Magazines, une peinture de l’embrouille

Résumé

Cet article analyse une série de peintures, Magazines, réalisée par Clément Rodzielski et exposée en mars 2020, elle est constituée d’une quinzaine de magazines de mode ouverts en double page et présentés horizontalement. L’artiste a peint les yeux fermés, rejouant la pose des différents modèles de mode et créant ainsi une boucle au cœur du processus de création de cette série de peintures.

Il s’agira dans cet article de montrer que cette relation d’apparence littérale, pensée en amont de l’œuvre – le modèle posant les yeux fermés, l’artiste peignant les yeux fermés – entraîne par la suite une peinture de l’embrouille. L’hypothèse ici est que ce geste pictural modifie d’une part le contenu de l’image publicitaire sans intervenir directement sur elle, et d’autre part le regard que nous portons sur ce geste dans ce dispositif en miroir.

Plan

Texte intégral

En mars 2020, était présentée pour la première fois la série des Magasines [1] lors de l’exposition personnelle de Clément Rodzielski intitulée Animes et magazines, peintures sur papiers, à la galerie Chantal Crousel. Une partie de l’exposition proposait une quinzaine de magazines de mode ouverts en double page et présentés horizontalement, tous réunis à partir d’un même principe rapidement compréhensible : sur l’une des deux pages un mannequin pose les yeux fermés pour une publicité, et sur l’autre, de la peinture, visiblement étalée avec les doigts. À partir d’une lecture rapide de l’œuvre, on pourrait croire à un effacement de plus de l’image photographique par la force de l’intervention picturale. Mais l’artiste a pris soin de préserver les espaces de l’image et de la peinture, qui ne débordent jamais l’un sur l’autre. De ces figures posant les yeux fermés découle le processus de réalisation que Clément Rodzielski met en place avec la peinture : il construit sa méthode de travail autour de ce principe d’aveuglement, le reproduisant à l’identique à chaque exemplaire de magazines. Cette manière systématique d’agir ne cache pas les règles d’un processus bien établi à partir d’un objet produit de façon sérielle, processus et support de la démarche participant conjointement d’une même action. Ce lien étroit entre le sujet de l’image, le support choisi, le peintre lui-même et l’intervention picturale témoigne de connexions peu fréquentes. Nous pouvons donc déjà souligner que cette manière d’envisager un dispositif pictural, à partir d’un sujet photographié et de son support, rend singulière la démarche de Clément Rodzielski dans le champ de la peinture contemporaine. L’hypothèse, ici, est que la peinture crée l’embrouille par cette rencontre improbable : modifiant d’une part le contenu de l’image publicitaire sans intervenir directement sur elle, et se trouvant d’autre part elle-même modifiée par ce dispositif en miroir.

Vue de l'exposition

Vue de l’exposition

Clément Rodzielski "Animes et magazines, peintures sur papiers", galerie Chantal Crousel, mars 2020

Une peinture de l’embrouille 

En apprenant que l’artiste a peint les yeux fermés, rejouant la pose des différents modèles de mode, on comprend que le départ de la série se place sous le signe d’un prolongement, d’une boucle – le modèle pose les yeux fermés, l’artiste peint les yeux fermés – plutôt que d’un geste de rupture, d’opposition.L’idée d’une rencontre préexiste bel et bien à l’exécution de ces peintures entre le modèle de l’image photographique et le processus de création, un énoncé clair qu’on pourrait qualifier de littéral. Néanmoins, cette littéralité au départ du processus ne peut être qu’apparente, car elle n’épargne pas le regardeur quant à la grande difficulté d’analyser ces peintures au travers de leur réception. Le surgissement de la peinture rend les choses immédiatement plus troublées. En effet, bien que la peinture, ce dépôt de matière colorée, ne déborde pas de l’espace qui lui est assigné (une page), une rencontre immédiate se crée, mais sans affinités ou points de liaison avec la photographie présente sur la seconde page. L’intention d’origine ne disparaît pas mais est mise à mal, contredite dans cette rencontre improbable entre l’image publicitaire et le geste pictural. Nous sommes mis en difficulté dans notre capacité à voir et interpréter ces deux pages ensemble, la peinture créée l’embrouille, elle vient brouiller, parasiter, se mêler à une image qui lui préexiste et non faire composition neuve sur la toile blanche, comme à l’accoutumée.

Ce premier problème, disons formel, laisse rapidement place à un second, plus éthique, qui est le caractère sexuellement ambigu entre le geste du peintre et l’image-mannequin. En caressant la page avec ces doigts et les yeux fermés, pour y déposer de la peinture à côté du modèle, la dimension érotique est d’emblée visible et potentiellement problématique. L’acte de fermer les yeux n’induit pas la même chose chez le modèle et le peintre. Le modèle s’offre au spectateur en échappant à son regard, elle n’est plus qu’une silhouette, un corps tourné vers l’extérieur et offert au désir, tout en refusant par l’absence de regard d’échanger toute forme d’intériorité. Le geste en aveugle du peintre apparaît beaucoup plus libéré, entreprenant, charnel et plus susceptible de transmettre une forme d’intériorité. Ainsi, la relation peut apparaître comme déséquilibrée, on est en droit de se demander si l’artiste ne se sert pas de l’image pour exprimer tout simplement son désir, en ayant comme la main mise sur ce qui devient son modèle.

Ces deux problèmes font de cette idée a priori littérale – le modèle pose les yeux fermés, l’artiste peint les yeux fermés – une sorte de leurre. Cette peinture nous embrouille et engendre un écart esthétique immense entre elle et l’image. Cet écart entre des entités divergentes entraîne une confusion quant à notre capacité à les analyser ensemble par rapport à nos repères habituels de spectateur. Dans un premier temps, nous nous attacherons à examiner la différence entre deux modes d’apparition et d’existence que sont ces photographies publicitaires au sein du support magazine et le geste pictural. Puis dans un second temps, nous reviendrons sur la dimension érotique de l’œuvre de Rodzielski, qui à mon sens, échappe au schéma problématique du peintre masculin portant un regard désirant sur son modèle inactif, mais crée une relation nouvelle et inattendue entre lui et le sujet-mannequin.

Deux modes divergents

Nous sommes en réalité face à des hybrides : en étant appliquée sur un support déjà référencé, qui n’est ni une toile ni un châssis, la peinture est introduite sur un objet (le magazine) qui fonctionne sur un mode d’existence différent du sien [2]. Si l’on cherche à analyser les croisements qui s’opèrent dans ces Magazines, est-il possible de le faire à la fois en définissant l’extrême hétérogénéité de chacun de ces médiums, tout en rendant apparents des points de liaisons entre eux ? Placées au sein de ce dispositif du magazine, les entités de l’image publicitaire et du geste pictural sont comme révélées et leurs valeurs respectives deviennent visibles. Par l’aveuglement du peintre se produit un certain nombre d’incidents – le mélange des couleurs, les passages maladroits des doigts, le recouvrement plus ou moins partiel de l’espace disponible de la page – qui sont une suite d’indices quant à l’exécution des peintures. Par cette exécution l’acte est d’autant plus valorisé : il ne peut y avoir de repentir ni de reprise, la chose est faite, accomplie dans l’instant et se conclue comme un point final au résultat. Tant que les règles du processus sont respectées – peindre les yeux fermés avec les doigts dans l’espace de la page –, il ne peut être question de ratage. Le mot ratage est à entendre ici au sens d’une peinture dont les composants plastiques, matériels seraient divergents, incompatibles, irrecevables de la part du regardeur vis-à-vis des intentions pressenties ou prédéterminées de son auteur. Dans le cas des Magazines, ce ratage [3] ne peut pas être d’ordre pictural, car le résultat est simplement la preuve exposée du bon déroulé de l’expérience. En comparaison, les moyens de production de l’image photographique de la revue relèvent d’une temporalité beaucoup plus longue et avec un nombre d’acteurs bien plus important. Le risque réside toujours ici dans l’embrouille entre l’image et le geste pictural, par notre impossibilité à les faire dialoguer sur un même plan.

Pour poursuivre sur la différence ontologique entre les deux entités, on peut affirmer que là où les traces de la main rendent la peinture palpable, matériellement proche, l’usage des outils numériques participe à une construction par étapes successives jusqu’au montage final, et produit le sentiment souhaité d’artificialité, d’inaccessibilité. Les couleurs elles-mêmes ne sont pas de même nature : celles de la peinture ne sont pas celles de l’impression numérique, ce qui participe à l’accroissement de ce décalage entre les genres. Ces œuvres juxtaposent ainsi deux modes de réalisation différents, la production d’une image publicitaire – industrielle, maîtrisée, imprimée sur papier glacé – et l’intervention picturale – en aveugle, charnelle, hasardeuse, brève et concentrée. Cette juxtaposition participe à nous embrouiller, à produire un décalage entre le contrôle parfait d’une imagerie du luxe et une recherche en aveugle de la peinture. À ce stade, on peut se demander si la volonté première de l’artiste de réunir deux choses – l’image de mode et la peinture – n’échoue pas face aux différences de sens que chacune véhicule [4]. Et pourtant, il y a bien connivence, une trajectoire s’est formée dans ce réseau des valeurs à travers l’utilisation d’un objet-support et le dispositif de monstration. Car la peinture se tient sur la page, elle est un fait pictural ailleurs qu’à l’accoutumée – châssis, tableau – et fait intrusion sur un objet issu du banal, ici transfiguré [5]. L’impression de centaines de milliers d’exemplaires rend le magazine banal, un objet des plus anodins, désuet, et ce d’autant plus à l’ère numérique. En cherchant à glisser une peinture dans un objet du quotidien, l’artiste donne au dit-objet une nouvelle valeur artistique. L’aura de la peinture, par le geste du peintre, même réalisé en aveugle, confère une originalité nouvelle qui interfère avec l’état d’origine du support choisi. Néanmoins, l’œuvre posée horizontalement conserve l’entité du magazine, la peinture est extraite du dispositif-tableau comme mode d’accrochage au mur. Je ne saurais dire si ces entités y gagnent ou y perdent, la question ne se pose pas ainsi, ce qu’on repère c’est surtout la tonalité particulière qui se tisse au sein de ce réseau. Cette tonalité brouillonne entre peinture et photographie, pourtant toujours distinctes, mais dont la collision entraîne un déplacement de l’une et de l’autre, modifie leurs états : il n’y a pas de frontières entre les médiums, et pourtant, il y a bien des différences entre les médiums.

Si la méthode de Latour permet une analyse des Magazines ici, et plus généralement sur la question d’une œuvre d’art, c’est qu’elle permet de montrer dans un même mouvement la complexité des liens tissés entre les médiums ou supports et matériaux convoqués tout en préservant les identités de chacun d’eux. Les différences de gestes, de matière, d’origine, de temporalité ne sont pas effacées, tout ne fonctionne pas de la même manière et celles-ci ne sont pas non plus cloisonnées, figées, « essentialisées » par des frontières qui ne tiennent pas [6]. S’il a fallu insister jusqu’à présent sur la différence ontologique entre ces entités, il est maintenant question d’entrevoir à quel moment et par quel moyen s’opèrent des connexions et une trajectoire commune au sein de ces Magazines.

Une peinture de l’intime

La première chose qu’on peut souligner quant à la dimension explicitement sexuelle et peut-être problématique de cette série de Magasines – un peintre masculin laissant son désir s’exprimer par la peinture, de plus avec les doigts, sur la photographie d’un corps de femme offert au regard de tous –, c’est que Clément Rodzielski rend par son geste visible la charge érotique déjà présente dans l’image de mode. Cette charge semble évidente, mais l’appel du désir, omniprésent depuis des décennies dans la sphère publicitaire, a pris une forme de normalité anodine, du fait de notre accoutumance quotidienne. Le peintre nous rappelle d’entrée de jeu que cet appel du désir à des fins marchandes est bien là, déjà présent.

Clément Rodzielski, en peignant avec les doigts, évoque la tactilité propre à la lecture des magazines, le peintre trouve alors un passage entre ces deux entités aux valeurs si divergentes. L’artiste prend soin de l’objet-support, le magazine, toujours avec cette volonté de glisser la peinture sur la page. L’action se fait avec une forme de douceur, une caresse au sens tactile du terme que l’on retrouve dans cette manipulation de la peinture avec les doigts, le geste est tendre, la feuille de papier, fragile, ne doit pas se déchirer, elle doit être préservée. Ces gestes, mis de plus à côté de l’image du mannequin, entraînent une dimension érotique qu’il est difficile de ne pas voir, l’intime est présent, plus qu’évoqué. L’abstraction en tant que telle entraîne une dimension charnelle, en évitant toutes représentations ou images à caractère érotique. Une fois la matière pigmentaire couchée sur la page, la séduction de la couleur sortie du tube sur le papier glacé est immédiate, éclatante et le résultat nous renvoie à d’autres peintures, admirées ailleurs. En découvrant la charge potentiellement érotique de ces peintures, difficile de ne pas penser à l’œuvre de Cy Twombly, dont la peinture a pour qualité « non d’étaler la substance, mais de la laisser traîner  [7] » pour citer Barthes. Ce dernier souligne dans le premier texte consacré au peintre que celui-ci laisse la matière « se poser comme nonchalamment » dans une temporalité propre au geste de la main qui confère à Twombly comme à Rodzielski une forme d’intimité avec l’œuvre, à laquelle s’ajoute le regardeur. L’intimité se joue d’abord dans le rapport tactile du peintre avec ses pigments et la surface de son support, dans un geste attentionné et charnel.

Prise hors de son contexte et de son support, l’intervention de Clément Rodzielski et son résultat pourrait être qualifiée de peinture abstraite gestuelle ou informelle. Incarner n’est pas représenter, Rodzielski nous rappelle là quelque chose d’essentiel à propos de la peinture des décennies précédentes. Si l’on reste avec Barthes, l’on comprend que le geste intime de l’artiste, dans son énergie, sa maladresse, sa tension a à voir avec la question toujours problématique car intangible d’une vérité en peinture. L’auteur écrit : « Paradoxe : le fait dans sa pureté, se définit mieux de n’être pas propre. [8] » Dans le barbouillage incontrôlé de Clément Rodzielski, l’acte de peindre nous renvoie au pur, au vrai, alors même qu’il s’exécute les mains salies. La vérité présente dans l’incarnation de la peinture se définit une nouvelle fois à contresens des images publicitaires qui fonctionnent sur un paradigme inverse, celui de l’artificialité, de l’inaccessible traduit par l’usage du numérique. L’on comprend alors que l’ambiguïté des Magazines tient dans une forme d’érotisme à la fois partagé et sous-jacent entre le modèle et le geste pictural, mais qui paradoxalement s’exprime dans des modes de vérités différents. Même s’il persiste toujours une incompatibilité entre ces entités, on peut entrevoir que cette liaison inattendue remet en question cette vérité du pictural et toute son inscription historique telle qu’elle s’est définie les décennies précédentes.

Brouillon, quand l’image modifie la peinture

Le fait de peindre les yeux fermés pourrait être interprété par le regardeur comme une forme d’ironie à l’égard d’une génération de peintres abstraits des années 1960 dont Cy Twombly fait partie, mais comme nous venons de le voir, il apparaît que la vérité présente dans l’exécution de ce geste manifeste une forme de vérité. Cet aveuglement volontaire, le spectateur peut le voir comme une prise de risque honnête et audacieuse, mais également une redécouverte de codes picturaux devenus rares. Ce qui est important à souligner dans les Magazines, c’est que le résultat obtenu – une peinture abstraite gestuelle et intime – joue avec nos acquis de regardeur, nous y sommes culturellement accoutumés [9] et nous savons la regarder pour ses qualités profondes. Il me semble que la peinture de Rodzielski s’empare d’un héritage pictural et du discours qui l’accompagne pour le désarçonner certes, mais sans ironie et sans dévaloriser ni son importance ni ses qualités. Sa démarche renvoie à une certaine abstraction (tant par rapport aux peintres abstraits américains des années 60-70 qu’à l’abstraction lyrique française ou l’art informel) qui, portée vers l’intériorité des artistes, se voit accusée depuis plusieurs décennies de nombrilisme, de virilisme et d’être dépolitisée. Pourtant, tout en maintenant un dialogue avec ces codes de l’abstraction, par la rencontre qu’il établit avec l’objet-support magazine, et plus précisément entre la peinture abstraite gestuelle et la photographie numérique de mode, Rodzielski s’extrait de fait du champ de cette critique. Tout en ayant pour résultat des peintures plastiquement proches de certaines œuvres plus historiques, l’artiste parvient à échapper à l’attitude exacerbée et égocentrée de certains peintres des générations antérieures. Son dispositif autour de la rencontre avec l’image-mannequin le préserve d’un geste autocentré : le peintre ne dialogue pas uniquement avec sa propre intériorité mais plus largement avec celle de l’image, il nous parle avant tout d’une rencontre. Son geste ne repose pas sur l’attente « d’un miracle », à comprendre ici comme un coup de génie, mais bien plutôt sur un processus mettant au centre la cécité. Paradoxalement, car on pourrait y voir une duperie, c’est un simple processus machinal, un dispositif – mettant la cécité au centre – qui construit une intimité, une mise à égalité entre l’image-mannequin et le peintre. Ce n’est alors pas seulement l’intervention picturale qui modifie notre regard sur l’image (comme nous le verrons dans la dernière partie), mais la présence de l’image qui en vient à modifier notre regard sur la peinture telle qu’a pu se définir depuis la seconde moitié du vingtième siècle. Il s’agit alors d’une rencontre réellement bilatérale : en offrant un nouveau contexte au geste pictural, c’est notre regard sur celui-ci – ses qualités, son histoire, ses référents – qui se modifie, tout autant que celui porté sur l’image.

Si l’hybridité des Magazines nous oblige à modifier nos outils d’analyses afin d’interroger l’entité de la peinture passée, présente et à venir, cela signifie que la possibilité d’une peinture-brouillon est bien en devenir. Car le geste de Clément Rodzielski n’est pas une reprise, ironique ou désinvolte, mais légitimée, rendue nécessaire par un dispositif pensé en amont. Et simultanément, ce geste engage un regard rétrospectif sur la peinture des décennies précédentes. Ainsi, cette série d’œuvres existe sur ses propres trouvailles, elle échappe au post-modernisme sans tourner le dos aux enjeux de la modernité. Il y a bien, à mon sens, une recherche nouvelle amenée par le dispositif de Clément Rodzielski, par cette rencontre symétrique entre l’image, l’objet-support et le geste pictural. En installant une intimité singulière au sein d’une rencontre insoupçonnée, il parvient à poser un problème ancien – l’attitude auto-centrée du peintre abstrait – en réalisant le même type de gestes tout en effectuant un décentrement. Devant l’embrouille suscitée par la peinture face à la publicité, on comprend qu’un geste pictural n’existe qu’au sein d’un contexte, associé à autrui plutôt qu’isolé, et notre analyse de l’histoire des arts en est modifiée. La capacité à faire brouillon dans les Magazines ne réside pas seulement dans le mélange des temps, si une hybridité a véritablement lieu, c’est un débordement en termes de sémiotique.

Le provisoire comme devenir

Si le tactile est pour Rodzielski le moyen d’une transmission entre l’objet magazine et la peinture, ce premier lien ne doit néanmoins pas en cacher un second, celui du contenu de l’image : un mannequin posant les yeux fermés. Comme nous l’avons vu, cette même attitude est rejouée par le peintre dans le moment de son exécution, et cet auto-aveuglement n’est pas qu’un simple prétexte à produire une peinture abstraite, mais bien le sujet de sa peinture. Il semble que l’artiste insiste sur cette dimension, au point de construire un autre dispositif aux marges de l’œuvre. En effet, pour donner à comprendre cette transmission d’un état à l’autre, d’un modèle posant les yeux fermés à un peintre agissant de la même manière, Rodzielski se sert du langage. Il utilise, pour évoquer le sujet de sa démarche, le texte sous deux formes : distribué au visiteur à la galerie Crousel, ainsi qu’en lecture sonore intégrée à la vidéo de présentation de l’exposition [10]. À travers les mots de l’artiste, nous comprenons qu’il est question d’onirisme et d’un état de rêverie duquel le peintre serait un conduit, un transmetteur entre le potentiel signifiant de l’image et le signifiant de la peinture. Le regardeur saisit alors que la force de cette œuvre est de chercher à transmettre un état pratiquement impossible à transcrire, celui d’une rêverie qui lierait le sujet d’une image publicitaire codifié à une peinture abstraite. Bien plus qu’un dispositif renouvelant son geste pictural, l’artiste met en place une transmission où la peinture nous conduit à voir l’image, je le rappelle, sans intervenir sur elle. Il ne délaisse pas le contenu de l’image, au contraire il fait du mannequin un sujet doté d’une conscience, d’un imaginaire et de rêves.

En tant que publicité, le produit marchand doit toujours être le centre, il est le motif construisant l’ensemble de l’image, par conséquent le mannequin n’est que le véhicule de l’objet commercialisé. En apposant un geste, de la peinture, à côté de l’image marchande, Rodzielski parvient à désaxer la publicité et à valoriser l’image en tant que telle. Ce qui implique que le modèle devient un sujet capable d’exprimer profondeur et intériorité. Rodzielski porte par sa démarche un vrai intérêt à l’image publicitaire, au point de la rendre véritablement photographique. Comme si, il avait immédiatement perçu le potentiel onirique du mannequin posant les yeux fermés, et trouvé avec la peinture la possibilité de donner à voir, chez ce sujet photographié, la profondeur d’un songe et de l’onirisme. Se déroule ici une nouvelle boucle, où l’on passe d’une dé-individuation du modèle photographié à sa ré-individualisation. L’artiste offre une individualité nouvelle à ces modèles qui en avait été déchu, et qu’il infuse par son processus pictural.

L’on pourrait se limiter à parler de ces œuvres comme de simples collages, mais on effacerait d’abord la différence ontologique profonde des deux sujets (il ne s’agit pas de deux images posées ou juxtaposées l’une à l’autre), et ensuite on oblitérerait la position fondamentale du peintre comme conduit, transmetteur charnel et spirituel entre la matière picturale et le contenu révélé de l’image. La relation est précaire, car l’accès du regardeur à la rêverie peut s’interrompre d’un instant à l’autre pour se confronter à nouveau à la dichotomie de cette rencontre insoupçonnée. Quand Rosalind Krauss prend ses distances avec le formaliste de Clement Greenberg, elle souligne le concept d’unité provisoire pour contredire la théorie de son aîné, celui-ci affirmant que les avant-gardes cherchaient, au fil de la modernité, à créer des œuvres placées sous le signe d’un absolu où les contradictions seraient résolues [11]. Krauss souligne à l’inverse que le sujet de beaucoup de peintures abstraites de la modernité se joue sur une opposition formelle permanente (et non résolue), elle écrit :« Des grands Pollock comme des grands Mondrian qui sont fondés sur une structure d’oppositions : opposition de la ligne et de la couleur, du contour et du champ, de la matière et de l’immatériel. Le sujet est alors l’unité provisoire constituée par l’identité des contraires – la ligne devenant couleur, le contour devenant champ, et la matière lumière. [12] ». Mon analyse des Magazines entre aujourd’hui en écho avec celle de Krauss. Sans revenir sur les identités contraires entre image numérique et peinture abstraite, ce qui est essentiel ici est la temporalité particulière durant laquelle la rencontre entre ces oppositions et le spectateur se déroule. Si l’unité de ces œuvres est provisoire, c’est bien que seul le spectateur peut les activer : mettre ces oppositions en tension et créer des connexions jusqu’alors imperceptibles. L’unité de l’œuvre correspond à ce moment où la perte de réalité du modèle photographié, sa rêverie est ressentie en liaison étroite avec l’aveuglement du peintre caressant le papier avec ses doigts. Un moment précaire, fragile et forcément limité, car c’est le regardeur qui crée cette connexion et qui construit sa rencontre avec l’œuvre à partir des indices donnés par Clément Rodzielski. La temporalité provisoire de l’œuvre prend ici la forme d’un entre-deux, où le regard est amené à circuler d’une chose à l’autre, l’œuvre refusant la forme fermée au profit d’une circulation des formes. On peut définir cette temporalité comme une caractéristique essentielle à l’état de brouillon en peinture [13]. Ainsi, la richesse d’une peinture-brouillon se définit par la place essentielle laissée au regardeur dans cette confusion des identités, l’enjeu étant pour celui-ci de s’extraire un peu de l’embrouille afin de trouver des points d’ancrage. Ainsi, une rencontre peut avoir lieu si le spectateur.trice parvient à trouver cette unité de l’onirisme et de la rêverie entre le modèle et le peintre, un moment tout aussi provisoire qu’incertain.

Conclusion 

Cette rencontre, bien que mise en œuvre par un processus littéral – le modèle pose les yeux fermés, le peintre peint les yeux fermés – préserve sans cesse une tension précaire, fragile. Entre le modèle et les traces de doigts plongés dans la couleur perdure quelque chose de latent, d’inexpliqué ou d’inexplicable. Le tour de force de cette série de peinture Magazines est de parvenir, malgré la dimension périlleuse de l’entreprise de Clément Rodzielski, à concilier deux modes ontologiquement différents, l’image publicitaire et le geste pictural, afin de coconstruire un même sentiment de rêverie aux yeux du spectateur. La peinture tient à la fois le rôle d’intrus sur un support auquel elle n’est pas destinée et le rôle de transmetteur entre l’image et le regardeur. Le peintre est dès lors capable de bouleverser la valeur d’une image sans la modifier, la pose du modèle étant comme complétée, rendue charnelle par le geste de celui-ci. Rodzielski nous montre que l’artiste est toujours capable aujourd’hui de porter une intériorité singulière au sein du flux perpétuel des images, de s’y glisser, afin de susciter un attachement profond entre lui, son geste pictural, le sujet de l’image et le regardeur. Un imaginaire qui prend à la fois acte de la manière dont la publicité forge collectivement nos désirs depuis des décennies et qui malgré ou avec cela, trouve par la peinture de nouvelles échappées.

Un devenir brouillon peut se caractériser aujourd’hui en peinture par une dynamique où sont mis sur un même plan des gestes, supports, matériaux divergents par une approche ou un dispositif jusqu’alors insoupçonnés. Un mouvement de bascule est alors nécessaire pour comprendre ce qui est à l’œuvre entre les identités de ces sources convoquées et leurs mises en collision. L’œuvre se caractérise par son hybridité rendant absolument nécessaire de l’appréhender comme ensemble cohérent, en tant qu’unité, sans en diviser les parties – comme les études l’ont majoritairement fait jusqu’alors – ce qui amènerait à en effacer certaines catégories au profit d’une seule. Dans ce même mouvement, il devient fondamental, pour appréhender l’œuvre dans sa complexité, de dépasser une analyse qui replacerait chacun des éléments constitutifs de cette hybridité (photographie de mode et peinture gestuelle ici) au sein de leur propre attirail critique. Rendre perceptible le devenir brouillon de la peinture aujourd’hui, c’est être attentif au contenu potentiellement sous-jacent d’un geste, d’une représentation, d’une image, comme ici, où la rêverie du modèle est rendue sensible par le geste pictural de Rodzielski. Brouillonne, confuse, prête à l’embrouille, la peinture nous propose de chercher des points d’appui, loin des certitudes, des intentions trop nettes, et qui ne peuvent être que provisoires.

Mars 2023

Notes

[1J’emploie ici le terme "Magazines" pour désigner cette série de peintures réalisée sur ce support par Clément Rodzielski mais il ne s’agit pas d’un titre au sens propre donné à ces œuvres par l’artiste.

[2J’emprunte ici une méthode de compréhension des phénomènes établie par le philosophe Bruno Latour, dont sa critique faite aux Modernes – toujours prêt à construire des « entités lapidaires plutôt que d’accepter et de comprendre un flux turbulent de tourbillons et de rapides » – me semble un bon point d’entrer sur notre étude d’un brouillon en peinture. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, Éditions La Découverte, 2012.

[3Cet article se situe dans le prolongement d’un article d’Antoine Perrot « « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture ». Oelhen semble définir la peinture abstraite comme une peinture figurative ratée, et il met tout en œuvre pour détruire toutes intentions ou propositions possiblement sujettes à analyse dans sa peinture, en cela il fait de sa peinture la démonstration permanente d’un ratage volontaire, sous la forme d’une peinture-brouillon. Alors que chez Rodzielski, le geste abstrait échappe au ratage par l’aveuglement, en faisant de la peinture le résultat d’un processus établi en amont. Le ratage est davantage chez lui du côté de la rencontre avec l’image, dans le brouillage de l’entre-deux. Antoine Perrot « « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture » Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020. https://pratiques-picturales.net/article55.html

[4Il s’agit non pas d’émettre un jugement de valeurs a priori, mais de prendre en compte de manière symétrique ces entités qui sont habituellement dans des domaines distincts avec des véridictions différentes. Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, 2012, Éditions La Découverte, p.66

[5Arthur Danto, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, 1981, Éditions du Seuil, 1989

[6Je pense ici à l’exemple de Clément Greenberg dont les outils peuvent alors être aujourd’hui investis, sans servir pour autant à une construction essentialiste qui séparent et cloisonnent les médiums et retse intenable au regard des œuvres et des pratiques modernes et contemporaines.

[7Roland Barthes, Cy Twombly, 2016, Éditions du Seuil, p.11

[8Roland Barthes, Cy Twombly, 2016, Éditions du Seuil, p.13

[9Voir la série des Blind Times de Robet Morris, commencée au début des années 1970. Il s’agit de dessins réalisés avec les doigts, à la poudre de plomb et à l’aveugle dans un temps limité. Philippe-Alain Michaud parle de cette série comme de dessins libérés du contrôle optique que la tradition occidentale associe à la raison, ainsi le travail sans vision et à la main nous évoque quelque chose d’ordre « primitif », sans outil, plutôt du côté de l’inconscient. L’érotisme est donc culturellement intégré et sous-jacent à ce genre de démarche. Morris s’attaque d’ailleurs à offrir une « reproduction » de l’œuvre les Neuf Moules Mâlic de Marcel Duchamp (1913). Lien : https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cBKKLke

[10Clément Rodzielski, texte disponible sur le site de la galerie : https://www.crousel.com/exposition/clement-rodzielski-animes-et-magazines-peintures-sur-papier-2020-zef4v8/ et lien vidéo pour la lecture : https://www.youtube.com/watch?v=PVR30HFB0VM

[11Clément Greenberg, Art et Culture. Essais critiques, 1961, Éditions Macula, 2014, 9ᵉ édition, p.15 « En se retirant complètement du public, le poète ou l’artiste d’avant-garde cherchait à maintenir le niveau élevé de son art en le raréfiant et en élevant à l’expression d’un absolu où toute contingence et toute contradiction serait soit résolues soit sans objet. »

[12Rosalind Krauss, L’originalité et l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Éditions Macula, 1993, p.281

[13Voir : Antoine Perrot, « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020. Au-delà de la similitude évidente entre certaines œuvres d’Albert Oelhen et cette série de Clément Rodzielsky (tous deux peignant avec les doigts sur des publicités), c’est bien cet état d’entre-deux et cette forme non-formée et provisoire qui semble essentielle à souligner. Bien qu’il me semble que Rodzielsky manifeste des intentions plus marquées que Oelhen, qui semble vouloir s’attacher à l’anéantissement du « tout vouloir de la peinture ».https://pratiques-picturales.net/article55.html

Mots-clés

brouillon image publicitaire Rodzielski Clément

Bibliographie

Roland Barthes, Cy Twombly, 2016, Éditions du Seuil

Arthur Danto, La transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, 1981, Éditions du Seuil, 1989

Clément Greenberg, Art et Culture. Essais critiques, 1961, Éditions Macula, 2014, 9ᵉ édition

Rosalind Krauss, L’originalité et l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Éditions Macula, 1993

Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, 2012, Éditions La Découverte

Antoine Perrot, « « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture » Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020. https://pratiques-picturales.net/article55.html

Pour citer cet article

, « Magazines, une peinture de l’embrouille ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.

https://pratiques-picturales.net/article75.html