De l’usage du numérique en peinture

Résumé

Une restitution rapide des réponses reçues à un questionnaire souhaitant explorer les différentes attitudes des peintres dans leurs usages, ou non, des outils numériques.

Plan

Texte intégral

Les questions étaient les suivantes :
1. Faites-vous usage du numérique dans le processus de création de vos œuvres ? Pourriez-vous expliquer les raisons qui vous ont poussé à utiliser l’outil numérique ? Cet outil, par son utilisation de logiciels préformatés, ne limite-t-il pas la pratique du peintre ?

2. Pouvez-vous définir à quel moment de votre processus vous utilisez le numérique ? Par exemple : en amont, en faites-vous usage pour des dessins préparatoires ? pour intégrer une photographie ou une image ? pour choisir des couleurs ? Dans le cours du processus, pour mixer une image numérique et un geste pictural sur une toile ? pour renouveler le geste pictural ? En aval, pour dématérialiser la peinture en ne la présentant plus sur un support traditionnel ? pour la diffuser uniquement par projection ?

3. Souhaitez-vous que l’œuvre achevée laisse voir les traces de cet usage ou au contraire les fait volontairement disparaître ?

4. Est-ce que l’impression d’une peinture numérique, qui fait l’impasse sur le geste manuel du peintre, sur l’unicité et la notion d’original, possède pour vous toutes les caractéristiques d’une peinture ?

5. Quelle relation établissez-vous entre l’écran de l’ordinateur et la peinture entendue comme écran ? Cette analogie a-t-elle des implications directes dans l’élaboration de vos œuvres ?

6. Si vous n’utilisez pas l’outil numérique, le développement de celui-ci a-t-il une influence sur votre pratique picturale ? Si oui, dans quelle mesure ?

De l’usage du numérique en peinture

Introduction

Il est nécessaire d’apporter quelques précisions rapides sur ce questionnaire. Comme pour le questionnaire précédent, réalisé il y a deux ans, dont les réponses et la restitution sont disponibles sur le site de la revue virtuelle Pratiques picturales [1], il me semble pertinent – et finalement assez rarement fait - d’interroger directement les artistes sur les questions qui nous préoccupent plutôt que systématiquement nous imposer comme leur interprète. J’espère en répétant cette manière de faire que toutes ces réponses construisent au fur et à mesure un état des lieux.

Ce questionnaire a été envoyé à environ cent cinquante peintres et a provoqué 46 réponses. Réponses qui ne peuvent sans doute pas être lues comme un éventail suffisant des positions des artistes dans cette confrontation — ou dans l’usage coordonné — de la pratique picturale au numérique. Elles dressent cependant les différents profils de l’indifférence, ou même du rejet de l’outil numérique, à son usage plus ou moins exhaustif. Le parcours, que je propose à travers ces réponses, essaie de restituer les attitudes des peintres face à l’outil numérique ; attitudes qui laissent entendre le rapport qu’ils entretiennent avec la peinture et les caractéristiques plus ou moins définies qu’ils attribuent au travail du peintre et au tableau.

D’autre part, ce questionnaire a déclenché de nombreuses réponses négatives qui ne sont pas ici prises en compte, tel que « je ne peux répondre à ce questionnaire car je ne me sers pas de l’outil numérique ». Réponses qui font aussi l’impasse sur la sixième question : « Si vous n’utilisez pas l’outil numérique, le développement de celui-ci a-t-il une influence sur votre pratique picturale ? » Il est d’ailleurs à noter que cette question reste à explorer. Très peu de réponses tentent de cerner les glissements dans la pratique que provoque par exemple l’usage quotidien d’internet, même si des artistes notent que le rapport à la peinture en est chahuté : rapidité d’accès aux reproductions d’œuvres en tous genres, ouverture (et proximité trompeuse ?) avec des images et des reproductions d’œuvres provenant de tous les continents, effacement des particularités culturelles, risque d’hypermnésie ou dessaisissement d’une mémoire sélective, éclectisme et non hiérarchisation, omission du contexte des œuvres entrevues, etc. C’est une évidence d’énoncer que le regard, face à ce surplus d’images qui viennent souvent au-devant de nous sans qu’elles étaient été recherchées, se modifie. Mais est-ce pour autant une perte ? une déqualification de la peinture prise dans le grand jeu du tout image ? Ou au contraire, l’opportunité d’affirmer à nouveau la spécificité de la peinture et du regard qui se construit face à elle ?

Un classement

Ce questionnaire a également donné lieu à des réponses ambiguës telle celle de Mathieu Mercier qui écrit :

« Votre questionnaire est inapproprié et me semble d’un autre temps. Il est inapproprié à ma pratique et me le semble pour la plupart des artistes qui m’entourent (y compris ceux qui ont exclusivement une pratique picturale). »

Mais il ajoute aussitôt :

« J’utilise parfois le numérique pour anticiper la composition d’une pièce ou simuler sa présence dans un espace, mais toutes les questions concernant le geste pictural et autres actes de spontanéité ne me concernent absolument pas. »

Cette ambiguïté, qu’on retrouve dans nombre de réponses, oscille entre le maintien d’une distance avec l’appareil numérique et son usage réel. Elle ne nie pas cet usage, mais sans doute le sous-estime comme si la peinture devait s’en préserver ou possédait des qualités propres non miscibles avec le numérique. Elle laisse entrevoir le jeu des gains et des pertes qui distribue la majorité des réponses selon la pratique engagée, ou pour le dire plus concrètement, selon la main du peintre. On peut ainsi distribuer les réponses en quatre catégories assez larges qui mériteraient d’être précisées en lisant une par une les réponses :

  • la distance volontaire ;
  • l’usage de l’outil numérique en amont de la peinture ;
  • l’usage mixte ;
  • l’appropriation de l’outil numérique que j’évoquerai peu puisqu’une grande part des interventions d’aujourd’hui donneront des exemples de cette appropriation et des modes d’interventions diversifiés qu’ouvrent le numérique.

La distance volontaire ou le refus du projet

Le refus de l’utilisation de l’outil numérique peut être un choix, une position éthique : l’engagement dans la peinture serait une réaction à « l’omniprésence des écrans et à la vitesse du regard qu’ils imposent » (Miguel Angel Molina). Mais le plus souvent, les raisons invoquées se concentrent sur la conduite de la peinture. L’usage de l’outil numérique supposerait qu’un projet soit défini au préalable et que le processus de la peinture soit ainsi dénaturé, comme l’énonce par exemple Camille Saint Jacques :

« Utiliser le numérique pour créer m’apparaît comme un embarras parce que son usage nécessite investissements, qualification et maîtrise, servitudes dont je cherche justement à me libérer. […] Il me semble que ces outils n’ouvrent de champs infinis qu’à des artistes techniciens qui ont une idée assez précise de ce qu’ils souhaitent réaliser. »

Ou encore Hugo Pernet, qui en a abandonné l’usage et précise qu’il ne fait pas de dessins préparatoires à ses peintures :

« Mes œuvres actuelles vont à l’opposé de cette conception d’une œuvre avec un plan d’exécution. »

ou Pierre Mabille :

« J’ai parfois tenté d’utiliser l’outil numérique d’une manière assez basique (chercher des rapports colorés sur Photoshop à partir d’un scan par exemple) mais en fait ça ne me sert pas à grand chose car pour des raisons qui seraient longues à raconter, je n’arrive pas à élaborer un tableau comme la réalisation concrète d’un projet, il y a toujours des imprévus, des accidents techniques et des péripéties qui adviennent quand je suis confronté au réel du tableau. »

L’usage de l’outil numérique bouscule le processus de la peinture. Il équivaut, disent ces artistes, à une pratique de la soustraction de ce qui intervient dans l’action de peindre : les tâtonnements, les ajustements, les erreurs, les reprises, les gestes… Il deviendrait même un obstacle à la sérendipité, comme le laisse entendre Romain Bernini :

« Les qualités que l’on prête à ces outils numériques telles que la rapidité d’exécution, la possibilité de revenir en arrière, le fait qu’aucun choix ne soit irrémédiable sont pour moi à l’opposé de la pratique picturale. Peindre est un cheminement au travers des lignes et de la couleur, peindre c’est douter, c’est se tromper et c’est aussi avoir des fulgurances et des moments de grâce. L’outil numérique nivelle tout ceci et fait de l’acte de peindre un programme avec un début et une fin connus par avance. »

Ici se reconduit de manière étonnante le clivage, énoncé dès les années 1930, entre d’un côté une peinture qui se construit dans l’interaction du peintre et des moyens plastiques et de l’autre, le tableau conçu avant d’être exécuté, comme l’affirmait Van Doesburg dans le manifeste de l’art concret : « L’œuvre d’art doit être entièrement conçue et formée par l’esprit avant son exécution. » [2] Sans abuser de cette comparaison hâtive, elle laisse supposer que des peintres proches de la peinture géométrique ou d’une peinture minimale seraient plus enclins à utiliser les outils numériques — ce qui n’est pas fondamentalement erroné, mais il faudrait y apporter de nombreuses nuances. Il est cependant à retenir que deux termes employés par ces artistes sont donnés comme antagonistes à la peinture : « le projet » [3] et « le programme ». L’un et l’autre conditionneraient le tableau à n’être qu’une copie d’un exercice numérique. Et d’une manière plus générale, se retrouve dans cette opposition l’inaptitude de la peinture, ou plus précisément de la fabrique d’un tableau, à s’inscrire dans un projet prédéfini ou à se plier à un programme déterminant le résultat attendu. Mais ces prises de positions, plus ou moins contredites par les artistes qui ont un usage préalable de l’outil numérique, peuvent être renversées : rien n’indique que dans le processus d’élaboration d’un tableau avec des logiciels dédiés n’interviennent pas des tâtonnements, des erreurs ou des configurations inattendues. Reste une différence indépassable : les ébauches sur écran possèdent une plasticité qui n’est pas équivalente à la picturalité. Et c’est dans cet écart que s’invite une autre critique : le numérique ouvre la porte à une indifférenciation entre image et peinture, comme l’affirme Hugo Schüwer Boss qui lui aussi a abandonné l’usage préalable d’une expérimentation numérique :

« Je faisais des simulations des tableaux à venir à l’aide du logiciel Illustrator. Cela me permettait de déterminer formes, couleurs, proportions. Puis j’ai commencé à mesurer l’écart entre l’image d’une peinture et sa réalité, sa plasticité. »

L’écart entre image et peinture se concrétise ainsi autour d’un manque que l’image numérique ne parvient pas à combler : « Il doit y avoir un enjeu supplémentaire dans l’acte de peindre, quelque chose à résoudre, de l’ordre de ce qui arrive et met en question le projet. » (Joël Brisse). Manque, qui cependant est mieux défini par les artistes qui ont un usage mesuré de l’outil numérique, le plus souvent comme outil d’ébauche et de prévisualisation.

Un usage en amont de la peinture : les spécificités de la peinture

Ces peintres, qui utilisent l’outil numérique en amont de la création, distinguent deux modes de création : la création numérique considérée comme indirecte, qui ne se superpose pas à la création directe de la peinture. Et à ces deux modes de création correspondent deux temporalités différentes. Le temps du projet et des ajustements sur écran, le temps de la réalisation qui apportera d’autres spécificités dues à la peinture. Temporalités qui se différencient à nouveau entre le temps dit rapide et discontinu des essais sur ordinateur et un temps plus long de la fabrique de la peinture. Cette distinction permet aux artistes de préserver la peinture d’une contamination trop visible de l’image numérique, ou pour le dire autrement, de préserver l’autonomie de la pratique picturale. Car ils perçoivent dans une trop grande contiguïté entre les ébauches numériques et la peinture deux principaux risques :

  • une « euphorie virtuelle optimisant les paramètres » pendant le travail sur écran, comme le dit Soizic Stokvis alors que son travail est ancré dans cet usage. Et donc le risque de perdre ou de fausser les repères inhérents à la peinture, dont la délimitation du plan et l’échelle interne de l’œuvre.
  • la crainte d’une désincarnation de la peinture par l’abolition de sa matérialité et l’effacement du geste pictural.

L’évocation de ces risques impose aux artistes de rappeler les spécificités de leur rapport à la peinture. En voici un inventaire rapide, qu’ils sont nombreux à partager :

  • La présence physique ou l’engagement du corps : « L’inscription d’une trace liée à une présence physique du corps est fondamental dans ma pratique ». (Corinne Laroche) ; « Tout le corps est en mouvement dans la peinture, c’est pourquoi je ne peux pas imaginer peindre avec des moyens numériques. » (Marine Joatton).
  • L’un d’eux rappelle à juste titre que la posture corporelle lors du travail n’est pas la même : assis devant un écran, la posture corporelle serait plus proche de celle d’un lecteur et d’une accommodation du regard différente du face-à-face avec la peinture. Ils sont d’ailleurs nombreux à insister sur ce « face à face » (Florence Reymond) ou d’un rapport frontal et physique » (Marie-Anita Gaube).
  • Le souhait d’une résistance du matériau qui se traduit dans une relation « tactile, charnelle » : « La peinture est quelque chose qui se trouve dans le tactile, le charnel. » (Marie-Anita Gaube)
  • Le rappel que le tableau est tout autant une surface qu’un objet : « Un projet numérique est d’une autre nature qu’une œuvre sur un support traditionnel, la pesanteur y est d’une autre intensité. » (Didier Mencoboni). Pesanteur et épaisseur qui répandent de la chaleur : « [une peinture] se différencie également par quelque chose de difficile à caractériser, disons une température particulière que l’impression ne dégage pas. » (Guillaume Millet).
  • Une sensualité : « Ces éléments [la couleur, le geste…] confèrent de la sensualité à l’œuvre, qui ne pourra pas être obtenue à partir du numérique. » (Élissa Marchal).
  • Et par-dessus tout, le désir et le plaisir de peindre. Le plaisir d’un accomplissement : « J’aime l’acte d’appliquer de la peinture physiquement sur toute sorte de support. » (Valérie du Chéné) ou « Je peins à main levée avec de la peinture par convention et parce que c’est ce que j’aime faire. » (Hugo Pernet).

Toutes ces qualités qui sont au cœur de la relation du peintre au tableau expliquent cet emploi mesuré et la mise à distance de l’appareillage numérique. Son usage est réduit principalement à trois procédures :

  • prévisualiser et vérifier des hypothèses de travail, réaliser une mise en espace d’une peinture ;
  • s’approprier des images ou des photographies pour les retravailler, les mixer, les mettre en forme. Il remplace souvent dans ce cas le carnet de croquis et les études préparatoires ;
  • prendre des notes pendant le cours du travail ou porter un regard distancié sur l’œuvre en cours en prenant des photographies, le plus souvent avec un téléphone portable.

La limite de cet usage, qui est souvent énoncée, est le report sur toile par projection directe d’une image : il s’agit de conserver une part d’imprévisible et de rectification pendant la création picturale : « J’imprime tel quel [les images] et extrapole directement dans la transposition libre sur toile » (Jérémy Liron). Le peintre doit ainsi œuvrer entre deux attitudes extrêmes définies par Guillaume Millet : le tout numérique qui s’affirme dans « une ambition singulière : devenir une imprimante » ou le risque de n’avoir plus qu’une approche artisanale de la peinture (c’est-à-dire recopier l’image numérique).

Un usage mixte : une hybridation des techniques

On retrouve ces pratiques les plus fréquentes chez les artistes qui ont un usage mixte du numérique et de la peinture, mais qui parient sur le dépassement de l’outil numérique pour revendiquer la peinture. Ils poussent la logique déjà à l’œuvre dans les exemples précédents sans s’arrêter aux contraintes d’une pratique directe, ni aux pertes supposées des spécificités de la peinture.

Le mode d’intervention le plus fréquent ressort de la technique du collage ou comme le dit Roland Schär, qui mixte dessin manuel et dessin avec une palette graphique, l’outil numérique permet « une hybridation des techniques » :

« C’est le trouble qui m’intéresse, le fait qu’on ne puisse plus dire « comment c’est fait ». Il est question d’hybridation aussi bien technique que formelle. L’œuvre, du coup, a un statut incertain, qui devient un arrêt sur image dans un mouvement de potentielle transformation. »

Hybridation également présente dans le travail de Baptiste Roux :

« Je produis des modules plastiques issus de la 3D et de la 2D, j’y intègre des photos et des dessins fait à la main. Tout ceci est retravaillé sur Photoshop pour produire une imagerie étrange où se mêlent logos, organismes, graphismes et couleurs industrielles et ainsi produire une picturalité entre virtualité et réalités mi-urbaine mi-organique. Cette image est ensuite imprimée sur divers supports qui seront pour certains déformés par la chaleur impliquant soudainement une réalité physique à cette plasticité propre à l’écran. »

Cependant il est nécessaire d’établir une tension entre la matérialité de la peinture et la « plasticité propre à l’écran ». Tension qui est produite par la déformation par thermoformage de la surface imprimée. Ces déformations sont alors équivalentes à un geste pictural en basculant ce qui relève de l’image dans une plasticité picturale. L’hybridation est alors le lieu d’un conflit ouvert qui construit formellement le sens de l’œuvre : « Je veux que la présence du numérique soit très visible et contredite par les actions que j’effectue sur le support. » (Baptiste Roux).

Mais la recherche de cette tension n’est pas toujours présente et un certain nombre d’artistes se satisfont de la simple transposition du collage numérique en peinture. Ils vérifient ainsi le caractère chaotique et non hiérarchisé de l’accès permanent aux images disponibles sur internet, qui se prêtent d’autant plus au collage que ces images, ces représentations de corps, d’objets, d’espaces sont décomposées, sorties de tout contexte et interchangeables dans de multiples combinatoires, comme si notre environnement proche et lointain avait perdu toute unité et toute désignation possible. Le collage est ainsi, peinture ou non d’ailleurs, un mode intégré au fonctionnement numérique, mais aussi une nouvelle appréhension de notre environnement. Et nombreux sont les artistes, comme par exemple l’artiste américaine, Avery Singer qui exposait récemment au Abattoirs à Toulouse, qui joue de cette plasticité virtuelle et la transpose directement sur toile : « Elle [Avery Singer] crée ses formes – plutôt cubistes - grâce à un logiciel (SketchUp), mais les transpose ensuite sur toile de la manière la plus classique qui soit, si tant est qu’on admette comme « classique » l’emploi de l’aérographe à la place du pinceau… » [4]. Face à cet usage, qui pourrait être interrogé sur sa pertinence, deux questions se posent : pourquoi ne pas simplement imprimer le résultat des manipulations numériques ? Quelle valeur ajoutée est apportée par le fait de peindre ?

À l’aune de ces deux questions, on comprend peut-être mieux le choix qui se propose aux peintres : soit choisir cette distance, ces gestes réels, ces déformations, ces ajustements, qu’ils jugent nécessaire pour conquérir une picturalité ; soit à l’inverse, choisir de se féliciter des possibilités offertes par le numérique comme Philippe Mayaux qui renvoie à un esprit petit bourgeois et au mythe du peintre qui doit souffrir le refus du tableau obtenu par impression numérique :

« L’esprit petit-bourgeois voit dans la peinture un machin réalisé de la main de l’artiste, avec sa sueur et ses doigts sales et son sujet doit jaillir comme l’éclair de sa tête avec talent et dextérité. Donc projeter la reproduction de quelque chose sur du tissu juste pour la recopier perd un peu de sa magie. [… ] « Une idée que le peintre doit produire du labeur dans la difficulté de la création artistique, dans la peine et la douleur d’un génie au fond d’un atelier sale et non pas juste appuyer sur enter et hop, voilà une Joconde qui sort d’une machine ? »

Cependant à la lecture des réponses, il n’est pas certain que l’impression numérique soit envisagée par la majorité des artistes comme appartenant à la peinture. Un flottement persiste, appartient-elle à la famille des multiples ? Serait-elle équivalente à la photographie ? Les réserves à ce propos reprennent le constat de son incapacité à accueillir les spécificités de la peinture, énoncées précédemment.

L’appropriation de l’outil numérique

Mais, pour d’autres artistes, ce sont justement les qualités de l’impression numérique qui croisent la logique même de leur travail :

« La spécificité de mon travail est de ne pas laisser de traces du pinceau ou du trait à main levée. La spécificité de l’impression numérique étant de fournir un rendu quasiment sans défaut, j’ai choisi de pousser cette caractéristique à fond pour arriver à un rendu d’aplats et de lignes sans défauts, traces, hésitations ou repentirs. » (Soizic Stokvis)

Il est à noter à cet égard, comme je le relevais précédemment, que plusieurs artistes indiquent que l’usage de l’informatique a été facilité car leur travail relevait de l’abstraction, « de l’art concret » (Guillaume Millet) ; abstraction ou art concret qui est de fait pensé comme un art géométrique ou à base de figures primaires et de surfaces peintes en aplat.

Une attitude plus tranchée se dégage des réponses apportées par Vincent Dulom. Elle mériterait d’être très longuement développée et discutée car elle inverse le positionnement des réponses précédentes. Si je tente de la résumer rapidement, il s’agit d’une peinture résultant d’un processus numérique de bout en bout, mais dont le processus numérique n’interfère pas, et même s’efface tout autant qu’il efface la présence de l’artiste ; peinture donc, qu’on ne peut désigner comme « peinture numérique » (« selon moi, il n’existe pas de peinture numérique », affirme Vincent Dulom), qui se donne à voir « sans trace de peinture » et dans l’abolition de sa matérialité :

« J’emploie un ordinateur, un logiciel de traitement d’image, une imprimante, un support imprimable, l’architecture et la lumière du lieu qui la reçoit, pour une peinture, pour autant « l’usage du numérique » n’a pas grand-chose à voir avec le « processus de création » en peinture. Le processus de création n’a que faire du « numérique », il n’exige que le temps.[…] J’ai l’ambition de chercher une peinture qui ne me montre ni ne me cache, libre vis-à-vis de moi, mais également vis-à-vis de l’encre et du support. »

La somme des négations des réponses apportées par Vincent Dulom, qui rappelle les listes négatives des artistes des avant-gardes, ou le renvoi à l’absurdité des questions posées, engendrent un flottement, qui permet à la peinture de s’échapper d’elle-même : « La peinture, “cette matérialité même, cet impensable” ne serait qu’une question de regard. »

Enfin, l’appropriation de l’outil numérique nécessite pour certains artistes, comme le dit Jean-Marie Blanchet qui a développé plusieurs « machines à dessiner », « de détourner l’usage des logiciels, en les contournant et en allant derrière la machine », c’est-à-dire soit d’apprendre à programmer, soit d’avoir recours à un développeur : « Il s’agit pour moi d’apprendre à casser, à démonter, à refaire les ordinateurs, à en faire des compagnons ou des partenaires où je puisse être acteur et non spectateur. Le numérique devient alors une pensée du projet. [5] »

Ainsi Didier Mencoboni a créé « une pièce numérique qui génère des images de peintures à partir de “vrais tableaux”. C’est une matrice qui en fonction des conditions de production et d’exposition, trouve des formes particulières. » [6] Max Charvolen a fait appel à un mathématicien, spécialiste en informatique, pour développer toutes les possibilités de la mise à plat (en deux dimensions) des empreintes en trois dimensions des espaces où il intervient : « J’utilise le numérique après avoir réalisé la pièce (l’œuvre peinte). Pour voir les autres formes que prendrait la pièce suivant les variations de découpes issues du programme numérique. Exploration d’un autre rapport à l’espace référent, questionnement du dessin, fascination du nombre... »

Se pose ici, encore une fois, la désignation de certains travaux comme « peinture numérique ». Certains de ces artistes, par exemple Jean-Marie Blanchet, affirment qu’il n’y a pas de peinture numérique, d’autres, moins affirmatifs, s’interrogent sur le statut de ces productions, comme Max Charvolen : « Je suis persuadé que cette partie de mon travail utilisant le numérique pose plusieurs problèmes. Par exemple celui du statut du mathématicien qui a conçu le programme, de sa place dans "mon" processus de création, du statut – artistique – scientifique - de son algorithme. Ça pose aussi le problème du statut de ces dessins numériques, et de ma place dans le processus... »

En conclusion, j’insisterai sur le fait que l’ensemble de ces réponses devraient être lues et analysées en regard des œuvres pour discerner si ces usages de l’outil numérique bouleversent la peinture, l’augmentent de nouvelles propositions et surtout ouvrent le champ à de nouvelles formes d’expressions et de réception de la peinture. Ou, peut-être, peu importe, comme le dit Philippe Mayaux :

« Ce qui compte à la fin c’est que le regardeur regarde un tableau car le tableau est un objet qui joue avec un autre temps, un temps ralenti celui de la pensée. »

Notes

[1Voir, « Ralentir peintures : réponses à un questionnaire », http://pratiques-picturales.net/article30.html et « La peinture : une possibilité négative ? », http://pratiques-picturales.net/article27.html , dans Ralentir Peintures, Pratiques picturales n°3, 2015.

[2« Base de la peinture concrète », in Art Concret, numéro unique de la revue, 1930, p.1.

[3« Projet » : terme qui a envahi l’art contemporain, comme tout autre activité productive, sans jamais avoir été interrogé.

[4Harry Bellet, « Aux Abattoirs de Toulouse, plongée dans les arts virtuels », Le Monde, 18 août 2017.

[5On voit réapparaître la notion de projet comme si elle était indissociable du numérique.

[6Didier Mencoboni : http://generationetc.com/

Mots-clés

collage numérique peinture programme projet tableau numérique

Pour citer cet article

, « De l’usage du numérique en peinture ». Pratiques picturales : Allumer / Éteindre : la peinture confrontée au numérique, Numéro 04, décembre 2017.

http://pratiques-picturales.net/article41.html