turbulence (2006), pour n’en citer que quelques-uns, peuvent apparaître comme autant de questionnements profonds sur le cours des choses et de la vie où rien ne semble aller de soi. Face aux aléas de la situation de la peinture depuis plusieurs décennies, il a fallu se remettre en cause, tenter de sortir d’une crise, au milieu des autres crises du monde, en explorant des marges et des bords pour dépasser le constat du ratage. En continuant toujours à faire de la peinture, peut-être autrement, mais toujours avec ses anciens outils, MAM n’a jamais voulu renoncer au plaisir de peindre, quel que soit le lieu de création ou d’exposition.

Espace-installation - le lieu génère-t-il l’œuvre ?

Au musée de la Toile de Jouy, Pascal Pinaud n’a pas créé spécialement les pièces exposées. Dans son travail, les mêmes œuvres peuvent investir, à posteriori, des lieux très différents. Dans Sur la route, il a pu créer un rond-point à partir d’un véritable ouvrage routier et le transposer dans une relation au lieu proche des jeux de l’esprit, des idées et de la notion de transportable. PPP cherche et creuse sa pratique toujours davantage. C’est entre autres pour cela qu’il fait des séries mais aussi parce que chaque production mise à proximité d’une autre de la même catégorie dans un même lieu, amène autant la nuance que la singularité - un jeu de l’esprit - et participe d’un élargissement des possibles. S’y ajoute, dans l’entre-deux, l’élaboration implicite d’un autre fait - non-dit - mais qui fait sens.

Il n’en est pas de même pour MAM qui, en quelque sorte, transporte un lieu. Quand il installe une barre de danseuse, recouverte de peinture, une étagère, venue d’on ne sait où, posée sur le mur et recouverte, elle aussi, il transporte un fragment de l’histoire avec un objet qui transporte, en lui-même, un morceau de vie. Au musée de la Toile de Jouy, le diable est posé là où on a longtemps transporté des ballots de textile.

Les espaces où la peinture se montre ne sont pas indifférents. Elle renvoie toujours à un lieu en particulier. À partir du moment où MAM a décidé de ne plus faire de tableaux, il a mis la peinture dans une forme d’existence autre, en lien avec l’objet et son volume, jusqu’au volume même de la peinture matière seule mais toujours en relation avec le contexte. Il en a conçu un sentiment de libération, comme si l’espace de la toile ne l’enfermait plus dans son périmètre en deux dimensions, libérant ainsi toute une potentialité non exploitée, la promesse d’une nouvelle pratique. MAM joue avec et déjoue les codes anciens du tableau accroché à la cimaise, il utilise l’espace au sol, celui sur lequel on marche. Il aime faire référence au flatbed défini dès 1970 par Léo Steinberg comme un nouveau rapport à la peinture. Traduit par « plateforme » mais aussi par « lit », on y retrouve le support horizontal des plaques, le négatif sur lequel on pose la matrice, et par extension, l’horizontalité du sol lui-même. Cette idée de plateforme a agi sur lui comme un déclencheur de sens et de métaphores et son installation pour le musée de la Toile de Jouy en procède directement. Confronté à nouveau à la question du motif qu’il avait remis en cause et résolue depuis plusieurs années, MAM s’est retrouvé, en quelque sorte, dans une obligation de peindre quelque chose. Mais ne voulant rien peindre qui soit identifiable et surtout pas un motif, il a traduit l’invitation à exposer dans une disposition quasi symétrique de tâches se répondant dans une opposition positif/négatif, un peu comme dans un test de Rochas, selon ses propres mots. Quel que soit le lieu, ce dernier inspire aux deux artistes une grande diversité d’expressions.

Les signatures en forme d’initiales de Pascal Pinaud Peintre (PPP) et de Miguel Angel Molina (MAM) pourraient apparaître comme un paradoxe, entre insertion délibérée dans le champ de l’histoire de l’art pour l’un et référence institutionnelle pour l’autre. On peut y voir une volonté de marquer son temps et de laisser une trace ou d’action par dérision face au temps qui passe et aux sigles qui ont envahi notre quotidien. Mais, n’est-ce pas, au fond, un éloge de tous ces individus invisibles, ceux dont on ne parle jamais et dont le travail a produit tous ces objets dont les deux artistes s’emparent avec modestie ? Dans leurs oeuvres, au-delà de la non-représentation de la peinture, nous côtoyons aussi un peu ces personnes qui nous ressemblent.

Martine Royer Valentin

Notes

[1Tzvetan Todorov, Eloge du Quotidien, Essai sur la peinture hollandaise du XVII° siècle, Adam Biro, Paris, 1993.

[2Eric de Chassey, Pascal Pinaud Transpainting, éditions du Mamco, Genève, 2003.

[3Pascal Pinaud, On the way, grès chamotté et émail, juin-septembre 2013, 715x129x19 cm.

[4Hors Champs, 2007. Peinture acrylique sur contreplaqué. 110x153 cm.

[5Pascal Pinaud, Stères, décembre 2006 - avril 2007, tirages numériques contrecollés sur Dibon et vernis, 8 x (153x123x10,5cm).

[6Jean-Hubert Martin, L’art au large, Flammarion, Paris, 2012.

Mots-clés

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Pour citer cet article

, « Grand écart, ou quand la toile devient toile de Jouy ». Pratiques picturales : Peindre n’est (-ce) pas teindre ? , Numéro 03, décembre 2016.

https://pratiques-picturales.net/article37.html