De la peinture-brouillon au brouillon informatique
Albert Oehlen un persistant fauteur de trouble
Résumé
L’informatique s’associe-t-elle aisément aux caractéristiques du brouillon ? Alors que le mot brouillon qualifie le support papier même du brouillon, quid de son passage numérisé ? C’est en nous intéressant particulièrement au travail d’Albert Oehlen des années 90, dans ce qu’il dé-brouille ou non du lien de sa peinture au brouillon informatique que nous aborderons le cas de leur superposition ainsi que les limites des incidences du brouillon numérique sur le travail et l’œuvre peints.
Plan
Texte intégral
Brouillon : adj. Qui met le trouble, le désordre dans les affaires ou entre les hommes. [1]
Il faut être un joyeux pourfendeur. [2]
« Sortez le cahier de brouillon ! », « Au brouillon d’abord. », « Qu’est-ce que c’est brouillon… ». Ces formules qui appartiennent en partie à la mémoire de l’école primaire teintent une première appréhension du brouillon d’une valeur normative. En effet, la connotation sépare d’emblée le support - le petit cahier au papier de mauvaise qualité - le temps comme les aspects spontanés et imparfaits de la tentative de ceux de la réalisation finale réfléchie, corrigée, juste, aboutie, définitive, conclusive, recopiée et propre. Le cahier de brouillon se caractérise ainsi comme outil de perfectionnement, permettant de cheminer et de s’entraîner, mais aussi, plus en amont, d’accueillir le premier jet. Les départs et recommencements peuvent être multiples, les biffures et ratages y sont autorisés et si les formes et les expressions anarchiques, automatiques, voire gratuites, s’y déploient c’est qu’elles sont toujours ouvertes au possible. Alors, comment ne pas apprécier le brouillon pour ce qu’il offre du souffle de l’élan ou de la grande respiration de ces voies multiples, ouvertes et libres, propices à toute recherche ? Pourquoi ne pas considérer le brouillon comme le support déclencheur privilégié d’une pratique ou d’une réflexion ?
Le travail d’Albert Oehlen en serait bien le parfait exemple en peinture, pourtant son cas demeure troublant. Antoine Perrot, dans son article « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture » [3] démontre comment le peintre, sans intention significative ou formelle, importe le brouillon en peinture par la « stratégie de brouillage de tous les codes picturaux qui met la peinture en suspension et qui donne à voir une peinture en train de se faire » [4]. Exposant à même la toile les gestes et le processus d’un « en cours », d’un état formel toujours intermédiaire, son travail « se soustrait à tout débat entre le passé, le présent ou le futur de la peinture, comme à tout débat entre figuration et abstraction » [5]. Oehlen fait surgir le brouillon dans la peinture. Ensemble ils s’exposent.
Entre les années 90 et les années 2000, Albert Oehlen associe son travail pictural à l’informatique. Il nomme d’ailleurs certaines de ses œuvres computer paintings – « peintures informatiques » –. La question qui nous occupe ici est de savoir ce que le peintre fait des potentiels du brouillon informatique tandis qu’il a déjà assimilé la peinture au brouillon. C’est en nous intéressant particulièrement à ces travaux dans ce qu’il dé-brouille ou non du lien de sa peinture au brouillon informatique que nous prolongerons le constat d’une superposition de sa peinture-brouillon au brouillon informatique. Plus loin, nous envisagerons les effets d’une telle rencontre au sein de son parcours pictural. Ainsi, en transposant cette pratique décomplexée de la peinture à la technique informatique, Albert Oehlen a-t-il vraiment offert au brouillon un nouveau terrain de jeu, à la fois plus riche et plus performant ? Ce passage par l’informatique a-t-il eu une incidence sur sa pratique matérielle de la peinture ?
Le brouillon informatique
En peinture comme en dessin, le brouillon, non plus par le biais du cahier, mais du carnet de croquis, de route ou d’atelier, de la feuille volante ou de la toile proprement dite, renvoie à des opérations plastiques et mentales riches, complexes et reliées. Le support informatique s’inscrit dans cette continuité. En effet, l’étude de son emploi par des peintres a déjà permis d’établir une typologie de leurs relations et d’admettre que, appréhendé comme outils ou comme médium et selon la finalité de ses emplois, l’informatique bénéficie à la peinture au sein même de ses processus, de ses mises en œuvre et de ses dispositifs de présentation [6]. Plus particulièrement, ses modalités techniques et ses opérations spécifiques offrent des moyens de travail renouvelés, décuplés et étendus en substitution au brouillon matériel.
Depuis la fin des années 80, de nombreux peintres intègrent l’informatique à leur pratique permettant de réfléchir aux formes, aux modalités et aux dess(e)ins contemporains du brouillon. Aujourd’hui, les pratiques de Fiona Rae, Jin Meyerson, Shirley Kaneda, Benjamin Edwards ou encore de Matthew Ritchie sont autant d’exemples permettant d’observer combien l’informatique développe formidablement certaines caractéristiques du brouillon par ses potentialités élargies d’anticipation, d’expérimentation, de production d’occurrences ou de créations touchant des paramètres plastiques précis : forme, ligne, signe, couleur, espace, lumière, matière, texture, gestes, composition notamment. Mais nuançons ici. Ce que ces peintres transposent au champ numérique, ce sont les outils et les méthodes du brouillon. Ils en rappellent les caractéristiques essentielles. Le travail avec le logiciel informatique, plus que jamais, rappelle qu’indépendamment de ce qui le succède, le brouillon est d’abord un espace où l’on dépose, propose, pose des idées, étudie, cherche, explore, erre, élargit, associe, où l’on essaie, entraîne, lâche, rate, rature, tache, bâcle, s’énerve comme on démonte, démontre, remonte, construit, approfondit, spécifie, organise, compose, synthétise, recommence. Dans chaque cas, on s’autorise, on risque.
Toujours dans leur cas, le recours à l’informatique demeure séparé de la réalisation picturale : il prépare ou donne un aperçu de la peinture à venir. Ces aperçus rendent visibles les étapes successives d’élaboration de l’œuvre. Elles en retracent parfois l’historique complet ou en présentent le résultat visuel définitif qui sera transposé ou reporté en peinture selon la marge qu’il est laissé à cette dernière. Cependant, si les logiciels ou les exécutions de programmes développent de nouvelles méthodes de travail, ont-ils une place toujours aussi claire dans le processus pictural du peintre et une fonction systématiquement anticipatrice ? Qu’en est-il de leurs porosités ? Et qu’en est-il du lien à l’informatique lorsque la démarche picturale, comme c’est le cas d’Albert Oehlen, est déjà volontairement celle d’un lâcher-prise propre au brouillon ? Quels sont les ressorts de l’informatique pour un tel positionnement et pour le travail pictural même ?
La pratique d’Albert Oehlen met en relation peinture et informatique depuis les années 90. Aborder son travail artistique n’est pas sans difficulté dans la mesure où il accorde peu de crédit à ses anciens propos, empruntant déjà les caractéristiques mouvantes et incertaines du brouillon.
« - Vous avez déclaré un jour que tout ce que vous avez dit il y a plus de cinq ans était des bêtises. Pourquoi accordez-vous si peu de temps et de validité à vos interviews ?
La plupart du temps, je me sentais poussé à prendre position, en réaction à quelque chose qui se passait à l’époque ou aux questions. Mais, en réalité, je n’ai aucune position qui se laisserait décrire de façon passionnante, en tout cas pas par moi. En fait, je ne me pose pas beaucoup de questions sur la signification de mon travail. » [7].
Sans éclairage clair de sa part, il nous semble cependant nécessaire, pour appréhender son travail numérique d’en revenir aux caractéristiques de sa peinture. En effet, non seulement, elles permettent une contextualisation dans le parcours du peintre, mais surtout, elles apparaissent à ce point transposées au champ informatique qu’il est difficile de ne pas envisager ces expériences informatiques sous l’angle d’une porosité.
Peinture et brouillon informatique, une marche superposée
La démarche d’Albert Oehlen a longtemps consisté à mettre la peinture au défi d’elle-même. Durant les années 80 en Allemagne, il considère ses outils de peinture, les aspects, les consistances et les temps de séchage de ses diverses matières – huiles, laques…– comme étant des obstacles à la genèse des tableaux, autrement dit, ce qui concourt au « produit fini ». Par ailleurs, expressionnisme et spontanéité devaient être contraints, en ce qu’ils constituaient le moyen d’affirmer par la peinture une individuation. « Je voulais faire de la mauvaise peinture, de la bad painting, et souvent, j’ai aussi peint très vite, mais uniquement pour mettre à profit les erreurs commises. » [8] En prenant le parti d’une peinture d’histoire subversive – notamment vis-à-vis de prédécesseurs comme Sigmar Polke ou Georg Baselitz –, il condamne la virtuosité en peinture et développe avec Martin Kippenberger, Georg Herold et Werner Büttner, un vocabulaire plastique éclaté et coulant, grossier et déstructuré, torturé et souillé. Le manifeste Facharbeiterficken [La baise des O.S.] auquel il participe en 1982 avec ces derniers est éloquent : « Le but de notre étape était alors de martyriser la peinture à l’aide de motifs aussi percutants que possibles et surtout lourds d’associations, pour nous départir des contraintes techniques. » [9]. Il s’agit de renouer avec un état initial de peindre : le surgissement spécifique au premier jet.
Albert Oehlen a ensuite souvent caractérisé ses productions comme relevant d’une peinture « post-non-figurative ». Prenant comme point de départ des éléments reconnaissables, sa peinture explore et additionne de multiples procédures de recouvrement qui brouillent les sujets initiaux. Dans les années 90, il confirme un éloignement volontaire à toute expression du sujet ainsi qu’à l’histoire allemande. La Bad Painting semble atteindre un paroxysme du point de vue de sa facture puisqu’elle est libérée de tout contenu. Elle est sans associations sémantiques libres, faite simplement de dissonances formelles. Son travail adopte et présente alors les structures formelles de l’expérience ou d’un brouillon s’illustrant par une superposition de lignes et de signes dans l’exercice nerveux de leur naissance, de masses, de vives surfaces colorées sans liens logiques. Le tâtonnement devenu visible, la lecture d’œuvre comme Ohne Titel (Sans Titre) datant de 1994 (Figure 1), engendre un regard à la fois mobile dans le fond et bloqué par la traînée de couleurs qui semble barrer la toile verticalement. Oehlen qualifie également sa production de “procroûtique” en ce qu’elle « rejette toutes les éthiques picturales. “Procroûtique” renvoie au fait de tordre et de briser et d’étendre et de réduire. Autrement dit, cela ne renvoie pas au respect du matériau » [10]. Or, ce barbouillage anarchique et foisonnant, provenant d’intentions volontairement désinvoltes, caractérise exactement au même moment ses productions numériques.
Pour Pierre Sterckx, Oehlen peignait déjà des « écrans » : « Sur chacune de ces multi-strates, des images, des maculations, des signes collectifs ou privés se mettent en phase, se bousculant, s’interpénétrant. [... Il s’agit de] vider ses poches pour remplir son tableau, déverser pêle-mêle, sans idée préconçue d’inventaire, toute cette masse d’images et d’influx qui inonde chaque individu de la sphère médiatique. » [11]. Mais il semble que ce ne soit pas là que le lien de sa peinture au numérique puisse au mieux s’élucider. Albert Oehlen réfute d’ailleurs l’appellation d’écran : « Ce sont des spéculations, sur lesquelles je ne veux pas réagir. Screen – ça veut dire surface de projection ? Mes tableaux peuvent-ils être considérés comme des écrans ? Je n’en ai aucune idée. Pour moi, ce ne sont que des tableaux. » [12]
Albert Oehlen nous paraît offrir l’exemple d’une assimilation d’intentions, du faire propre au brouillon et de résultats picturaux par la pratique numérique. Ainsi, dans l’appellation « peinture informatique », il semble n’être de peinture que la référence à une posture critique ainsi qu’à des réflexes opératoires précédemment en jeu dans sa pratique de la peinture. L’ordinateur, technique étrangère, est invité à les reconduire indépendamment de son propre potentiel. L’artiste fait en effet de ses travaux numériques des instruments d’exploration comme il l’a fait pour ses tableaux qu’il qualifie de « vide-poches visuels… » [13]. D’un point de vue critique, il y a moins de risques à travailler en conformité avec ce qui est déjà qu’à mettre la technique au défi d’elle-même. D’ailleurs, à la question de savoir ce qui a motivé la venue du numérique dans sa pratique picturale, Albert Oehlen apporte des précisions révélatrices. « Au début des années 90, vous avez découvert l’art par « cliquement de souris d’ordinateur ». Un hasard ? On n’achète pas un ordinateur par hasard. L’idée était d’être à l’avant-garde également sur le plan technique » [14]. Il déclare aussi : « Je voulais seulement faire de l’art assisté par ordinateur pour voir à quoi cela pouvait ressembler » [15]. Il ajoute : « Le logiciel informatique permet à la peinture d’être gouvernée par d’autres lois. En même temps, l’ajout de peinture à des impressions numériques sert à montrer et confirmer les limites des logiciels informatiques. Mais le projet de travailler avec ces outils n’est intéressant dans son ensemble que si le logiciel informatique reproduit l’effet de la « vraie » peinture de manière hésitante. Maintenant que les logiciels ont évolué, ce projet arrive donc à sa fin » [16].
L’informatique : un brouillon débridé
De la capacité du logiciel à embrasser les caractéristiques du brouillon et à en reproduire les phénomènes autant que les apparences picturales, Albert Oehlen semble avoir fait la surenchère. L’œuvre Ohne Titel (Sans Titre), réalisée en 2000, présente des entrelacs des lignes dont l’anarchie renvoie aux mouvements testeurs et compulsifs de la main posée sur la souris comme la technique numérique s’était gavée d’elle-même à l’excès. Ces tracés pourraient correspondre avec ce que Paul Klee appelait le « tracé brut » où, avant la catégorie du « linéaire actif », le plaisir de la ligne vient de sa libre trajectoire. Ce dessin qui est pour lui spécifique à celui des enfants « va bientôt progresser vers un certain ordre. S’enclenche alors une critique des voies inscrites. Le chaotique du premier jeu recule au profit d’un début de régularité. […] On reste primitif. » [17]. Par ailleurs de l’écran à la réalisation finale de grande dimension, certains de ces tracés se pixellisent du fait d’un ajustement technique.
Dans Ohne Titel (Sans Titre) s’ajoutent et s’exposent d’autres spécificités numériques : des formes géométriques et textures toutes faites, comme si elles réinjectaient dans l’élan vif de la pratique du brouillon ce qui est son opposé : le travail long et minutieux de maîtrise formelle qu’implique un tel résultat pictural. On trouve des aplats synthétiques aux couleurs acidulées, de véloces traînées de peinture en bombes – ou leurs effets –, des tramages, quadrillages et rayures parfaites aux degrés de transparences variables, tantôt découpés, déformés, évidés et superposés. Cette précipitation de signes semble ainsi davantage occuper un espace par leurs multiples collisions que le composer comme a pu l’entendre Olivier Cena [18].
On pourrait ainsi rapporter aux réalisations numériques les mêmes commentaires que Fabrice Hergott a faits des réalisations picturales d’Albert Oehlen lorsqu’il évoque « une accumulation de formes et d’objets disposés comme s’ils avaient été réalisés à l’encontre de toute affirmation, comme sous l’effet d’une auto-dépréciation progressive » [19], « une peinture « bâclée » donnée d’emblée sans avenir » [20], ou encore qu’« Albert Oehlen semble être parvenu à produire l’illusion d’une peinture non seulement sans spectateur mais aussi sans artiste, donnant la sensation que même le peintre n’est pas nécessaire » [21]. Enfin, on peut superposer ces mêmes formules à la définition de l’adjectif brouillon qui « met du désordre dans les idées » [22] et qualifie par extension ce qui est désordonné et tumultueux.
Albert Oehlen poursuit en parallèle un travail de peinture, d’affiches – réalisées numériquement par « collage » de photographies scannées ou d’images provenant de l’Internet –, de pochettes de disques et de sols en mosaïques qui inscrivent sa démarche dans un processus ouvert, sans hiérarchie et constamment critique. Il mixe aussi ses tirages sur papier [23] ou sur toile à la peinture, comme en témoignent encore Ohne Titel (Sans Titre) (Figure 2) ou Nie mehr unter dem Excrement liegen (Figure 3) datant respectivement de 2000 et 2002.
L’encre d’impression est retravaillée au chiffon, la main brouille cette fois l’exécution machinique. Ainsi, quels que soient les médiums convoqués, son œuvre réhabilite le brouillon par sa dimension d’expérience directe et désacralise l’idée de la culture par son ironie et sa dérision. Il témoigne : « Je pense donc que les charges et les nuisances formelles auxquelles une œuvre d’art est confrontée déterminent sa dignité. Même au sens de la salissure. Car ces salissures signifient l’ouverture par rapport à la forme totalement dépassée ainsi qu’aux élargissements technologiques, sans vouloir en accepter aucun comme mode de travail ou méthode. » [24].
Cependant, si nous nous concentrons exclusivement sur ses « peintures informatiques » – celles qui ne sont pas retouchées ou simplement au processus de celles qui le sont –, le surdosage qu’il met en scène correspond à un emploi de la technique comme machine à produire que l’on pourrait taxer de consumériste. Albert Oehlen fait triompher la technique comme outil, parce qu’il en use sans retenue, instinctivement et impudiquement. Ses réalisations mettent en avant l’écriture numérique tel un brouillon où les fonctions du logiciel se testent les unes après les autres. Le procédé de « collage » numérique va d’ailleurs de pair avec les accumulations formelles répétées et stratifiées dont témoignent ses huiles et ses acryliques. En parlant de la peinture, Oehlen reconnaît qu’« il n’y a rien que je ne pourrais exiger d’elle » [25] ; il semble en être de même du numérique. Celui-ci rejoue de ses outils simulés, un volontaire laisser-aller formel et transpose un geste qui décharge les effets picturaux à la manière d’un exercice impulsif. De plus, ces actes semblent se décharger de toute maîtrise en la reléguant désormais à la machine. Un grand nombre des caractéristiques du brouillon fondent la Bad Painting. Ces caractéristiques sont exactement celles que l’artiste explore avec l’informatique. Aussi, le brouillon (hors de sa fonction anticipatrice) est au cœur de ce qui rassemble les deux champs de pratique. Transporté au numérique, il nous amène à concevoir une pratique du « Bad Digital ». L’assimilation du numérique à la peinture est d’autant plus forte que la technique informatique se prête, par sa facilité d’exécution et son immédiateté, à un traitement formel lâché, instinctif, désinvolte et hasardeux. Comme pour la Bad Painting, l’ordinateur devient l’outil d’une « anti-expressivité » subjective. Son potentiel intrinsèque est écrasé, et sa pauvreté, c’est-à-dire toute son évidence applicative, possédée et poussée à bout. L’emploi que fait Albert Oehlen du numérique nous paraît ainsi renvoyer à une certaine maltraitance de la technique. En n’exploitant que ses fonctions simulatoires, il avilit aussi un potentiel plastique, déforme volontairement plus qu’il ne forme, semble user plus que chercher. L’œuvre qui présente une pratique s’abandonnant à une application technique, peut déconcerter, plonger l’œil du spectateur dans l’impuissance. Elle peut lui sembler d’autant plus insolente de désinvolture qu’il réalise que c’est un emploi instrumental de la technique qui s’expose.
Du brouillon informatique à la peinture-brouillon : l’impasse
À l’issue de cette analyse, nous soutenons l’idée que l’enthousiasme informatique, tout technique, a aussi ses revers dont le brouillon informatique constitue le symptôme. Si nous partons du principe que le support informatique est une nouvelle modalité de brouillon, car il en étend les opérations plastiques et mentales, les aspects et les méthodes jusqu’à en amplifier ses pratiques et ses enjeux, nous remarquons aussi qu’il en rend visibles des impasses pour la pratique matérielle de la peinture. Albert Oehlen va au-delà de la transposition des outils du brouillon dans le numérique : il y importe une pratique. Mais il ne fait pas beaucoup plus que ce qu’il faisait déjà en peinture et nous pouvons demeurer dubitatifs quant aux apports de l’informatique à sa peinture-brouillon.
En contrepartie à cette approche critique, il nous semble important de faire une remarque. Parallèlement, chez Albert Oehlen, ce traitement spécifique de l’informatique ne peut s’isoler d’une pratique de peintre ouverte, conceptuellement variée, mais soucieuse d’un rapport à l’histoire de la peinture. S’il ne souhaite pas être qualifié d’artiste politique ou conceptuel, il reste un fervent défenseur de la pratique picturale et croit en sa valeur intrinsèque :
« Diedrich Diederichsen : Pouvez-vous un peu expliquer « la dignité de la peinture » ?
Albert Oehlen : Qu’ils soient bons ou mauvais, jolis ou laids, les tableaux doivent se maintenir sans excuses. Pas de magie, pas de science, pas d’excuses. » [26]
Cela pourrait expliquer l’emploi de « ressemblance » ou de simulation que fait l’artiste de la technique numérique vis-à-vis de la peinture dans le cadre de ses peintures faites à l’ordinateur. Travailler l’informatique comme médium, c’est peut-être aussi risquer un éloignement aux principes fondamentaux d’une démarche et d’une croyance en la peinture nés de sa pratique matérielle. D’un travail porté sur le sabotage pictural, de l’emploi consumériste de la technique qu’il induit, se découvre paradoxalement chez Albert Oehlen un profond respect de la peinture, situé à l’endroit du passage à l’acte, de la pulsion créatrice et qui est spécifiquement du brouillon qui n’a aucune excuse à donner.
Dans l’étude des relations entre peinture et informatique, il est courant d’analyser les apports de la nouvelle technologie au médium traditionnel, des points de vue du renouvellement de ses processus plastiques, de ses sujets, de ses modes de représentation ou encore de ses dispositifs de présentation. Le cas d’Albert Oehlen propose l’inverse. En transposant une pratique décomplexée de la peinture-brouillon à la technique numérique, il a offert au brouillon un autre terrain de jeu, à la fois plus riche et plus puissant. Chez lui, le passage de l’un à l’autre autorise de penser que le brouillon et la peinture définitive se superposent aussi en informatique, mais également que le brouillon et la production informatique se superposent en peinture. La question est alors moins celle des apports pour le brouillon de l’informatique que celle d’arriver à en apprécier les incidences et les questions pour sa pratique de la peinture. Encore aujourd’hui, comme en témoigne l’œuvre Sans titre de 2019 (Figure 4), lorsque Albert Oehlen, travaille sur toile, les attributs visuels d’une imagerie spécifiquement informatique, précise et lisse, anguleuse et pixellisée s’y retrouvent presque exclusivement sans que l’on puisse distinguer ce que la peinture manifeste en propre, intègre ou mette en tension de cette rencontre. Est-elle alors soumise ? A-t-elle disparu ?
Nous retenons, de la toile à l’écran, de l’écran au papier d’impression, de l’écran à la toile à nouveau, que c’est essentiellement une approche du brouillon comme espace d’avènement fondamental que le travail d’Albert Oehlen révèle. Tel un atelier ouvert, il témoigne d’une pratique où rien ne peut être écrit à l’avance, où ce qui progresse est moins l’apparition d’un résultat prédéterminé que la marche elle-même, faite de surgissements et tendue vers l’inconnu. Cet élan brouillonesque peut conduire n’importe où, à n’importe quel moment. Il rappelle que chaque constituant plastique peut se frotter à la déstabilisation, que jamais rien est acquis et qu’une démarche peut être fondée sur l’alerte permanente. En fin de compte, au-delà du trouble, interroger le brouillon, c’est rappeler que le passage à l’acte, l’expérience, la recherche et la créativité qu’il inaugure sont des leviers puissants du faire pictural.
Notes
[1] CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 13/01/2023 à l’adresse http://www.cnrtl.fr
[2] Albert Oehlen, entretien avec Rainald Goetz in « Albert Oehlen », consulté le 27/07/2007 à l’adresse http://www.paris-art.com/lieu_detail-524.html
[3] Antoine Perrot, « Albert Oehlen. Le brouillon en peinture ou l’autoportrait de la peinture ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020. https://pratiques-picturales.net/article55.html
[4] Ibid .
[5] Ibid.
[6] Cf. Elsa Ayache, « L’informatique, outil et médium du peintre, vers une pratique du « lâcher-prise », Thèse de Doctorat en « ARTS (Histoire, Théorie, Pratique) », sous la direction de Hélène Saule-Sorbé, présentée, soutenue publiquement le 18 octobre 2018, Université́ Bordeaux Montaigne.
[7] Ralf Beil, « L’avidité de couleurs. Dix questions posées à Albert Oehlen » in Selbsportrait mit 50 Millionenfacher Lichtgeschwin digkeit [Autoportrait à 50 millions de fois la vitesse de la lumière] : peinture-Malerei 1980-2004, Exposition, 12 juin-5 sept 2004, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Éd. Ralf Beil, Zürich : JRP-Ringier, Coédition Musée cantonal des Beaux Arts, Lausanne, 2004, p. 16.
[8] Albert Oehlen, Thomas Groetz, « Eine schöne Dummheit auftürmen. Albert Oehlen und die Musik. Ein Gespräch » in PataPhysics Magazine, Melbourne, 2003, n. p.
[9] Albert Oehlen in Wilfried Dickhoff (sous la dir. de), « Albert Oehlen im Gem Gesprach mit Wilfried Dickhoff und Martin Prinzhorn » in Kunst Heute 7, Éd. Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 1991, p. 38.
[10] Albert Oehlen, « Albert Oehlen », consulté le 13/01/2023 à l’adresse https://www.paris-art.com/albert-oehlen-8/
[11] Pierre Sterckx, « Les vide-poches d’Albert Oehlen » in Art Press, n°310, mars 2005, p. 37.
[12] Albert Oehlen interviewé par Alice Motard in art 21, n°2, mars / avril 2005, p. 34.
[13] Albert Oehlen, « Les vide-poches d’Albert Oehlen » in Art Press, op. cit., p. 37.
[14] Albert Oehlen, « L’avidité de la couleur. Dix questions à Albert Oehlen » in Selbsportrait mit 50 Millionenfacher Lichtgeschwin digkeit, op. cit., p. 16.
[15] Albert Oehlen interviewé par Alice Motard in art 21, op. cit., p. 34.
[16] Ibid.
[17] Paul Klee, Paul Klee, Cours du Bauhaus. Weimar 1921-1922. Contributions à la théorie de la forme picturale, op. cit., p. 37.
[18] « […] il se trouve qu’Albert Oehlen est un bon peintre. Ses tableaux malgré l’entassement, montrent un équilibre et une composition parfaits. […] Reste cette profusion de formes et de styles souvent indigeste, un mélange de médiocrité et de vigueur beaucoup plus sensé que ce que ce peintre de 48 ans veut bien en dire » in Télérama n°2757, 13 novembre 2002, p. 80.
[19] Fabrice Hergott, « La nature a horreur du vide » in Albert Oehlen, Exposition, 18 oct-2 février 2003, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, Éd. Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, Paris-Musées, Paris, 2002, p. 3.
[20] Ibid. p. 2.
[21] Ibid., p. 3.
[22] CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, consulté le 13/01/2023 à l’adresse http://www.cnrtl.fr
[23] Papier d’impression qui plisse souvent sous le verre de présentation, comme c’est le cas de l’impression jet d’encre Solo for Spectrum datant de 2001, imposante de 161, 5 × 229, 5cm et appartenant à la collection du Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.
[24] Albert Oehlen in Wilfried Dickhoff (sous la dir. de), « Albert Oehlen im Gem Gesprach mit Wilfried Dickhoff und Martin Prinzhorn », op. cit., p. 78.
[25] Albert Oehlen in Rainald Goetz, Celebration, Éd. Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1999. p. 165.
[26] « The rules of the game - artist Albert Oehlen », Interview by Diedrich Diederichsen in ArtForum, novembre 1994.
Pour citer cet article
Elsa Ayache, « De la peinture-brouillon au brouillon informatique , Albert Oehlen un persistant fauteur de trouble ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.