Entretien avec Dominique Jézéquel

De la peinture au numérique : comment la couleur conduit au numérique ?

Résumé

Le tableau peut-il surgir d’une série d’absences, celle des gestes, de la matière, de la toile, de sa présence comme objet ? En choisissant de basculer son travail pictural dans le numérique, Dominique Jézéquel part de ces absences pour revendiquer cette possibilité : c’est la condition nécessaire pour que la couleur, dépouillée de tous les attributs classiques qui la donnent habituellement à voir, soit le lieu unique de l’expression. Propos recueillis par Antoine Perrot.

Texte intégral

Pourriez-vous expliquer les raisons qui vous ont poussé à utiliser l’outil numérique ?

Je suis parti du dessin manuel. J’ai évolué vers la ligne et la couleur, puis la forme et la couleur dans un objectif de synthèse. Afin de régler le problème de la forme et du fond, j’ai abandonné la forme pour deux surfaces de couleurs de surface égale. Chaque surface était composée d’un grand nombre de mélanges de couleurs réalisés directement sur la toile pour que la couleur apparaisse au plus proche de l’idée, sans passer par l’intermédiaire de la palette. Afin d’obtenir pour la couleur le maximum d’intensité j’ai utilisé des techniques anciennes, fabrication des fonds, des sous-couches (tempera) des vernis et des couleurs à l’huile. Puis je suis revenu aux couleurs du commerce qui permettent plus facilement la reprise.

Sans titre
22 X 27 cm, huile sur toile, 1997.

La réalisation des mélanges sur la toile créait une matière qui détournait le spectateur de mon objectif principal, à savoir utiliser la couleur seule comme le support du contenu de la peinture. J’ai donc décidé d’abandonner la matière et c’est dans ce but que je me suis tourné vers l’écran de l’ordinateur. Il m’a semblé alors nécessaire, afin de contrôler les interactions des couleurs, de travailler dans une nouvelle composition, à quatre couleurs. Et j’ai considéré finalement que la couleur paramétrée par l’informatique était la plus précise et permettait donc la plus grande exactitude par rapport à l’idée.

Qu’entendez-vous quand vous dîtes que la couleur peut à elle seule faire peinture ? Ou plus simplement dans quel réseau historique de la peinture, vous inscriviez-vous avant de passer au numérique ? Vous sentiez-vous proche de la peinture monochrome, du minimalisme ou d’un artiste comme Ryman ?

Je n’ai jamais fait de peinture monochrome, sans doute parce que j’ai besoin d’un minimum de deux éléments pour produire un résultat. Il y a toujours eu au moins deux couleurs-surfaces dans ma peinture, pour qu’il se passe quelque chose dans une complémentarité, une rencontre, une action simultanée qui crée le tableau et qui le place dans l’espace (plutôt qu’une confrontation qui se passerait dans l’espace du tableau). En effet j’utilise la peinture ou la couleur comme des instruments et si j’ai réfléchi aux moyens de la peinture c’est parce que je pense que c’est la simplification des moyens qui permet d’aller vers un approfondissement, de révéler une ambiguïté.

La peinture de Ryman, qui m’a beaucoup intéressé, est pour moi un geste, ce qui n’est pas ce que je cherche. Si mes moyens sont minimaux, je ne pense pas que ma peinture soit minimaliste. Ce n’est pas son projet, puisque ma peinture s’attache au ressenti.

De même lorsque mon travail a été associé à l’art concret (exposition Konkret mehr Raum) j’ai défendu ma présence par les moyens, qui sont physiques (au sens ou la couleur est un phénomène physique), paramétrables et reproductibles, mais j’ai exprimé ma différence avec l’art concret par le point de départ et le résultat de mon travail qui se situent dans le ressenti, l’émotion et le sentiment produit. Parce que la couleur est décrite comme un phénomène à la fois physique et mental. Notre perception de la couleur dépend d’une histoire personnelle et d’une histoire commune. Ce qui fait aussi que la couleur présente dans une image ne va pas toujours dans le sens du discours qui accompagne l’image.

Un sculpteur comme José Davila, qui participait à l’exposition Konkret mehr Raum, produit aussi du "sentiment de" ou du ressenti, par la tension, le risque qui accompagne ses œuvres. Il y a là une tension physique et une conscience mentale du risque.

Plutôt que de situer ma peinture par rapport à un réseau historique, je peux faire référence à deux critiques qui se sont intéressés à mon travail. Le premier, René Le Bihan, a rapproché ma peinture à l’huile des microchromies de Fernand Leduc. Le second, Stéphane Doré, lorsqu’il a vu mes “tableaux numériques”, quatre carrés juxtaposés disposés dans la longueur, a fait référence au baroque romain. J’ai réfléchi à cette idée et je me suis souvenu de ma visite de l’église du Gesù (église des jésuites) à Rome. Et je pense avoir compris : en effet le baroque dans cette église est une confrontation entre une structure architecturale rigoureuse et une peinture de plafond, une fresque dont les courbes et le mouvement tendent à s’opposer à cette rigueur, par les débordements, les trompes-l’oeil ou volumes, l’expansion, les recouvrements, etc.

Dans ma peinture, en particulier dans les “tableaux numériques” la couleur par son caractère ne joue pas de rôle graphique, mais par son contenu s’oppose à la rigueur géométrique créée par la juxtaposition de carrés. Ce n’est plus un tableau géométrique, le tableau échappe à la géométrie dont il est constitué. La couleur l’emporte, dépasse la géométrie, que l’on oublie.

En fait la couleur ne révèle pas l’idée que je me fais de la peinture mais la couleur est le support du résultat de mon travail, de ce contenu qui, à mon sens, lorsque et si je l’atteins, en fait une peinture.

Vous sentiriez-vous plus proche des œuvres de James Turrell ?

Il y a sans doute des points communs notamment la lumière d’ambiance produite par la projection et le fonctionnement en boucle. Mais le travail de James Turrell me paraît plus immersif que le mien. La couleur devient matière, elle acquiert une densité. On est dans la couleur. C’est plus physique, je pense. Mon travail maintient le spectateur à distance parce qu’il s’agit d’une composition d’accords successifs qui se déroulent dans un cadre, celui d’un tableau. Le travail sur la couleur est aussi différent, il n’a pas le même objectif.

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Est-ce que le passage au numérique éloigne votre travail des désignations ou classifications habituelles de la peinture ?

Mon travail répond à une analyse personnelle de ce qu’est la peinture. Est-ce que mon analyse le fait rentrer dans une classification ? À mon sens, le travail n’est pas défini par ses moyens (par exemple, par le numérique) mais par ses objectifs ou son résultat.

Pouvez-vous décrire le processus numérique de vos œuvres ?

Mon utilisation du numérique intervient dès le début du processus par la composition qui est élémentaire, puis pour le choix des couleurs qui est un travail à trois paramètres, de la même manière que j’utilisais trois couleurs pures pour faire mes mélanges sur la toile.

Tous les logiciels de graphisme présentent un panneau dans lequel on peut choisir une couleur. La couleur est d’abord définie par un numéro de teinte (0 à 360 dans Photoshop) puis un chiffre pour la luminosité (de 0 à 100) et un autre pour la saturation (de 0 à 100). Ces trois paramètres peuvent suffire à définir une couleur. Mais dans un système RVB on peut aussi définir la couleur par un mélange de trois couleurs (Rouge, Vert et Bleu), dans lequel chaque composant a une valeur qui va de 0 à 255. La couleur est aussi définie dans ce système par trois paramètres.

À la valeur 0 de saturation et 100 de luminosité, les trois couleurs ont la même valeur (255) et la couleur résultante est blanche. En multipliant les trois chiffres des valeurs des couleurs (255 x 255 x 255) on obtient un chiffre de plus de 16 millions de couleurs qui est celui des possibilités de choix offertes théoriquement. En fait le nombre de couleurs visibles est bien inférieur. Si on veut faire évoluer la couleur de manière fine et orientée, on peut agir directement sur ces chiffres.

En aval, le fichier auquel est attribué un profil colorimétrique est transmis à un laboratoire ou un imprimeur. Il est indispensable d’associer à un fichier de couleurs ce qu’on appelle un profil colorimétrique. Un écran calibré en colorimétrie a un profil ICC (International Color Consortium), généré par la calibration et qui peut changer à chaque réglage. Mais pour travailler on utilise un autre profil, plus stable, en rapport avec celui de l’écran, le profil ICC de l’espace de travail, qui permet de visualiser les couleurs reproductibles. Par exemple dans le cas de l’acquisition d’une photo, on convertit le profil de l’image d’origine dans le profil de l’espace de travail avant de retoucher l’image. Ou bien on travaille directement dans le profil de l’espace de travail. C’est ainsi que je pratique. Les couleurs sont définies dans ce profil. Ce profil international permet d’ouvrir l’image dans le même espace de travail sur un autre écran calibré et de voir les mêmes couleurs, par exemple chez l’imprimeur. Et les imprimantes peuvent aussi convertir les profils ICC connus en celui qui leur est propre.

Mes fichiers peuvent aussi être montés en diaporama pour être projetés dans une taille qui est adaptée à l’architecture. Pour cela j’utilise un logiciel de montage vidéo qui permet de contrôler les formats informatiques des fichiers en fonction des lecteurs et logiciels de lecture et des moyens de projection.

Le processus numérique est conduit avec des logiciels qui sont préformatés et qui risquent de formater le résultat, cela ne limite-t-il pas la pratique du peintre ?

Le caractère préformaté des logiciels doit être considéré en rapport avec les infinies possibilités qu’ils apportent, parmi lesquelles chacun peut trouver sa propre manière de les utiliser. Dans certains domaines ils apportent des possibilités supérieures à celles du peintre (c’est le cas de la couleur et de la 3D) par contre dans d’autres domaines comme celui du geste ou de la matière ils ne sont pas adaptés et ne le seront pas à mon avis (une texture n’est pas une matière). Bien que l’invention de nouveaux outils qui prennent en compte la pression laisse présager des possibilités.

Souhaitez-vous que l’œuvre achevée laisse voir les traces de l’usage numérique ou au contraire doit les faire disparaître ?

Si mon travail est efficace, c’est-à-dire si la couleur atteint l’objectif, le fait de voir les pixels, par exemple, n’a pas d’importance. Et par ailleurs les aplats d’une couleur strictement pure que seule l’informatique peut obtenir révèlent la complexité de la vision (phénomènes d’optique).

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vitrine du Centre d’Art Passerelle, Brest, mars- avril 2011.

Mais un pixel ne peut-il pas être vu comme l’équivalent d’une trace de pinceau ?

Pourquoi ne le serait-il pas ? Cela a d’ailleurs été utilisé comme tel par certains peintres (Albert Oehlen) chez qui le pixel joue le même rôle que la trace du pinceau chez d’autres peintres (comme Bernard Frize).

Cette question de la trace ou des traces en sous entend une autre : la peinture numérique coupe le lien classique entre un savoir-faire manuel, une tactilité, ou encore une présence corporelle du peintre, n’est-ce pas là une coupure avec toute la tradition de la peinture et de sa réception, qui ne peut être vécue que comme une perte ?

Dans la peinture ancienne (comme celle du XVéme siècle) le peintre ne cherche pas à exposer son savoir-faire manuel, il a l’objectif de faire la meilleure image possible, d’obtenir la meilleure couleur avec les moyens dont il dispose, et il cherche sans doute à faire apparaître du sens. Nous prenons en compte la matière de sa peinture, mais elle était sans doute pour lui secondaire et elle est en fait peu apparente. Plus tard, c’est par exemple le cas dans la peinture baroque, la présence corporelle du peintre est dans le dessin de son sujet. Par la suite le geste manuel comme la matière sont devenus importants pour notre regard, et porteurs de sensibilité, mais cela a pu nous éloigner du sens de l’image. Le geste comme expression du mouvement me semble par contre plus important et il est irremplaçable. Simplement ce n’est pas la direction que j’ai choisie d’approfondir.

Le geste manuel du peintre, que je respecte et qui a ses objectifs, n’est cependant qu’une méthode (ou technique ou manière) parmi d’autres. Le geste par exemple dans l’abstraction lyrique ou le mouvement Gutai au Japon est le support de l’expression. Il manifeste la présence du corps dans la réalisation de la peinture et dans l’objet final. Cependant si l’expression est le résultat de la peinture, ne peut-elle être manifestée par d’autres moyens comme par exemple la géométrie ou la couleur ? Je pense qu’il existe différents moyens de parvenir à un résultat perceptible par le spectateur.

Dans le cas d’une impression d’une peinture numérique, qui ferait donc l’impasse sur le geste manuel du peintre, sur l’unicité et la notion d’original, cette impression posséderait-elle pour vous toutes les caractéristiques d’une peinture ?

L’impression qui, pour peu que l’on maîtrise techniquement les interfaces, peut être rigoureusement exacte avec les moyens actuels, ouvre de nouveaux horizons à l’exactitude de la couleur et par là-même à la peinture.

La notion d’unique ou d’original est à mon sens un problème de création de valeur lié au commerce et au comportement de l’acheteur ou du collectionneur. On peut décider qu’un tirage est unique et on pourrait vendre simultanément le fichier original qui assurerait à l’acheteur la conservation infinie de l’œuvre par la possibilité de restauration à l’identique.

Quel est l’usage que vous avez fait des possibilités d’impression numérique ? Est-ce une possibilité que vous avez abandonnée ?

L’impression numérique me sert à faire des tableaux, présentés sous verre, de préférence antireflet. Chaque couleur est imprimée dans une largeur minimum de 20 cm. J’ai aussi utilisé l’impression numérique pour des grands formats, collés sur différents supports (murs, fenêtres, volume), imprimés à la taille du support.

"Serial color" à l’Imagerie de Lannion (mars-avril 2006)
tirages lambda sous diasec, 80 x 20 cm.

Je n’ai pas abandonné ce mode de production, qui me donne un résultat tout à fait satisfaisant. Il faut simplement une surface minimum, ce qui entraîne des coûts de production, et je n’ai pas trouvé les lieux de diffusion. La diffusion de clé usb (ou le téléchargement ?) est plus accessible et plus efficace. Si on règle les écrans, elle peut être équivalente en qualité au papier.

Quelle relation établissez-vous entre l’écran de l’ordinateur et la peinture entendue comme écran ? Cette analogie a-t-elle des implications directes dans l’élaboration de vos œuvres ?

Travailler sur l’écran, c’est travailler directement dans la lumière qui est le fondement de la couleur. Cela me semble donc plus direct. Pour les mêmes raisons, je faisais les mélanges de couleurs pures directement sur la toile.

Par la suite, après m’être d’abord intéressé à l’impression numérique sur différents supports, dont certains dans le but de retrouver l’effet de la peinture à l’huile, il m’a semblé nécessaire d’essayer de proposer une couleur directement apportée par la lumière. C’est pourquoi je me suis d’abord intéressé à la projection sur des murs, puis à l’utilisation des écrans domestiques.

En ne présentant plus la peinture sous sa forme et ses matériaux classiques, mais par projection, pensez-vous que le résultat de ce processus de dématérialisation puisse toujours s’appeler de la peinture ?

La réponse à la question passe par l’analyse personnelle que l’on fait de la peinture : si l’on pense que la caractéristique principale de la peinture, son domaine, est celui de la couleur, et que celle-ci peut être le support de l’expression, et si l’on sait que par ailleurs la couleur est définie physiquement par la lumière, il n’y a pas de différence fondamentale entre une couleur projetée et une couleur posée ou imprimée.

Mes images projetées sont des images fixes qui fonctionnent comme un diaporama, c’est-à-dire que l’on passe d’un tableau à un autre par une transition. Chaque couleur est maîtrisée en fonction de ses voisines. C’est une suite de tableaux.

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Quelles sont les conséquences de l’utilisation du numérique pour la présentation de l’œuvre, son développement et son usage ?

L’utilisation du numérique permet la projection et l’impression grand format, deux media qui mettent la peinture à portée du spectateur, c’est-à-dire lui proposent des surfaces propres à retenir son attention, à lui permettre d’entrer dans le phénomène de la peinture.

La projection de vidéos permet le diaporama, c’est-à-dire l’introduction dans la présentation de variations que j’ai considérées dans un premier temps comme des équivalents du passage d’une lumière variable sur un tableau peint à l’huile. J’ai développé ensuite cette idée première dans le sens d’une association de tableaux regroupés suivant une commune idée directrice. On peut donc considérer que cette association est proche de la série.

Mais la projection ou la vidéo apportent surtout une nouvelle forme de tableau, qui ne doit pas être une animation, forme dont le but et l’usage sont différents. Si je faisais des assemblages de couleurs progressifs en introduisant du mouvement, des déplacements de couleurs dans le plan, aléatoires ou programmés, j’entrerais dans le domaine de l’animation vidéo et ce faisant je distrairais le spectateur de ce qui est à voir, à savoir l’accord de quatre couleurs formant un tableau.

Vous parlez de « tableaux » et vous différenciez votre travail de la vidéo en estimant que, lorsqu’il n’y a pas de figures en mouvement dans le plan, vous êtes au plus proche de la peinture ?

En fait j’utilise la vidéo comme un diaporama qui est une succession de tableaux. Concernant le mouvement et la peinture, je reste fidèle à ce que j’ai évoqué plus haut, à savoir que le tableau fixe change en fonction de la lumière et de l’état d’esprit du spectateur. Il est dans le changement, pas dans le mouvement. En vidéo, une animation introduit du mouvement, des transformations de l’image, possibilités qui ne sont pas mon propos et qui compliqueraient la vision de la peinture.

C’est-à-dire que la différenciation porterait sur l’absence de figures sur un fond, que ces figures soient en mouvement ou non ?

Le problème de la figure ou de la forme et du fond est un problème de la peinture que j’ai personnellement résolu en passant à deux surfaces. Mais si l’on reste dans le propos de la figure et du fond, il faut distinguer dans un tableau l’ambiguïté de la forme, cernée par le fond, qui fonctionne dans l’imagination du spectateur, du mouvement de la forme dans une animation, qui est imposé.

Quitte à différencier ou à classifier, la peinture telle que vous l’envisagez, s’inscrit-elle dans ce qu’on nomme les arts numériques ?

Je ne pense pas que la peinture s’inscrive à proprement parler dans les arts numériques, dans la mesure ou pour moi les arts numériques s’appuient sur des programmes. Encore qu’un diaporama ou une vidéo soient des programmes. Dans ce cas les arts numériques ou plutôt les moyens numériques seraient une des manières de faire de la peinture. On tourne toujours autour de la définition de la peinture : ma définition personnelle de la peinture s’appuie sur la spécificité de son domaine c’est-à-dire que la couleur lui est spécifique.

Accords, Suites 143 et 146
U.B.O. Brest, faculté Victor Segalen, nov.-déc. 2015.

Pensez-vous que la réception d’une peinture sur écran est semblable à celle d’une peinture ?

La réception est sans doute différente en ce sens qu’elle est a priori plus facile, parce que nous sommes tous fascinés par les écrans. Cependant on supporte difficilement l’image fixe sur un écran de la taille d’un ordinateur. Parce qu’on est habituellement dans le zapping. C’est pourquoi il est important d’associer à la peinture un temps de regard et c’est ce temps qui va amener le spectateur dans la peinture. De la même manière en fait que la réception d’un tableau demande de s’arrêter les quelques secondes qui permettent de l’appréhender. La bonne réception d’une peinture sur un écran dépend aussi de la qualité de l’écran, c’est à dire de son réglage.

N’est-ce pas un bouleversement des codes culturels qui encadrent la réception de la peinture ?

Ce n’est pas fondamentalement un bouleversement des conditions de réception de la peinture puisque le temps accordé est la condition indispensable. Donc ce n’est pas un bouleversement des codes culturels sur le fond. Cependant sur la forme, le lieu (par exemple la salle obscure) est différent et donc nécessite peut-être un moment d’adaptation.

L’usage de la peinture qui apparaît sur un écran domestique est proche de l’usage que l’on peut faire d’un tableau dans une pièce, c’est-à-dire une œuvre sur laquelle le regard est porté de manière discontinue. Et c’est là que les variations prennent un sens nouveau, un sens différent de celui qu’elles ont dans la projection en grande surface qui est regardée en continu.

Plus proche de la projection vidéo, on pourrait imaginer faire usage de l’œuvre directement sur un smartphone, ce qui apporterait un temps de regard décalé par rapport au rythme ambiant. Cette notion de temps est une découverte que m’a apportée l’utilisation de la vidéo pour présenter mes diaporamas. Elle permet d’orienter le regard sur la peinture ou son usage.

Pour revenir sur ce terme d’usage, il ne s’agit pas d’apporter au spectateur ce qu’il attend, mais de l’emmener ailleurs, dans un autre domaine, qui le surprenne et lui procure des émotions nouvelles. En fait de partager une expérience.

En projetant l’usage d’une peinture sur smartphone, vous faites appel à deux facteurs différents : l’un serait la recherche d’une proximité continue et nouvelle avec la peinture.

Pour répondre à cette première partie de la question, il s’agirait de s’isoler dans une autre temporalité. Plus précisément les tableaux de mes vidéos défilent le plus souvent suivant un rythme très lent (toutes les 16s) par rapport au rythme habituel des vidéos, et la couleur que je propose est également différente de la couleur ’signal’ ou graphique qui nous est proposée habituellement. Elle pousse à plus d’attention. Ces deux éléments créent un décalage.

Cependant à propos d’un éventuel usage du smartphone, je n’ai pas encore pu vérifier si les réglages de l’écran ne sont pas faussés. Apparemment tous les smartphones ne disposent pas de possibilités de réglages suffisantes et les résultats de la calibration de l’écran, qui est possible, ne seraient pas convaincants.

L’autre serait la conviction que la peinture reste tellement nécessaire qu’elle serait ou devrait être toujours disponible dans n’importe quel lieu ?

Je ne sais pas si la peinture est nécessaire à tout le monde, mais ce qui est certain c’est que l’on n’a pas développé la même sensibilité à la couleur qu’on l’a fait au son en écoutant de la musique, et que la peinture est le moyen d’enrichir notre relation à la couleur, que nous ne regardons en général que superficiellement.

Que provoquerait cette nouvelle temporalité de la réception ?

Cela permet de s’isoler dans une perception différente de ce que nous propose l’environnement, de lâcher prise. Il y a cependant une différence d’expérience selon que l’œuvre est présentée dans un espace privé ou public. Concernant l’espace privé, il y a deux manières d’envisager les choses. Soit comme nous l’imaginons sur smartphone, il s’agit de s’isoler, en fixant l’écran, de se mettre à distance de l’environnement. Soit dans le cas de l’écran tv, il s’agit plutôt à mon sens d’un regard discontinu qui redécouvre la présence changeante, vivante du tableau à chaque rencontre de l’écran. Dans l’espace public, c’est une expérience différente. Le spectateur fait la démarche d’aller vers la salle obscure et la couleur de la projection, d’entrer dans un environnement particulier en prenant en compte à la fois la couleur dans toute sa surface et la lumière colorée réfléchie ou reflétée.

vidéos sur écrans tv

Quelles sont les exigences liées à l’utilisation du numérique ?

La présentation d’œuvres par des moyens numériques fait apparaître des exigences qui ne peuvent pas toujours être confiées à des collaborateurs ou reposer sur les possibilités standard du matériel.

Pour les projections, il s’agit du contrôle de l’obscurité de l’espace d’exposition, du choix et du réglage des matériels tels que projecteurs ou écrans qui, habituellement, ne sont pas réglés de la même manière et suivant les mêmes objectifs qu’un écran d’ordinateur calibré. La mise en place nécessite aussi souvent une adaptation du format des œuvres (format informatique et format géométrique).

Il existe en effet en vidéo différents formats informatiques correspondant au fonctionnement de la vidéo (par exemple les formats MPEG2, .mp4). À ces formats informatiques sont liés ou non des formats géométriques (taille d’image, rapport hauteur-largeur comme le 4/3 ou le 16/9) qui dépendent de la résolution ou nombre de pixels. Tout cela nécessite donc un apprentissage plus simple mais équivalent à celui de la peinture : il s’agit de choisir ses propres techniques et de s’adapter aux moyens de diffusion.

Le travail numérique a cependant un avantage : c’est la possibilité de travailler à distance. Par exemple, lorsque j’ai participé à l’exposition Konkret mehr Raum, en Allemagne, mes oeuvres avaient été montées avant que j’arrive. J’avais tout préparé à distance en échangeant des simulations et en visualisant des essais par transmission de photos. Cela cependant ne peut se faire qu’en connaissance du lieu d’exposition, c’est-à-dire après une visite préalable, de manière à prendre en compte l’architecture et l’ambiance lumineuse pour déterminer les choix des oeuvres projetées ou imprimées.

Lorsqu’il y a projection, en contrôlant l’obscurité de l’espace d’exposition, n’est-ce pas contraindre le spectateur ou créer une attente ? Cela ne modifie-t-il pas son comportement, son rapport à la peinture ?

Si, cela modifie son comportement. C’est l’amener ailleurs en le rendant réceptif à la couleur et donc à la peinture. Cela aussi le déstabilise, en particulier lorsqu’il y a plusieurs projections dans une même pièce. C’est créer une attente qui a pour conséquence de changer la perception du temps. Par exemple, comme la vidéo est montée en boucle, la perception du temps change en fonction du tableau que l’on attend. Alors que dans la plupart de mes vidéos je choisis un temps d’image fixe égal pour tous les tableaux, qui sont volontairement peu nombreux pour que la durée de la boucle permette d’en garder le souvenir, les spectateurs ont l’impression que certains tableaux passent plus vite que d’autres. Je mets cela sur le compte de l’attention, qui varie, mais surtout du choix que fait plus ou moins consciemment le spectateur, choix qui amène une attente de certains tableaux plutôt que d’autres.

Dans le même ordre d’idées, je peux citer le témoignage récent d’une amie qui, ayant reçu une clé usb sur laquelle j’avais enregistré une de mes vidéos pour être vue sur un écran de tv, m’a fait part de sa réaction :

« La clé fonctionne cette fois chez nous et j’apprécie beaucoup... Le travail est vraiment intéressant, il met en lien avec le quotidien et indirectement nous révèle les lignes et les couleurs de nos intérieurs ou nous invite à les faire évoluer en revisitant l’écran, un des symboles du pop art... un artiste qui vit avec son temps ! Et puis la douceur et la lenteur de l’image me conviennent plus que ces images qui défilent et nous captivent sur Google ... »

Novembre 2017

Site de Dominique Jézéquel : http://www.dominiquejezequel.fr.

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Pour citer cet article

, « Entretien avec Dominique Jézéquel, De la peinture au numérique : comment la couleur conduit au numérique ? ». Pratiques picturales : Allumer / Éteindre : la peinture confrontée au numérique, Numéro 04, décembre 2017.

https://pratiques-picturales.net/article44.html