Les contours de la peinture
Résumé
L’invitation à présenter mes réalisations au cours de cette journée d’étude m’a engagée à focaliser sur l’approche d’un espace pictural commun au spectateur et à l’œuvre, espace qui a fait évolué celui-ci vers une perte de son autonomie. L’irruption du corps physique dans l’espace de la peinture a ainsi modifié prodigieusement notre perception de celle-ci et l’a contrainte à un développement singulier de sa pratique même. Quelques exemples comme les œuvres de Kasimir Malevitch, Barnett Newman ou Richard Artschwager viendront appuyer mon propos.
La peinture hors de ses gonds résonne ainsi dans ma pratique où les contours - ce qui entoure, borde, limite ou construit - ont peu à peu pris leur place dans l’œuvre elle-même pour la déplacer vers celui qui la regarde, quitte à l’annexer à l’œuvre.
Plan
Texte intégral
Introduction aux contours
Nous sommes habitués à entrer dans l’espace de l’œuvre, qu’elle soit picturale ou sculpturale. Cette action est devenue naturelle pour le spectateur/visiteur comme pour l’acteur/auteur. Nous y entrons par le regard lorsqu’il s’agit d’une surface accrochée au mur, ou par le déplacement du corps lorsqu’il s’agit de parcourir un espace d’un point à un autre ou lorsqu’il s’agit de pénétrer dans l’espace de l’œuvre que celui-ci soit ou non délimité physiquement. Le Carré noir (1923-1930) de Kasimir Malevitch, Sans titre, Circa, (1966) de Richard Artschwager et certaines pièces de Donald Judd illustrent aisément une surface accrochée au mur. Tandis que d’autres correspondent aux exemples d’espaces que le spectateur parcourt d’un point à un autre. De multiples exemples complèteraient cette liste d’un art qui invite tout à la fois à la contemplation et au déplacement du regardeur. L’irruption du corps physique dans l’espace de la peinture a modifié prodigieusement notre perception de celle-ci et a développé différemment sa pratique même. Les sculptures et les installations dans lesquelles le corps du spectateur est impliqué sont plutôt mes domaines d’investigation privilégiés, cependant la surface peinte est présente dans presque toutes mes pièces. L’invitation qui m’a été faite à présenter mes réalisations au cours de la journée d’étude m’a engagée à une approche d’un espace pictural commun au spectateur et à l’œuvre, espace qui a fait évolué celle-ci vers une perte de son autonomie. La peinture hors de ses gonds résonne ainsi dans ma pratique où les contours - ce qui entoure, borde, limite ou construit - ont peu à peu pris leur place dans l’œuvre elle-même pour la déplacer vers celui qui la regarde, pour annexer ce dernier à l’œuvre.
Le cadre comme source dans une œuvre de Kasimir Malevitch
L’approche peut commencer par les contours comme limites, celles de son espace physique ou virtuel. De même que la distance entre le spectateur et l’œuvre peut évoquer une longueur de temps ou d’espace, elle peut également être limitée ou infinie. La peinture me semble bien souvent abordé directement cet écart indescriptible. Celui-ci pourrait peut-être qualifier et définir une partie de l’activité picturale depuis les années quatre-vingt-dix.
La notion de limite reste liée à celles de définition et de finitude d’un espace. Non pas qu’il s’agisse de terminaison de l’espace, ni de ses limites physiques, mais plutôt d’un espace sans cesse recréé par le spectateur lui même, infiniment, selon le contexte, l’humeur et les circonstances. Si, par exemple, je considère que la surface blanche est un cadre qui fait partie de l’œuvre dans le Carré noir de 1923 de Kasimir Malevitch, je suis face à un objet, et non plus seulement face à un tableau. La profondeur infinie dans laquelle le regard peut se perdre est la surface de matière noire. Le « bord » blanc dirige la vision au centre. Je suis en partie en phase avec Kasimir Malevitch qui pensait que seul ce qui est en nous accède à l’œuvre, que la forme est quelque chose d’extérieur, visible certes, mais superficiel. Le visible perçu par l’œil n’est pas l’œuvre, quelle que soit la nature de celle-ci. Nous n’en sommes pas encore à la période des années soixante où l’œuvre partage le même espace que le spectateur, ici seul le regard se perd dans un espace. Cependant, lorsque Kasimir Malevitch écrit « la peinture parce qu’elle est art se tient du côté de l’être, des choses et, comme l’on dit, de la réalité » [1], je perçois cette réalité comme une présence physique et sa volonté d’être proche du visiteur.
Plusieurs tableaux réalisés entre 1988 et 1993 témoignent de ma recherche d’un volume, ouvert au corps du visiteur, en restant dans la surface et la frontalité. Je m’appuyais sur la matière (bois, vernis, photographie, aplats de peinture acrylique), la composition et le format pour y parvenir.
En terme de surface, et à l’inverse de la limite, Ad Reinhardt montre un éloignement progressif et constant de toute référence au monde extérieur, y compris de celui qui entoure l’œuvre. Dans ses peintures avec nuances de noir, la notion d’infini se manifeste physiquement. Ses Ultimate Paintings sont des peintures qui engagent à poursuivre et à chercher, la plupart du temps, au centre. Il ne s’agit pas du vide, mais d’un plongeon proposé au spectateur, à l’intérieur d’une surface qui vibre suffisamment et qui s’ouvre indéfiniment. Cette œuvre offre l’expérience d’une relation avec une surface suffisamment grande dans laquelle le corps humain tout entier peut se projeter, et plus uniquement le seul regard.
Le tableau, surface ouverte, dans l’œuvre de Barnett Newman
C’est du côté des œuvres de Barnett Newman que j’ai trouvé la meilleure expression picturale de cet espace partagé. Dans Untitled (The Void), pièce de 1949, l’artiste place au centre de la feuille un cercle aux contours de sépia, repris à l’encre noire. Le contraste entre l’encre noire du cercle intérieur et le papier amplement traité en réserve dans son centre crée une intensité lumineuse puissante. Au centre, un vide, qui n’ouvre sur rien d’autre que sur sa propre réalité. Fenêtre, œil sur le vide ou sur le monde, autant de lectures probables. Cet infini dans l’œuvre de Barnett Newman n’est représenté ni par le format sur le mur, ni par la continuité du regard d’une surface peinte, mais bien à l’intérieur du tableau. Il contient, et ne laisse pas échapper. Les formes peintes qui souvent constituent le rectangle utilisé par les peintres abstraits échappent à la bordure de la toile pour suggérer une continuité. Le tableau devient une partie d’un tout qu’il n’est plus utile de présenter. Dans l’œuvre de Barnett Newman, il en est autrement. De même qu’en évoquant l’infini dans la pièce intitulée Untitled (The Void), les éléments des Zips ne s’étendent pas au-delà du tableau. L’artiste ne peint pas les côtés de la toile contrairement à Mark Rothko ou bien Ad Reinhardt. La surface est privilégiée comme suffisante et autonome. Les bandes qui délimitent des surfaces verticales sont des espaces limités qui ne renvoient plus qu’à la spécificité du tableau. Il est possible d’entrevoir dans ces intermédiaires, à l’intérieur du tableau. « What you see is what you see » [2] (ce que vous voyez est ce que vous voyez), déclarait Stella. Il n’y a rien d’autre à découvrir qu’une surface qui se découpe sur un mur et il indique ainsi l’espace autour de lui. Il peignait les tranches de ses formes quels que soient leurs formats.
Les tableaux/sculptures que j’ai réalisés entre 1988 et 1992 rejoignent cette réflexion sur la surface. Les limites de l’œuvre à cette période de mon travail étaient clairement celles de l’objet fabriqué. Pour exemple, la pièce de couleur jaune, avec la face uniformément colorée. Sur la droite, et centré verticalement, un carré - une réserve - de bois vernis apparaît. Celle-ci longe sur une petite hauteur une verticale qui délimite le côté droit de la pièce. Face à un tableau que l’on pourrait qualifier d’abstrait, dont les lignes qui en déterminent la forme ne comportent qu’un seul angle droit, cette seule verticale donne une stabilité à la forme de la pièce, et guide l’œil du spectateur vers le carré de bois vernis, qui laisse apparaître les veines du bois et le dessin unique qu’elles forment. La surface est presque totalement recouverte d’une peinture uniformément appliquée, sans trace de pinceau, d’une couleur vacillante entre le jaune et l’orangé. En se décalant légèrement, le spectateur perçoit une épaisseur de quinze centimètres qui projette la surface, la décollant d’autant du mur. Une avancée par strates est donc observable et permet au regard, en quelque sorte, de mesurer le décollement, l’espace de l’œuvre devient celui du spectateur. Les lignes déterminent parfaitement les limites physiques de la pièce et préservent son autonomie. Cependant, je parle d’une sculpture/tableau dans la mesure où son poids, son épaisseur créent davantage un volume qu’un tableau. Cette pièce annonçait un départ du mur, une volonté de tenir compte du contexte de création (spatial, social, économique) et une perte possible d’autonomie.
L’image comme abstraction des contours devenus peinture
La surface de bois vernie révèle la matérialité, le dessin des veines et la richesse de ces lignes. Comme dans Blp, ou dans Sans titre Circa de 1963, pièces de Richard Artschwager, le vide inclus dans la peinture, formé ici par les réserves de bois vernis, est un lieu d’image possible et l’iconographie qui lui sera effectivement assignée dépend de l’imagination du spectateur ou de la loi du hasard et de la nécessité. De même, les Blp dispersés sur différentes surfaces d’architectures extérieures ou intérieures sont discrets, presque invisibles et proviennent d’une réalité (signaux dans l’aviation).
Dans Sans titre, Circa, ainsi que dans Fractal, le fond - centré et en retrait - du tableau est un « écran-radar », sur lequel tout peut apparaître. Comme le souligne Richard Artschwager : « l’art existe aussi à l’intérieur de celui qui le reçoit - il est « fait », en un sens, par celui qui le reçoit » [3]. La nature, présente par les veines du bois dans mes pièces, permet et favorise cette réception. Les veines du bois entrent dans l’ordre de la représentation. L’image survenue est encadrée par la surface colorée. La couleur et la peinture - comme éléments picturaux - deviennent les catalyseurs d’une réalité. Il ne s’agissait plus ici de motifs décoratifs, de moulures ou de stuc, comme mes pièces des années quatre-vingt, mais d’un élément naturel mis en exergue dans un décor formé par la peinture. La surface peinte est bien souvent beaucoup plus étendue que la partie de bois vernie. Elle devient une fenêtre sur la nature, tout comme dans les tableaux classiques. La nature redonne l’équilibre et redevient le modèle, sans être cette fois représentée, mais seulement montrée ; la peinture devient le cadre, et l’élément naturel, ce qui était présenté.
La singularité de la peinture est sa propension à réinterroger indéfiniment la surface, l’espace mais également d’une manière plus générale, l’Art. Elle a d’unique, et de captivant, sa capacité à être présente dans de nombreuses et diverses pratiques.
Véronique Verstraete, fév.2014.
Notes
[1] Emmanuel MARTINEAU, Malévitch et la philosophie : la question de la peinture abstraite, Volume I, éd. L’âge d’Homme, Lausanne, 1977, p.18.
[2] Frank STELLA, déclaration au cours de l’exposition collective Sixteen Americans organisée par Dorothy Miller au MOMA de New York, 1959.
[3] Richard ARMSTRONG, Un art sans limites, éd. du Centre Georges Pompidou « Contemporains », Paris, Catalogue de l’exposition de Richard ARTSCHWAGER présentée au Musée National d’art moderne - Galeries contemporaines du 7 juillet au 17 septembre 1989, p.10.
Documents
Bibliographie
Ardenne Paul, Un art contextuel, Flammarion, Collection Champs, 2004.
Armstrong Richard, Richard Artschwager, Whitney Museum of American Art en association avec W.W. Norton & Compagny, New York, 1988.
Judd Donald, Écrits 1963-1990, traduit de l’américain par Annie Perez, Daniel Lelong, Paris, 1991.
Malévitch Kazimir. Écrits, œuvres choisies, présentés par Andreï Nakov, traduits par Andrée Robel-Chicurel, Champ Libre, Paris, 1975.
Marcadé Jean-Claude, Malévitch, Casterman/Nouvelles éditions françaises, Paris, 1990.
Verstraete Véronique, en collaboration avec Jean-Charles Agboton-Jumeau, Karim Ghaddab, Pierre Giquel, Anna Guillo, Laurence Kimmel, Patrick Lamarque, Casimir Lejeune, Stéphane Natkin, Quand je suis occupée, ça va, Paris, les Éditions Jannink, 2014.
Catalogues
Artschwager Richard, Step to Entropy, Domaine de Kerguehennec, Entretiens avec Frédéric Paul, catalogue de l’exposition de 2003.
Armstrong Richard, "Un art sans limites", Centre Georges Pompidou « Contemporains », Paris, Catalogue de l’exposition de Richard ARTSCHWAGER présentée au Musée National d’art moderne, traduit par Brigitte Legars, Paris, 7-17, septembre 1989.
Museum of Modern Art, Sixteen Americans, Catalogue, Dorothy C Miller, New York, 1960.
+ de réalité, catalogue de l’exposition collective conçue par Erwan Ballan, Jean-Gabriel Coignet, Nicolas Chardon, Claire-Jeanne Jézéquel, Pierre Mabille et Véronique Verstraete à l’ESBANM (Ecole supérieure des Beaux-Arts de Nantes Métropole), Jannink, Paris, 2008.
Pour citer cet article
Véronique Verstraete, « Les contours de la peinture ». Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.