Gribouille versus Jackson Pollock
du brouillon à l’image / de l’image au brouillon
Résumé
Ce texte envisage d’explorer les relations du brouillon (abstrait) à l’image (figurative) sous l’angle du camouflage. Un brouillon comme brouillage d’une figuration sous un amas de giclures picturales. Seront ici reprises la théorie dite du veiling et sa variante, les images obscurcies (obfuscated imagery), qui prétendent que les drippings de Pollock masquent une figuration souterraine. Ces réflexions s’articuleront avec l’analyse d’une mini-série de la télévision française des années 1970 — Gribouille — ainsi qu’avec un projet du groupe d’artistes Art & Language intitulé Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock.
Plan
- Gribouille
- Brouillages : qui a peur du retour de la figure ?
- Entre chien et louve
- Comment reconnaître une peinture figurative quand on en voit une ?
- Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock
- Résistance du brouillon pictural
- Le brouillon pictural dans le champ élargi : entre identification et brouillage
Texte intégral
Gribouille
Gribouille est une série télévisée de 120 épisodes très courts créée par Denis Dugas et diffusée sur TF1 à partir de 1976 comme une séquence intercalaire dans l’émission L’île aux enfants. Chaque épisode est identique dans sa structure, filmé en plan fixe, il dure quelques minutes. On y voit Gribouille, une marionnette jaune assez rudimentaire, pourvue d’yeux globuleux, qui se tient derrière un pupitre, feutre à la main devant une feuille blanche. Une voix féminine adulte [1], hors champ, lui pose une devinette. Gribouille émet quelques bruits inarticulés et se met à dessiner. Pendant le reste de la séquence, la voix adulte commente l’avancée du dessin en tentant de le décrypter, s’agaçant, protestant ou s’amusant de ce qu’elle perçoit comme de mauvaises réponses. Cette voix fait sans cesse des hypothèses, des interprétations, qui sont toutes démenties par l’évolution du dessin, un griffonnage dont ne semble surgir aucune image identifiable. À cette logorrhée hors champ s’oppose le mutisme de Gribouille qui n’émet que de rares couinements ponctués par le grincement du feutre sur le papier. À la fin, alors que le dessin semble s’être irrémédiablement éloigné de la question posée, Gribouille, contre toute attente, arrive à la bonne réponse en ajoutant quelques traits supplémentaires.
Gribouille serait-il bête ? D’une idiotie radicale ? Privé de parole, il n’a que le dessin pour s’exprimer, car il semble ne rien comprendre, ou plutôt ne veut-il rien entendre, buté qu’il nous semble, rétif à tout ! On lui pose pourtant une devinette assez simple : « Quel est l’animal le plus fort ? » Et le voilà qui gribouille, justement, du vrai n’importe quoi, sans queue ni tête, ni même le reste, un brouillon abscons.
L’un des petits délices de cette série est que l’identification y est multiple. La voix féminine, hors champ, impérieuse et dédaigneuse, est celle d’une adulte, on peut s’y identifier car, comme nous, elle se tient dans un espace extérieur à la scène, derrière la caméra ou devant le poste. Nous voyons littéralement par ses yeux, et ses commentaires reflètent l’expérience du téléspectateur qui tente lui aussi d’interpréter vaille que vaille les tracés informes. Son impatience est la nôtre. Mais le programme est destiné aux tous petits, qui peuvent aisément s’imaginer en Gribouille (il a tout de l’enfant) vilipendé par un adulte, soumis à ses injonctions. Le petit singe savant est plus roublard qu’on ne croyait. Il joue l’idiot, faisant semblant de rater son tour de piste pour finalement, ultime retournement, réussir son numéro. Applaudissements. Car à la fin, l’éléphant, il est bien là…
La série Gribouille développe une conception assez classique du brouillon, ici gribouillis au graphisme embrouillé qui est finalement la matrice de l’apparition d’une image. Quand, au début des années 1980, Gilles Deleuze consacrait plusieurs cours à la peinture [2], il insistait sur l’importance du chaos qui permet au peintre d’« (établir) lui-même sa catastrophe [3] ». Deleuze forme alors le concept de « chaos-germe [4] » comme point de départ nécessaire du tableau. La peinture va alors s’élaborer en fonction, en réaction avec/contre cette catastrophe première : de ce brouillon surgit une œuvre. Au-delà du statut d’esquisse préparatoire, le brouillon est désigné ici comme un stade premier, nécessaire mais non suffisant. Pour ce qui m’intéresse ici — à savoir les relations du brouillon (abstrait) à l’image (figurative) — je m’inscrirai à rebours de cette conception d’un brouillon-matrice d’où surgirait un ordre figuratif, une reconnaissance (l’éléphant de Gribouille). J’explorerai les relations que le brouillon entretient avec l’image sous un angle différent, celui du camouflage : un brouillon comme bruit venant brouiller une figuration dissimulée sous un amas de giclures picturales.
Brouillages : qui a peur du retour de la figure ?
C’est une polémique un peu oubliée. Pendant les années 1970, plusieurs critiques d’art américains [5] ont voulu voir dans les œuvres abstraites dites classiques (1947/1950) de Jackson Pollock, des peintures où une figuration première aurait été recouverte, voilée, par les fameux dripping abstraits. Cette théorie, dite du veiling (voilement) était soutenue par une nouvelle génération de critiques formés à l’université et pétris de conceptions psychologisantes, notamment jungiennes. Ils s’appuyaient sur les œuvres de Pollock datant d’avant 1947 — où une figuration ayant une forte dette envers le surréalisme est effectivement perceptible — et sur les œuvres tardives (1951-1956), spécialement sur les drippings noirs et blancs réalisés entre 1951 et 1952. Sous les pourrings et drippings des grands all over résideraient donc des figures totémiques, archétypales, voilées parce qu’évidemment réprimées, voire refoulées, qui allaient fatalement resurgir. Sous un brouillage de peinture, la figuration faisait-elle son retour ? En fait elle n’avait peut-être jamais disparue…
Cette forme de révisionnisme critique ne tarda pas à se répandre, jusqu’à devenir, pour reprendre les mots de Rosalind Krauss, un « pur cliché scolaire [6] » brillamment déconstruit par William Rubin dans un article qui fit date : « Pollock as Jungian Illustrator : The Limits of Psychological Criticism [7] ». William Rubin y réfute méthodiquement les « élucubrations [8] » de ces « jungiens » dont il démontre qu’« [ils] adoptèrent une approche presque exclusivement littéraire et intellectuelle qui fleure plus la bibliothèque que l’atelier. [9] » Non seulement cette conception faisait fi des déclarations de l’artiste — en 1951 Pollock précise que sa peinture est « non-objective [10] » et qu’il ne donne désormais plus de titre à ses tableaux —, mais surtout cette analyse s’appuyait assez peu sur la fréquentation des œuvres. Les all over de la période de maturité sont assez transparents dans leurs processus, l’entrelacs des drippings laisse voir le fond de la toile et permet de reconstituer les étapes et les strates de la peinture. À observer ces œuvres classiques de Pollock, on ne peut selon Rubin nullement souscrire à l’affirmation d’une présence figurative quelconque, fût-elle souterraine. Le préjudice peut sembler anecdotique, mais au cœur des années 1970 où le débat figuration/abstraction était encore vivace, cette interprétation jungienne s’attaquait à l’un des grands accomplissements du modernisme : la mise en œuvre d’une abstraction radicale.
Pourtant, l’idée d’une figuration cachée sous les drippings abstraits fait périodiquement retour. En 1998, Pepe Karmel, commissaire adjoint de la rétrospective Pollock au MoMA, soutient cette thèse dans le catalogue de l’exposition [11] en s’appuyant cette fois sur des outils technologiques. Puisant dans les photographies et les films réalisés par Hans Namuth montrant Pollock au travail, Karmel reconstitue les premières strates picturales de trois chefs d’œuvres abstraits de 1950, Number 27, Autumn Rhythm : Number 30 et One : Number 31. On ne peut dénier une certaine solidité à sa démonstration, celle-ci étant étayée par l’explicitation de sa méthodologie appuyée sur une riche iconographie des manipulations numériques opérées sur les œuvres grâce au logiciel Adobe Photoshop [12]. Assemblage de photogrammes, rotation, correction de perspective, jusqu’aux principes de soustraction d’images (utilisé dans le cas de One pour faire apparaître des tracés qui ont été recouverts), c’est tout un arsenal numérique qui est ici déployé. Cette conviction en l’objectivité de la preuve (evidence) technologique conduira Karmel à exposer dans la rétrospective Pollock une image aux rayons X de Full Fathom Five (1947) pour établir la présence d’une figuration camouflée. Cette expérience ne rencontra pas semble-t-il une totale adhésion du public [13].
Entre chien et louve
Une fois le brouillage effacé, le filet du gribouillis méthodiquement retiré, les nappes de brouillon non seulement retouchées, mais soulevées et digitalement supprimées, que trouve-t-on sous ce tapis de fils emmêlés ? Des formes anthropomorphiques, déclare Karmel, à grand renfort de comparaison avec des œuvres antérieures et postérieures à la période abstraite dite classique. Des corps qui se tiennent dans l’espace, des groupes de corps. C’est qu’ici une giclure en forme de cercle devient bien vite une tête ou un ventre ; une ligne droite signale une jambe, un torse ou un corps dressé. L’économie des premières strates de peinture, souvent peintes en noir, autorise Karmel à lire celles-ci comme des frises. Le fait que la technique du dripping réalisée à plat, très explicite dans les documents photographiques ou filmiques, interdise de penser la toile en termes de haut ou de bas, de droite ou de gauche, ne semble pas lui poser de problème. Sur la légende d’un photomontage numérique reconstituant une sous-couche de Number 27 [14], Karmel croit reconnaître une louve (she-wolf) — à moins que ce ne soit un chien, s’interroge-t-il dans une formule où la limpidité de l’interprétation iconographique cède le pas au trouble plus subtil d’un léger repentir.
Là où Karmel identifie une she-wolf, il n’est pas interdit de ne voir qu’un amas de lignes et de flaques de peintures. S’en suivent deux questions : pourquoi Karmel voit-il ici de la figuration ? Et pourquoi en particulier la figure d’une louve ? Pour la première question, je répondrai provisoirement qu’une peinture abstraite confronte très rapidement toute tentative de description langagière à la limite de notre vocabulaire (s’agissant de Pollock, on a vite épuisé les termes de lignes, taches, éclaboussures…). Il est donc plus aisé de voir — et de parler — de chien ou de louve (mais cette réponse n’épuise pas la question comme nous le verrons plus tard). Sur le second point, on peut s’étonner qu’une figuration aussi allusive que celle de ce photomontage (si on accepte d’y voir de la figuration) permette d’hésiter entre chien et louve. Cette incertitude semble trahir un biais interprétatif : en spécialiste de l’œuvre de Jackson Pollock, Karmel ne peut ignorer The She-Wolf de 1943, une peinture gestuelle de format allongée, clairement figurative et inspirée du surréalisme d’André Masson. Reconnaître dans la sous-couche de Number 27 une louve (plutôt qu’un chien, plutôt que rien), satisfait une attente chez Karmel permettant de dessiner, sous le brouillon des drippings, une continuité figurative, thématique et formelle (le format allongé parcouru de tracés gestuels dessinant le motif de la louve qui embrasse toute la toile de 1943 offre certaines similitudes avec les drippings classiques). Pour Karmel le gain interprétatif s’arrête là, toute la charge narrative des œuvres de 1943 — gorgée de thèmes primitifs ou mythologiques (la She-Wolf pouvant bien être la Louve protectrice de Romulus et Rémus) — ne l’intéresse pas. En effet, lorsque le partisan de la thèse des images obscurcies (obfuscated imagery) en vient à se poser la question de « la raison pour laquelle Pollock voile ses images figuratives [15] », Karmel présente un argument plutôt décevant : il s’agit de « donner une forme et du rythme à un entrelacs abstrait qui sinon pourrait verser dans la monotonie et l’homogénéité [16] ». Exit donc toute signification à ce brouillage de la figuration, l’image masquée n’a qu’une fonction compositionnelle, une armature sur laquelle viendrait se greffer le brouillon des drippings abstraits.
Comment reconnaître une peinture figurative quand on en voit une ?
Dans un essai fameux, « Comment reconnaitre un poème quand on en voit un ? » [17], le théoricien de la littérature Stanley Fish s’interroge sur les processus d’interprétation. Il insiste tout d’abord sur la dimension performative de l’interprétation, qui est une construction. Il démontre ensuite que cette construction est toujours médiatisée. Regarder un tableau, un dessin, c’est enclencher des processus interprétatifs de lecture qui sont orientés [18] (par un contexte, une attente, des connaissances, une codification sociale implicite… la plupart du temps un peu de tout cela à la fois). Les cadres interprétatifs forment un réseau dans lequel nous performons une interprétation, ils ne constituent pas des obstacles ou des écrans qui nous empêcheraient d’accéder à l’expérience directe de l’œuvre. Non seulement ils nourrissent et enrichissent notre expérience, mais sans eux, nous serions incapables de reconnaître une poésie/une peinture quand nous en croisons une.
Revenons à notre cher Gribouille : dans la mini-série télévisuelle éponyme, le processus interprétatif est mis en abyme — et d’une certaine façon pris en charge — par la voix hors-champ. C’est cette voix qui, du brouillon illisible, exige que surgisse une figuration, elle qui énonce des projections que le téléspectateur, à son tour, peut (ou pas) prendre en charge (le programme étant évidemment construit pour que les hypothèses s’écroulent les unes après les autres). Si l’on examine maintenant les drippings de Pollock en prenant le postulat proposé par Karmel comme contexte de notre interprétation (au sens de Fish), et que l’on considère l’aptitude humaine à voir des images dans toutes sortes de choses (rochers, nuages, taches) [19], le brouillon des all over devient un prodigieux écran à paréidolies. Pourtant, il ne s’agit pas d’établir ici la véracité d’une conception (celle du veiling) sur une autre, plus orthodoxe (l’abstraction pure). Bien qu’antinomiques, ces deux conceptions ne peuvent être départagées : si un spectateur voit de la figuration sous (ou dans) le brouillon des drippings — et un autre non — sur quel fondement pourrait-on disqualifier l’une de ces deux propositions ? Il me semble plus productif de considérer le (supposé) brouillage par recouvrement et/ou parasitage d’une image comme une hypothèse conceptuelle qui prend, s’agissant de Pollock, une valeur éminemment signifiante, mettant en jeu tout un ensemble systémique de positionnements et d’enjeux théoriques.
Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock
Regardons un all over avec la certitude qu’il y a sous les giclures de peinture une figuration anthropomorphique, on se met alors à voir surgir des bras, des jambes, des yeux, des têtes humaines ou animales, une louve. Même l’éléphant de Gribouille pourrait s’inviter ici, ainsi que — pourquoi pas ? — une image subliminale, presque fantomatique, le portrait d’un fameux leader révolutionnaire.
Les membres du groupe anglais conceptuel Art & Language, avec l’ironie subversive qu’on leur connaît, reprendront à leur façon cette réapparition de la figuration au cœur du dripping. Leur série Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock, démarrée en 1979, voit la figure de Lénine émerger des entrelacs élégants et lyriques d’un all over. Alors qu’en ce début des années 1980 la guerre froide semble s’éterniser, Michael Baldwin et Mel Ramsden — membres prolifiques du collectif Art & Language — proposent un télescopage de l’Est et de l’Ouest en rassemblant le modernisme abstrait américain et la figuration héroïque du bloc soviétique. Si la doctrine du réalisme socialiste [20] est connue pour avoir été théorisée comme outil de propagande au service de la révolution, il fallait toute la perspicacité du groupe Art & Language pour déceler l’usage idéologique que les Américains firent également, dès les années 1950, de la promotion des héros de l’expressionnisme abstrait (et notamment Pollock) comme chantres des valeurs du capitalisme triomphant : liberté, individualisme, modernité [21].
Charles Harrison — également membre d’Art & Language et dont la pratique consiste à écrire des textes critiques sur les productions du groupe — nous invite cependant à ne pas réduire cette série à « un simple casse-tête polémique […], une forme de lapin-canard avec des ramifications culturelles et politiques » [22]. Il est important de revenir ici à la genèse du projet : à l’origine les toiles ne devaient pas être montrées, seules des photocopies couleurs étaient exposées. Les peintures étaient découpées au format A4 puis reproduites trois fois : un ensemble de ces copies xerox étaient réassemblés pour reconstituer la peinture, les deux autres étaient mélangés et associés dans un grand format horizontal pour former « la parodie d’un all-over à la manière de Pollock » [23]. C’est ce dispositif qui est mis en œuvre pour la première fois en 1980 au Stedelijk van Abbemuseum à Eindhoven aux Pays-Bas. Ce mode opératoire (l’utilisation d’un multiple bon marché comme la photocopie) caractérisait les pratiques de l’art conceptuel en général et celles d’Art & Language en particulier dans une logique de critique du marché ; s’agissant du projet Lénine-Pollock cette critique portait aussi sur les mythologies du haut modernisme (authenticité, intuition, individualité). Ainsi cette série se donnait-elle explicitement comme une forme de postmodernisme critique venant puiser dans les formes du passé pour les manipuler. « (L)a référence au travail de Pollock est une référence à un stéréotype établi du style Moderniste (…) – de même la référence à la tête de Lénine est une référence à un symbole politique éculé [24] » écrit Harrison qui prend soin de distinguer ces « productions du premier ordre » (inscrites dans une histoire des formes identifiée) d’un « discours du second ordre [25] » tenu par Art & Language. Pour produire leurs drippings, Baldwin et Ramsden ont mis en œuvre un dispositif d’exécution contrôlé. Ils utilisent des pochoirs qui reprennent à grande échelle les séparations tonales de petits dessins quadrillés — désignés sous le terme de Maps [26] — simplifiant et réduisant les portraits de Lénine à des blocs d’aplats graphiques. L’exécution demande ensuite de 1) reproduire de façon plausible le style de Pollock et 2) de jouer de subtiles balances tonales pour faire cohabiter image et abstraction dans un brouillage équilibré (les pochoirs permettant de répandre les drippings dans les zones appropriées).
Portrait of V.I. Lenin, in the Style of Jackson Pollock — tel qu’il s’élabore entre 1979 et 1980 — témoigne d’une sorte de méfiance vis-à-vis de la peinture, toujours soupçonnée de charrier quelques contenus idéologiques. Art & Language inscrivent leur geste artistique dans une logique de distanciation critique en reprenant les techniques modernes de la communication publicitaire qu’ils ont explorées dans la décennie précédente (appropriation, jeux de collages texte/image). En usant de références « éculée[s] » jusqu’au « stéréotype », de reproductions en série où la peinture disparait derrière ses photocopies, de pochoirs pour maitriser (juguler ?) la gestualité d’un Pollock, tout semble être mis en place pour produire « une blague exaspérée [27] », une parodie d’où la peinture ne doit pas déborder… un brouillon maitrisé finalement.
Résistance du brouillon pictural
Mais un tel oxymore — un brouillon maitrisé — est évidemment intenable : dès lors qu’il réussit (quand le collage devient lisible/visible), il échoue (le brouillon s’évanouit). Baldwin et Ramsden vont le découvrir dans ce que l’on pourrait regarder comme une vengeance de la peinture [28] — mais que je préfèrerais qualifier de résistance du brouillon pictural. Dans son texte, Harrison considère que l’exposition d’Eindhoven est « décevante [29] », elle marque un tournant où certaines stratégies de l’art conceptuel — ici l’exposition des photocopies en lieu et place des peintures — semblent devenues conventionnelles. Par contraste les tableaux originaux sont plus « frappants » [Baldwin] et placent le spectateur dans une situation « inconfortable [30] ». Cet inconfort est aussi celui des artistes qui — décidant d’abandonner le subterfuge des photocopies — déclarent : « […] nous nous retrouvions face à un drôle de hiatus [31] ». C’est qu’une fois quittée la « sécurité d’un discours de deuxième ordre [32] » — garanti par les photocopies — les « productions du premier ordre », et leurs contenus supposément idéologiques, ne sont plus (seulement) des « stéréotypes » figés dans un passé historique, elles redeviennent actives jusqu’à coloniser l’ensemble du projet.
Avec la présence des originaux, la question du jugement de goût fait retour — ainsi que la notion éminemment greenbergienne de la qualité en peinture — les artistes constatent « que certains [tableaux] sont meilleurs que d’autres ». Ramsden déclare : « Il devait y avoir une raison à cela. Ça nous avait plutôt échappé que c’était lié à la fabrication des choses plutôt qu’à leur conception [33] ». Cette « fabrication » (bien différente des logiques de « production » héritées de l’art minimal) engage une part d’intuition, de subjectivité. La distanciation amusée et critique d’Art & Language leur interdit cependant de se reconnaître dans l’engagement total — émotionnel et corporel — d’un peintre expressionniste. Pourtant rétrospectivement ils constatent que leur subjectivité est bien convoquée (presque malgré eux) dans le projet Lénine-Pollock ; Baldwin livre : « […] cela a soulevé une série de questions quant à ce qui était dans les marges de nos esprits lorsque nous produisions ces choses [34] ».
Le projet ironique et distancié d’un brouillage maîtrisé dérape, la production d’un pastiche est troublée par la dimension empirique et contingente de l’exercice même de la peinture. Les contenus (supposément) idéologiques — subjectivité, authenticité, goût, expressivité — migrent et se transforment. La digue des photocopies lâche et nos deux artistes conceptuels, passée la sidération, décident d’explorer cette nouvelle direction surgie accidentellement du travail. Revenant sur cet épisode qui va profondément réorienter leur pratique, Baldwin déclare : « nous nous sommes retrouvés confrontés à la possibilité d’échouer selon des termes qui ne nous étaient pas familiers en tant qu’artistes conceptuels [35] ». C’est que de ce brouet pictural peut aussi sortir le pire : un brouillon, au risque de l’échec.
Le brouillon pictural dans le champ élargi : entre identification et brouillage
Avant même d’être une peinture, écrit Harrison, Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock « était une description linguistique, une proposition ironique pour une image impossible [36] ». L’absurdité et l’impossibilité même de sa réalisation en font un programme qui s’élabore en 1980 à travers différents médias — des peintures, des dessins, mais aussi un essai publié dans Artforum [37], deux chansons du groupe punk Red Crayola [38], une exposition [39] — toutes choses portant le titre générique de Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock. Se retrouvent ici les stratégies conceptuelles du duo qui indexent dans leur travail la situation même de l’exposition (à Eindhoven le texte d’Artforum était proposé aux spectateurs comme livret tandis que résonnait dans l’espace le pastiche pop-rock de Red Crayola chantant les mini-biographies stéréotypées de Lénine et Pollock).
Cet élargissement — ou cette « strate » au-dessus — du medium pictural connaitra dans la suite du travail d’Art & Language de riches développements : l’expression « in the Style of Jackson Pollock » sera ainsi apposée/adressée à de nombreux projets du collectif [40]. Si l’on pouvait s’attendre à ce que ces processus de distanciation offrent une clarification du brouillon pictural, on va voir qu’il n’en est rien et que le brouillage irrésolu qui a jailli des peintures fait tache d’huile.
L’ensemble des propositions qui entoure les peintures du projet Lénine-Pollock forme un dispositif interprétatif — nous retrouvons ici Stanley Fish. La lecture des toiles se fait selon un axe qui va d’un indicible brouillon abstrait (Pollock) à une identification figurative (Lénine). Le titre — point de départ du projet — pointe vers une identification puisqu’il livre explicitement les références stylistiques et iconographiques (d’autres titres produiraient d’autres effets [41]). Les dessins — Maps — ont une fonction similaire — souvent accrochés à proximité des peintures, ils permettent de déceler plus facilement le visage de Lénine. Les deux chansons de Red Crayola procèdent à l’inverse du collage absurde, elles viennent brouiller toute intelligibilité en produisant un télescopage culturel idiot et vide de sens. Quant au texte publié dans Artforum, là où l’on s’attendrait à une explication, voire une justification théorique des peintures, il n’en est même pas fait mention. (Les noms Pollock et Lénine n’apparaissent d’ailleurs qu’une seule fois : dans le titre.) L’essai développe une réflexion assez ardue sur la question du réalisme en peinture, convoquant (entre autres) Courbet et s’appuyant sur les hypothèses du philosophe David Kaplan [42] pour qui le réalisme n’est pas une question d’iconicité (de ressemblance) mais une enquête sur la genèse des images, les processus qui lient les images à leurs référents. On voit comment ce texte d’Art & Language traite — de façon cryptée — du projet Lénine-Pollock. Brouillage, camouflage, déguisement (l’une des photos utilisées par le duo représente un Lénine grimé, portant en 1917 perruque et vêtements d’ouvrier). Ce texte procède d’une dimension parodique ambiguë et alambiquée que l’on pourrait étendre, avec Matthew Jesse Jackson, à l’ensemble de la production textuelle d’Art & Language, livrant un « méli-mélo dialectique d’affirmation absurde et de dissimulation volontaire [43] ».
La mise en abyme des processus d’interprétation produisait chez Gribouille une résolution : avec l’évanouissement du brouillon apparaissait l’éléphant, une image identifiable. Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock — dans son dispositif élargi incluant peinture, texte, son et exposition — maintient un brouillage irrésolu hanté par un spectre qui ne cesse de se dérober. Si les positions conceptuelles d’Art & Language ont été — pour un temps — brouillées par les peintures Lénine-Pollock, ces dernières ont finalement relancé le travail du duo, engageant les artistes à explorer des voies aussi fructueuses qu’inattendues. C’est que Michael Baldwin et Mel Ramsden vont s’emparer de la dimension inchoative de la peinture — où le camouflage couvre autant qu’il découvre, dissimule autant qu’il révèle — pour l’étendre à l’ensemble de leurs pratiques en un brouillon généralisé.
Février 2023
Notes
[1] Cette voix est celle de Sylvie Deniau.
[2] Je me réfère ici aux cours de Gilles Deleuze sur la peinture (La peinture et la question des concepts) qui ont eu lieu de mars à juin 1981 à l’université Paris 8. Ces cours, transcrits et audibles, sont publiés en ligne par l’université de Paris 8 sur le site La voix de Gilles Deleuze en ligne : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/rubrique.php3?id_rubrique=7
[3] Gilles Deleuze, cours du 31 mars 1981, transcription Lucie Marchadié : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=45
[4] Ce concept, utilisé ensuite de façon récurrente, apparaît pour la première fois dans le cours du 7 avril 1981, transcription Véronique Boudon : http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=40
[5] On pense ici, entre autres, à Judith Wolfe, C.L. Wysuph, David Freke, Charles Stuckey, E. A. Carmean.
[6] Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, op. cit., p. 264
[7] Cet article a tout d’abord été publié dans la revue Art in America. Voir William Rubin, « Pollock as Jungian Illustrator : The Limits of Psychological Criticism », Art in America, vol. LXVII (nov.-déc. 1979). Nous nous référerons ici à sa traduction française dans le catalogue de l’exposition Jackson Pollock de 1982 au Centre Pompidou. Voir William Rubin, « Pollock, illustrateur jungien : les limites de la critique psychologique » in Jackson Pollock, Paris, Musée national d’art moderne, 1982, pp. 325-348.
[8] Ibidem, p. 345.
[9] Ibidem, p. 327.
[10] « Unframed Space », interview de Jackson et Lee Krasner Pollock, publiée dans le New Yorker du 5 aout 1951, p.16.
[11] Voir Pepe Karmel, « Pollock at Work : The Films and Photographs of Hans Namuth » in Kirk Varnedoe, Pepe Karmel, Jackson Pollock, New York, The Museum of Modern Art, 1998, pp 87-137.
[12] Cette information sur l’utilisation du logiciel Adobe Photoshop est livrée par l’auteur — avec une série d’autres détails techniques — dans une annexe à la fin de son article, voir : ibidem, p 133.
[13] Claude Cernuschi écrit : « many visitors to the exhibition remained unconvinced ». Claude Cernuschi, « Jackson Pollock at MoMA : On the Surface and under the Rug », Archives of American Art Journal, 1998, Vol. 38, No. 3/4 (1998), pp. 30-38.
[14] Ibidem, p.108.
[15] Ma traduction, « why Pollock veiled his figurative imagery ». Ibidem p. 128.
[16] Ma traduction, « to give form and rhythm to an abstract web that might tend toward monotony and homogeneity ». Ibidem p. 129.
[17] Stanley Fish, « Comment reconnaître un poème quand on en voit un ? » in Stanley Fish, Quand lire c’est faire (1980), Paris, Les prairies ordinaires, 2007, pp. 55-77.
[18] Il ne s’agit nullement ici de minimiser la force potentielle d’une œuvre (son pouvoir de sidération, de nouveauté s’agissant de productions s’inscrivant dans l’avant-garde), ni même de considérer que toute interprétation serait déterminée et prévisible.
[19] Voir le texte fameux où Léonard de Vinci invite à regarder « des murs barbouillés de taches » pour « imaginer quelque scène ». Léonard de Vinci, Carnets, tome II, traduction de l’italien Louise Servicen, Gallimard, Paris, rééd. 1989, p. 247.
[20] Voir Andrei Jdanov « Discours au 1er Congrès des Écrivains Soviétiques » (1934), in Charles Harrison & Paul Wood, Art en Théorie 1900-1990, Paris, Éditions Hazan, 1997, pp. 460-463.
[21] Le rôle secret tenu par la CIA dans la promotion des artistes de l’expressionnisme abstrait, à travers notamment les grandes expositions itinérantes, est aujourd’hui bien établi. Voir Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle (1999), Paris, Denoël, 2003.
[22] Ma traduction. « It is not my intention, however, to suggest that the painting should be regarded as a merely polemical puzzle-picture — a form of duck-rabbit with cultural and political ramifications. » Charles Harrison, « On “A Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock” », in Essays on Art & Language (1991), Cambridge (Massachusetts), MIT Press Edition, 2001, p. 134.
[23] Ma traduction. « (…) a travesty of an all-over abstract painting in the manner of Pollock », Ibidem, p.143.
[24] Ma traduction. « […] reference to the work of Pollock is reference to an established stereotype of Modernist style […] — as reference to the head of Lenin is reference to a hackneyed political symbol. » Ibidem, p.135.
[25] « […] l’œuvre d’Art & Language avait été formulé comme procédant d’un discours du second ordre, engagé de manière critique avec les formes dominantes de production du premier ordre et aspirant à les expliquer. » Ma traduction. J’ai volontairement fait le choix de ne pas traduire « second-order discourse » par second degré qui trahirait à mon sens la signification profonde du texte de Harrison. « […] the work of Art & Language had been uttered as a form of second-order discourse, critically engaged with the prevailing forms of first-order production and aspiring to explain them. » Ibidem, p.148.
[26] Map for ‘V. I. Lenin’ by Charangovitch (1970) in the style of Jackson Pollock (1980).
[27] Ma traduction. « […] a kind of exasperated joke. » Charles Harrison, « On “A Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock” », op. cit., p. 129.
[28] J’emprunte cette formule à Antoine Perrot qui me l’a suggérée lors d’un retour sur le présent texte.
[29] Charles Harrison, « On “A Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock” », op. cit., p.145.
[30] Lenin in the style of Jackson Pollock, entretien filmé avec Baldwin et Ramsden en 2013 à l’occasion de leur exposition personnelle à la galerie Mulier Mulier (Belgique). https://www.youtube.com/watch?v=M0Cbf43Qhd8
[31] Ma traduction. « […] we were placed in a rather strange hiatus for a while. » Baldwin cité par Harrison, Ibidem, p.147.
[32] Ma traduction « security of the second order ». Ibidem p.148.
[33] Ma traduction. « When we did “Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock” we did about nine paintings and we discovered that some were better than others. There had to be a reason for that. It rather sneaked up on us that this was connected with making the things rather than thinking them up. » Ramsden cité par Harrison, Ibidem, p.146.
[34] Ma traduction. « […] it certainly raised a series of questions as to what were in the margins of our minds when we were producing these things. » Baldwin cité par Harrison in Charles Harrison, « On “A Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock” », Ibidem, p.147. Il est amusant de constater que dans la série de témoignages de Baldwin et Ramsden concernant le projet Lénine-Pollock, ils emploient le mot « chose » (« thing ») plus volontiers que celui de peinture.
[35] Lenin in the style of Jackson Pollock, entretien filmé avec Baldwin et Ramsden en 2013 à l’occasion de leur exposition personnelle à la galerie Mulier Mulier (Belgique). https://www.youtube.com/watch?v=M0Cbf43Qhd8
[36] Ma traduction. « [Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock] was a linguistic description, an ironic proposal for an impossible picture, a kind of exasperated joke ». Ibidem, p. 129.
[37] Art & Language, « Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock », in Artforum, vol. XX, n° 2 (February 1980).
[38] « Portrait of V.I. Lenin in the Style of Jackson Pollock I & II », sur Art & Language et Red Crayola, Kangaroo ?, album sorti en 1981.
[39] Exposition en 1980 au Stedelijk van Abbemuseum, Eindhoven, Pays-Bas.
[40] Je pense ici aux collaborations avec les acteurs et performeurs du Jackson Pollock Bar. Plus largement, à partir des années 1980, Baldwin et Ramsden vont développer des projets qui s’organisent autour de la peinture. De ce point de vue, Victorine, un opéra sur Victorine Meurent, demeure l’un des projets les plus étonnants (le livret a été publié pour la première fois dans Art-Language, volume 5, n°2, mars 1984).
[41] Lorsque trois peintures de cette série furent présentées par le British Council pour une tournée d’expositions en Europe de l’Est en 1987, le titre en avait été changé (sans doute pour ne pas froisser les autorités soviétiques). Elles étaient présentées sur le catalogue comme : Portrait of a Man…, Portrait of a Man in Winter 1920 et Portrait of a Man in Disguise.
[42] Voir David Kaplan « Quantifying In » (1969) in Reference and Modality, sous la direction de Leonard Linsky, Londres, Oxford Readings in Philosophy Series, 1971, pp 112–144.
[43] Matthew Jesse Jackson, « Fucked-Up Middlemen » publié dans le catalogue monographique Art & Language - Reality (Dark) Fragments (Light), Montsoreau, Éditions Château de Montsoreau – Musée d’Art Contemporain, 2018, p. 13.
Pour citer cet article
Renaud Bézy, « Gribouille versus Jackson Pollock , du brouillon à l’image / de l’image au brouillon ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.