Ayako Kiyosawa / La pensée suspendue
Résumé
Notes, esquisses et brouillons forment un motif central et fondateur dans le travail de la peintre d’origine japonaise Ayako Kiyosawa. Son installation en Californie en 2007 la confronte à une schize entre le langage et ses moyens. Ses premières œuvres, à partir de notes et de schémas, dérivent directement de ses échecs dans l’étude et la déconstruction du langage.
Dans le développement de sa peinture, en direction d’une abstraction concrète, le brouillon constitue paradoxalement un état pictural abouti. Ce qui n’est qu’esquisse d’une pensée se trouve suspendu et peint comme un état. En cela, le travail illustre notamment la thèse du philosophe et sinologue François Jullien sur la notion d’efficacité. Ce qui se joue dans la peinture d’Ayako Kiyosawa se trouve précisément être un déplacement d’une efficacité philologique vers une efficacité plastique, une pensée plastique de l’inabouti.
Plan
Texte intégral
Il est dans la fonction des notes et des esquisses de rester au second plan. Elles disparaissent, une fois le texte ou la peinture achevée, rendues inutiles par l’aboutissement du projet artistique. Quand elles échappent à la destruction, elles ne subsistent que comme les traces obsolètes du processus de fabrication, désormais subordonnées à l’œuvre achevée. [1]
L’œuvre d’Ayako Kiyosawa s’élabore contre cette hiérarchie de l’œuvre et de son brouillon. Au lieu d’être une simple étape entre un sujet et sa réalisation plastique, le brouillon est à la fois le point de départ et d’arrivée. Il y a entre les deux un travail, mais il consiste à maintenir ou fixer l’état d’incertitude et d’ouverture de l’esquisse. Il y a là une manière inhabituelle qu’il s’agit de saisir, en ce qu’elle touche autant à la question du langage, qu’à la définition même de la peinture, dans son devenir-œuvre, en relation avec le champ de l’art concret, mais aussi en lien avec la pensée de l’efficacité, telle qu’elle apparait chez le philosophe et sinologue François Jullien. Dans l’atelier d’Ayako Kiyosawa se trouvent affichées plusieurs photocopies noir et blanc. Y figurent des œuvres abstraites, certaines apparemment monochromes, visibles comme des surfaces uniformes et grises. « Je les comprends mieux sous cette forme, dit-elle, je comprends mieux comment elles ont été pensées, comme des idées avant d’être des peintures. »
Déplacements
Née en 1983 à Tokyo, Kiyosawa entame des études de philosophie du langage qu’elle décide de poursuivre aux États-Unis. Elle quitte le Japon en 2007, mais les premières semaines de son séjour californien produisent chez elle une profonde crise personnelle et culturelle. L’environnement nouveau et les approches universitaires américaines de son champ d’études produisent une rupture dans sa réflexion, une schize profonde entre les fins du langage et ses moyens. Elle perd la maitrise des concepts et notions qu’elle emploie et les notes qu’elle accumule ne suffisent pas à rétablir la continuité de sa pensée. Ce premier déplacement en provoque un second. Dans l’appartement qu’elle occupe, Kiyosawa commence à dessiner des objets, les réduisant souvent à un simple tracé. Un interrupteur, un verre, une feuille froissée… Seuls quelques rares dessins subsistent de ce travail d’inventaire. Ils permettent néanmoins à Kiyosawa de reprendre pied et sont le préambule à un retour vers ses notes sur la philosophie. L’un des dessins prend en effet comme modèle l’une de ses notes de travail. L’apparition de cette écriture brouillonne dans le domaine du dessin cristallise la pratique de l’artiste. À partir de ce geste, Kiyosawa délaisse toute ambition figurative et se penche à nouveau sur la masse accumulée de ses notes et croquis. Elle les reprend, non plus en vue d’en tirer une signification, mais au contraire pour en observer la présence plastique. Elle les reprend, souvent plusieurs fois, toujours en cherchant à maintenir leur nature intermédiaire, fragile et embryonnaire, comme tel. [fig.1] La mise en forme de ces notes, puis des peintures qui en dérivent est une étape centrale. Kiyosawa élabore un mode de présentation et c’est par ce souci de la présentation qu’elle acte le déplacement des notes, du champ de la philosophie vers celui de l’art.
Montrées dès le début des années 2010, les peintures de Kiyosawa sont également engagées dans un riche dialogue avec la scène californienne contemporaine. Elles se construisent cependant dans un écart avec celle-ci. Depuis cette intuition première, le travail d’Ayako Kiyosawa s’élabore en suivant les principes d’une abstraction concrète, plus proche aujourd’hui du travail d’un Blinky Palermo, dont elle revendique notamment l’influence. [2] À une certaine distance du clinquant californien, son travail s’inscrit dans une perspective plus austère où s’immisce progressivement la question de la couleur. Sa première exposition est constituée d’une unique ligne de notes accrochées au mur à égale distance. Les objets qu’elle présente dans les années qui suivent sont pensés comme « définitivement inachevés ». Les dessins puis les peintures conservent une facture rudimentaire. La réalisation est rapide, les dessins sont réalisés sur des feuilles trouvées, les peintures sont peintes les unes à la suite des autres sur un rouleau de toile, avant d’être découpées et éventuellement montées sur châssis. C’est dans le choix du format et du cadrage que Kiyosawa fixe l’état intermédiaire de l’œuvre. Elle est également attentive aux formats des dessins dont elle ajuste les marges. Durant les premières années de son séjour aux États-Unis, Kiyosawa travaille au comptoir reprographie du magasin Staples d’Anaheim. « Staples a été comme une école d’art pour moi, la copie des documents, la mise en page, les formats de papier, toutes ces questions se sont posées pour moi, et sans être encombrées par les problèmes de l’histoire de l’art. »
Pour les peintures, le choix du format et le cadrage du motif opèrent également une saisie du motif [fig.2]. La présentation effective des œuvres comme œuvres (c’est-à-dire publiées, accrochées et/ou encadrées et dans le cadre d’expositions) formalise une tension voulue entre achevé et inachevé. C’est précisément cette présentation de l’œuvre “comme telle” qui lui permet d’être perçu également comme brouillon.
Dans les années qui suivent, le travail de Kiyosawa se développe en une abstraction concrète et rigoureuse, influencée par la peinture concrète européenne. La couleur et le monochrome apparaissent comme centre du travail, mais la question de l’esquisse et de l’inachevé continue pourtant d’avoir une influence sur sa pratique.
Système et abstraction
Les premières œuvres de Kiyosawa ont souvent été comparées avec celles de l’artiste conceptuelle Hanne Darboven. Les deux femmes ont en commun d’avoir élaboré leur œuvre dans une relative solitude et elles font appel l’une et l’autre à une graphie particulière, à la fois illisible et signe pourtant d’une formulation et d’une intention précise. La différence entre les deux artistes se trouve justement dans la question qui nous occupe, celle d’un achèvement possible de l’œuvre. Là où Darboven élabore un système d’organisation du monde, Kiyosawa travaille au contraire à son entropie. Là où Darboven construit des systèmes clos, Kiyosawa cherche au contraire à maintenir cette teneur fragmentaire de l’œuvre inachevée. [3]
Il arrive aussi à Kiyosawa d’élaborer des systèmes, c’est le cas de la série All Los Angeles Walls amorcée aux alentours de 2018, alors qu’elle se consacre à une exploration du monochrome. [4] Préoccupée par la question d’une abstraction concrète, Kiyosawa commence à documenter les murs des bâtiments et des parkings californiens. [fig.3] Dans une ville à l’architecture monotone et entièrement dédiée à la circulation, les murs des commerces sont souvent peints de couleurs vives qui servent de signalétique. Kiyosawa les photographie, prend des notes et élaborent progressivement un système à partir duquel il lui est de possible de générer l’ensemble des murs peints de la ville de Los Angeles. Le système fonctionne à partir d’un répertoire de motifs qui peuvent être combinés et déclinés de manière presque illimitée. Il lui permet de produire des peintures murales, chacune unique, toutes liées entre elles. La force du système repose sur son ouverture, celle-ci permet d’envisager un objet insaisissable, de produire des formes sans la nécessité de réaliser l’ensemble des possibles. Le système n’est pas l’objet du travail comme c’est le cas chez Darboven où le fait d’accomplir la totalité du programme (ou parfois de pouvoir envisager son accomplissement) est une condition d’existence de l’œuvre. Le système chez Kiyosawa est un potentiel. Seules certaines options s’actualisent, successivement, aussi inépuisables que le paysage qu’elles décrivent. Kiyosawa bénéficie en un sens de l’expérience de Darboven et du tournant post-moderne, elle ne travaille que sur des fragments épars qui suffisent à donner l’idée d’une organisation possible, mais inaccessible. Il faut aussi noter que ce système intègre les questions du brouillon et de l’inachevé. Comme le montre Jullien, l’efficacité de la pensée chinoise repose sur une action menée en amont, avant que la situation ne se forme et se fige. [5] Le geste pictural de Kiyosawa s’inscrit semblablement en amont du projet de représentation, dans un possible qui reste à venir. Parmi le répertoire de formes de All Los Angeles Walls on trouve deux figures notables qui sont unfinished wall (un mur qui n’a pas été fini de peindre) et overpainted graffiti (un graffiti est recouvert par une peinture presque semblable à celle du mur). [fig.4] Compléter l’œuvre c’est également ne pas la finir.
La possibilité de décrire
Penser la peinture d’Ayako Kiyosawa demande de se placer en amont de l’opération picturale et figurative, à l’endroit où elle n’est encore qu’une possibilité. Elle se présente comme la structure d’un langage qui ne dirait rien d’autre que sa possibilité. Quelque chose pourrait se dire, ou prendre forme, mais nous sommes tenus en deçà. C’est le cas des peintures d’après notes, mais aussi des peintures dérivées de pictogrammes où l’on pourrait percevoir l’influence de Matt Mullican. La peinture intitulée > (plusieurs titres d’œuvres portent comme celle-ci des titres constitués de symboles mathématiques ou typographiques) et dont il existe plusieurs versions, donne à voir deux formes, ronde et triangulaire, laissant deviner l’idée d’une projection cinématographique. La peinture pourtant semble inachevée, n’énonce rien et la projection, s’il s’agit bien de cela, n’est présente que comme phénomène. [fig.5]
L’influence fondatrice de la philosophie du langage se retrouve dans cette attention à la structure, à la possibilité d’une description. Les œuvres manifestent cette possibilité et la laissent ouverte. Comme avec certains troubles de la vision, l’œuvre n’est visible que si son objet est en périphérie, à peine visible. Si l’objet de la peinture est directement perceptible alors c’est l’œuvre qui cesse d’exister, qui se confond avec ce qu’elle vise. [6] Cette disparition advient dans la présentation de All Los Angeles Walls lorsque les murs sont installés in situ dans les rues de la ville. Il y a en effet un principe d’équivalence entre les murs existants et ceux peints par Kiyosawa. Pour une exposition en 2018, cinq murs peints dans la galerie sont présentés comme en correspondance avec cinq autres murs peints dans les alentours de la galerie. Certains de ces murs ont été peints par l’artiste, mais d’autres sont ready-made. L’une de ces peintures murales a été pérennisée et Kiyosawa continue d’y travailler à intervalles réguliers. Le mur ne diffère pas des autres murs de la rue, il subit lui aussi des accidents et des dégradations que Kiyosawa intègre à son évolution. Elle dit à son sujet, mais cela pourrait valoir pour l’ensemble de son travail que le mur n’est « jamais terminé, parce qu’il est aussi fini avant d’être commencé. »
Haus
La cohérence de ce travail pictural, depuis les notes dessinées jusqu’aux murs peints, peut être saisie dans une série de peintures sur bois réalisées en 2020 et intitulées Haus. [fig.6] Le titre en allemand est une allusion à Margaret Stonborough-Wittgenstein, qui proposa à son frère, le philosophe Ludwig Wittgenstein, de concevoir les plans de sa résidence à Vienne. La série se compose d’un ensemble de peintures de moyens formats où sont reproduits des motifs empruntés à des matériaux de construction utilisés sur le sol américain. Ces matériaux utilisés pour l’isolation sont appelés à être intégrés aux murs et masqués par les cloisons. Ils ne sont donc visibles qu’au moment de la construction, ou de la destruction des bâtiments. [fig.7]
En exposant ces peintures, Kiyosawa amène à la surface des murs de la galerie les motifs qui y sont habituellement dissimulés. Les peintures n’opèrent donc pas comme telles, mais dans leur relation aux bâtiments dont elles menacent temporairement l’intégrité. Dans cette longue inquiétude sur la possibilité de décrire le monde sans qu’il nous enferme, Haus permet le passage d’une réflexion sur les structures du langage vers une réflexion sur les structures culturelles. Sur cette douzaine d’années de confrontation avec la peinture, Kiyosawa semble étendre progressivement l’amplitude de son interrogation, depuis l’usage des mots (drawing, 2009) jusqu’à celui des matériaux de construction (Haus, 2020) en passant par celui des pictogrammes (>, 2013). Par la double allusion à Wittgenstein et au white cube de Brian O’Doherty, Haus permet par l’installation des peintures de relire et reconsidérer les murs qui les portent comme des éléments de langage. En ramenant ses matériaux à la surface du mur, Kiyosawa expose le bâtiment (et spécifiquement le bâtiment dans son usage culturel de galerie, d’habitation ou de musée), non seulement comme texte, mais comme texte inabouti. La réussite remarquable de Haus est précisément d’étendre le principe d’incertitude du travail, au-delà des champs de l’art et de la pensée pour suggérer que l’environnement qui nous semble acquis n’est peut-être aussi qu’une fragile hypothèse.
Paraître manquer
Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle garderait de sa très riche et vaste collection, dans l’hypothèse classique où sa maison serait en feu, Dominique de Menil a choisi une étude de Mondrian, simple esquisse au dos d’une enveloppe, reconnaissant par là que l’objet, fragile et inabouti, recelait pourtant une plus grande puissance plastique, du fait même de son suspens, en amont de l’œuvre achevée. Le travail d’Ayako Kiyosawa s’inscrit dans un double mouvement, antagoniste, d’abstraction et de description. Elle réduit son environnement à un ensemble de figures abstraites, parfois même à la simple modélisation de leurs relations. Dans le même temps, sa peinture minimale et radicale ne cesse d’emporter avec elle des fragments d’environnements familiers. La rigueur intemporelle du monochrome se trouve prise, comme chez Steven Parrino, dans l’actualité ténue des motifs et des matériaux. Le travail est construit sur cette tension et ce qu’elle produit. Chez Kiyosawa, le brouillon intervient comme un outil, un espace où concilier deux fonctions opposées de la peinture. L’état d’esquisse ou de brouillon lui permet de les invoquer sans les enfermer dans une forme achevée et péremptoire. La peinture, toujours « définitivement inachevée », autorise un développement, une efficacité comme l’énonce François Jullien à propos de l’esquisse ; « Autant dire que, pour pouvoir s’exercer, la véritable efficacité paraît à l’envers de l’effet abouti, toujours en manque sur son résultat, justement pour qu’elle ne cesse de résulter. » Puis citant le Laozi : « Le grand accomplissement est comme en manque, aussi son usage ne s’use pas. » [7]
Notes
[1] Dans certains cas l’œuvre disparue ou inachevée ne subsiste que sous cette forme confuse du brouillon qui devient alors le support fétichiste d’une œuvre qui n’adviendra plus.
[2] Kiyosawa a notamment réalisé deux toiles à partir d’une décoration de flipper, référence directe au flipper que Palermo emploie comme inspiration de plusieurs peintures des années 70.
[3] Darboven se refuse à montrer des fragments de pièces non terminées, refuse d’imprimer ou de participer à des expositions quand elle se trouve engagée dans la rédaction d’une pièce. Lucy Lippard, Artforum oct.1973 repris dans Art conceptuel I, capc 1988
[4] En 2015, Kiyosawa expose à Los Angeles avec le peintre Olivier Mosset.
[5] François Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1996
[6] Cette possible dissolution de l’œuvre est envisagée par Kiyosawa dés 2015 dans le cadre son exposition avec Olivier Mosset. L’exposition présente quatre œuvres sans que celles-ci soient attribuées avec certitude à l’un ou l’autre des deux artistes. [Le communiqué de presse de l’exposition indique « by Ayako Kiyosawa or Olivier Mosset »].
[7] Op. cit.
Pour citer cet article
Nicolas Giraud, « Ayako Kiyosawa / La pensée suspendue ». Pratiques picturales : Le devenir brouillon de la peinture, numéro 07, mai 2023.