Strates temporelles dans les stratégies abstraites de Vera Molnár

Résumé

Les œuvres de Vera Molnár répondent à des programmes déterminés à l’avance, souvent des algorithmes livrés à un ordinateur. Dans leur déroulement temporel, les suites générées par ces programmes se déploient en micro-récits abstraits de lignes, de surfaces ou de figures géométriques. Dans un deuxième temps de lecture, l’œil s’étonne de repérer une constante dans l’évidence mouvante des métamorphoses successives.

La traduction visuelle du déploiement mental de leur fabrication, l’émergence de micro-événements qui rompent avec une continuité ou un ordre instaurés à l’avance créent des strates temporelles dont le dépôt encré ou peint invite à décrypter les logiques. Les « stratégies créatives » de Vera Molnár semblent s’effarer de leur rigueur et se bousculent d’accidents, de désordres, eux aussi conçus à l’avance. Elles se soutiennent ou s’entourent de souvenirs personnels, de mythes individuels, que ses commentateurs mettent en avant et qui ajoutent leur saveur à l’appréciation des œuvres. Au sein des grands courants héritiers de l’abstraction géométrique, Vera Molnár engage une forme de narration qui se soutient d’un moteur logique et ludique.

Il s’agira ici de restituer au regard sur les œuvres de Vera Molnár l’épaisseur temporelle qui les anime, stratifiée en régimes différents qui s’entremêlent : mathématique mais aussi subjectif et historico-idéologique.

Plan

Texte intégral

À propos de Vera Molnár, on insiste le plus souvent sur le rôle des algorithmes et des ordinateurs, qu’elle a utilisés très tôt dans une démarche globalement abstraite. Elle s’est d’ailleurs plusieurs fois défendue de tout récit dans son travail. Mais ses commentaires poétiques, ses réflexions poïétiques et ses rappels autobiographiques enrichissent son œuvre d’une résonance narrative qui tient de fait un rôle très fort. Si l’on ajoute la successivité au sein de ses séries abstraites, on est engagé à lire dans nombre de ses démarches ce qu’on pourrait appeler des stratégies plastiques temporelles. De même le rappel actualisé de projets anciens, qu’elle désigne tels, évoque une volonté de continuité dans des écarts temporels de plusieurs décennies. Il nous semblerait faire un contresens si nous séparions ces canaux temporels de son travail pour n’en garder que la teneur visuelle et abstraite immédiate. Même si les niveaux de réception de l’œuvre par le langage et par l’approche sensible diffèrent, le deuxième se teinte, s’éclaire ou s’oriente par le premier. Les deux types de réception face à son œuvre, intellectuelle et visuelle, ne se séparent pas si l’on considère le rôle du temps dans sa démarche. Suivre le dogme puriste anti-littéraire qui sous-tend plusieurs de ses déclarations [1], ne voulant voir dans la peinture abstraite que son caractère visuel [2], serait en ce sens très réducteur et limitatif. Elle-même explique comment elle se place entre « 3 cons », le constructivisme, le computer art, mais aussi l’art conceptuel. Dans ses œuvres, la liaison entre des styles et des courants artistiques distants résiste aux idées reçues sur l’abstraction géométrique, mais aussi à la chronologie unidirectionnelle du temps des « différentes périodes » de l’artiste, dans la démarche d’un historien de l’art. Cette remarque invite en effet à étudier ces trois composantes ensemble dans la biographie de cette artiste presque centenaire, dosées différemment selon ses séries, au lieu de fonder une linéarité, une succession chronologique entre ces courants. Et puisque c’est Vera Molnár elle-même qui a accompagné sa démarche de récits imagés, dont certains devenus quasi-mythiques chez les connaisseurs, nous choisirons d’écarter ses textes hérités d’un modernisme radical au profit d’une lecture enrichie par ses histoires, audibles dans les documentaires sur elle ou lisibles dans certains de ses écrits.

I - Autour de l’abstraction, la traversée d’une histoire

La première donnée temporelle à considérer chez Vera Molnár est celle de son âge. Voilà qui ne devrait rien avoir à faire avec son œuvre, et pourtant, en ce point du temps où nous sommes, elle est vivante, elle a 96 ans. Les galeristes qui la présentent mettent ce fait en avant. Et il sera tentant ici de retrouver le sens premier du mot « stratégie », qu’engage l’intitulé de ce colloque. Celui-ci est lié à un univers combattif et, dans le champ commercial du marché de l’art, il va de pair avec la sélection des artistes en fonction de critères de rentabilité. Vera Molnár, jusqu’à la fin des années 90, a exposé de temps en temps, mais c’est seulement depuis quelques années que son travail prend une valeur conséquente au sein de ce marché. Elle-même le mentionne dans l’entretien qu’elle a donné à Camille Paulhan pour artpress, qui le rapporte dans son article intitulé « Actualité de la vieille dame » [3]. La critique d’art interroge l’artiste sur la propension des galeristes actuels à promouvoir au moins une artiste âgée. Les pionnières en étaient Louise Bourgeois depuis les années 80, Aurélie Nemours, etc. L’œuvre déjà faite de l’artiste âgée rassure les décideurs, toujours inquiets de l’abandon éventuel d’une jeune artiste amenée potentiellement à devenir mère de famille plutôt qu’artiste. De plus, « Les artistes femmes âgées représentent […] un capital » écrit Camille Paulhan, et elle cite : « Selon Vera Molnar, elles incarnent une stratégie d’élargissement et de rafraîchissement du milieu de l’art : ’c’est porteur maintenant d’être une vieille femme. On a toujours besoin de quelque chose d’autre. Femme, vieille, en plus d’Europe centrale, pas née bêtement au bord de la Seine, mais du Danube ! ’ » [4]. Son statut actuel représente une nouveauté en tant qu’elle est âgée dans un monde qui promeut le récent, en tant qu’elle est une femme dans un milieu qui résiste à inclure ce genre, mais aussi, pour Vera Molnar, du fait que cet aspect de la vieille dame, qui est paradoxalement une nouveauté dans l’art actuel, rejoint dans la marginalité exotique son statut d’étrangère née en Hongrie en 1924.

La longévité de Vera Molnar lui confère un statut exceptionnel de femme qui a traversé des périodes héroïques et historiques. Formée aux Beaux-Arts de Budapest au milieu des années 40, elle a très vite renoncé à l’art expressionniste du type « Der Sturm » qui y était enseigné, pour adopter l’abstraction géométrique. En France, où elle a émigré en 1947, elle a contribué avec son mari, François Molnár, à fonder le G.R.A.V. [5] Et sa peinture a continué à explorer des formes géométriques, mais pas seulement, comme nous l’avons vu dans l’introduction. Du Constructivisme, elle a toujours gardé la conscience d’espaces plastiques architecturés mis sous tension par des lignes, souvent obliques, charpentées. Du Computer art, peut se retenir l’usage fréquent de l’ordinateur dans sa pratique, la programmation, la production d’algorithmes, avec l’aide parfois d’ingénieurs. La définition de l’Art Conceptuel reste très flottante, elle implique surtout que le travail plastique se complète ou se remplace par des données qui ne sont pas visuelles, mais plutôt intellectuelles. En conséquence, non seulement les fonctions mathématiques sur lesquelles s’appuie son usage de l’ordinateur, mais aussi les textes qui complètent ses œuvres plastiques, verbalement ou par écrit, peuvent s’inclure dans cette part conceptuelle de sa démarche. Ainsi, cette traversée de plusieurs courants artistiques participe à la relativisation de leurs valeurs, entre autres celles de l’abstraction.

II - La ligne active : un topos traversant l’histoire de l’abstraction

Chez Vera Molnár, la ligne est un élément plastique basique qu’elle conçoit sur un mode temporel. Un texte de 1997 la personnalise comme si elle était humaine, comme si elle se promenait, presque comme une petite fille qui apprendrait à marcher  :

« … Une ligne qui chemine en sautant, glissant, tâtonnant à cloche-pied, poussant, fuyant, rectifiant son tir, tombant, clopin-clopant, tournant, contournant, trébuchant, rampant, glissant, roulant, coulant, croulant recommençant et continuant insensée encore et encore [6]. »

La ligne est perçue par Vera Molnár comme le produit d’un être dynamique se déplaçant et produisant son tracé [7]. Cette conception n’est pas nouvelle, les deux peintres Paul Klee et Frantisek Kupka nous ont familiarisés avec elle dans leurs écrits et leurs déclarations. Paul Klee en 1924 : « Une ligne se change en élément temporel au fur et à mesure de son développement. Il est clair que le cheminement s’inscrit dans le temps alors qu’une surface est plutôt perçue dans l’instantané. » puis : « Le facteur temps intervient dès qu’un point entre en mouvement et devient ligne [8]. » Et Kupka : le titre d’une des œuvres, Solo d’un trait brun [9], a été repris dans l’intitulé d’un des livres d’artiste de Vera Molnár. Dans La Création dans les arts plastiques, il définit l’arabesque comme une « localisation dans l’espace des instants successifs du flux temporel » [10]. La ligne cheminante se repère ainsi comme un topos particulier de l’histoire de l’art abstrait depuis le début du XXe siècle.

Vera Molnár place Promenade (presque) aléatoire [11] dans la continuité de son travail assisté par ordinateur, qu’elle a commencé à la fin des années 60. Le titre et l’aspect de l’œuvre reprennent le nom et la courbe d’une fonction mathématique connue, dite justement : la « marche aléatoire » ou la « promenade aléatoire » [12]. Les formes que son ordinateur a engendrées par cette figure mathématique, et qu’elle a choisies, sont imprimées puis reproduites sur le mur de l’espace d’exposition à l’aide de petits clous et d’un fil de coton noir. Cette promenade n’est pas une simple illustration d’un livre de didactique mathématique ou la seule allusion poétique à un parcours humain ou animal. Elle est de grandes dimensions, ce qui oblige le spectateur à parcourir l’œuvre du regard, mais aussi à se sentir interpelé physiquement par les dimensions de l’œuvre et à marcher lui-même, se promener pour en accompagner les zigzags. Le noir du fil et les clous - objets forts et phares - pourraient lointainement faire penser aux Passions représentées dans de nombreuses églises, qui invitent le spectateur à cheminer en revivant par la pensée les étapes ressassées et revécues de la Passion lors de processions rituelles. Le titre Promenades (presque) aléatoires invite à hésiter entre l’aléatoire et la nécessité.

Cette hésitation pourrait se préciser dans un troisième statut du topos « ligne cheminante zigzagante ». Le texte poétique sur la ligne l’a évoqué précédemment dans certaines expressions comme « rectifiant son tir ». Ce statut se révèle surtout juste après ce texte, dans une chute inattendue :

« Une ligne, comme un curriculum vitae, à l’image de l’ensemble de mes activités passées : somme de ma vie [13]. »

Dans une bifurcation soudaine de son registre de pensée plutôt axé sur l’aspect visuel de ses œuvres, Vera Molnár nous invite à lire soudain des éléments de nature biographique dans cet élément pourtant très abstrait qu’est la ligne. Instinctivement, on y associe ce qu’elle a vécu : l’angle est lu comme un événement inattendu ou une réorientation existentielle, la droite comme un moment calme ou tendu vers son but… Et l’on ne peut s’empêcher de penser à ces départs, dans les deux sens du terme, celui de séparation : départ de la Hongrie, départ hors d’un régime et abandon d’une opinion politique [14], puis bien plus tard en 1993, la mort de son mari. Mais le « départ » peut aussi prendre l’acception de démarrage : départ d’une nouvelle vie en France, départ dans le Computer Art, départ dans une vie d’artiste intense après la mort de son mari en 1993-94, etc.

En ce sens, ses œuvres avec lignes, associées à ses récits autobiographiques, pourraient être considérées comme des équivalents visuels des chronotopes, figures narratives qu’a conceptualisées le narratologue russe Mikhaïl Bakhtine :

« Nous appellerons chronotope ce qui se traduit, littéralement, par « temps-espace » : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature. […] Nous comptons l’introduire dans l’histoire littéraire presque (mais pas absolument) comme une métaphore [15]. […] En même temps, on voit au premier coup d’œil la signification figurative des chronotopes. En eux le temps acquiert un caractère sensuellement concret ; dans le chronotope, les événements du roman prennent corps, se revêtent de chair […]. » Et un peu plus loin, Bakhtine donne un exemple de ce qu’il appelle chronotope : « La route est particulièrement propre à la représentation d’un événement régi par le hasard. [16] »

Dans la perspective de Bakhtine transposée aux arts plastiques, les lignes de Vera Molnár sont des chronotopes visuels rapportés à deux parcours : d’abord celui, littéral, des trajets visuels et du déplacement physique des spectateurs, mais aussi celui du récit autobiographique : la ligne comme métaphore de la vie de Vera Molnàr. Tout ceci contrevient largement à cette lecture abstraite de ses œuvres qu’elle a plusieurs fois évoquée. Ainsi, pour conforter notre point de vue, nous nous appuierons sur des exemples précis qu’elle a elle-même formulés.

III - Les chronotopes dans les récits autobiographiques de Vera Molnár

Le visuel de présentation de l’exposition Née en 1924 [17] en 2014, dont l’intitulé valide notre choix de considérer l’âge de Vera Molnár comme signifiant dans son travail, comme composant ou sujet d’expression au même titre qu’un élément plastique, illustre cette notion de chronotope dans l’autobiographie de la peintre. Avec évidence, le proche, l’épais, le large, le grand correspondent au présent. Le fin joint la perspective linéaire avec l’indistinct, le pâle, et donc la perspective aérienne. Il ferait penser, soit au passé disparaissant, soit au futur apparaissant dans une lecture classique de gauche à droite.

Trois exemples livreront des œuvres-lignes associées différemment à ce concept de chronotope lié à la biographie de l’artiste.

Un chronotope double se lira dans la série Lettres à ma mère [18]. Il se noue dans deux récits. L’un, poïétique et fondateur, est à l’origine d’une série importante dans son œuvre, liée à sa biographie. Et l’autre, matriciel et maternel, s’affilie à sa propre origine sur cette terre, puisqu’il y est question de sa mère. Cette dernière vivait en Hongrie et Vera Molnár, en France. Elle était un peu fantasque, selon l’artiste. Elle lui écrivait des lettres manuscrites dont la structure était toujours la même : régulière en début de ligne, puis chaotique à la fin [19]. Vera Molnár se concentre sur leur aspect visuel, ne s’accordant de n’en mentionner que l’aspect visuel et l’intérêt artistique. C’est clairement quand sa mère ne peut plus écrire qu’elle réalise sa série de Lettres à ma mère : « Elle m’écrivait chaque semaine, et ce fut une suite d’événements importants dans mon monde visuel ; ses lettres étaient de moins en moins lisibles mais tellement belles à voir. Enfin, je ne reçus plus rien.􏰀 Depuis je m’écris, je simule à moi-même — sur l’ordinateur — ses lettres gothiques-hystériques. » Elle s’en inspire et en reprend le schéma dont les données constituent la base d’un programme algorithmique sur ordinateur. Elle ajoute ses propres graphismes manuels [20]. Dans le texte qu’elle a consacré à ce travail, elle appelle avec humour (des) « trahisons » les opérations plastiques qui éloignent son travail des lettres maternelles. La série abondante et itérative qu’elle en tire est bien évidemment inscrite dans l’intérêt du champ artistique de cette époque pour la répétition. Parmi les plus connus, on pense au minimalisme des cubes modulaires de Sol Lewitt par exemple ou à la musique répétitive de Philip Glass. Mais avec le titre qu’elle lui donne, c’est aussi un chronotope du récit que Vera Molnár a donné de la vie de sa mère qui s’actualise dans cette série : d’une attitude ordonnée à un comportement dérangé, propre à son caractère lunatique s’accentuant avec l’âge. Vera Molnár façonne, avec cet appareil rationnel qu’est l’ordinateur, une réponse plastique composée [21] aux lettres qu’elle ne reçoit plus : « Procéder à un double-jeu, réaliser un contrepoint, injecter de l’ordre et de la raison dans le pulsionnel, le désaxé, tel était mon projet [22]. » avec des métaphores visuelles, des chronotopes qu’elle décline et répète. Cette répétition (de la ligne dans un sens puis dans l’autre, des variations sur le thème de la lettre) pourrait apparaître, selon une lecture freudienne, une défense compulsive contre un trauma, celui d’une séparation physique avec elle et du passage du normal au bizarre d’une personne aimée. Elle-même en formule l’hypothèse, au milieu de deux autres, beaucoup plus accordées à sa démarche artistique : « Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi j’ai fait ce travail. Est-ce par ce que j’étais séduite par l’écriture de ma mère, intelligente et folle en même temps, par ses fins de lignes furieuses ? Est-ce parce que je ne voulais pas que cela tarisse, que je voulais d’autres lettres ? Ou alors, cette écriture n’était qu’un prétexte, un cobaye expérimental pour trouver des modalités de composition non conventionnelles [23] ? »

Enfin une ligne, elle aussi chronotope mais cette fois signe lu dans l’immédiat d’une lecture globale, va apparaître au moment où, en 1993, son mari est à l’hôpital, atteint d’une maladie mortelle. Vera Molnár se saisit d’un papier en forme de carré, bleu, « couleur de la chambre d’hôpital de mon compagnon [24] ». Et elle le déchire en deux. Par la suite, elle déchire 25 papiers. « Déchirer et être déchirée correspond tellement à mon état mental actuel, où rien n’est plus lisse, rien n’est clair, rien n’est à jamais immuable [25]. »

Et en effet, rien n’est immuable quand l’homme avec qui on partage sa vie depuis 45 ans peut tomber gravement malade, quand son rapport au monde se bouleverse. Au point même de ne pas garder pour soi ce bouleversement intime et de nommer sa série « Déchirement » et non « Déchirure ». Le temps entre en compte mais, cette fois, dans la notion d’événement et dans le récit autobiographique et poïétique de sa fabrication. Ce déchirement intérieur se matérialise dans une déchirure au long d’une ligne-chronotope qui, dans le récit de Vera Molnár, visualise cette fois la durée, chargée d’affect, de la fabrication elle-même. Ce en rupture avec son milieu artistique : « Je vais prendre mon courage entre mes deux mains, je vais déchirer sans brutalité, attentivement, 25 beaux carrés bleus, (couleur de la chambre d’hôpital de mon compagnon), les juxtaposer sur un mur blanc et assumer ma trahison face aux sourires réprobateurs de mes camarades [26]… ». Le cheminement du processus de la déchirure, c’est non seulement la douleur de la maladie de son mari, mais aussi celui qui consacre le mouvement de l’émancipation par rapport à l’avant-garde rigoureuse constructiviste, elle qui excluait de la peinture toute image et surtout tout pathos. Façon de rompre avec la rigueur incarnée par son mari mathématicien, et en même temps de réparer symboliquement la blessure de le voir malade ? Cette négation de la valeur d’avant, où il s’agissait de censurer l’émotion dans l’œuvre, se matérialise dans l’aspect négatif, en creux, de cette ligne, entre deux pans de papier.

Mais dans l’œuvre de Vera Molnár, une figure archétypale de son travail, que nous avons déjà entrevue avec la question de l’inattendu et de sa traduction, élément de base du chronotope de la ligne cheminante, intervient de façon récurrente, et nuance notre impression de cheminement lié à la ligne.

Il s’agit d’un travail qu’elle a entamé en 1948, date de son mariage avec François Molnár, mathématicien et peintre. Elle repère à cette époque le carré magique en haut à droite de la gravure Melencolia I de Dürer [27], dont le procédé est connu, paraît-il, depuis la Chine antique. C’est une grille contenant des nombres. La somme de chacun de ces nombres dans chaque colonne, verticale, horizontale, oblique, est toujours la même. Celui dessiné par Dürer présente une somme constante de 34. Dans le bas du carré figurent dans deux cases contiguës les nombres 15 et 14 qui, associés, livrent la date de réalisation de la gravure. C’est aussi celle de la mort de la mère de Dürer, Barbara Holper [28]. Ce qui donne l’idée à Vera Molnár de travailler avec la figure d’une ligne qui joint les 4 chiffres de sa propre date de naissance dans le carré magique de La Mélancolie. Cette notion fondatrice qui concerne un début et une fin, qui superpose des éléments biographiques matriciels de Dürer et de sa gravure, sur d’autres qui sont les siens propres, connaîtra une postérité dans son œuvre jusqu’à maintenant, puisque la galerie Berthet-Aittouares a encore présenté en mars-avril [29] 2019 plusieurs de ses travaux récents où cette figure linéaire est déclinée sous divers aspects : multipliée, pivotée, en traits fins ou épais, pâles ou foncés [30]… Cet entremêlement est l’un des plus marquants dans l’œuvre de Vera Molnár. La date est un micro-trajet : matériel, celui du lien que trace le crayon entre les nombres dans l’espace, mais aussi visuel et intellectuel, car c’est la date qui doit être lue, c’est un emblème dans l’œuvre de l’artiste, qui, différent de la ligne-chronotope accompagnant une évolution dans le temps, fixe une figure fondatrice conçue dans son rôle dynamique de liaison entre nombres, mais aussi surtout de motif fixe basique car elle se multiplie d’une œuvre à l’autre et se répète à l’intérieur de l’ensemble de l’œuvre. Elle va subir des mutations, rétrécie, aplatie, retournée, inversée, multipliée sous ses diverses occurrences [31], tout en demeurant, comme une forme géométrique simple, une figure essentialisée. Car,chargée sémantiquement, elle est devenue signe d’un moment fondateur, celui de sa naissance, et lors de trois autres moments fondateurs, le début de sa vie en France, la date de son mariage et le point de départ de sa démarche artistique.

La ligne a donc ici un statut polyvalent, polysémique, opératoire dans plusieurs registres : elle vaut comme trajet, liaison (entre les nombres préexistants) et comme composant essentiel du signe d’une double fondation : celui de la vie de l’artiste, celui de la vie de son œuvre. Ce tracé n’est pas à proprement parler un chronotope, comme l’image de la Promenade (presque) aléatoire figure un trajet existentiel, de l’espace temporalisé. Mais cette ligne se superpose et se mêle à celles, nombreuses, démultipliées, qui conduisent de façon aléatoire une jonction entre les différents nombres et dont elle explore sans se lasser les possibles. En ce sens, pour oser un néologisme, ces derniers sont des topochrones, des temps spatialisés. De plus, l’archi-déterminé, la date de naissance de l’artiste, la date de mort de la mère dans le passé de Dürer, s’y allient avec l’indéterminé, avec le hasard, comme dans toute existence. S’entrelacent deux figures, celle, antique, du destin, celle au contraire, de l’aléatoire. De la même manière qu’elle va mêler dans une bonne part de son œuvre des distorsions légères dans lesquelles elle revendique sa liberté par rapport aux nombres immuables, aux algorithmes implacables.

IV - Se rendre maîtresse de l’objet technologique : l’anticipé, l’accéléré, le lent

Vera Molnár, "Lent mouvement giratoire", 1957
Peinture sur carton, 75 x 75 cm, Musée de Grenoble en 2008.

Dans le récit poïétique de Vera Molnár sur son usage de l’ordinateur, prennent place des indications temporelles qui témoignent de son appropriation. Deux points : l’anticipation de l’appareil d’une part, et d’autre part un tempo aux consonances sémantiques.

Cette machine sans faille qui calcule des milliers de fois plus vite que notre cerveau, l’artiste avait anticipé son usage avant de pouvoir en disposer. L’appropriation artistique se fait à plusieurs niveaux du temps, avant, pendant et après. Vera Molnár devance l’appareil avec ce qu’elle appelle ses « machines imaginaires » au début des années 60. Cette notion de « machine imaginaire » correspond au calcul de fonctions et de variations, introduisant l’aléatoire à l’aide d’un dé et de tables de hasard, comme elle le fera plus tard avec un ordinateur réel. Elle choisit soigneusement les variations de motifs trouvés par le hasard et les recopie très longuement à la peinture. Ce médium traditionnel vient implicitement conforter la dimension de savoir-faire que doit requérir l’artiste face au calcul mathématique [32]. C’est la lenteur qui prévaut à cette période. À la fin des années soixante, à l’aide de tables traçantes et d’un ordinateur, elle entre dans l’ivresse de la vitesse du calcul, de l’immédiateté des résultats visuels de ses algorithmes, de la succession vertigineuse des possibles aléatoires visualisés [33]. Elle les imprime alors grâce à une table traçante. Mais face aux innombrables solutions trouvées en un instant, elle ralentit la cadence et singularise le multiple : d’abord, elle arrête ses choix en fonction de ce qu’on pourrait appeler, à la suite de Kandinsky, sa « nécessité intérieure ». Elle détermine les dessins qu’elle va garder et dessiner à la table traçante, puis elle va encore recopier à la peinture acrylique ou à la gouache certains d’entre eux. Dans ses commentaires, l’artiste insiste sur la lenteur de ce travail fait-main [34].

Un va-et-vient s’instaure entre deux modalités temporelles de création : l’extraordinaire lenteur, la vitesse extrême. Tantôt Vera Molnár rend ostentatoire l’apparence du fait-main, mais fait à la machine. C’est le cas dans Les Lettres de sa mère, qui jouent avec son renoncement à l’expressionnisme appris dans sa jeunesse, puisqu’il s’agit de modéliser l’irrégulier et l’irrationnel (fixer, maîtriser le caractère fou qui lui échappe ?). À l’inverse, elle imite le fait-machine, mais à la main, lentement, soigneusement, sans bavure ni irrégularité, en agrandissant les figures obtenues avec l’ordinateur. Elle joint deux lignes de temps liées au passé artistique (la lenteur du fait-main, le quasi-artisanal et surtout le savoir-faire) au présent comme à l’avenir (la vitesse du fait-machine et l’accélération exponentielle des possibilités de versions). Ces nœuds de vibration temporels inscrivent la démarche de l’artiste dans notre époque. Les déclarations de Vera Molnár sont anciennes et datent d’une période où les artistes utilisant un ordinateur avaient du mal à faire considérer son usage comme appartenant au domaine artistique. L’exposition des œuvres de l’artiste, associée à la présentation orale ou écrite de la polarité de leurs vitesses de fabrication, contrait à l’époque l’accusation de déshumanisation portée contre l’art assisté par ordinateur [35]. Insister sur la lenteur permettait de modéliser le rapport que nous devons avoir avec la machine pour qu’elle soit un attribut humain et culturel, et non que l’homme devienne le jouet d’une machine aveugle au rythme duquel il devrait se plier.

V - Les allers et retours

Ces {{}}vitesses qui se chargent d’un contenu sémantique lié au passé et à l’avenir créent un effet de polarité et de va-et-vient. Or la figure du va-et-vient est, si l’on suit les déclarations de l’un de ses amis et commentateurs, Pierre Braun, une structure basique dans les œuvres de Vera Molnár, et en fait là aussi un chronotope fondateur.

a - La sinusoïde dans les journaux intimes

Pierre Braun, dans un article mis à jour en 2012, repère une ligne récurrente en va-et-vient dans les Journaux intimes de l’artiste, qui répond à une fonction mathématique sinusoïdale. Il la met en évidence dans ses sources d’inspiration, visibles sur des photographies collées dans ce Journal appelé ironiquement intime, par exemple Le Baldaquin spiralé du Bernin [36]. Pierre Braun évoque un « imaginaire de la reprise » [37].

Vera Molnár, "Minorité agissante", 1957-2012
Acrylique sur toile, 80 x 80 cm, collection particulière - Perpignan.

Cette figure du va-et-vient, comme une navette qui tisse la structure de son œuvre, peut se repérer en de multiples points de sa démarche. Va-et-vient dans les lignes en forme de graphes et d’enregistrement sismographique dans La promenade (presque) aléatoire, va-et-vient qui se déploie dans les mouvements de ses rectangles répétés en rythmes perturbés [38], va-et-vient aussi, cette fois en profondeur, d’avant en arrière, dans les carrés [39], avec des lignes pâles qui rappellent la perspective aérienne et d’autres plus sombres venant devant. Et de fait ces figures spatiales d’oscillation récurrentes, latérales ou en épaisseur, semblent paradigmatiques, de véritables chronotopes, là encore, de la manière dont la démarche de Vera Molnár s’inscrit dans le temps. Deux allers-et-retours temporels par exemple sont notables.

L’artiste multiplie les références à des dates passées. Nous avons vu comment la figure obtenue par la jonction des chiffres de la date 1924 est devenue un leitmotiv, un thème avec ses variations. À propos de travaux récents [40], elle mentionne souvent deux dates, celle du début de son idée, dont son Journal intime rend compte, parfois des décennies en arrière, ou une esquisse, comme dans cette photographie, et celle de la réalisation de l’idée [41]. Il arrive aussi que ses travaux anciens soient abîmés et qu’insatisfaite, elle les refasse [42]. Ainsi, elle conçoit nombre de ses œuvres comme une passerelle vers le passé, sur laquelle elle insiste par la présence des deux dates. Cette liaison résiste à l’irréversibilité du temps. Fidèle à son image d’artiste libre que n’entravent ni vénération pour sa propre création, ni respect pour le passé, Vera Molnár n’hésite pas à reprendre ces formes premières, en effet, mais en leur donnant une teneur nouvelle, soit dans le format, soit dans la technique.

Vera Molnár, "Quatre-quarts", 1957-2012
Acrylique sur toile, 80 x 80 cm, galerie Oniris, Rennes.

La pure répétition nous semble constituer dans un premier aspect une procédure de résistance au temps. Ce qui est semblable rend similaire des moments du temps passé et résiste au temps, comme un disque rayé revient en arrière et répète la même chose. En revanche le deuxième aspect s’inscrit au contraire dans un temps de l’évolution et de la création, à la façon dont le philosophe Bergson le conçoit.

b - Une perception en va-et-vient

Vera Molnár, dont le mari a donné des cours de psychophysiologie de la perception à la faculté d’arts plastiques de Saint-Charles dans les années 80, a cherché à susciter une distance réflexive chez le spectateur envers sa propre perception. Dans cet esprit, le couple s’intéressait depuis longtemps à la psychologie de la forme. C’est l’objet même de la première œuvre qu’ils ont exposée ensemble, Effet esthétique de l’inversion des formes par la fluctuation de l’attention [43], 1960, seul tableau exposé à Zürich par le couple dans l’exposition de Max Bill [44]. Une vision oscillante incline à penser qu’il s’agit de formes noires sur fond blanc et vice versa, sans qu’il soit possible de décider si l’une des deux lectures est la bonne.

Enfin la lecture en va-et-vient s’actualise aussi dans les séries d’œuvres où un jeu d’inversion s’opère, comme dans le cas précédent, mais cette fois selon ce que l’on pourrait appeler un pseudo-axe de symétrie [45]. Là encore, c’est le retour dans le temps qui implique une sorte de sur-place, de jeu entre l’espace et le temps, entre le continu et le discontinu, jouant sur l’indécidable de la ligne ou de la surface, du dynamisme ou du statique, à la façon dont son ami Julije Knifer l’a fait.

Les références aux peintres du passé dans l’œuvre de Vera Molnár appartiennent au chronotope de va-et-vient. Des allers et retours par des allusions ou des citations, au sein d’œuvres qui se réfèrent clairement au passé, il y en a beaucoup, et depuis longtemps, nous l’avons vu déjà avec le carré magique de Dürer. La galerie Berthet-Aittouaires y consacrait une des dernières expositions de l’artiste : toutes les œuvres présentées établissaient une relation à une œuvre de Dürer (Melencolia I), à une série de Cézanne (La Montagne Sainte-Victoire), à Paul Klee (Gradus Ad Parnassum). C’est une manière de s’inscrire dans une filiation : communauté de styles, communauté de pensées, communautés d’artistes à travers le temps : elle a abondamment commenté ces liens.

La reprise, elle la pratique même dans un récit autobiographique situé dans son enfance, qui, répété, devient un mythe d’origine qui se re-tisse au fil des ans, dont les versions se ré-élaborent à chaque occurrence.

« Je me souviens qu’enfant je peignais des couchers de soleil sur le lac Balaton : des bandes horizontales de différents bleus représentant le ciel et l’eau, le soleil étant un rond rouge et son reflet une bande verticale rouge-orangée. Était-ce déjà une tendance à la géométrisation ou alors était-ce, tout simplement, que débutante, j’étais incapable de faire autrement ? [46] » Dans cette première version, elle livre la source de la géométrisation de son art.

Seconde version dans un documentaire datant de 1993 [47] : elle explique sa filiation artistique dès son plus jeune âge avec le peintre Claude Monet. Elle passe ses vacances au bord du Lac Balaton, son oncle lui a offert une boîte de pastels, elle dessine le coucher du soleil. Comme elle aime dessiner, elle aime les couleurs et chaque soir elle dessine le coucher du soleil sur le bord du lac Balaton. Elle en déduit son rapport d’alors, par-delà le temps, avec Monet, initiateur pictural de la peinture de séries et d’instants climatiques colorés.

Dans une troisième version, en 1996, elle rappelle le même récit, mais cette fois pour donner une image de son minimalisme futur comme de son obstination d’artiste, de sa singularité et de ce que l’on a déjà appelé, à la suite de Kandinsky, sa nécessité intérieure : « Entêtée et radoteuse, je le suis depuis toujours. Fillette, je faisais tous les soirs un coucher de soleil au bord du lac Balaton. C’étaient quatre bandes horizontales colorées au pastel. Verte, la prairie qui descendait au lac, bleu-verte (sic), le lac, vert-grise (sic) les collines de l’autre rive, bleu, le ciel. Au-dessus de la bande vert-grise (sic) une forme ronde et rouge : le soleil couchant. Minimal, avant l’heure. Ma mère, fière et mécontente en même temps, me conseillait de mettre à l’avant-plan quelques arbres pour « étoffer”. Obéissante, j’ai essayé mais cet ajout me répugnait. ’ Elle n’y connaît rien en art ’ me disais-je. J’avais dix ans, elle trente, mais mon jugement était définitif. »  [48].

Enfin dix ans plus tard, dans un texte [49], la quatrième version insiste sur l’origine de son art assisté par un ordinateur, basé sur un système de séries fondées sur des algorithmes qui définissent des variations. Deux points s’ajoutent à la première version de ce que l’on pourrait appeler un mythe d’origine : d’une part le système d’une variation tous les soirs qui s’apparente dans sa régularité au produit d’un algorithme, d’autre part la reconnaissance, déjà, que les couleurs peintes peuvent s’écarter de la copie rigoureuse du visible. Et le mythe avec ses versions rejoint la question des variantes introduites par les algorithmes dans ses œuvres, comme une sorte de programme de thème et variations absolu, le mythe d’origine n’étant lui-même qu’une somme de variantes.

Ainsi Vera Molnár aime à repérer dans la mémoire ce qui fait signe dans le présent. Elle donne une épaisseur à son œuvre par ces plongées répétées dans le passé, que ce soit de l’histoire de l’art dans ses travaux plastiques, que ce soit dans ses propres récits autobiographiques.

Vera Molnár, "Un, deux, trois", 1957-2012
Acrylique sur toile, 80 x 80 cm, collection particulière, Nantes.

On peut ainsi repérer a posteriori un destin d’artiste dans tout son travail, une vocation : ce qu’elle a fait dans le passé, ses recherches dans ses journaux, ses esquisses, rien ne s’y perd dans cette perspective. C’est une continuité, même dans les moments en dehors de la vie artistique, qui consacre sa posture d’artiste, dont la ligne brisée fournit l’image, le chronotope. Ces retours dans le passé reprennent ce dernier et le reprisent, au sens de « ravauder » comme une couturière reprise les trous de chaussettes. La ligne figure un destin d’artiste que des résistances externes, comme celle à accueillir une femme dans le marché de l’art ou comme celle à estimer l’ordinateur digne de l’œuvre de l’artiste, auraient pu dénier. Les tours et les détours de l’aiguille à repriser, comme ceux d’une navette, tissent une œuvre faite de retours, de raccords, de mises en lien entre passé et présent. Au sein de l’idéologie de la modernité et de la singularité, Vera Molnár a su s’appuyer sur d’autres artistes, entrer dans une déprise pour ses reprises : au lieu d’en faire table rase, elle y a fait référence sans complexe, avec sa manière à elle, biaise, déplacée. Malevitch sera évoqué par un M rouge dans un carré [50], et l’initiale appartient autant à Molnár, par exemple. Aucune méprise en ce sens, l’emprise n’est qu’une reprise, l’art de Vera Molnár s’affirme autonome dans ce va-et-vient entre artistes de référence et elle-même, entre textes et œuvres plastiques, passé et présent, hasard et nécessité. Ce rapport au passé dans le présent renouvelé, cette lenteur face à la rapidité en éclair de l’ordinateur, plus sociologiquement nous guident vers des postures face à un monde de l’accélération tel que le développe Hartmut Rosa [51]. Au lieu de se laisser envahir par un temps que lui dicterait l’usage de l’ordinateur, au lieu de vivre dans un présentisme et une difficulté à trouver du temps pour soi, elle nous indique un chemin où, au contraire, une vie artistique a pu se construire dans la patience, dans la lenteur face à la rapidité qu’elle intègre aussi, qu’elle n’exclut pas, dans la reprise toute personnelle du passé, dans un cheminement lucide que la notoriété consacre enfin. On peut faire entrer dans cette perspective cette remarque faite dans un autre contexte : « Mon désir aura été de faire coexister l’attrait légitime de l’avant-garde qui tourne le dos au passé et la volonté de l’arrière-garde, soucieuse de garder pieusement les acquis de l’histoire [52]. » On ne peut mieux exprimer cette vision lucide d’un temps présent qui prend de l’épaisseur et de la richesse dans les échos du passé et les résonances futuristes du présent.

Notes

[1« Dans mon travail / il n’y a pas / d’ingrédients de nature / symbolique / métaphysique / mystique / il n’y a pas de message / aucun message / ni de raton laveur. » Vera Molnár, Inventaire, (Le Hôme-sur-Mer, 1994), cité sur le site : h
ttp ://www.veramolnar.com/ ?cat=5

[2« Tout discours littéraire appliqué à une œuvre plastique ne fait que dévier, diluer, qu’aliéner son effet essentiellement visuel. » Vera Molnár, « Léonard de Vinci s’il eût eu un ordinateur », in + - 0, n° 52, février 1989, consulté le 19 novembre 2019 sur le site http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1981_leonard.pdf

[3Camille Paulhan, « Actualité de la vieille dame », Artpress n°467, juin 2019, pp. 41-49.

[4Ibid, p. 43.

[5G.R.A.V. : Groupe de Recherche des Arts Visuels, auquel ont participé des artistes comme Horacio Garcia Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein, Yvaral… Ils travaillaient sur la perception visuelle, les illusions d’optique, le cinétisme…

[6Solo d’un trait noir, Vera Molnár, 1997. Texte lisible sur le site http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1997_solo.pdf

[7« Au départ, j’étais constructiviste avec une grande sympathie pour le Bauhaus, donc je devais aimer Kandinsky. Mais je n’ai pas aimé Kandinsky, j’ai aimé Klee. Un autre monde, une autre sensibilité. » Vera Molnár
http://www.comitedesgaleriesdart.com/sites/default/files/dossier_presse_-_vera_molnar_affinites_particulieres_1.pdf, site consulté le 18 nov. 2019.

[8Paul Klee, « De l’art moderne », conférence prononcée à Iéna en 1924, Théorie de l’art moderne, Paris, Denoël, 1985.

[9Frantisek Kupka, Solo d’un trait brun, 1913, huile sur toile, 115x70 cm, Narodni Galerie, Prague.

[10Frantisek Kupka, La Création dans les arts plastiques, avant-propos de K. Flinker, Préface de P. Dagen, texte et trad. établis par E. Abrams, Éd. du Cercle d’Art, Paris, 1989 (éd. or. 1923), cité dans l’Encyclopedia Universalis, article « KUPKA FRANTIŠEK - (1871-1957) », Arnauld Pierre, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 29 mars 2020. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/frantisek-kupka/
On ne développera pas ici la différence de conception entre le temps de la ligne comme suite d’instants, telle que clairement Vera Molnár la conçoit et que Bachelard l’a élaborée en 1932 (Intuition de l’instant, Paris, Gonthier), et celui d’une ligne dans le temps conçue comme une continuité, essence de la durée selon Bergson, qui pourrait faire l’objet d’une réflexion affinée sur ce topos de la ligne « point en mouvement » dans l’art.

[11Vera Molnár, Promenade (presque) aléatoire, 1998-1999, Algorithme, fil noir, clous, dim. variables, algorithme par le mathématicien et artiste Erwin Steller, installation au FRAC Lorraine.

[12Des schémas de « Marches aléatoires » sont reproduits p. 22 sur le site (consulté le 29 mars 2020) https://perso.univ-rennes1.fr/jurgen.angst/enseignements/M2MSB/9promenade.pdf

[13Vera Molnár, le 6 novembre 1997, dans un train, publié in le Livrimage Solo d’un trait noir, Paris, Florence Arnaud et Maximilien Guiol, 1999 et cité p. 5 de Une Ligne Vera Molnár, Inventaire, (Le Hôme-sur-Mer, 1994), enfin lisible sur le site http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1997_solo.pdf

[14Vera Molnár, qui, à la différence de son mari, était communiste dans sa jeunesse, a abandonné son engagement quand elle a compris que le régime hongrois intentait un procès injuste au ministre des affaires étrangères, Rajk, dans un contexte d’épuration stalinienne anti-Tito, procès qui s’est conclu sur son exécution en 1949.

[15Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, (trad. du russe : Daria Olivier), éd. Gallimard, coll. Tel, 1978, p. 238

[16Ibidem, p. 385

[17Née en 1924, Exposition du 18 janvier au 7 mars 2014, Granville Gallery, 75014, Paris.

[18Série d’encres effectuée entre 1981 et 1990, où l’artiste mêle parfois l’écriture résultant d’un programme numérique avec ses propres graphismes manuels.

[19« … les « lettres de ma mère ». Elles relèvent d’une double substance : de l’image et d’une écriture réelle. Des lignes en zigzag, penchées en avant, régulières et rigoureuses au début — un vrai alignement gothique — elles deviennent de plus en plus perturbées au fur et à mesure que la ligne avance vers la droite. Les lettres qui s’égrainèrent dans le temps, devenaient progressivement, dès le début des lignes, de plus en plus irrégulières et se transformaient à droite en réseaux perturbés et chaotiques. » Vera Molnár, Lettres à ma mère (1981-1990), texte lisible sur le site consulté le 28 mars 2020 : http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1991_lettres.pdf

[20Vera Molnár explique sa démarche dans un texte, « Lettres à ma mère (1981-1990) », lisible sur le site (consulté le 29 mars) : http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1991_lettres.pdf

[21« Pour essayer de réconcilier le déséquilibre de l’écriture de ma mère et les traditions de la composition picturale classique, j’ai réalisé une somme de fragments, jetée rapidement, au fil de la plume. » Ibidem.

[22Ibidem.

[23Ibidem.

[24« Moi aussi, déjà avancée dans l’âge le ferai. Je vais prendre mon courage entre mes deux mains, je vais déchirer sans brutalité, attentivement, 25 beaux carrés bleus, (couleur de la chambre d’hôpital de mon compagnon) »
Vera Molnár, Cholet, Noël 1993, publié in Karo Dame, Aargauer Kunsthaus, Aarau, 1995.

[25Ibidem.

[26Ibidem.

[27Dürer, Melencolia I, burin sur cuivre, 239 × 168 mm, 1514.

[28« Un jour, j’étais jeune étudiante, je suis tombée sur une gravure de Dürer, La Mélancolie. En haut à droite, il y avait une sorte de carré magique et en le voyant je me suis dit : là est enterré le secret de l’art non figuratif. J’ai compris que ce carré magique avait quelque chose à me dire. Je me suis demandé si je ne pouvais violenter cette chose, la transgresser. J’adore transgresser...
J’ai appris par la suite que les quatre chiffres en bas étaient ceux du décès de sa mère. J’ai mis moi, 1924, ma date de naissance. »
in http://www.comitedesgaleriesdart.com/sites/default/files/dossier_presse_-_vera_molnar_affinites_particulieres_1.pdf,
site consulté le 18 nov. 2019.

[29« Dürer Cézanne Klee », exposition du 7 mars au 20 avril 2019, Galerie Berthet-Aittouares, Paris, 75006.

[30Exemples : Jeu du pair et de l’impair, hommage à Dürer, 2008-2014, 50 x 50 cm ou encore PPDM pour Dürer, 2018.

[31{}Encore un exemple parmi d’autres : Vera Molnar, Hommage à Dürer, 225 variations aléatoires, direction chaos, 1990, computer graphic, open series print : +/- 30 x 30 cm.

[32Cf. Vera Molnár, Lent mouvement bleu, orange, rouge, gouache sur carton, 1955, galerie Pierre Bonfils, Paris ou encore Lent Mouvement Giratoire, peinture sur carton, 57 x 57 cm,1957, Musée de Grenoble.« Cette méthode fut le premier auxiliaire de Vera Molnar pour élaborer un art systématique puisque toutes les réalisations permises par le programme étaient effectuées ; ce qui nécessitait un travail long et fastidieux mais n’excluait aucune combinaison de formes d’après le programme initial. » Vincent Baby, « Vera Molnar, une rétrospective 1942/2012 », p. 6, visible sur le site consulté le 20 mars 2020 : http://www.matmutpourlesarts.fr/expositions/presse/vera-molnar-retrospective.pdf ou encore, Vera Molnár : « … C’était long et pas du tout exhaustif, ma main ne parvenait à faire qu’un millième de ce que l’ordinateur m’a permis ensuite. », ibidem. p. 9.

[33« Le hasard, c’est un accélérateur qui vous a fait tomber sur une idée que vous n’auriez peut-être pas eue du tout, ou peut-être autrement ? » « Entretien de Jean-Pierre Arnaud avec Vera Molnar », 2002, in Vera Molnár, une rétrospective, 1942/2012, Musée des Beaux-Arts de Rouen.

[34Cf. Vera Molnár, Hypertransformations,1975, Acrylique sur toile, Collection Szöllösi-Nagy-Nemes.

[35« … des commentaires critiques […] fleurissent à l’époque à l’encontre d’une image numérique dématérialisée. » Pierre Braun, « Véra Molnar : atlas génératif et stitch up graphique », Publié le 19/12/2011 et mis à jour le 19/11/2012.

[36CDROM « Véra Molnar, Journaux intimes - 1976-2003 », Édition Présent composé 2008, EA 3208, Rennes 2, Copyright.

[37« Le développement hybride et plastique d’une partie des travaux de conception de Véra Molnar nous permet d’identifier les qualités d’un imaginaire de la reprise "à la machine", c’est-à-dire comme celui d’un point de couture et de suture pour le processus créatif entre le travail mental et son association aux logiques et aux codes de la programmation. » Pierre Braun, texte de présentation, consulté le 28 mars 2020 sur le site : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00639763/

[38Cf. Vera Molnár, Sans Titre Ea (rouge), 1991, Galerie Oniris, Rennes.

[39Cf. Vera Molnár, La javà de 24 carrés (réf 74I), 1974, Dessin à l’ordinateur au plotter, Tirage unique signé et daté par l’artiste - Format dessin : 9 x 9 cm - Cadre 32,5 x 32,5 cm.

[40Cf. Vera Molnár, Quatre-Quarts,1957-2012, acrylique sur toile, 80 × 80 cm - Galerie Oniris, Rennes ou Un, deux, trois 1957-2012, acrylique sur toile, 80 × 80 cm - Galerie Oniris, Rennes et Minorité agissante, 1957-2012, acrylique sur toile, 80 × 80 cm - Galerie Oniris - Rennes.

[41« Aussi, j’aimerais repenser certains anciens travaux, en faire des répliques sous forme de diptyques ou triptyques, enjambant deux rivages de ma vie. Mon désir est de rendre ce tissu fou — mon travail — aussi cohérent que possible. », Vera Molnár, « Je m’aime », Le Hôme-sur-Mer, été 1995, visible sur le site consulté le 29 mars 2020 : http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1995_aime.pdf

[42« Quand une vieille chose est en très mauvais état, mal collée, jaunie, déchirée, pour moi c’est normal de la refaire et je déchire la première version mais pas toujours... Ce sont surtout les collages qui se défont et, parfois, je refais l’œuvre à une échelle plus grande grâce à l’aide d’un assistant, avec d’autres matériaux, et je répare la première parce que je considère que les deux versions sont différentes et intéressantes : l’idée de base est conservée mais, avec le temps, une variation peut naître et l’enrichir. Et quelle que soit ma manière de procéder, j’indique toujours la dernière date de réalisation, d’où un certain nombre d’œuvres mentionnant deux dates. » in « Vera Molnár, une rétrospective 1942 / 2012 », Bernard Chauveau éditeur.

[43Effet esthétique de l’inversion des formes par la fluctuation de l’attention, 1960, Huile sur panneau d’aggloméré, Musée de Grenoble.

[44Comme le rapporte Serge Lemoine, « Vera Molnár, hier et aujourd’hui », p. 80.

[45Vera Molnár, Identiques mais différents, 2010, Huile sur toile, 50 x 205 cm, 50 x 100 cm, chaque panneau.

[46Questions, sans réponse, à propos de « Arbres et Collines » http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM2005_questions.pdf

[47Marc E. Louvat, Emmanuel Riche, MOLNAR, 1991, film couleur, 7’03’’, visible sur le site consulté le 23 mars 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=kbsGh3fq1uc

[48« Je m’aime », Le Hôme-sur-Mer, été 1995, visible sur le site consulté le 29 mars 2020 : http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1995_aime.pdf

[49« J’ai reçu en cadeau à la fin d’une année scolaire une magnifique boîte en bois de pastels que j’ai emportée durant l’été dans notre maison de campagne près du lac Balaton et tous les soirs je m’installais dans le jardin pour dessiner un coucher de soleil sur le lac Balaton. C’était le bonheur, c’était parfait. Mais très vite je me suis rendu compte que ça allait très mal se passer parce qu’il y avait quatre couleurs : le gazon qui descendait jusqu’au lac, un vert ; un bleu pour la couleur du lac ; un deuxième gris-bleu pour le ciel et une couleur plus sombre pour les montagnes volcaniques de l’autre côté (où il y a un très bon vin). Mais au bout d’une semaine, les quatre craies de pastel avaient diminué, je me suis dit que ça allait mal se passer, les vacances étaient encore longues... Alors j’ai inventé un programme : comment faire la translation vers d’autres couleurs ? J’ai décidé de prendre une couleur toujours plus à droite des quatre premières utilisées, et la semaine suivante j’ai pris les voisines à gauche, encore quatre couleurs. J’ai fait cela assez longtemps, ce qui a abouti à réaliser des variations sans savoir ce que c’était, j’ai fait des économies de craies, en sachant ce que c’est. » , Amely Deiss et Vincent Baby, « Entretien avec Vera Molnar », 22 mars 2012, Bernard Chauveau éditeur, p. 8.

[50Vera Molnár, 4M a,b,c,d,e, 2007, Peinture, Acrylique sur toile, 5 x 50 x 50 cm.

[51Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 2013, 486 p., 1re éd. 2010, traduit de l’allemand par Didier Renault.

[52Vera Molnár, Lettres à ma mère (1981-1990), http://www.veramolnar.com/blog/wp-content/uploads/VM1991_lettres.pdf

Mots-clés

Molnár Vera

Pour citer cet article

, « Strates temporelles dans les stratégies abstraites de Vera Molnár ». Pratiques picturales : Stratégies abstraites de la peinture contemporaine, Numéro 06, avril 2020.

https://pratiques-picturales.net/article63.html